HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE III. — LE GOUVERNEMENT ÉCONOMIQUE.

CHAPITRE II. — LE TRAVAIL.

 

 

I. — LA LUTTE CONTRE LES OBSTACLES[1].

A ce moment du XVIIe siècle, où la France dominait l'Europe, l'Autriche et l'Espagne étant vaincues et déchues, et l'Angleterre troublée et incertaine de l'avenir, l'ambassadeur vénitien, réfléchissant attentivement sur la monarchie française, trouvait que la nature s'était accordée avec l'art et la fortune pour contribuer à sa grandeur :

Pour bien établir cette grandeur, le Ciel même lui a prodigué des grâces et des dons presque miraculeux. Elle est remplie de pays fertiles... admirablement située sur deux mers, arrosée par de nombreux fleuves navigables qui la par. courent en tout sens.... Elle est peuplée à souhait.... Elle dispose de ce qui fait la grandeur et la force des princes, notamment d'argent et de soldats... Sa richesse, elle ne la tire pas des Indes, mais des mines mêmes du royaume, car, si celui-ci ne contient pas de l'or naturel, il abonde en blé, en vins et en sel... Elle abonde en soldats, parce que le royaume est peuplé d'une race qui, par instinct naturel, possède bravoure et courage.

Colbert connaissait, et il admirait, autant et plus que cet étranger, la puissance naturelle de notre pays. Convaincu que le travail tirerait des merveilles de la situationla Providence nous a placés, il donnait à la France le conseil du laboureur à ses enfants :

Travaillez, prenez de la peine,

C'est le fonds qui manque le moins...

Toute sa vie fut une lutte contre les obstacles opposés au travail par les lois, les mœurs et les préjugés. Il ne garda pas longtemps, s'il l'eut jamais vraiment, l'illusion qu'il pourrait convertir à son idéal une société qui méprisait le travail comme œuvre servile. De bonne heure aussi, il dut voir, malgré sa volonté de croire possible l'impossible même, qu'il ne détruirait pas les abus de la fiscalité. Cependant il ne se découragea pas : il ne se décourageait jamais. Avec la même patience, il s'en prit à des abus de moindre importance, mais pernicieux encore, parce qu'ils troublaient la circulation, et qu'il a plusieurs fois nommés ensemble : les dettes des villes, les mauvais chemins et les mauvaises rivières.

Beaucoup de villes étaient ruinées par les impôts, par la décadence du commerce et des manufactures, et par la malhonnêteté des oligarchies bourgeoises qui les exploitaient. Un édit de décembre 1647 avait attribué à l'État le produit de leurs octrois, en les autorisant à se dédommager par un doublement des droits ; elles avaient mieux aimé emprunter, et elles empruntèrent, comme faisait l'État lui-même, à des conditions déplorables, sur caution donnée par leurs principaux habitants qui s'obligeaient solidairement. Les cautionnaires plaidaient les uns contre les autres pour recours de garantie à cause des sommes qu'ils étaient souvent obligés, par emprisonnement de leurs personnes, de payer pour leur communauté. Ils n'osaient pas sortir des villes, par crainte d'être saisis et emprisonnés.

Les dettes empêchant la communication de province à province et de ville à ville, il fallait rendre aux sujets du Roi la liberté de commerce qu'ils avaient perdue.

Colbert traita la liquidation des dettes à sa façon habituelle ; il méprisa tous les droits acquis et brava les résistances. En 1663, il fit annuler d'un coup par la chambre de justice les baux des octrois, et défendit aux villes d'emprunter à l'avenir sans la permission du Roi. Pour payer ou gager leurs dettes, nombre de villes avaient vendu ou baillé à baux emphytéotiques leurs communaux ; il est ordonné en 1667 que ces biens leur seront rendus sous un mois... sans formalité de justice. Dix ans leur sont donnés pour rembourser le principal des aliénations faites pour causes légitimes, avec intérêt au denier 24. Le denier était faible, et les mots pour causes légitimes inquiétants, même pour ceux qui avaient prêté leur argent en toute loyauté ; mais Colbert écrivait à l'intendant de Provence : Je dois vous dire que l'intérêt général doit l'emporter sur l'intérêt particulier, et qu'il est même très à propos que les créanciers perdent quelque chose de considérable sur leurs dettes, pour empêcher que les communautés ne trouvent autant de facilité qu'elles en ont eu par le passé à s'endetter.

Encore faut-il remarquer que, lorsqu'il s'agissait des dettes des villes, il se contraignait à des ménagements, au lieu que, pour les paroisses de campagne, il ne se gênait pas : Il n'y a pas. disait-il, d'autre parti à prendre qu'une abolition générale de toutes les dettes, ou, pour parler plus véritablement, une banqueroute universelle.

Quel fut le résultat de cette révision ? Le Roi dit en ses mémoires : Je délivrai les communautés de cette misère, en nommant des commissaires pour liquider leurs dettes, mais il ne faut pas se fier toujours à ces mémoires écrits sur l'Olympe. Dans certaines provinces, en Bourgogne, par exemple, des villes paraissent avoir été libérées ; mais Colbert découvre, dans ses derniers temps, que l'intendant d'Auvergne en est encore à se former son avis sur la liquidation et sur les moyens de parvenir au paiement. En 1683, l'année de '.a mort, s'adressant aux intendants par une lettre circulaire, il porte sur l'opération un jugement qui éclaire d'un vilain jour sombre les désordres des municipalités, et qui est un aveu de l'impuissance du gouvernement du Roi :

S. M. ayant fait entreprendre le travail de cette liquidation, et le faisant continuer depuis vingt-deux ans sans interruption pour le soulagement de ses peuples, voit que, par le mauvais usage que les dits officiers municipaux en ont fait, il se trouve que ses peuples ont été surchargés de ces impositions et continuent de l'être, sans s'acquitter de toutes leurs dettes selon son intention.

En 1661, presque toutes les routes étaient en mauvais état. Sully, grand voyer, avait donné à la voirie un budget qui dépassa un peu 1 million de livres. Depuis, la subvention était tombée à une quarantaine de mille livres, et le détournement à d'autres fins des péages dont le revenu devait être employé à l'entretien des routes, les usurpations des particuliers, qui englobaient les grandes routes dans leurs propriétés et y substituaient des routillons, avaient produit la ruine des chemins.

Colbert annonça dès les premiers jours l'intention de les réparer, S. M. n'ayant rien de plus à cœur que de procurer à ses sujets la commodité nécessaire à leur trafic, car toujours il faisait intervenir le Roi, et toujours aussi la chose dont il parlait était celle qui tenait le plus au cœur de S. M. Il parlait de faire grand, de bâtir, comme les Romains, des ouvrages si solides, qu'ils pussent, s'il se pouvait, durer éternellement. Chaque année, il dressa un état des ponts et chaussées, et il répartit entre les généralités les fonds attribués à chacune d'elles pour ses routes. En 1669, un commissaire des ponts et chaussées fut nommé : c'est l'origine de notre service des ponts et chaussées. Malheureusement, Colbert ne put doter ce service aussi richement qu'il aurait voulu. Le budget de la voirie fut porté peu à peu à 623.000 livres, mais pendant la guerre de Hollande, en 1675, il tombe à rien. Après la paix, en 1680, Colbert relance les intendants : Sachez, leur dit-il, en quoi consiste le plus grand commerce de votre généralité et en quels lieux il se fait. Mettez toujours les chemins qui mènent aux ports au nombre des principaux chemins. Considérez la grande route qui mène de la province à Paris comme la principale, Paris étant le centre de toute consommation[2].

On voit bien par cette lettre qu'il restait beaucoup à faire. En effet, si madame de Sévigné admire un jour la beauté de la route qui de La Charité la mène à Nevers, un autre jour, en 1680, allant de Vitré aux Rochers, elle y trouva les pavés devenus impraticables, les bourbiers enfoncés, les hauts et bas plus hauts et plus bas qu'ils n'étaient. Il lui fallut demander du secours aux gars du voisinage, et enfin : Nous arrivâmes, dit-elle, nos chevaux rebutés, nos gens tout trempés, mon carrosse rompu, et nous assez fatigués. En février 1678, le Roi mit dix jours polir aller de Paris à Bar-le-Duc ; il traversa de tels embourbements que la Reine arriva sans dames, celles-ci s'étant attardées dans des fondrières. Cette circulaire de 1680, où Colbert donnait de très beaux conseils sur le travail des routes, se terminait par cette phrase mélancolique : Cette lettre doit vous servir de règle pour les ouvrages publics, pendant qu'il plaira à Dieu de nous conserver la paix. Mais cela ne plut pas à Dieu très longtemps.

Au reste, c'était par les routes d'eau que se faisait le principal trafic. Vauban disait : Un bateau de raisonnable grandeur peut, lui seul, avec six hommes et quatre chevaux, mener la charge que quatre cents chevaux et deux cents hommes auraient bien de la peine à mener par les charrois ordinaires. C'est pourquoi Colbert répond à l'intendant de Soissons, qui lui parle de réparer le chemin de Paris : les denrées et marchandises sont transportées à Paris par canaux ; le chemin ne sert qu'aux carrosses et aux coches, il n'est pas nécessaire... pour l'avantage des peuples. Peu lui importait que fussent cahotés dans la profondeur des ornières les flâneurs en carrosses, ou les plaideurs et solliciteurs, qui étaient les habituels clients des coches de terre.

