I. — LE GOUVERNEMENT CENTRAL[1]. AU début du long règne où la royauté atteindra le plus haut degré de la gloire et de la puissance pour déjà descendre la pente raide vers l'abîme, il est nécessaire de décrire, au moins brièvement, l'état politique de la France, et les moyens et instruments de gouvernement qu'ont employés Louis XIV et ses ministres. La machine politique, la mécanique, comme disait Saint-Simon, était faite de vieilles pièces et de pièces récentes mal ajustées les unes aux autres. Ni Louis XIV, ni aucun de ses ministres, Colbert excepté, n'eut l'idée de faire machine neuve. Ils gardèrent l'ancienne en la simplifiant et en lui donnant une allure plus régulière[2]. Le Roi était assisté dans le gouvernement par le Chancelier, par des ministres d'État, par des secrétaires d'État, par des conseils. Le Chancelier était le dernier survivant des grands officiers solennels de la royauté féodale. Président de tous les conseils et chef de toutes les cours et tribunaux, il avait la garde et la disposition du sceau. Tous les actes de l'autorité royale passaient sous sa main. Correcteur et contrôleur de toutes les affaires de France, il avait le devoir et le droit de ne point sceller les actes qu'il désapprouvait. Il était inamovible dans sa charge, qui ne pouvait lui être ôtée que par jugement et avec la vie. Mais les rois avaient trouvé depuis longtemps un expédient pour empêcher ce personnage de les gêner : tout en lui laissant sa charge, ils lui retiraient les sceaux quand il leur plaisait et les donnaient à un garde des sceaux révocable. Louis XIV n'aura pas besoin de recourir à cette précaution. Les mœurs ne permettaient plus guère la résistance de personne, et, en 1661, le chancelier Pierre Séguier était un vieillard, docile sans réserve, et qui ne gardait pas même la dignité de sa vieillesse : il aimait la compagnie de petites dames, qui appelaient Pierrot cet octogénaire. Aucun de ses successeurs ne donnera le moindre embarras au maître. Les ministres d'État, d'origine moderne, n'étaient que les conseillers du Roi en ses affaires les plus secrètes, et, pour ainsi dire, des ministres sans portefeuille et sans bureaux. Jusqu'en 1661, ils étaient nommés par lettres patentes ; Louis XIV supprima cette formalité. Dès qu'on était invité par lui à se rendre au Conseil d'en haut, on était ministre. Le titre se gardait jusqu'à la mort, mais la fonction cessait le jour où l'huissier n'appelait plus le ministre au Conseil. Ces ministres, disait Saint-Simon, n'ont ni office, ni charge, ni patente, ni serment ; leur état est nul... Cela est établi en l'air et n'a pas de véritable existence. C'était justement la volonté du Roi que cela net d'existence que par lui. Les secrétaires d'État étaient les administrateurs du royaume. Ils achetaient leur charge, mais avec l'agrément du Roi, qui pouvait les obliger à la revendre. En 1661, les secrétaires d'État étaient Brienne, La Vrillière, Guénégaud, Le Tellier. Brienne avait dans son département la Champagne, la Provence, la Bretagne et les Trois-Évêchés ; La Vrillière, le Languedoc, Bayonne, la Guyenne, Brouage, l'Aunis et La Rochelle, la Touraine, l'Anjou, le Maine, le Bourbonnais, le Nivernais, l'Auvergne, la Picardie, la Normandie, la Bourgogne ; Guénégaud, Paris et l'Île-de-France, l'Orléanais, le Blaisois, le Berri, le Béarn ; Le Tellier, le Poitou, la Saintonge, l'Angoumois, la Marche, le Limousin, le Lyonnais, le Dauphiné, la Catalogne. Chacun des secrétaires d'État était donc un quart de ministre de l'intérieur. En outre, les spécialités de gouvernement, ou, comme on disait, les affaires particulières, étaient réparties entre eux : à Brienne, les affaires étrangères, la marine du Ponant, les pensions ; à La Vrillière, les affaires de la Religion prétendue réformée ; à Guénégaud, la Maison du Roi et le clergé ; à Le Tellier, la guerre, le taillon, l'artillerie, la marine du Levant. Chacun des secrétaires avait en outre la fortification des places sises en son département. Les finances avaient une administration particulière. Après la disgrâce de Fouquet, la surintendance avait été supprimée. Le Roi s'en réserva la fonction avec l'assistance d'un conseil composé du Chancelier, du maréchal duc de Villeroi, de trois autres personnes, dont un intendant des finances, chargé d'enregistrer les recettes et les dépenses et de préparer les affaires, et qui était Colbert. Avec cette seule qualité jusqu'en 1665, avec celle de contrôleur général à partir de cette date, Colbert fut un surintendant, moins le titre, qui disparaît parce qu'il avait été trop en vue. Colbert avait trouvé ces arrangements, qui étaient agréables au Roi. Il fut le maître de ce conseil, où le duc de Villeroi avait été mis pour faire une façade. Les conseils étaient nombreux, l'ancien régime était polysynodique. Le Conseil d'en haut, où ne siégeaient que les ministres, était celui qu'on appelait officiellement le Conseil d'État. On y traite, écrit Spanheim, toutes les grandes affaires tant de paix que de guerre... on lit les dépêches des ministres du Roi dans les cours étrangères, les réponses qu'on y fait et les instructions qu'on leur donne... On y délibère sur les traités, les alliances et les intérêts de la Couronne avec les puissances étrangères... Enfin on y propose et on y résout tout ce qui regarde le gouvernement et qui peut être de quelque importance pour le Roi, pour la Cour et pour l'État, en an mot pour le dedans et le dehors du royaume. Il se tenait dans l'appartement, avant le dîner, — qui était à une heure, — sept fois en quinze jours, à savoir le dimanche, le mercredi, le jeudi d'une semaine, et, pour la suivante, outre ces trois jours, le lundi. Le Roi y siégeait en son fauteuil et les ministres sur des tabourets. Ils se rangeaient par ordre, non de préséance, mais d'ancienneté, et même ce rangement, qui distinguait entre eux et donnait à l'un d'eux le droit d'être plus près du Roi que les autres, déplaisait à Louis XIV. Il l'abolira à la mort de Louvois et dira à ses ministres qu'il ne faut pas qu'il y ait de rang entre eux. Personne ne tenait la plume pour écrire le résultat, c'est-à-dire le procès-verbal. Le Roi ne permettait pas que quelqu'un eût l'apparence d'un air de premier. Les ministres allaient au Conseil en tenue ordinaire, et la porte