Il fit partout savoir que le Roi s'appliquait entièrement aux ouvrages pour rendre les rivières navigables. Parlant d'un torrent vagabond, S. M., dit-il, se propose de contenir le dit torrent dans un lit certain. D'assez nombreux travaux furent entrepris un peu partout, sur de petites rivières, comme l'Andelle et le Lez, pour les rendre capables de porter bateau ; sur de grandes rivières, l'Oise, la Seine, la Marne, l'Aube, la Loire (pour l'exhaussement des levées), le Lot, la Dordogne et la Garonne. Mais les grandes œuvres de voirie furent les canaux. Sous le ministère de Colbert, en 1679, fut commencé, pour être achevé en 1692, le canal d'Orléans à Montargis. Par ce canal, les bateaux de la basse et de la moyenne Loire allant dans le bassin de la Seine évitèrent le voyage qu'ils étaient obligés de faire auparavant jusqu'à Briare, et que la baisse des eaux rendait souvent difficile. De nombreuses études de canalisation furent entreprises dans diverses parties du royaume. Le chef-d'œuvre fut le canal des Deux Mers.

Le projet en était ancien et on en parla beaucoup au XVIe siècle. Le grand commerce, qui naissait alors, réclamait l'ouverture de routes nouvelles, et la guerre presque perpétuelle entre la France et l'Espagne faisait désirer l'ouverture d'une voie qui permît à nos vaisseaux de passer de l'Océan dans la Méditerranée à travers la France. L'idée sommeilla jusqu'au jour où elle fut recueillie par un Biterrois, Pierre-Paul Riquet. Intéressé dans la gabelle de Languedoc, il parcourait souvent la région du partage entre les eaux des Deux Mers. Il reconnut que le point le moins élevé entre la Garonne et l'Aude était le col de Naurouse, à 189 mètres d'altitude. Il cota les altitudes des sources, et fit un avant-projet dont il alla entretenir l'archevêque de Toulouse, président des États du Languedoc, qui le mit en correspondance avec Colbert. Le ministre tout de suite se passionna pour l'utilité, mais aussi pour la grandeur du projet que célèbre le prologue de l'Édit de 1666, où le Roi annonce que, pour marquer la grandeur, l'abondance et la félicité de son règne, il va entreprendre ce grand ouvrage de la jonction de la mer Océane à la Méditerranée, qui a paru si extraordinaire aux siècles passés, et impossible même aux princes les plus courageux[3].

Les travaux eurent la fortune de ne pas être interrompus. En 1672, le canal était construit du col de Naurouse à Toulouse ; en 1676 il aboutissait à l'étang de Thau. Au pied du promontoire de Cette, qui sépare cet étang de la mer, un petit port fut agrandi. La superbe voie, d'une longueur de 288 kilomètres, était achevée en 1681 ; les devis, qui étaient de 13 millions, furent dépassés de 4 millions.

On avait renoncé à faire du canal une route stratégique comme Colbert l'aurait voulu. Si le canal était construit, disait-il au début de l'entreprise, de telle façon que les galères y pussent passer, peut-être, en temps de guerre, trente galères arrivant de la Méditerranée décideraient tous les combats ; mais on objecta les dépenses, les difficultés, et il se résigna à n'y plus penser. Un des derniers désirs qu'il exprima fut que les étrangers, avertis et invités par les gazettes, se servissent du canal ; mais, pour que le canal et la Garonne pussent recevoir des navires de mer, d'immenses travaux nouveaux étaient nécessaires qui auraient coûté, à l'estimation de Vauban, 23 millions. Colbert, qui comptait les millions que coûtait Versailles, ne dut pas renoncer sans chagrin à l'entreprise. Le canal ne fut employé ni par les étrangers, ni par le grand cabotage français. Même, il ne servit guère aux relations entre Guyenne et Languedoc, car les Bordelais craignaient la concurrence des vins du Languedoc, et. les Languedociens celle du blé de Guyenne. Du moins, le Languedoc en tira grand profit ; le prix des transports qui se faisaient par charrettes et surtout à dos de mulet fut abaissé des trois quarts.

Colbert, qui n'avait pu abattre les grandes barrières intérieures où se heurtait la circulation, aurait voulu du moins la libérer de l'embarras des péages. En 1664, il loue S. M. d'avoir, après un rapport long et ennuyeux à tout autre, supprimé par quelques arrêts donnés dans le cours de cinq ou six mois, tous les péages des rivières de Garonne, Dordogne, Charente, Loire, Seine, Somme, Marne, Oise, Saône et Rhône, dont les titres étaient vicieux, mais il restait à racheter les péages à titres légitimes, et on ne les racheta point.

En 1680, Colbert en est encore à demander s'il ne serait pas possible de mettre tous ceux du Rhône[4] en un seul endroit, pour épargner les peines qu'ont les conducteurs de raisonner en tous les bureaux où les péages se lèvent. D'ailleurs, les titres vicieux continuaient d'être exploités. Colbert n'en veut pas croire l'intendant de Riom, qui lui dit qu'en Auvergne tous les seigneurs particuliers lèvent des péages sur leurs terres. Ce serait, écrit-il, un trop grand abus. Il avertit l'intendant de Limoges qu'il ait à poursuivre les gentilshommes qui lèvent indûment les péages : Aussitôt qu'il y en aura un de puni, tous les paysans ne manqueront pas de vous déclarer facilement les violences de tous les autres. Ceci en 1681. Colbert ne parvint pas même à contraindre les seigneurs propriétaires de péages à réparer et entretenir les chaussées pour lesquelles il les levaient. Le plus grand service qu'il rendit en cette matière fut la réforme accomplie par lui dans l'Étendue des cinq grosses fermes. C'est à l'édit de 1664, sans doute, qu'il faut attribuer le progrès de la circulation, que Colbert constate, et qu'atteste la multiplication des véhicules à Paris et dans les provinces voisines.

A présent, il nous faut, sur le terrain que Colbert déblayait et aplanissait autant qu'il lui était possible, regarder le travail dans les champs et les manufactures. Pour le bien conduire, Colbert s'est éclairé, selon son habitude, par une enquête préalable. En 1663, il envoyait des commissaires dans tout le royaume : ils examineront de quelle humeur et de quel esprit sont les peuples de chaque province, de chaque pays, de chaque ville ; s'ils sont portés à la guerre, à l'agriculture ou à la marchandise et manufacture ; si les provinces sont maritimes ou non ; en cas qu'elles soient maritimes, quel est le nombre de leurs matelots et en quelle réputation ils sont pour ce qui concerne la mer ; de quelle qualité est le terrain, s'il est cultivé partout, s'il est fertile ou non, quelle sorte de biens il produit ; si les habitants sont laborieux et s'ils s'appliquent non seulement à bien cultiver, mais même à bien connaître ce à quoi leurs terres sont les plus propres, et s'ils entendent bien l'économie ; s'il y a des bois dans les provinces et en quel état ils sont, quelle sorte de trafic et de commerce se fait en chaque province, quelle sorte de manufactures...

On dirait une instruction pour un voyage de découverte en pays inconnu. La France en effet n'était. guère connue du Roi. C'était la première fois qu'un homme se proposait de se représenter exactement ce qu'elle était pour savoir de quoi elle était capable[5].

 

II. — L'AGRICULTURE[6].

LES questions posées aux enquêteurs montrent que Colbert avait  entrepris d'organiser l'agriculture. Il veut apprendre aux paysans à bien cultiver leurs terres, et s'ils ne savent pas à quoi elles sont les plus propres, le leur faire savoir. Il a institué un service public d'enquête et de statistique où collaborèrent les intendants et les commis des manufactures. A son habitude, il exigeait des réponses très précises : Il faut que S. M. voie l'état auquel est le nombre des bestiaux dans chaque élection. Introduction de béliers d'Angleterre et d'Espagne pour embellir les races indigènes ; distribution aux paysans de semences et de bétail ; dégrèvements d'impôts, les années calamiteuses ; commandes aux laboureurs de blés, vins, eaux-de-vie, salaisons, bétail sur pied à l'usage des armées, de la marine et des ouvriers des entreprises publiques ; enquêtes régulières ; protection au producteur français, par l'interdiction du marché aux produits du dehors : voilà bien un système d'administration de l'agriculture.

Colbert n'a pas aimé la vigne. Il était buveur d'eau — à sa mort, on n'a presque point trouvé de vin dans sa cave, — et préoccupé des méfaits de l'ivrognerie ; le métier de tavernier, disait-il, n'a pour principe que la fainéantise et la débauche, et les vins sont un grand empêchement au travail. Il craignait, d'ailleurs, que la culture de la vigne, moins laborieuse, ne séduisit la fainéantise. Puis le rendement de la vigne était incertain, la difficulté des communications et le régime fiscal gênaient la vente. Seuls les vins de choix trouvaient preneurs à l'étranger, et les vignerons se plaignaient de la perpétuelle mévente. On dirait que Colbert se réjouit de leurs déconvenues : Il faut, dit-il, que les peuples se détrompent.... et convertissent leurs vignes en blé... Ceci est écrit à l'intendant de Limoges, et passe encore pour le Limousin ; mais il écrit à l'intendant de Bordeaux qu'il y a un trop grand nombre de vins dans le royaume, et que peut-être le défaut de débit portera les peuples à changer la culture des terres, ce qui ne sera pas un grand mal.

Colbert a pris un soin particulier de la culture industrielle. Il a tout fait pour sauver le pastel, qui avait enrichi au XVIe siècle le Lauraguais et Toulouse, et que ruinait la concurrence de l'indigo. Il a encouragé la culture de la garance ; celle du lin et du chanvre prospéra dans les provinces de l'Ouest, celle du tabac en Languedoc et en Guyenne ; enfin, reprenant l'œuvre à peu près abandonnée d'Henri IV et d'Olivier de Serres, il planta des pépinières de mûriers et surveilla l'élève des vers à soie. Il est un des créateurs de notre sériciculture.

On a vu comment il mit en bon état l'administration forestière. Par l'application de l'admirable ordonnance de 1669, les forêts furent protégées contre la ruine qu'au XVIe siècle voyaient venir et déploraient Ronsard et Palissy. 7 millions d'hectares de bois furent conservés, dont plus de 400.000 appartenaient au Roi. Les bois du Roi, où les abus de la dépaissance, de la vaine pâture, et des droits d'usage furent réprimés, les plantations reconstituées et les coupes et les réserves bien aménagées, donnèrent le modèle de la bonne exploitation forestière.

Enfin, Colbert a créé l'administration des haras. Il s'indignait de la nécessité de transporter tous les ans des sommes considérables pour acheter des chevaux ; plusieurs millions s'en allaient en Allemagne, en Transylvanie, en Angleterre, en Espagne, en Italie, en Barbarie. Aussi ne croit-il pas qu'il y ait rien de plus important et de plus nécessaire que de tirer de France les chevaux du Roi et des particuliers. Avant lui, les dépôts d'étalons étaient répartis un peu au hasard, chez des gentilshommes ; il les mit sous la direction d'un écuyer du Roi. L'entreprise ne réussit pas en Languedoc, où Colbert tentait un dernier effort l'année où il mourut. Elle réussit au contraire en Normandie, en Poitou et en Berry.

On a reproché à Colbert un grand tort envers l'agriculture, la perpétuelle entrave qu'il mit au commerce des blés ; mais il n'est pas responsable de l'erreur qu'il a commise. Il était porté à permettre la circulation du blé pour de bonnes raisons de ministre des finances : si le paysan est libre d'aller vendre son blé dans la province où il est le plus cher, il gagnera plus d'argent, paiera mieux sa taille et le reste, et, si le blé de France se vend à l'étranger, du bel argent comptant entrera dans le royaume. Mais en ce temps-là, les années ordinaires, la culture donnait juste de quoi nourrir la France, et une mauvaise récolte la mettait en danger de famine.

En 1660, il avait fallu acheter des blés à l'étranger, et ouvrir à Paris des magasins de vente à bon marché, dont un au Louvre même, les années suivantes, la stérilité fut presque universelle.

L'hiver de 1663-1664 fut horrible. Un missionnaire, qui a passé parle Maine, la Touraine et le Blaisois, rapporte que, de deux cents personnes qui sont dans un village, il faut faire état que cent quatre-vingts n'ont pas de pain. Un autre a compté dans la seule ville de Châteauroux près de deux cents orphelins abandonnés dont les pères et mères sont morts de faim ; dans les villages des environs, on a trouvé des enfants morts la bouche pleine d'herbe. Un autre, visitant au même pays de Berry, les maisons des affamés, n'y voit ni lits, ni hardes, ni autres choses que du fumier pour se coucher et se couvrir, et n'ose lever les yeux, les femmes et les filles étant toutes nues. En Beauce, les plus faibles laboureurs ont tout abandonné ; tous leurs serviteurs sont devenus des mendiants... ; on voyait des pauvres, par bandes le long des haies et des buissons, cueillir quelques fruits sauvages pour s'en sustenter, et maintenant ils n'ont d'autre refuge que la mort. Dans le pays de Romorantin, les hommes, écrit le curé de cette ville, sont des squelettes qui marchent sur des os. On comprend que la crainte d'un retour de ces horreurs ait hanté l'esprit des hommes de ce temps ; ils veillaient sur le blé, le suivaient du regard, ne le laissaient pas s'éloigner et se défiaient de ceux qui en trafiquaient. Plus tard, on s'apercevra que ces suspicions et ces précautions aggravent ou créent le mal que l'on veut conjurer, mais il faut beaucoup de temps pour s'habituer à raisonner avec la peur de mourir de faim.

Colbert attendait avec inquiétude chaque année les prévisions de la récolte, et priait Dieu qu'elle fût bonne :

Il pleut continuellement — écrit-il en juillet 1675 à son fils Seignelay, qui a suivi le Roi à la guerre, pendant que lui est auprès de la Reine. — C'est ce qui oblige tout le monde à demander des prières publiques et à faire descendre la châsse de sainte Geneviève pour la porter en procession. J'en prendrai demain, au Conseil, l'ordre de la Reine.

Si les prévisions sont bonnes et assurées, comme en 1669, où il a plu à Dieu de bénir le labour des sujets de S. M., le Roi autorise la sortie et le transport du blé sans payer aucun droit, mais c'est une grâce exceptionnelle qu'il fait à ses peuples.

En somme, Colbert a permis la sortie du blé le plus souvent qu'il a pu, par mesures provisoires, pour trois mois, pour six mois, rarement pour une année, et jamais sans inquiétude. De 1675 à 1683, le Conseil rend plus de 30 arrêts sur le commerce des céréales. En 1679, au mois de juin, l'autorisation de sortie est donnée, S. M. ayant une assurance presque certaine des récoltes, et les intendants sont invités à publier l'arrêt ; mais, leur dit Colbert, pourvu que la fertilité vous paraisse si certaine qu'il n'y ait rien à craindre pour la nourriture et la subsistance des peuples, parce que, si vous trouviez le contraire, vous pourriez m'en donner avis pour rendre compte à S. M. Il n'ose pas prendre sur lui la responsabilité de la décision. Une fois, la province de Languedoc lui demandant la libre sortie, refusée l'année d'avant, il répond par un refus. S. M. ne voulant pas changer si souvent en une matière de cette conséquence. Ce qui est une étonnante raison, où l'on reconnaît l'embarras d'un homme, qui, hésitant entre le pour et le contre, et s'étant décidé, répond à ceux qui le persécutent : Laissez-moi tranquille.

Même à l'intérieur du royaume, la circulation n'était pas libre, chaque province voulant garder sa nourriture. Quand le Roi, lors de la disette du début, ordonna des achats en Guyenne, le parlement de Bordeaux interdit la sortie du blé, et n'obéit qu'après formelle injonction du Roi. Une année, il y avait abondance en Bourgogne et disette en Provence ; les laboureurs bourguignons transportent leur blé en Provence, mais la province de Bourgogne crie qu'on l'affame. Des faits pareils se produisent un peu partout. Même des intendants font arrêter à la frontière de leur généralité le blé qui veut, sortir.

Une des pires conséquences fut que le laboureur, n'étant point assuré de vendre son blé un bon prix, n'eut pas intérêt à beaucoup produire. Il n'exploitait que les terres les meilleures, ne se donnait pas la peine d'amender les autres, et redoutait les années d'abondance. L'intendant de Rouen écrivait en i681 :

Granges et greniers regorgent de blé, sans que les laboureurs en puissent faire aucun argent ; l'on a peine à trouver des fermiers ; les laboureurs ne veulent pas reprendre leurs baux, et se retirent dans des chambres ou dans de très petites occupations... Voilà le véritable état des choses très mauvais, et qui me fait appréhender en quelque sorte pour l'avenir.

Colbert aurait voulu maintenir le libre échange entre les provinces ; il disait : L'intention du Roi n'est pas d'empêcher la voiture du blé d'une province à l'autre ; mais il ne s'indignait pas des résistances comme il faisait d'ordinaire. En cette matière, il n'avait pas de certitude.

Colbert a été accusé injustement d'avoir négligé l'agriculture de parti-pris ; il l'aima, mais en homme de fisc, au lieu que Sully l'aimait d'amour. La parole : Labourage et pâturage sont les deux mamelles de la France est un propos d'amoureux rustique. Le roi Henri se plaisait aux champs, qu'il courait pour les aventures de guerre os les aventures de cœur. C'est lui qui pria Olivier de Serres d'écrire le Théâtre d'agriculture, qui sent bon la campagne. Le Roi, Sully et de Serres étaient des gentilshommes, et les gentilshommes de ce temps étaient encore des campagnards. Colbert est né dans une boutique et passait tout le jour dans un bureau. D'ailleurs, le désordre de la nature, — tantôt des pluies continues, tantôt des sécheresses, une année l'abondance, et une autre la disette, — déconcertait ce méthodique, et il ne savait où prendre le vague peuple des paysans épars dans le domaine du Roi et les milliers de petites seigneuries. Il espéra mieux des manufactures, dont les produits pouvaient sortir du royaume sans péril, et des artisans, habitués à vivre en groupes et à obéir à des règlements.