n'était gardée que par un valet de chambre ou un huissier. Le Roi ne voulait pas donner à ce conseil intime l'éclat d'une fonction publique. Il causait à de certaines heures avec des hommes qu'il lui plaisait d'entretenir ; cela ne regardait personne. Comme il conservait partout son inséparable qualité de souverain juge, le Conseil d'en haut rendait des arrêts en des causes qui étaient portées devant lui sans que nous puissions toujours en voir la raison, mais son office propre était la grande politique. Des résolutions y furent prises, dont les conséquences furent graves et souvent terribles pour la France, pour le Roi et pour l'Europe. Le Conseil des dépêches, présidé par le Roi, se composait du Chancelier, des ministres et des secrétaires d'État. On y lisait toutes les dépêches du dedans du royaume ; il était comme une sorte de ministère collégial de l'intérieur. La compétence en était fort étendue et compliquée : administration des communautés et des corps municipaux, relations avec les États provinciaux, travaux publics, agriculture, gestion du temporel ecclésiastique, discipline du clergé et des ordres religieux, administration des maisons hospitalières et des établissements de charité.... En outre, il jugeait toutes sortes d'affaires qui lui étaient portées pour une raison ou pour une autre : ces termes vagues sont les seuls qui puissent être employés lorsqu'on parle de la compétence multiple et confuse de ces conseils. Le Conseil des dépêches se tenait seulement une fois tous les quinze jours. le lundi où ne siégeait pas le Conseil d'en haut. Le Conseil des finances, qu'on appelait aussi le Conseil royal, arrêtait le brevet de la taille et répartissait entre les généralités cette contribution. Il dressait les baux des fermes et surveillait la gestion des fermiers, gérait le domaine du Roi, délibérait sur les affaires extraordinaires, examinait et contrôlait tout le budget de l'État. Les particuliers pouvaient se pourvoir devant lui en appel des arrêts rendus devant toute juridiction en matière de finances. Il se tenait deux fois la semaine, le mardi et le samedi sous la présidence du Roi. Les trois Conseils d'en haut, des dépêches et des finances étaient pour ainsi dire domestiques, ils se tenaient dans l'appartement. Le quatrième, siégeait hors de l'appartement, mais dans le palais. C'était une haute cour, qui exerçait sur tout le royaume la juridiction suprême en matière civile, comme fait notre Cour de cassation, et en matière administrative, comme notre Conseil d'État. En outre, pouvaient être portées devant elle, par évocation, toutes les affaires dont nous jugeons quelquefois à propos, disait le Roi, par des raisons d'utilité publique et de notre service de lui attribuer la connaissance du fond en l'ôtant aux juges ordinaires. Elle s'appelait, ou bien tout court le Conseil, ou bien le Conseil des parties, à cause de sa fonction de justice, ou bien le Conseil privé, soit parce qu'il jugeait les affaires des particuliers, soit parce qu'il appartenait au Roi et qu'il était demeuré auprès de lui, au lieu que le Parlement et le Grand Conseil, d'abord logés dans la maison, en étaient sortis, s'étaient émancipés, étaient devenus des cours souveraines. Le Conseil des parties reçut en 1673 sa forme définitive. Il fut dès lors composé de maîtres des requêtes très nombreux, plus de quatre-vingts, et de trente conseillers d'État, car le titre de conseiller d'État appartenait en propre aux membres de ce Conseil, qui ne s'appelait pas Conseil d'État. Les maîtres des requêtes étaient des personnages importants. On les trouve partout : au tribunal des Requêtes de l'hôtel, où étaient jugées les causes des officiers de la Couronne, des commensaux du Roi et de toutes personnes qui avaient obtenu le privilège de cette juridiction spéciale ; au Parlement et au Grand Conseil ; chez le Chancelier, où ils rapportaient sur les lettres à sceller ; mais leur principal domicile était le Conseil des parties. Ils y étudiaient, pour les présenter, les affaires sans nombre comprises dans cette compétence sans limites. De plus, on les envoyait dans les provinces faire des enquêtes. En 1663-1664, des maîtres dresseront pour Colbert un état du royaume. Un maître des requêtes était toujours en travail pour sortir de sa condition, qui n'était qu'un passage : Un abbé qui vieillit, disait Saint-Simon, un maître des requêtes demeuré, un vieux page, une fille ancienne deviennent de tristes personnages. Le maître des requêtes aspirait à une intendance et au brevet de conseiller d'État. Le conseiller d'État se recrutait parmi les présidents de cours, les procureurs ou les avocats généraux, les intendants, les maîtres des requêtes, les prévôts des marchands de Paris. Il se voyait aussi en beaucoup de lieux : à la Cour, où il était présenté, aux lits de justice, où il accompagnait le Roi et s'asseyait derrière les ministres, au Conseil des finances, où siégeaient deux conseillers d'État, dans les commissions occupées au grand travail législatif du règne, et en province, où il allait conduire une enquête ou bien réformer la justice. Il jouissait de grands honneurs, parmi lesquels la noblesse transmissible au premier degré. Le Roi prit souvent dans le Conseil des parties ses secrétaires d'État. Le principal travail du Conseil se faisait dans des bureaux. Il y avait sept bureaux chargés de la communication des instances introduites par les particuliers ou des instances en cassation, qui étaient très nombreuses, et trois bureaux de finances : le bureau des domaines, le bureau des gabelles, fermes et tailles, la direction des finances. Les conseillers et maîtres des requêtes étaient répartis entre ces bureaux et les commissions à objets particuliers. Toute l'administration du royaume aboutissait là. Le Roi ne paraissait que rarement au Conseil des parties. A l'ordinaire, son fauteuil de velours rouge, bordé d'or et d'argent, demeurait vide au haut bout de la table, que recouvrait un tapis de velours violet à bordure d'or fleurdelysée. A gauche du fauteuil siégeait le Chancelier, qui présidait les séances plénières ; les conseillers se rangeaient par ordre d'ancienneté. Ils portaient une robe de soie noire à collet carré et manches pendantes. Leurs fauteuils de maroquin noir étaient pliants pour marquer que le