 

III. — LES MANUFACTURES ET LES MÉTIERS[7].

COLBERT a demandé à toute la France : Qui veut des manufactures ?[8] Il l'a demandé avec instance, d'une voix qu'il faisait douce ; mais, si elle n'était pas entendue, la voix se fâchait et criait des injures. Ici l'activité de cet homme est merveilleuse ; à la regarder, on est entraîné par son ardeur et troublé par son inquiétude. C'est qu'il est dans le feu de l'action décisive : il faut produire, produire bien, produire beaucoup pour beaucoup vendre, et attirer en France tant d'argent qu'il n'en reste plus chez les autres.

Si on l'en croyait, — mais il exagère toujours le mauvais état des choses à son avènement, — tout était en ruine et à l'abandon. Il décrit, dans une note de 1663, l'œuvre à faire, qui est immense.

Il faut assister de protection et d'argent toutes les manufactures de draperies du royaume, les prendre par l'amour-propre et l'honneur, les exciter à faire de belles étoffes pour habiller le Roi... et, si le Roi venait un jour à aimer les hautes couleurs, donner ordre à tous les marchands drapiers qu'ils fassent faire des draps et des serges pour le Roi, les acheter cher et donner un prix à celui qui fera les plus beaux... La manufacture de toile diminue : il faut la restaurer et lui assurer des débouchés en Amérique ou par droit ou par fraude. Il entre de l'acier étranger pour 192.000 livres : tenir la main à ce que le sieur Binet, en fasse la quantité nécessaire. Il entre du fer blanc et noir pour 100.000 livres : envoyer quelqu'un à Nuremberg, qui débauchera des ouvriers à quelque prix que ce soit. Il entre du fil de laiton, d'archal et de fer pour 220.000 livres : qu'est donc devenu le sieur Buret, Allemand, qui en fabriquait autrefois à Harfleur ? Et successivement sont nommés le goudron, les ancres, le linge de table, les huiles de baleine, la laine, les savons noirs, les gros bas d'étame, les cotons à filer pour bougies et chandelles, les couvertures de laines grosses, les mouches à miel, les pêcheries, les soieries, les crêpes, les voiles, les toiles de soie, le treillis noir d'Allemagne, les blanchisseries, les huiles de colza et de lin, les maroquins rouges du Levant, les cuirs et les peaux et l'apprêt des baleines, les faïences, les cuirs dorés, les tapisseries, les maroquins noirs, les tripes de velours, les bas de soie, les cartes, etc., le tout avec l'indication de ce qui manque et de ce qui est à faire, donnée en phrases brèves par un homme inquiet et pressé. En post-scriptum, il ajoute le charbon, le fer, le plomb, le cuivre pour l'achat desquels un million sort du royaume : il faut donc travailler aux mines. Puis viennent les coutils de Bruxelles, le damas, les toiles, linges et moquettes de Flandre, qui se fabriquent dans les villes du roi d'Espagne et qu'il faut attirer à Arras.

Des millions de bras sont nécessaires à l'énorme travail. Colbert pousse donc à la peuplade. La France était un des pays les plus peuplés de l'Europe, sa population était évaluée — sur des données incertaines, il est vrai, — à 19 ou 20 millions d'Ames. L'Allemagne. Autriche comprise. n'en avait pas davantage, et l'Angleterre comptait à peine 6 millions d'habitants. Mais, en France, comme partout, les guerres, les pestes et ,les épidémies avaient fait de grands vides. Colbert encouragea les garçons, par des remises temporaires de tailles, à se marier avant vingt ans ou à vingt ans au plus tard. Il essaya de diminuer, comme nous verrons, le nombre des célibataires d'Église. Pendant un temps, il exempta de toutes charges les familles de dix enfants et au-dessus. à condition qu'aucun ne fût prêtre, ou moine, ou nonne, et il regretta que la pénurie du Trésor l'obligeât à retirer ce privilège. Enfin, il attira des immigrants ouvriers, et il interdit l'émigration, qu'il regardait comme une rupture de contrat, car l'obligation que les sujets contractent à leur naissance envers le souverain ne peut être effacée que de son consentement.

Il voulut faire de tous les mendiants des ouvriers ; il faut, disait-il, obliger les administrateurs de l'Hôpital général, — où étaient enfermés les pauvres valides — à faire travailler les gueux dans les savonneries..., y établir des manufactures de gros bas d'étame, dont il est venu dans le royaume, des lies de Jersey et de Guernesey, 20.000 douzaines. Il demanda aux intendants de chercher les moyens d'occuper les pauvres aux manufactures, et, de leur fournir les outils, métiers et matières nécessaires. Même il espéra rattraper quelques bribes du travail qui se perdait à l'ombre de l'Église. Une industrie du pèlerinage pour autrui était pratiquée par de nombreux vagabonds qui se livraient en chemin à une débauche continuelle ; ces faux pèlerins furent condamnés au fouet, et, en cas de récidive, aux galères perpétuelles. Les fêtes chômées étaient des occasions de jeux et de débauches ; le nombre en fut un peu réduit par mandement de l'archevêque de Paris. La charité des couvents attirait quantité de gueux et de fainéants, et Colbert pensait : Il n'y a rien qui entretienne plus la fainéantise que ces aumônes publiques, qui se font presque sans cause et sans aucune connaissance de nécessité. Les moines furent priés par les intendants de diviser ce qu'ils donnaient moitié en pain et moitié en laine, à condition de rapporter la laine fabriquée en bas ; ainsi, diminuant le pain et augmentant la laine, on pourrait réduire la mendicité aux pauvres malades et invalides. Le ministre s'irrita contre les religieux qui, ne voulant pas s'embarrasser de ces distributions de laine, continuèrent à leurs portes le geste séculaire de l'aumône professionnelle.

Enfin, nous savons qu'il essaya d'attirer vers les entreprises de manufactures l'argent des rentiers, en les dégoûtant des rentes. Il détestait également l'argent et les bras qui ne faisaient rien.

Avant Colbert s'était établi pièce par pièce, sans vue d'ensemble, un régime des manufactures et des métiers. Pour parer aux abus des corporations privilégiées, dont le principal était la résistance à tout progrès, les rois avaient édicté des règlements sur la fabrication, autorisé et encouragé, par l'octroi de privilèges, des industries nouvelles, et créé hors cadre des manufactures royales. Corporations, règlements, privilèges, manufactures royales, tout cela se retrouve dans le gouvernement de Colbert, mais coordonné en un système.

Les manufactures apparaissent classées en une hiérarchie ; en tête sont les manufactures du Roi, dont la plus célèbre est celle des Gobelins.

L'industrie de la France devait à la majesté du Roi un mobilier vraiment royal : des tables en argent, des fauteuils en argent, des vases en argent, des candélabres en argent, les pierreries et les bijoux les plus rares, et le spectacle peint sur tapisserie de la mythologie et de l'histoire ancienne, et de sa mythologie et de son histoire à lui ; et encore, pour les promenades sur les routes, des carrosses de bois précieux à vitres de cristal et, pour les promenades sur le canal de Versailles, des bateaux d'argent. La maison des Gobelins, célèbre par ses teintures et par ses tapisseries, achetée par le Roi, qui lui donna sa charte en 1667, administrée par Colbert, dirigée par Lebrun, fut l'atelier de cette magnificence.

Parmi les manufactures qui appartenaient à des particuliers ou à d's compagnies, et qui travaillaient pour le public, plus de cent furent appelées royales : par exemple, la manufacture de draps, façon de hollande et d'Espagne, établie dans Abbeville par Van Robais, que Colbert avait fait venir de Hollande ; celle des tapisseries de la manière de Flandre, fondée à Beauvais par Hinard, marchand de Paris, et celle de la verrerie façon de Venise, du sieur Du Noyer. Le roi contribuait aux dépenses de premier établissement et payait une prime par tête d'ouvrier ou d'apprenti français. II donnait pour un temps le monopole de la fabrication, exemptait les produits des droits de traites et de péage, et les commis et artisans de toutes contributions et charges, de quelque qualité qu'elles puissent être. Les ouvriers étrangers, après un temps, étaient censés Français et régnicoles, sans payer aucun droit. Tout le personnel des manufactures jouissait du droit de Committimus, c'est-à-dire d'être jugé directement aux Requêtes de l'hôtel. Ces grandes maisons portaient aux principales portes l'écusson du Roi, et les portiers étaient vêtus de ses livrées. C'étaient comme de petits États vassaux du Roi. ne relevant que de lui ; Colbert protégeait leur indépendance contre les entreprises des municipalités, des corporations et du fisc.

En échange de ces honneurs, monopoles et privilèges, Colbert attendait que ceux qui les recevaient rendissent à la France ses industries perdues ou lui en donnassent de nouvelles. Il ne leur permettait pas de ne pas réussir. M. Levau, bien qu'il eût reçu des assistances particulières de S. M. qui lui avait trouvé des associés, ne faisait pas de bonnes affaires ; Colbert lui rappelle l'obligation où il est de faire réussir la manufacture de fer blanc. Comment, dit-il, vous auriez l'argent que le Roi vous a donné pour faire vos établissements, et S. M. n'aurait pas de fer blanc !... Vous voyez bien que cela ne se peut.

Cependant, quelque espérance qu'il fondât sur le privilège, Colbert en savait bien les inconvénients. Il disait : Tout ce qui tend à restreindre la liberté et le nombre des marchands ne vaut rien, ou encore : Il faut laisser faire les hommes qui s'appliquent sans peine à ce qui convient le mieux ; mais souvent il parlait d'une façon et il agissait d'une autre. Il était pressé, irrité des résistances et de la nonchalance, de la fainéantise, comme il a dit si souvent. Il ne se fiait qu'à lui et n'était pas de tempérament à laisser faire les hommes.

Au moment où il établit des manufactures, on dirait un chercheur de sources au désert. Il fait examiner les lieux les plus convenables soit par le rapport ordinaire de la terre, la qualité ou commodité des eaux, le nombre d'hommes, leur industrie et leurs inclinations. Un agent s'en va en Bourgogne remarquer les villes dont le territoire produit du lin ou peut en produire ; il a ordre d'y mettre un certain nombre de métiers par an. Comme le pays n'a pas d'ouvriers de cette industrie, on y fera passer de Normandie ou de Picardie cinq ou six familles de tisserands. Il n'y a rien qui rende la ville de Poitiers gueuse et misérable comme elle est, que la fainéantise de ses habitants ; Colbert fait donc examiner la qualité des laines du Poitou, pour savoir quelles étoffes on y pourrait fabriquer, et il recommande à l'intendant de s'appliquer à porter toujours quelque commerce et quelque manufacture dans cette ville.

Il a sous la main des entrepreneurs qu'il mobilise : Je donne ordre aux entrepreneurs de la manufacture des bas de laine d'en aller faire l'établissement à Clermont et à Blesle, écrit-il à l'intendant de Riom, ainsi que les habitants de ces deux villes le désirent. Peut-être ces habitants l'avaient-ils désiré en effet, mais ce n'est pas sûr ; Colbert supposait volontiers les intentions qui lui étaient agréables. Une autre fois, il annonce qu'un commis qui a fait l'établissement de la manufacture de tricot à Auxerre, va faire cinq ou six établissements en différentes villes de Bourgogne. A peu près tout le royaume est ainsi mis en train.

Les manufactures étaient entreprises par des compagnies que Colbert organisait et secourait au besoin. Tout le premier il reconnaissait que des particuliers auraient mieux conduit les affaires, et il espérait que ces sociétés seraient divisées plus tard, mais il était obligé de recourir à des expédients, parce que les particuliers ne se présentaient pas, la grande manufacture étant chose presque nouvelle, hasardeuse, et qui voulait un gros capital. Des compagnies fondèrent, par exemple, en Languedoc, les manufactures de Saptes, de Carcassonne, et de Villenouvette, qui toutes les trois fabriquaient du drap. Colbert trouvait des sociétaires et au besoin en requérait. En Languedoc, presque tous les souscripteurs sont des financiers pourvus de gros offices, et qui ont intérêt à ne pas déplaire au ministre. Pennautier, trésorier-général des États de Languedoc, intéressé dans toutes les grandes affaires du temps ; Pouget, greffier en chef de la Cour des aides de Montpellier ; un trésorier de la Bourse des États, un trésorier général de la marine, des receveurs généraux, le fermier général des aides, etc. Ces gens d'affaires apportaient beaucoup d'argent ; on estime que Pouget dépensa un million à Villenouvette. Les installations étaient très belles ; les ouvriers se comptaient par centaines.

Colbert aidait les entrepreneurs autant qu'il pouvait : en 1667 et 1668, il achète pour 38 753 livres 770 pièces de drap, et les distribue à la Cour et à la Ville afin de faire connaître les produits des manufactures ; tout exportateur de draps du Languedoc dans le Levant recevait une prime de dix livres par pièce. Il savait bien que, par ces libéralités, il courait le risque d'habituer les marchands à compter sur l'autorité du Roi, au lieu de s'appliquer à surmonter par leur propre industrie les difficultés qu'ils rencontrent dans leur commerce. Averti par l'intendant de Languedoc que la manufacture de Saptes est en danger de ruine, il fait espérer que S. M. pourra l'assister ; mais un mois après, l'intendant réclamant cette assistance : Il ne faut pas, réplique le ministre, que vous raisonniez en toutes affaires sur les assistances en argent qu'on peut tirer du Roi, sinon tout le monde s'assurerait au Roi, et l'Épargne n'y suffirait pas. Chaque année, pourtant, il distribuait autant de subventions qu'il pouvait. Dans les pays d'États, il requérait l'assistance des États, — la Bourgogne se montra libérale, et le Languedoc aussi ; — il obligeait les compagnies de fermiers à promettre d'établir tant de métiers de telle ou telle sorte dans tel ou tel pays ; mais il comptait avant tout sur la bonne volonté des villes.

Colbert espérait que l'industrie deviendrait la grande affaire des municipalités. Là où la juridiction sur les manufactures leur appartenait, il la leur conserva par un règlement de 1669. Là où elle était aux juges ordinaires, il donna aux maires et échevins la connaissance des différends entre les marchands et les ouvriers sur les salaires et le travail, ne laissant aux juges que celle des formalités, comme les élections de gardes et jurés des corporations, la prestation de serment d'iceux, etc. ; les ouvriers eurent ainsi une justice sommaire et sans frais. Il souhaitait que les maires et les échevins tinssent un conseil de police des manufactures au mois de janvier de chaque année, étant un moyen de rectifier toutes choses et de porter les manufactures et la bonne discipline des marchands et des ouvriers dans leur perfection. Bien entendu, il demandait de l'argent aux villes, mais avec toutes sortes de précautions. Angers, où il veut mettre une manufacture de laine au tricot, s'inquiète de la dépense : Je ne puis pas deviner, écrit Colbert, quelle dépense le maire et les échevins ont trouvé qu'il y avait à faire. Il serait seulement nécessaire qu'ils payassent trois ou quatre bons ouvriers ou ouvrières pour apprendre aux enfants, même aux garçons et filles de douze à vingt ans, et qu'ils fissent achat de quelque quantité de laine pour distribuer dans les commencements. Puis, il parle du louage d'une maison pour y loger les maîtres et maîtresses, et d'une somme de 3 ou 400 livres pour la rémunération de ceux qui visitent ces ouvrages et font ces établissements. Il mettait prudemment des intervalles entre ses exigences.

Comme il possédait dans l'Auxerrois la terre de Seignelay, et que son frère était évêque d'Auxerre, il mit son amour-propre à faire de cette ville un atelier modèle pour la fabrication du point de France. Il demanda que l'on donnât quelque chose aux filles... pendant leur apprentissage, pour les attirer à la manufacture. Il voulut savoir les noms de ceux qui y envoyaient trois enfants, leur accorda des privilèges, menaça d'amende les parents dont les enfants ne travaillaient pas au point de fil, défendit aux filles d'ouvrer à la maison, attendu qu'à la manufacture, les ouvrages seront beaucoup plus beaux, beaucoup meilleurs et beaucoup mieux achevés, pria les dames de considération et tout le beau monde d'Auxerre d'assister aux ouvrages. Ainsi ceux qui ne travailleront pas regarderont le travail ; il ne restera pas un fainéant dans la ville d'Auxerre.

Attentif à cette énorme mise en train, renseigné par les intendants, par les entrepreneurs, par divers correspondants, il s'inquiète et s'irrite que toutes choses n'aillent pas bien tout de suite, et ne peut s'empêcher d'intervenir dans toutes les affaires : Les manufactures des serges d'Aumale se sont relâchées..., les ouvriers des manufactures d'or, d'argent, soie, laine, fils, teinture, blanchissage se sont fort relâchés..., la manufacture de Carcassonne a envoyé de mauvais draps dans le Levant. Cela ne peut être toléré : Il est de la dernière conséquence de faire perdre aux négociants des Échelles la mauvaise opinion qu'ils ont conçue de nos draps. Les draps en effet sont la marchandise que les Marseillais vont échanger contre les produits du Levant. Si on la refuse aux Échelles, il y faudra porter de l'argent ; or, faire sortir de l'argent du royaume, c'est proprement un crime ; donc il est nécessaire de contraindre les manufactures à bien travailler.

Environ 38 règlements et 130 édits se succèdent. Par exemple, la mauvaise fabrication du drap étant la conséquence des désordres d'un régime où chacun suit sa fantaisie, un édit de 1669[9] détermine la longueur, la largeur et la qualité des étoffes. Quatre mois sont donnés aux intéressés pour rompre les anciens métiers et les reconstruire conformément aux dimensions prescrites. Deux ans après, c'est la grande ordonnance sur la teinture. Colbert y vante aux artisans la dignité de la couleur, par laquelle toutes les choses visibles se distinguent ou se rendent désirables. Mais ce n'est pas assez, leur dit-il, que les couleurs soient belles ; il faut encore qu'elles soient bonnes, afin que leur durée égale celle des marchandises où elles s'appliquent... La nature nous doit servir d'exemple, car si elle ne donne qu'une faible couleur aux fleurs, qui passent en peu de tempe, elle n'en use pas de même à l'endroit des herbes, des métaux et des pierres précieuses ; elle leur donne la teinture la plus forte et la plus proportionnée à leur durée. Après ce poétique préambule, l'édit, qui a 317 articles, entre dans les détails les plus petits.