conseil était ambulant ; il suivait en effet le Roi en ses voyages, à moins d'une spéciale dispense. Il travaillait sans repos, ne prenant de vacances que du lundi saint au dimanche de Quasimodo. C'était le grand laboratoire de la monarchie française[3]. Ces institutions étaient imparfaitement ordonnées. Les ministres — Chancelier, ministres d'État, secrétaires d'État, Contrôleur général — étaient dissemblables. Le partage de l'administration du royaume entre quatre secrétaires d'État se comprenait au temps où ceux-ci n'étaient que des expéditeurs de lettres et d'ordres ; au XVIIe siècle, c'était une grande bizarrerie. On ne voit pas toujours bien les raisons ni de la distribution des provinces, ni de la répartition des affaires particulières entre les secrétaires d'État. D'autre part, un seul des secrétaires d'État, Le Tellier, est ministre en 1661. Brienne, secrétaire d'État des Affaires étrangères, n'est pas appelé au Conseil d'en haut, où elles sont traitées par de Lionne. Brienne reçoit les dépêches, de Lionne en fait le rapport ; de Lionne prépare les réponses, Brienne les expédie. Cela s'est fait par une convention particulière, par un règlement. C'est aussi une chose surprenante que la rareté des séances du Conseil des dépêches ; il se tenait dans la chambre du Roi, et les secrétaires d'État ne s'y asseyaient même pas. Toutes les affaires ne pouvaient évidemment y être rapportées et discutées. La plupart étaient décidées entre le secrétaire d'État compétent et le Roi, qui donnait des signatures de commandement en audience particulière, ou un ordre verbal entre le lever et la messe. Il s'ensuivait que chacun des quatre quarts de ministre de l'intérieur gardait son indépendance à l'égard de ses collègues. D'autre part, c'étaient des sommes de travail, si l'on peut dire, et non des attributions distinctes, qui étaient réparties entre les conseils, comme entre les ministres et les secrétaires d'État. Les compétences n'étaient point séparées, sans doute parce que la certaine science et la pleine puissance du Roi se trouvaient là où il avait son fauteuil, et son fauteuil était partout. Il est extraordinaire que cette mécanique n'ait pas été refondue par Louis XIV. En 1669, les quatre secrétaires d'État sont Le Tellier, La Vrillière, de Lionne, qui a succédé à Brienne, Colbert, qui a succédé à Guénégaud. La répartition des affaires particulières est un peu modifiée et plus rationnelle ; la marine, autrefois partagée entre Brienne et Le Tellier, appartient tout entière à Colbert. De même, la répartition des départements géographiques a été retouchée. Par exemple, le Béarn et le Berri, qui appartenaient à Guénégaud, ont passé à de Lionne successeur de Brienne ; la raison en est que de Lionne a cédé à Colbert la part de la marine qui était à Brienne, et qu'en échange il a reçu le Béarn et le Berri[4]. À cette date de 1669, la fortification est toujours partagée entre les quatre secrétaires. Plus tard, Seignelay, Louvois, Colbert de Croissi, Châteauneuf étant secrétaires d'État, la fortification, n'appartiendra plus qu'à Seignelay et à Louvois, au second pour les provinces nouvellement conquises, au premier pour les autres. Le partage des départements est mieux entendu ; Louvois n'a gardé à peu près, de l'ancien lot de son père Le Tellier, que les provinces frontières. Mais d'inexplicables assemblages demeurent ; la charge de Colbert par exemple, comprenait, avec la marine du Levant et du Ponant, la Maison du Roi et le clergé. Demeurent aussi l'a parte des secrétaires d'État et l'impuissance du Conseil des dépêches. Le Roi n'aimait pas ce conseil, il lui témoignait un dégoût, dit Saint-Simon. Peut-être préférait-il que chacun des secrétaires d'État eût affaire à lui en particulier. Mais on verra, au cours du règne, et pour des affaires graves, par exemple les affaires religieuses, de sensibles différences entre les conduites des secrétaires d'État. De même a été gardé et le sera jusqu'à la fin le cumul d'attributions politiques, administratives et judiciaires dans chacun des conseils. A côté d'eux, ou plutôt au dessous, mais non résignés à l'infériorité, les parlements, les chambres des comptes, les cours des aides, le Grand Conseil gardent des attributions politiques, administratives et judiciaires. Ce double et triple emploi est cause d'embarras et de conflits, il est une des gênes irritantes que l'Ancien régime imposera jusqu'à la fin au royaume. Une nouveauté, qui est une des marques du règne, compense les défauts et insuffisances de la mécanique. Le personnel réparti entre ces cadres divers des ministères, des secrétariats d'État et des conseils n'est plus composé que d'hommes dont la fonction sera de servir le Roi, parce qu'il lui plaira d'être servi par eux. Sous la régence de Marie de Médicis, toutes les personnes de qualité avaient droit d'entrer au Conseil des dépêches. Au Conseil des finances, la cohue était si grande qu'on pouvait y couper la bourse. Richelieu fit de longs règlements sur la matière, mais le roi de France n'en était pas encore venu à croire qu'il pût délibérer sans aucuns de notre noblesse. Mazarin ayant laissé les choses se rebrouiller, jusqu'à 120 personnes d'église, d'épée ou de robe, intervenaient au Conseil des finances. Des grands seigneurs, des ambassadeurs, des cardinaux, des prélats, des maréchaux avaient droit de siéger au Conseil des parties. Toutes les portes, bien entendu, s'ouvraient devant les ducs et pairs. Louis XIV, qui a exclu ce grand monde du Conseil d'en haut, lui ferme les portes de tous les autres. En tout et pour tout, deux ducs trouveront place sous son règne dans le personnel d'État, tous les deux au Conseil des finances, qu'ils présideront : le maréchal duc de Villeroi et le duc de Beauvilliers, l'un et l'autre de l'intimité du Roi, et le premier de très médiocre noblesse. Louis XIV voudra bien laisser à de hauts dignitaires le titre de conseiller du Roi en tous ses conseils, mais ce sera un titre sans fonction. Les ducs et pairs demeureront membres de droit du Conseil des parties, mais ils n'y siégeront pas. Trois places y sont réservées à l'Église et trois à l'Épée, en souvenir des temps oui le Roi prenait conseil de ses clercs et de sa noblesse, mais ces hauts conseillers faisaient une petite figure dans ce monde