Pour faire exécuter les règlements, il fallut créer un corps de commis inspecteurs. Colbert les choisit parmi les meilleurs commerçants, comme Savary, l'auteur d'un livre très curieux, le Parfait négociant, et Bellinzani, directeur de la compagnie des Indes, un des grands hommes d'affaires de ce temps. Il les envoya en mission en 1670, munis d'une longue instruction.

Ces commis se rendront dans toutes les villes. Là où les artisans sont organisés en corporations, ils verront si elles sont en bon ordre. Là où le travail est libre, ils assembleront les maîtres façonniers, et leur feront élire des gardes, ou jurés, qui seront responsables de la police du travail. De cette façon, on trouvera partout à qui parler. Chaque communauté d'ouvriers aura son registre où seront écrits les règlements généraux des manufactures et les statuts particuliers du lieu. Chacun des maîtres façonniers recevra copie de ce registre et il en donnera réception. Les règlements seront d'ailleurs lus aux jurés et aux maîtres assemblés par le commis qui expliquera chaque article. Toute communauté aura sa chambre, les marchandises y seront apportées, visitées et marquées par les jurés, pour inspirer la crainte dans l'esprit des maîtres façonniers. Toute pièce portera au chef le nom de l'ouvrier, qui sera ainsi averti qu'il doit prendre garde à ce qu'il fait. Les marchandises envoyées dans une ville seront déchargées aux halles de ladite ville pour y être visitées ; on les confisquera, si elles ne sont pas conformes aux règlements. Le commis aura accès toutes et quantes fois il le requerra, en les maisons, boutiques et magasins pour y voir et visiter les marchandises. Comme il ne peut être partout, il aura dans toutes les manufactures un homme affilié et intelligent. Le commis surveillera particulièrement les gardes et jurés ; s'il est mécontent d'eux, il portera sa plainte aux échevins ; si les échevins ne veulent pas l'entendre, il se plaindra à l'intendant, mais, en même temps, commande Colbert, il nous informera de ce qui se sera passé. Le cabinet du ministre était le principe et la fin de la manufacture.

Un an à peine écoulé, un autre édit ordonne que les étoffes défectueuses seront exposées sur un poteau de la hauteur de neuf pieds avec écriteau contenant les nom et surnom du marchand ou de l'ouvrier trouvé en faute, et coupées, déchirées, brûlées ou confisquées. En cas de récidive, le marchand ou l'ouvrier sera blâmé en pleine assemblée. La troisième fois, on l'attachera au dit carcan pendant deux heures, avec l'échantillon des marchandises confisquées.

La logique conduisait Colbert à des rigueurs absurdes. Il devenait une sorte de pédagogue infaillible de l'industrie nationale, dictait des leçons, les faisait lire, expliquer, réciter, l'œil sévère et la férule prête. On dirait qu'il rêve d'un phalanstère où chacun travaillerait à sa place, à son poste, obéissant aux statuts généraux et particuliers, sous la surveillance des jurés, des échevins et des commis inspecteurs. La belle besogne qu'on aurait faite, digne de l'État et digne du Roi ! Dans le système ordonné du travail national, le plus petit détail aurait concouru à la beauté, à la perfection de l'ensemble. Colbert voyait un rapport entre la grandeur du Roi et la qualité des étoffes : Le principal des manufactures consiste, dans un État comme celui-ci, à les faire toujours égales en bonté, longueur et largeur.

Mais partout la volonté du maître se heurtait à des résistances.

Les habitudes du Roi et de la nation s'opposaient aux ambitions de Colbert. Les sommes données en assistance aux manufactures furent médiocres en comparaison de celles que dévoraient les bâtiments, et elles devinrent insignifiantes les années de guerre. De 535.705 livres en 1669, les subventions baissent à 8.000 pour chacune des années 1676, 1677, 1678. D'autre part, l'argent des particuliers ne va pas à la manufacture ; ils continuent de préférer le placement en rentes et surtout en achats d'offices. On ne trouve dans les compagnies qu'un très petit nombre de marchands ; même les financiers n'y sont pas tous entrés de leur plein gré ; il en est qui essayent de vendre leurs actions en cachette et souhaitent la ruine d'entreprises au succès desquelles ils ne croient pas, afin de n'être pas obligés à de nouveaux apports.

Les artisans et les marchands veulent continuer à travailler et à vendre à leur guise. Pour lutter contre la concurrence hollandaise et anglaise, Colbert désirait que les manufactures de draps fabriquassent surtout des draps fins. En plusieurs endroits, les ouvriers gagnaient davantage à fabriquer des droguets ; il leur fait dire qu'ils commettent une faute notable, mais ne réussit pas à les convaincre. H s'étonne que les teinturiers de Lyon s'entêtent à se servir du bois de brésil pour leurs teintures, que les étoffes venues des provinces ne soient pas de la qualité portée par le règlement, et il va jusqu'à faire à ces gens obstinés le reproche étrange de ne songer qu'à leur soulagement et à la facilité de leur débit, et de vouloir avoir une liberté entière en leur trafic, par des considérations d'un petit gain qu'ils font.

Tous les moyens de contrôle et de répression furent inefficaces.

L'administration des commis inspecteurs, qui avaient entrée partout à toute heure du jour, fut odieuse. Des pédants de bureau faisaient les capables. A propos de ceux qui se mêlèrent des mines, quelqu'un écrit à Colbert que l'un assure qu'il a trouvé le soleil, et l'autre qu'il a trouvé la lune, et qu'il semble qu'ils aient fait leur apprentissage au Pérou et qu'ils aient même été engendrés parmi les minéraux.

La juridiction organisée par Colbert fonctionna mal. Dans les villes où la compétence était partagée entre les juges ordinaires et les échevins, les deux sortes de juges ne s'entendaient pas, vu les jalousies qu'ils ont les uns contre les autres. Les juges et greffiers, habitués à leur rapine professionnelle, levaient pour de simples inscriptions de maîtres de métiers jusqu'à 15 ou 20 livres, quoiqu'il ne leur fût dû que vingt sols au plus. Les hôtels de ville étaient presque partout au pouvoir d'une oligarchie de rentiers ou d'officiers qui n'entendaient rien aux métiers. Colbert aurait voulu y faire entrer des ouvriers. Il s'apercevait que, pour appliquer sa réforme des métiers, d'autres réformes plus difficiles et plus graves étaient nécessaires[10].

Nulle part, d'ailleurs, personne ne travaillait autant que Colbert l'aurait voulu. A l'invitation par l'intendant du Languedoc d'entreprendre quelque métier nouveau, les consuls du Puy répondent : à quoi bon, puisque nous gagnons de quoi vivre et payer nos tailles ? Un peu partout, les ouvriers s'attardent au cabaret : défense est faite aux cabaretiers de donner à boire et à manger, sinon à dîner et pendant une heure, aux ouvriers dont la débauche empêche l'avancement et la perfection de telle et telle manufacture. Mais il n'y a pas de remède à la paresse de toute une population. Il arrive qu'après beaucoup d'efforts, Colbert conclut à l'incapacité irrémédiable d'une ville : La ville d'Auxerre veut retourner dans la fainéantise et anéantissement dans lesquels elle a été.

Il est obligé de combattre toutes sortes de préjugés. On lui représente, de beaucoup d'endroits, que la manufacture nuira au labourage : Au contraire, écrit-il, faites tout ce qui dépendra de vous pour la fortifier, n'y ayant rien qui serve tant à augmenter les peuples que les différents moyens de gagner leur vie ; reposez-vous sur moi que le Roi et les peuples s'en trouveront bien. Mais les Bourguignons croient qu'il est plus utile à la province d'avoir force laboureurs et vignerons que des artisans. Ailleurs on craint que les manufactures, en attirant des ouvriers, ne surchargent le pays. Enfin les pauvres gens de l'Orléanais se demandent à quoi leur servira de travailler : les tailles, disent-ils, seront tout de suite augmentées, et c'est le Roi qui percevra le bénéfice du travail.

Colbert se fâche de cette inquiétude : Faites connaître aux paysans de la généralité d'Orléans, écrit-il, dont une bonne partie sont assez fainéants, que le travail des manufactures, au lieu d'augmenter leurs tailles, les fera diminuer, mais ces paysans avaient tout de même des raisons de se méfier. Les artisans se méfiaient aussi. En 1681, le lieutenant général de la sénéchaussée de Saint-Maixent a convoqué, sur l'ordre du ministre, quarante maures bonnetiers du lieu. Il leur demande le nombre de leurs ouvriers, l'importance de leur commerce, leurs débouchés, et les prie de lui donner des échantillons de leurs marchandises, afin de les mettre sous les yeux du Roi et de répandre la réputation de la fabrique du pays. Mais les maures, craignant une intention de les surimposer, refusent de répondre aux questions, refusent les échantillons sous prétexte de la grande dépense, refusent de signer le procès-verbal de la réunion ; le fisc les a trop souvent trompés, et tous ces échaudés craignent l'eau froide.

Malgré tant de difficultés et de résistances, Colbert n'a point perdu sa grande peine[11].

De temps en temps, il dressait des états des manufactures. Voici un tableau de l'année 1669 :

Serges de Londres, 120 métiers à Autun, Auxerre, Gournay ; augmenteront et se perfectionneront tous les jours. Bas d'Angleterre établis en plus de 30 villes et bourgs, 6.000 métiers. Points de France, idem, 6.000. Bouracans, à la Ferté-sous-Jouarre, 60 métiers. Moquettes, idem, 12 métiers. Damas à Menu ; 20 métiers ; camelots de Bruxelles à Amiens. Basins et futaines à Paris. Draps, à Abbeville, 50 métiers, Dieppe, Fécamp, Rouen, Sedan, Carcassonne. Cuivre jaune à Bellencombre et à la Ferté-Alais. Canons de fer, armes, fer blanc, et toutes sortes de manufactures de fer, qui venaient de Biscaye et de Suède, en Nivernais et Dauphiné. Salpêtres, poudres et mèches partout. Toiles de Hollande à Moret, Laval, Louviers et le Bec. Toiles à voiles à Vienne. Grosses ancres à Vienne et à Rochefort. Crics en Nivernais. Fil de fer et de laiton en Bourgogne. Goudron en Médoc, Provence et Dauphiné. Étamines de vaisseaux en Auvergne. Mats en Provence, Vivarais, Dauphiné, Auvergne, Pyrénées. Glaces de miroirs à Paris et Cherbourg, commencent à en envoyer à l'étranger. Recherche des mines de toutes parts, en Languedoc, Rouergue, Foi ; Roussillon, Auvergne, Normandie. Marbres trouvés dans les Pyrénées, Provence, Languedoc, Boulonnais, Auvergne. Chanvres achetés dans toutes les provinces, au lieu de les prendre à Riga et en Prusse. Les moulins à scie établis dans les Pyrénées, Auvergne, Dauphiné et Provence. Fonderies de fonte, établies à Lyon, Toulon et Rochefort. Grands ateliers de marine, établis à Toulon, Rochefort, Brest, Le Havre et Dunkerque. Sucreries établies à Bordeaux, La Rochelle, Nantes, Rouen. Dieppe et Dunkerque. Bas de soie à Lyon et Madrid. Crêpes à Lyon.

A la fin de cette note, il énumère des travaux d'architecture, puis tout à coup, considérant son œuvre, l'admirant, et remontant au principe qui dirige toute son activité merveilleuse, il écrit au bas du papier où il a nommé la moquette, le camelot, le chanvre et le fil de fer, les deux mots magiques : Grandeur et magnificence.

C'était, nous l'avons vu, la principale ambition de Colbert, d'affranchir le royaume des tributs payés à l'étranger. Il racolait des ouvriers de tous pays, d'Angleterre, de Hollande, d'Allemagne, de Suède et de Venise, cherchant de préférence les artisans de métiers inconnus en France ou qui s'y trouvaient ruinés. Des Hollandais seuls pouvaient lui apprendre comment les Hollandais faisaient pour fabriquer des draps fins avec un tiers moins de laine que nos ouvriers, et pour abattre en un jour plus de besogne qu'un Français en une semaine. Mais, si l'étranger lui rendait la pareille en lui volant des ouvriers français, il s'exaspérait. Il fait arrêter des maîtres ouvriers en soie que l'ambassadeur d'Espagne a débauchés, et commande de les retenir longtemps, de les nourrir petitement, de les faire souffrir, puisqu'il n'y a pas de punition légale prévue par les ordonnances pour leur crime.

A peine sa manufacture de glaces, verreries et dentelles façon de Venise, a-t-elle été établie, et déjà il se fâche de la malice des marchands français qui vont encore s'approvisionner dans cette ville. En 1669, il demande à l'ambassadeur à Venise si les fabriques de Burano font toujours autant de glaces et de points de fil, et, apprenant que les affaires marchent encore là-bas :

Nos manufactures de glaces et de point, écrit-il, peuvent encore recevoir beaucoup de retardement par la continuation de travail qui se fait encore à Venise. S. M. désire que vous fassiez soigneusement observer et découvrir les marchands qui y continuent leurs correspondances, afin qu'on puisse travailler de façon à les en dégoûter.

Tout préoccupé de son affaire, il laisse un jour échapper un mot d'enfant terrible. Après la mort de Madame, qui affligea le Roi, la Cour et toute la France : Il est avantageux que le deuil de Madame ait fait discontinuer le débit des points de fil à Venise, écrit-il à l'ambassadeur ; mais les bonheurs ne durent pas longtemps : Comme ce deuil est à présent fini, je vous prie de continuer à observer tout ce qui se passe sur ce sujet. Enfin, on lui annonce en 1680, que les points de Gènes et de Venise sont ruinés dans ces villes-là, et leur ôtent 3.600.000 livres. Créer en France, détruire à l'étranger, c'est toute sa politique.

Même succès du côté de la Hollande. En 1670, Colbert reçoit de Pompone, ambassadeur à La Haye, la nouvelle que le commerce et les manufactures diminuent dans ce pays. Il n'y veut pas croire tout à fait ; sans doute ceux qui ont renseigné Pompone ont parlé pour lui faire plaisir et chercher une entrée favorable dans la conversation. Pourtant il y veut croire au moins un peu : Peut-être l'application et les assistances que le Roi donne peuvent contribuer en partie au profit de ses sujets. Dix ans après, il célèbre dans un mémoire les victoires gagnées : les manufactures de serges, bas et draps du royaume ôtent aux Hollandais pour le moins quatre millions de livres ; les manufactures de la marine, idem.

Ces victoires sur l'étranger sont rapportées par Marc-Antoine Giustinian, qui fut ambassadeur de Venise en France de 1665 à 1668 :

M. Colbert veut rendre le pays entier supérieur à tout autre en opulence, abondant en marchandises, riche en arts, et fécond en biens de toutes sortes, n'ayant besoin de rien, et dispensateur de toutes choses aux autres États.... Il ne néglige rien pour acclimater en France les industries des autres pays. Ce qui se fabrique de particulier en Angleterre, ce que la nature y produit de rare, il s'est étudié à l'importer dans le royaume. Pour la confection de certains produits, on est allé jusqu'à donner aux ouvriers amenés d'Angleterre la demeure royale de Madrid, transformant ainsi un palais en atelier. Il essaie de faire tanner à l'anglaise les peaux de bœuf provenant du royaume afin qu'elles servent aux mégies usages que les cuirs anglais et les remplacent. A la Hollande, on a emprunté sa manière de fabriquer les draps, comme aussi les fromages, les beurres et autres spécialités. A l'Allemagne, on a pris la manufacture des chapeaux et du fer blanc et beaucoup d'autres travaux industriels ; à notre paya les points à jours, les miroirs. Cinq ou six mille femmes répandues dans la plu- part des provinces y travaillent, et beaucoup de contre-maîtresses de Venise y sont venues. On s'efforce de prendre la fleur de tout ce que produit le monde entier. On a appris de la Perse le travail des tapis, et il s'en fait à Paris de plus beaux et de plus élégants ; on importe et on vend les raretés les plus belles des Indes. et pareillement on a pris à l'Afrique la plupart de ses procédés de fabrication. Ce qu'il y a de mieux dans toutes les parties du monde se fabrique à présent en France, et telle est la vogue de ces produits, que, de toutes parts, affluent les commandes pour s'en fournir.... Pour éviter un change onéreux, il faut envoyer de l'argent dans le royaume, à l'entière satisfaction des désirs de M. Colbert, qui ne cherche qu'à en dépouiller les autres États pour en enrichir la France.

On voit, par cette énumération, que Colbert, sans qu'il ait négligé aucune industrie, a donné de grands soins aux industries de luxe. Il savait que c'était pour l'achat des marchandises de toilette que l'or sortait à plus gros flots du royaume.

Au temps de la jeunesse du Roi[12], les hommes portaient le rabat, ce grand collet,

.... jusqu'au nombril pendant,

qui était de dentelle. Le pourpoint ne descendait qu'au tiers du bras et ne couvrait qu'une partie du buste ; il fallait donc que la chemise, qui était presque le vêtement de dessus, fût belle. Au-dessous, on mettait une autre chemise ou une camisole de toile très fine. Au poignet pendait la dentelle

De ces manches qu'à table on voit téter les sauces.

La dentelle encore, appliquée comme du galon, cachait les coutures du pourpoint et colles de l'ample culotte appelée rhingrave. A la rhingrave étaient attachés

.... ces grands canons, où comme en des entraves

On met tous les matins ses deux jambes esclaves,

Et par qui nous voyons ces messieurs les galants

Marcher écarquillés ainsi que des volants.

Les jambes étaient chaussées de bas de soie, et les pieds de souliers

.... de rubans revêtus,

Qui vous font ressembler à des pigeons pattus.

Parmi tout ça, dit Pierrot dans Don Juan, tant de rubans, tant de rubans que c'est une vraie pitié.

Vers 1672, lorsque commence la maturité du règne, le pourpoint un peu débraillé est abandonné ; la veste annonce le gilet, et le justaucorps, qui descend au genou, la redingote, mais, heureusement, de très loin ; car la veste est parée de broderies, de chamarrures et de rubans, et l'épaulette du justaucorps est de rubans, et ses boutonnières, de soie jaune, rose ou blanche. Les deux vêtements sont d'étoffes nobles, soie et drap très fin. Le baudrier de l'épée est frangé de soie et, par-dessus, l'écharpe montre sa bordure de dentelles.