nouveau. C'est le Roi d'ailleurs qui les nommait comme les autres. Nul ne conseille Louis XIV que nommé par lui, payé par lui. Enfin, tout le personnel du Roi est animé d'un même esprit, produit de ce mélange d'administration et de justice, procédurier, retors, impérieux, envahissant, âpre serviteur du Roi. Cet esprit d'État circulait dans tous les conseils ; les maîtres des requêtes et les intendants le portaient dans les provinces. Il faisait une guerre perpétuelle à toutes les dissidences et résistances. Au reste, même les défauts du régime n'étaient pas sans avantages. Le cumul d'attributions aujourd'hui séparées, comme par exemple des affaires intérieures, où tous les secrétaires d'État avaient part, avec la Guerre ou avec les Affaires étrangères, élargissait l'expérience des ministres et leur donnait des vues sur l'ensemble du gouvernement. Toute la France à tout moment passait sous les yeux de Colbert, ministre d'État, surintendant des bâtiments, contrôleur général, secrétaire d'État, membre de tous les conseils. Ce régime donnait aux conseillers du Roi les moyens d'une parfaite éducation politique. II. — L'ACTION DU ROI. LOUIS XIV était bien l'homme qu'il fallait pour y présider. S'il avait été indolent et intermittent, les conflits des institutions entre elles auraient mis la monarchie en anarchie, comme il arrivera au siècle d'après ; homme de génie et de vigueur, la lente machine compliquée l'aurait impatienté, il l'aurait brisée. Il était calme et régulier ; point riche de son propre fonds, il avait besoin des idées d'autrui. Il aimait donc ses conseils. C'était un plaisir pour lui de s'asseoir dans le grand fauteuil, d'écouter bien parler, de bien parler lui-même, de recueillir les voix, et de décider en suivant d'ordinaire la pluralité des suffrages. Jamais on ne le vit s'ennuyer en séance ; une seule fois, dans sa vieillesse, après que la goutte l'avait empêché de dormir deux nuits de suite, il s'assoupit au Conseil des finances. L'assiduité du Roi soutenait la régularité du travail. Les ministres, les secrétaires d'État, les conseillers d'État, les maîtres des requêtes savaient que demain, après-demain au plus tard, ils se retrouveraient en sa présence. Il fallait avoir son avis prêt ; les jeunes gens espéraient que, s'ils avaient bien exposé une affaire, leur fortune était faite. Tout ce monde laborieux vivait ensemble, se voyait constamment et toujours regardait le Roi. Louis XIV a, dès les premiers jours, arrêté les règles de sa conduite envers ses ministres. Il lui plaît — Saint-Simon le lui reproche — que ces hommes, sortis de la pleine et parfaite roture, soient exaltés au-dessus de toute grandeur. C'est une marque de sa toute-puissance que de faire des grands seigneurs avec rien, comme Dieu a tiré l'homme d'un peu d'argile. Mais il surveille jalousement ces créatures, de peur qu'elles ne viennent à se persuader que cette grandeur leur appartient en propre. Il s'est fait une habitude de n'avoir pas beaucoup de ministres et d'en changer le moins souvent possible, et de prendre les fils après les pères. Il a créé deux dynasties ministérielles, les Le Tellier et les Colbert. Les membres de ces familles se succèdent aux affaires qu'ils savent héréditairement. Il semble que ce soit le même conseil auquel préside un roi qui dure toujours. La durée, la stabilité, une régularité de soleil sont les caractères magnifiques de ce règne. Les deux familles naturellement ne s'aiment pas, et cela est agréable au roi : il faut, disait-il à son fils, que vous partagiez votre confiance entre plusieurs, la jalousie de l'un sert souvent de frein à l'ambition des autres. Mais bien qu'ils se haïssent souvent les uns les autres, ils ont des intérêts communs, et peuvent s'entendre pour tromper le maitre. Il faut donc que celui-ci prenne des informations hors du cercle étroit d'un conseil, et qu'il entretienne une espèce de commerce avec ceux qui tiennent un poste important dans l'État. Royalement généreux, à balance qu'il tenait égale, envers ses ministres, il s'appliquait à prévenir leurs désirs, par des grâces qu'ils n'attendaient pas et leur accordait avec facilité celles qu'ils désiraient avec justice. Il souffrait avec patience leur jalousie et leurs mauvaises humeurs, mais le jour où son autorité se trouvait intéressée, il rappelait qu'il était le maitre. Sans doute, Colbert lui avait très souvent exprimé ses griefs contre Louvois, avant de se laisser emporter à une scène qui lui valut, deux jours après, ce billet écrit le 23 avril 1671[5] : Je fus assez maître de moi avant-hier pour vous cacher la peine que j'avais d'entendre un homme que j'ai comblé de bienfaits comme vous me parler de la manière que vous faisiez. J'ai eu beaucoup d'amitié pour vous, il y parait par ce que j'ai fait ; j'en ai encore présentement et je crois vous en donner une assez grande marque en vous disant que je me suis contraint un seul moment pour vous, et que je n'ai pas voulu vous dire moi-même ce que je vous écris, pour ne pas vous commettre à me déplaire davantage. C'est la mémoire des services que vous m'avez rendus et mon amitié qui me donnent ce sentiment ; profitez-en et ne hasardez plus de me lâcher encore, car après que j'aurai entendu vos raisons et celles de vos confrères, et que j'aurai prononcé sur toutes vos prétentions, je ne veux plus jamais en entendre parler. Voyez si la Marine ne vous convient pas[6], si vous ne l'avez pas à votre mode, si vous aimeriez mieux autre chose ; parlez librement, mais après la décision que je vous donnerai, je ne veux pas une seule réplique. Je vous dis ce que je pense pour que vous travailliez sur un fondement assuré, et pour que vous ne preniez pas de fausses mesures. Nous ne savons pas ce que répondit Colbert, mais voici la réplique du Roi : Ne croyez pas que mon amitié diminue, vos services continuant ; cela ne se peut, mais il me les faut rendre comme je le désire, et croire que je fais tout pour le mieux. La préférence que vous croyez que je donne aux autres ne vous doit faire aucune peine. Je veux seulement ne pas faire d'injustice et travailler au bien de mon service. C'est ce que je ferai quand vous serez tous auprès de moi. Croyez en attendant que je ne suis pas changé pour vous et que je suis dans les sentiments que vous pouvez désirer. Un roi