Les ecclésiastiques se paraient comme des courtisans. Pendant le deuil de Madame, les cardinaux portèrent des habits courts d'étoffes noires, couverts de broderies, des bas de soie couleur de feu, des jarretières en tissu d'or, et, le vendredi, toutes les mêmes choses en beau gris de lin.

Les dames suivaient la mode des tailles en pointe, des manches courtes et des amples jupes retroussées sur des jupes étroites. Les étoffes des robes étaient de soie rayée ou mouchetée, ou d'un lainage fin sur lequel les fleurs étaient peintes à la main, par imitation des toiles de l'Inde. Le flot des dentelles et des rubans donnait la garniture. Les toilettes de Mme de Montespan étaient des événements. On imagina pour elle, qui eut plusieurs fois besoin de cacher sa taille, la robe flottante sans ceinture, qu'on appela une innocente. Toute la Cour admira la robe fameuse qui lui fut donnée, d'or sur or, rebrodée d'or, rebordée d'or, et par-dessus un or frisé, rebrochée d'un or mêlé avec un certain or, qui fait la plus divine étoffe qui ait jamais été imaginée.

Cette belle société occupait son oisiveté à se montrer et à se regarder. Elle se donnait, sous l'œil du Roi, une représentation perpétuelle d'elle-même. Elle s'habillait, se parait, et aussi se meublait en splendeur. Richelieu avait interdit le luxe par des édits somptuaires, que renouvelèrent Mazarin et Colbert ; mais aucun édit n'avait pu empêcher l'achat des tapisseries de Flandre, des verreries de Venise, des dentelles de Venise ou de Malines, de la toile fine, des draps d'or et des soieries, des beaux meubles construits et ornés par les ébénistes, les marqueteurs, les doreurs et les ciseleurs. Les lois de la galanterie, qui commandaient la belle parure des personnes et du logis étaient plus fortes que la loi du Roi. Colbert n'aimait pas le luxe ; mais, puisqu'il fallait le subir, il voulut garder en France l'argent qu'il coûtait. Il encouragea donc les industries de luxe, et, comme l'Europe était attentive au spectacle de la Cour de France, nos modes se répandirent, et, avec elles, le goût de nos meubles, de nos tapisseries et de tout notre grand air. La France vendit du luxe, et une des sources de notre richesse s'ouvrit alors.

 

 

 



[1] SOURCES. Les tomes II, IV, VI et VII de Clément, Lettres... Depping, Correspondance, le t. III des Relazioni des ambassadeurs vénitiens.

OUVRAGES. Vignon, Études historiques sur l'administration des voies publiques en France, Paris, 1862, 3 vol. Histoire du canal de Languedoc, par les descendants de P. Riquet de Bonrepos, Paris, 1805. Andréossy, Histoire du canal du Midi, Paris, 1800. Lalande, Des canaux de navigation, Paris, 1778. Voir également les tomes XIII et XIV de l'Histoire générale de Languedoc : Monin, Étude sur l'histoire administrative du Languedoc... déjà cités, et Saint Marc, l'Entreprise du canal du Midi, dans les Annales de la Faculté des Lettres de Bordeaux, t. X (1888).

[2] De Paris, partaient des routes directes pour Dunkerque, Lille, Le Quesnoy (en Hainaut), Sedan, Strasbourg, Besançon, Bourges, Clermont, Toulouse, Bordeaux, La Rochelle. Nantes, Angers par Chartres, Rouen et Dieppe, etc. Certaines villes, comme Lyon. étaient des nœuds de routes (routes de Lyon à Gènes, à Turin, à Marseille, à Dijon et Paris, à Roanne et à la Loire, à Limoges par Clermont). Mais le grand nœud routier est à Paris. Avec Paris, les relations sont, de partout, assez faciles. Elles sont très difficiles au contraire entre l'Ouest et l'Est, surtout entre l'Est et le Sud-Ouest. Sur l'ensemble de la carte routière, le réseau est assez serré vers Paris, dans le Nord et l'Est ; l'Ouest, le Centre et le Midi sont pauvres en chemins. — Voir pour les routes de poste, l'Almanach royal depuis 1699, et, dans l'Atlas général de Sanson, Paris, 1692, la carte n° 38.

Les routes furent administrées surtout par Le Tellier et Louvois, qui avaient les postes dans leur département, et que les routes intéressaient particulièrement à cause de la marche des armées.

[3] Voir le texte de l'édit au t. IV, p. 570 de Clément, Lettres..., et les documents sur le canal, ibid., pp. 303 et suiv.

[4] On comptait environ quarante péages sur le Rhône, de la frontière de Savoie à Arles.

[5] Voir au t. IV, p. 27. de Clément, l'Instruction pour les malices des requêtes, commissaires départis dans les provinces, de septembre 1663. Quelques-uns des mémoires adressés à Colbert à la suite de cette empiète ont été publiés : voir de Sourdeval, Rapport au Roi sur la province de Touraine, par Ch. Colbert, Tours, 1863. Dugnet-Malifeux, État du Poitou sous Louis XIV, Fontenay-le-Comte, 1852. — D'autres inédits, sont à la Bibl. nat., mss. Cinq-Cents Colbert, n° 264 et suiv.

[6] SOURCES. Les ordonnances dans Isambert, Recueil, t. XVIII et XIX ; Clément, Lettres..., au t. IV.

OUVRAGES. Baudrillart, Les populations agricoles de la France, 3 vol., 1880-1893. Babeau, Le village sous l'ancien régime, Paris, 1882, 3e édit. Manguin, Essai historique sur l'administration de l'agriculture en France, 3 vol., Paris, 1876. Levasseur, Histoire des classes ouvrières, 2e édit., tome II, Paris, 1901.

[7] SOURCES. Les documents sont au t. III de Depping, Correspondance..., et à peu près dans tous les volumes de Clément, Lettres... Voir à la table analytique, au mot Manufactures ; seul à étudier pour ce chapitre, dans le recueil de Clément : les énumérations de manufactures, notamment aux t. II, pages 676-678, et VII, pages 242, 288-95 ; les établissements de manufactures, aux t. II, III, V, VII ; les règlements généraux, au t. II, 2e partie. Les édits et déclarations aux tomes XVIII et XIX d'Isambert, Recueil.... Le Recueil de règlements généraux et particuliers concernant les manufactures du royaume, 4 vol. et 3 vol. de supplément, Paris, 1730-1750.

OUVRAGES. Delamare, Traité de la police, 4 vol., 1722-1738 ; Forbonnais, Recherches... ; Jacques Savary, Le Parfait négociant, dont la première édition, 2 vol., est de 1675 ; Savary des Brulons, Dictionnaire du commerce et des manufactures, dont la première édition est de 1723, 2 vol. Levasseur, Histoire des classes ouvrières et de l'industrie en France avant 1789, seconde édition, 2 vol., Paris, 1900-01. Boissonnade, Essai sur l'organisation du travail en Poitou depuis le XIe siècle jusqu'à la Révolution, 2 vol., Paris, 1900 ; du même, Colbert, son système et les entreprises industrielles d'État en Languedoc (1661-1683), extrait des Annales du Midi, t. XIV, 1902. Martin-Saint-Léon, Histoire des Corporations de métiers, depuis leurs origines jusqu'à leur suppression en 1791, Paris, 1897. Germain Martin, La grande industrie sous le règne de Louis XIV, 1 vol., Paris, 1899. — Les livres cités de MM. Levasseur, Boissonnade, Essai sur l'organisation.... Saint-Léon et Germain Martin donnent des bibliographies ; celle de M. Boissonnade (au t. II de l'Essai, à l'Appendice) est abondante et excellente.

[8] Au XVIIe siècle, le mot industrie ne s'employait pas au sens que nous lui donnons aujourd'hui. Le mot est défini dans la première édition du Dictionnaire de l'Académie française, 1694 : Dextérité, adresse à faire quelque chose. Grande industrie signifiait grande dextérité. On disait manufactures pour ce que nous appelons aujourd'hui anode ou moyenne industrie, et métiers pour ce que nous appelons petite industrie.

[9] Voir l'édit dans Isambert, t. XVIII, à sa date, et l'Instruction de Colbert aux intendants, dans Clément, Lettres..., t. II, p. 832.

[10] Voir plus bas au livre : Gouvernement de la Société.

[11] Il s'est agi surtout, dans ce chapitre, de donner une idée générale, et, en même temps, aussi précise que possible, de la méthode de Colbert, qui eut des suites considérables en France et à l'étranger. On trouvera au t. VIII une description des diverses sortes de manufactures, après la mort de Colbert. C'est, du reste, après la mort du ministre que l'on voit le mieux les résultats de son œuvre. Comme l'a dit M. Boissonnade dans son étude sur Colbert, son système...., plus haut citée, Colbert a tiré des lettres de change sur l'avenir. Il fallait au succès de ses entreprises un plus long temps que la durée de son ministère. Par exemple, de son vivant, les manufactures de draps n'exportent au Levant qu'une moyenne annuelle de quelques centaines de pièces de drap ; en 1698, elles exportent 3.800 pièces. Au XVIIIe siècle, cette entreprise sera très prospère.

[12] Voir Quicherat, Histoire du Costume en France depuis les temps les plus reculés jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, Paris, 1875.