qui parlait de cette hauteur, mais avec cette modération et cette bonne grâce, obtenait de tous l'obéissance, l'exactitude et le zèle. Il n'y a pas de doute que c'est Louis XIV qui, pendant tout son règne, a gouverné la France. La médiocrité de son esprit fut tributaire du génie de ses serviteurs, mais ceux-ci ne furent si laborieux, que parce qu'un roi animait le travail et qu'il y présidait en s'y intéressant avec une persévérance inlassable. Au reste, Louis XIV avait le juste sentiment qu'après que ses serviteurs avaient bien travaillé, quelque chose manquait à l'ouvrage que, seul, il y pouvait mettre : Un roi, quelque éclairés et quelque habiles que soient ses ministres ne porte pas lui-même les mains à l'ouvrage sans qu'il y paraisse. III. — LES PROVINCES[7]. LA plus grande difficulté du gouvernement était la diversité de la France. Il n'y avait pas de droit commun à tout le royaume, qui était partagé entre les deux régions juridiques du droit écrit et du droit coutumier. La langue française était inconnue au plus grand nombre des Français. Les zones de la langue d'oc et de la langue d'oïl répondaient à peu près à celles des deux droits ; les dialectes de l'une et de l'autre, très nombreux, demeuraient vivaces. D'autres langues encore étaient parlées en France. Un Parisien qui se rendait en Languedoc, ou bien en Bretagne, s'étonnait de ne pas comprendre et de ne pas être compris. Il admirait l'étrangeté des mœurs et d'être regardé lui-même comme une bête amenée d'Afrique. On trouve dans des récits de voyage d's étonnements d'explorateurs. Au reste, s'il fallait alors huit ou dix fois plus de temps qu'il n'en faut aujourd'hui pour aller de Paris à Marseille, c'est comme si la France d'alors avait été huit ou dix fois plus étendue que la nôtre. Le royaume était un groupement — on pourrait presque dire une fédération — de provinces. Quand les rois avaient acquis les principautés féodales, ils étaient devenus ducs de Normandie ou de Bourgogne, comtes de Champagne, comtes de Provence, etc. Au XVIIe siècle, ces qualités n'étaient pas encore effacées et fondues en la personne royale. Louis XIV s'intitule comte de Provence, ou dauphin de Viennois, ou comte de Valentinois dans des actes relatifs à ces pays. Le Chancelier a dans son coffret deux sceaux, l'un pour le Dauphiné, l'autre pour le reste du royaume. Les frontières des provinces, leurs lois et leurs coutumes ont été conservées, en vertu de contrats conclus avec le Roi au moment qu'il les unissait à la couronne. Ce respect de l'état antérieur et du droit de demeurer ce qu'on était devenu au cours des temps, semblait alors tout naturel. Louis XIV l'observera à l'égard des pays acquis par lui. Par exemple, en 1668, après la première conquête de la Franche-Comté, il signera avec les représentants du pays une capitulation, dont voici le premier article : Toutes les choses demeureront en la Franche-Comté au même état qu'elles sont présentement, quant aux privilèges, franchises et immunités. Parmi les clauses, il en est une qui ordonne : Les institutions, établissements et, instructions du Parlement (de Besançon) seront observées et suivies comme du passé en tous et un chacun de leurs points, et la justice administrée et exercée en ladite Comté suivant le droit canon et les lois civiles et romaines, comme aussi suivant les coutumes, ordonnances et édits de la dite Franche-Comté, et non d'autres. L'acte se termine par cette déclaration : S. M. promet et jure sur les Saintes Évangiles... qu'Elle et ses augustes successeurs les tiendront et maintiendront bien et, loyalement en tous et quelconques leurs privilèges, franchises et libertés, anciennes possessions, usages. coutumes et ordonnances de la Franche-Comté, et généralement qu'elle fera tout ce qu'un prince et comte Palatin de Bourgogne est tenu de faire[8]. Ces chartes étaient précieuses aux provinces parce qu'elles les préservaient de charges nouvelles — la terrible gabelle, par exemple, fut épargnée à la Franche-Comté — ; mais les provinces les aimaient aussi, et peut-être surtout parce qu'elles étaient leurs chartes à elles, qu'elles perpétuaient pour ainsi dire la petite patrie et les habitudes ancestrales, dont quelques-unes au moins étaient fondées en la nature, nature du sol ou nature de l'esprit. Dans chacune des provinces, chaque ville avait ses privilèges, souvent reconnus par le contrat de réunion. En 1668, Besançon a obtenu du Roi la conservation de son académie. Dole s'est fait promettre qu'elle serait le lieu où siégeraient les États de la province. Et partout dans le royaume chaque corps, chaque catégorie de personnes, chaque office avait une sorte de statut personnel. S'il était possible de descendre au petit détail, on trouverait des particularités innombrables, ruines entretenues et habitées encore des autonomies d'autrefois. Le signe visible et considérable de l'autonomie provinciale était la possession d'une représentation politique régulière, les États de la province. Les rois les avaient abolis en un grand nombre de paye ; ceux de la Normandie avaient duré jusqu'au ministère de Mazarin qui les supprima. Mais les États avaient été conservés dans plusieurs provinces du pourtour : Bretagne, Boulonnais, Artois, Bourgogne, Provence, Languedoc, comté de Foix, Béarn, Nébouzan, Conserans, Comminges, Bigorre. Le Cambrésis, la Flandre wallonne, la Franche-Comté gardèrent les leurs après la réunion à la couronne. Les États s'assemblaient sur la convocation du Roi, ici tous les ans, là tous les deux, ailleurs tous les trois ans. Ils étaient divisés en trois ordres, clergé, noblesse, tiers-état, excepté en Béarn où la noblesse et le clergé étaient un seul corps. Ils ne ressemblaient pas les uns aux autres. Il en était d'insignifiants comme ceux de Provence, qui étaient réduits presque à rien. Pour diverses raisons, les États de Languedoc peuvent être donnés en exemple d'États provinciaux. Le Languedoc était la région limitée au nord par le Forez, l'Auvergne, le Rouergue et le Quercy, au sud par le Roussillon et la Méditerranée, à l'ouest par le Comminges, le Conserans et le pays de Foix, à l'est par le Rhône. Il pouvait vivre sur lui-même, car il avait le pâturage, le blé et la vigne, la montagne et la mer, et des eaux nombreuses. C'était une terre illustrée par de vieux souvenirs gaulois, romains et arabes. Au moyen âge, ses comtes ont disputé aux ducs d'Aquitaine la royauté du Midi. Toulouse était une capitale ; son université célèbre lui avait mérité une place parmi les grands lieux de France. On disait : Paris pour voir, Lyon pour avoir, Bordeaux pour dispendre[9], Toulouse pour apprendre. Les Toulousains appelaient leur ville la cité de Pallas, et leur hôtel de ville, le Capitole. Toulouse n'était que la plus grande des cités languedociennes ; Montpellier et Nîmes se paraient de gloires très anciennes, et, vers la frontière d'Espagne, se dressaient les tours carrées de Narbonne et les tours rondes de Carcassonne. Dans les États du Languedoc[10], le clergé était représenté par les trois archevêques d'Albi, de Narbonne et de Toulouse et par les vingt évêques de la province ; la noblesse, par le comte d'Alais, premier noble, par le vicomte de Polignac, second noble, par dix-sept barons, députés-nés de la province, par le baron de tour de Vivarais et par le baron de tour de Gévaudan, c'est-à-dire par un des douze barons du Vivarais et du Gévaudan qui siégeaient à tour de rôle ; le tiers État, par des maires de ville, dont les unes députaient tous les ans, et les autres avaient un tour de représentation. Le tiers comptait autant de députés que les deux premiers ordres ensemble. Les États se réunissaient chaque année au lieu marqué par le Roi. L'archevêque de Narbonne présidait en vertu d'un privilège de sa mitre ; à sa droite, siégeaient les évêques en rochet et camail et, à sa gauche, les barons, l'épée au côté. Les députés des villes étaient assis en face, plus bas, au parterre. De par le Roi, des commissaires exposaient aux États les besoins du royaume et les belles actions et les grands projets de Sa Majesté, puis ils demandaient une contribution, qui s'appelait le don gratuit, et qui était la marque de cet ancien usage, selon lequel les provinces qui n'étaient pas tributaires n'étaient obligées qu'à des dons volontaires. L'affaire était mise en délibération, en même temps que d'autres, qui étaient quelquefois nombreuses, car la compétence des États s'étendait à tout ce qui intéressait la province, finances, commerce, industrie, travaux publics, et cætera. Après que le don avait été voté, l'archevêque donnait la bénédiction aux États qui se séparaient. Auparavant ils avaient départi la contribution entre les vingt-trois diocèses, et envoyé dans chacun des mandements convoquant les assemblées, qui se réunissaient un mois après. Ces assemblées diocésaines étaient comme les États provinciaux de cette sorte de royaume qu'était le Languedoc. Elles répartissaient la quote-part du diocèse entre les communautés selon la recherche du diocèse, c'est-à-dire la procédure faite par un officier de la Cour des aides, assisté d'experts arpenteurs, lequel fait une visite générale de tout le diocèse, estime les fonds qui le composent, communauté par communauté, les réduit à une certaine valeur, eu égard à la bonté et qualité des territoires, commodités ou incommodités de la situation, ou du commerce qui se fait dans le diocèse. L'officier réglait la portion de chaque communauté, qui la distribuait entre les particuliers. La province était pourvue de tous les moyens de discuter avec l'autorité du Roi et même d'y résister. Il n'aurait pas fait bon de refuser le don gratuit, et personne, à l'ordinaire, n'y songeait, mais les États prétendaient garder le droit de consentir. Les États qui se réunirent en 1659 à Toulouse, le Roi étant présent dans la ville, déclarèrent que pour consentir librement, il faut être dans la liberté de ne pas consentir. La discussion du don était une occasion d'exposer les griefs ; les commissaires du Roi étaient obligés d'entendre les remontrances des États sur tous les chefs qu'ils ont à proposer. En 1659, les États allèrent jusqu'à subordonner à des conditions l'octroi du don gratuit. Ils avaient, déclarèrent-ils, après examen de toutes les demandes contenues dans l'écrit du Roi, et après délibérations sur icelles... libéralement donné et accordé au Roi la somme de trois millions de livres... sous les conditions suivantes et non autrement. Les conditions étaient au nombre de vingt-deux, parmi lesquelles : La province et toutes les villes d'icelle seront rétablies en leurs droits, libertés et privilèges. Nulles impositions et levées de deniers ne pourront être faites dans la province de Languedoc, en vertu d'aucuns édits... déclarations et jussions du Conseil... les quels n'auront lieu dans la dite province, pour le présent ni pour l'avenir, ni tous autres qui seront contraires aux droits, libertés et privilèges d'icelle, quoi qu'ils soient faits pour le général du royaume. Les commissaires du Roi acceptèrent ces conditions : Vu par nous la délibération des États... avec les conditions y apposées..., nous, au nom de S. M. avons accepté le don de trois millions de livres..., et promettons de faire exécuter le contenu en icelles, même de fournir les édits. déclarations, arrêts y mentionnés... Les commissaires ajoutaient qu'ils défendaient aux assiettes de s'assembler, tant qu'il n'aurait pas été satisfait, de par le Roi, aux conditions des États. La province de Languedoc entendait donc avoir son régime particulier dans le général du royaume, et le Roi, à cette date, admettait ou faisait semblant d'admettre cette prétention. A la vérité, le Roi se réservait dans les pays d'État, comme dans le reste du royaume la justice et les armes. Sa justice était représentée par les parlements. En 1660, le royaume comprenait-neuf ressorts de ces cours : celui de Paris, de beaucoup le plus considérable, et ceux d' Toulouse, de Grenoble, de Bordeaux, de Dijon, de Rouen, d'Aix, de Pau et de Rennes[11]. Mais il ne faudrait pas croire que les parlements ne fussent que des instruments du pouvoir royal. Quand les rois les avaient créés, ou bien ils avaient simplement transformé une cour féodale antérieure — le Parlement de Rouen, c'était l'ancien Échiquier ducal de Normandie, — ou bien ils avaient fait ce qu'auraient fait à leur place les ducs ou les comtes, s'ils avaient vécu. Les parlements adhéraient à la province. Ils suivaient, selon le lieu, le droit écrit ou la coutume. D'ailleurs, la plupart des parlementaires étaient gens du pays, ou bien ils le devenaient, l'achat d'une charge étant presque toujours un établissement définitif. C'était une rare exception, si quelqu'un d'entre eux regardait vers Paris. Dans les vieilles villes capitales, ils faisaient figure de grands personnages et vivaient une vie solennelle qui leur plaisait. Une partie de leur temps se passait à recevoir des hommages ; ils étaient le sénat de la province et leurs magistrats aimaient à se titrer sénateurs. Les parlements s'entendaient rarement avec les États provinciaux, parce qu'il est rare que deux grands corps avoisinés ne se querellent pas, mais il arriva plus d'une fois que parlementaires et députés firent cause commune contre le Roi. Les États de Provence ayant été suspendus en 1639, le parlement d'Aix avait remontré que la Provence est un État distinct, uni et annexé à la couronne, sans être confondu ni autrement subordonné. Ce qui est une définition claire de l'autonomie. On avait vu, d'ailleurs, pendant la Fronde, des parlements se mêler aux agitations provinciales ou même les conduire. Les armes étaient commandées dans chaque province par le gouverneur. Il était nommé par commission et révocable, mais toujours un grand seigneur, commander les armes ne pouvant être le fait d'un homme de petite maison. Ses attributions étaient principalement militaires, mais aucune fonction n'était définie exactement sous l'ancien régime ; le gouverneur, lieutenant général du Roi, tenait le lieu de la personne royale. A l'arrivée dans la capitale de la province, la municipalité lui présentait les clés et le dais, la milice l'escortait jusqu'à la cathédrale, le Parlement allait le saluer en son hôtel et le conduisait au Palais de Justice, où il s'asseyait, devant les Chambres assemblées, sur un fauteuil fleurdelysé. C'étaient les honneurs royaux, et des gouverneurs pouvaient s'imaginer qu'ils s'adressaient à leur personne. L'État de la France en 1664 dit qu'ils tenaient le lieu des anciens comtes et des anciens ducs. Plusieurs, au temps de la Ligue, s'étaient presque approprié leurs provinces et encore, au temps de la Fronde, des gouverneurs s'étaient révoltés. Ce pouvait être pour le gouvernement de Louis XIV un sujet d'inquiétude qu'un grand seigneur comme le duc d'Elbeuf gouvernât la Normandie, et le duc d'Épernon, la Guyenne, et le duc de Mercœur, le Roussillon, et le prince de Condé, la Bourgogne et Bresse, et le prince de Conti, le Languedoc, et le comte de Soissons, la Champagne et Brie, et le maréchal de Turenne, le Limousin[12]. Il y avait donc antinomie entre la province, antérieure au royaume, cadre donné par la nature à la vie, et qui a gardé ses souvenirs propres, ses mœurs, et ses droits, et le gouvernement royal, qui naturellement tendait à effacer cadres, souvenirs et droits. Aussi ce gouvernement qui sentait la province résister autant qu'elle pouvait, et, à tout le moins, se défendre par la force d'inertie, avait-il créé pour son usage une circonscription, un territoire d'État, si l'on peut dire, la généralité. La généralité avait pour objet l'exploitation financière du royaume ; les finances, conseillères exigeantes et ingénieuses, furent les plus redoutables adversaires du particularisme. Tantôt une province fut divisée en plusieurs généralités, comme la Normandie, et tantôt une généralité, comme celle de Tours, comprit plusieurs provinces (Anjou, Touraine et Maine). Dans ces deux cas, le vieux cadre était encore respecté ; il ne le fut plus quand, par exemple, des morceaux de Bourgogne furent annexés à la généralité de Paris[13]. Il y avait en 1661 vingt-trois généralités dans le royaume[14]. Dans les provinces qui n'avaient pas gardé leurs États, la généralité était subdivisée en élections[15]. L'élection avait d'abord pris le cadre du diocèse, territoire historique et naturel, puisqu'il correspondait à l'ancienne civitas romaine, continuatrice du vieux pays gaulois ; mais il arriva que, pour la commodité du service, telle élection fut fondue dans une autre, ou, au contraire, démembrée en plusieurs, et, dans toutes, des subdivisions furent établies, d'un rayon de cinq à six lieues. Un rayon de tant de lieues, ce n'est plus de la nature, ni de l'histoire. L'administration royale, réagissant contre l'une et l'autre puissance, accommodait et arrangeait le territoire pour son service. Ce progrès était accompli au XVIe siècle, et, au même moment, il fut compromis, comme il a été dit plus haut déjà, mais on ne saurait trop le redire, car c'est un fait considérable de notre histoire. Si la royauté avait placé, dans les circonscriptions nouvelles, des agents nommés par elle et révocables, son œuvre d'État aurait été bien plus vite accomplie ; elle fut égarée par deux habitudes prises, celle de la collégialité et celle de la vénalité. Dans les généralités et dans les élections s'établirent des bureaux d'officiers propriétaires de l'office, trésoriers, receveurs, élus. Ce furent des corporations locales, enracinées au pays, où elles avaient leurs intérêts et leurs relations, capables de résistance, en tout cas ressorts lents et mous de la machine publique. C'est pourquoi peu à peu les intendants avaient été établis par le Roi dans les généralités[16]. Personne n'a été supprimé pour leur faire place, mais ils prennent à peu près la place de tout le monde. Les gouverneurs des provinces gardent leurs honneurs et dignités, mais l'intendant pourvoit à la levée et à la répartition des troupes et au paiement des garnisons. Tous les corps de justice demeurent, mais l'intendant surveille les parlements, fait des rapports sur leurs membres, préside, s'il lui plaît, les tribunaux de second ordre, ou bien il attire la justice à lui et juge en toutes causes en vertu de commissions qui lui sont délivrées de par le Roi. Tous les corps de finances subsistent, mais l'administration financière est surveillée par l'intendant de tout près, elle est proprement sa chose. Des provinces ont conservé leurs États, mais l'intendant y pénètre, en qualité de commissaire du Roi, il fait le discours d'ouverture après la brève harangue du gouverneur, il dit la volonté du Roi, propose le chiffre du don gratuit, conseille messieurs des États, les adjure, les presse ou les menace. Les municipalités sont là toujours avec leurs vieux droits et privilèges, parmi lesquels celui de nommer les maires et échevins et de gérer leurs finances, mais l'intendant préside aux élections, impose ses candidats et refait les comptes. Les attributions comprises dans le titre d'intendant de justice police et finances, si étendues qu'elles soient, le Roi ne les trouve pas suffisantes. Il veut que l'intendant s'informe de l'état de nos affaires, qu'il veille à l'observation de nos édits, administration de la justice civile et criminelle et de la police, ensemble les autres affaires concernant le bien et le repos de nos sujets. Cela comprend tout le gouvernement des hommes. L'intendant, c'est le Roi présent en la province. Au temps de Louis XIV, les intendants sont établis définitivement : Encore rares et peu puissants, dira Saint-Simon, ils ont été peu en usage avant ce règne ; le Roi et encore plus ses ministres, de même espèce que les intendants, les multiplièrent, fixèrent leurs généralités, augmentèrent leurs pouvoirs. Tels étaient, au milieu du XVIIe siècle, le gouvernement et l'organisation de la France : c'est un mélange d'antique et de moderne ; de vieilles formes persistent ; des résistances du passé vont s'affaiblissant, mais sont encore des obstacles et des gênes. C'est l'aspect d'une cité séculaire, dont les monuments rappellent les dates de la vie, les pensées et les styles successifs ; la circulation, dans les voies mal alignées, est exposée aux heurts et aux encombrements. Mais la puissance du Roi s'épanouit en une personne vraiment royale, l'autorité se concentre en une seule main, redoutée, en même temps aimée, bientôt presque adorée. Elle est servie par de grands ministres, par des conseils laborieux et par des agents dressés et dociles. Elle n'a rien à redouter au dedans ni au dehors ; le Roi écrit au préambule de ses mémoires : Tout était calme en tout lieu ; ni mouvement, ni crainte de mouvement dans le royaume qui pût m'interrompre et s'opposer à mes projets.... Il semble donc qu'il ait été possible à ce moment-là d'achever l'œuvre monarchique depuis si longtemps commencée, et même de faire des choses nouvelles. |
[1] SOURCES : Les États de la France, sorte d'almanachs royaux, qui commencent à paraître en 1648. Les divers actes législatifs dans Isambert, Recueil..., aux t. XVIII et XIX. Spanheim, Relation de la Cour de France en 1690, édition E. Bourgeois, publiée dans les Annales de l'Université de Lyon, Paris et Lyon, 1900. Les Relazioni des ambassadeurs vénitiens, au t. III.
OUVRAGES : A. de Boislisle, Les Conseils sous Louis XIV, en appendice aux t. IV, V, VI, VII de son édition des Mémoires de Saint-Simon (Collection des Grands Écrivains) et en tirage à part, Paris, 1891 — étude excellente sur les conseils, les ministres, les secrétaires d'État, et qui donne la bibliographie de ces questions. Aucoc, Le Conseil d'État ayant et depuis 1789, Paris, 1876. Comte de Luçay, Les secrétaires d'État depuis leur institution jusqu'à la mort de Louis XV, Paris, 1881. Voir aussi, de Noël Valois, l'introduction à l'Inventaire des arrêts du Conseil d'État, Paris, 1886.
[2] Voir sur le gouvernement pendant les règnes précédents, Hist. de France, V-1 et VI-2. — Il est impossible de donner actuellement une idée précise des transformations qui se sont produites dans le gouvernement depuis le XVe siècle. Elles sont compliquées et confuses, elles ont été opérées par mesures de détail. n'ont pas été codifiées. Il faudrait beaucoup d'études comme celles qui ont été citées à la note précédente pour éclairer notre histoire constitutionnelle. — Ce chapitre ne peut que donner un aperçu de ce qu'était le gouvernement comme il appareil dans l'ensemble du règne.
[3] A côté de ces quatre grands conseils, d'autres travaillent, qui sont d'espèce différente. Le Conseil de conscience a gardé l'attribution qui lui fut donnée par Richelieu : Délibérer et donner avis tant de tout ce en quoi le Roi peut craindre que sa conscience soit intéressée, que du mérite de ceux qui prétendront être nommés aux prélatures et bénéfices. Louis XIV y appela d'abord trois prélats et son confesseur, ensuite seulement son confesseur et l'archevêque de Paris, et, plus tard, son confesseur seul. C'est dans le seconde partie du règne que ce conseil prendra toute son importance. On trouvera plusieurs autres conseils au cours de l'histoire du règne.
[4] Une charge de secrétaire d'État coûtait très cher. Lionne avait acheté celle de Brienne 900.000 livres. Les intérêts de ce capital étaient fournis par l'exploitation de la charge. Lionne a donc droit à une compensation pour le bénéfice qu'il tirait de la marine. Colbert, outre la cession du Béarn et du Berri, paye 4.000 livres de rentes à Lionne, auquel le Roi fait une gratification de 100.000 livres. Ces arrangements singuliers, où des intérêts privés Interviennent dans le service public, sont donc un des effets de la vénalité des charges. Le fait que tes offices étaient un des modes les plus répandus de la propriété a eu des conséquences très considérables de toute sorte, qui mériteraient d'être étudiées.
[5] Dans Clément, Lettres..., t. VII, pp. 53-4.
[6] Cette parole est d'ailleurs singulière : — Si la marine ne vous convient pas. si vous ne l'avez pas à votre mode, — dite à l'admirable créateur d'une si belle marine. Le Roi semble dire : Que ce soit vous ou un autre qui ait la marine, cela m'est égal.
[7] SOURCES : Les Mémoires de N.-J. Foucault, 1650-1719 (Collection des documents inédits). Depping, Correspondance administrative sous le règne de Louis XIV, (Collection même, t. I. États provinciaux, Affaires municipales et communales). Clément, Lettres... (Les documents relatifs aux Pays d'États sont épars dans toute cette correspondance ; voir à la table analytique les mots États (Pays d') et États provinciaux. Des documents nombreux sont mis dans l'Histoire Générale du Languedoc, nouvelle édition, t. XIII (par E. Roschach), Toulouse, 1577. Le t. XIV de cette Histoire est un recueil de documents.
OUVRAGES : Babeau, La Province sous l'Ancien régime, 2 vol., Paris, 1894, — et Les voyageurs el France depuis la Renaissance jusqu'à la Révolution, Paris, 1885. — Grün, Les États provinciaux sous Louis XIV, nouvelle édition, Paris, 1900. La Ferrière, Étude sur l'histoire et :organisation comparée des États provinciaux, dans les Séances et travaux de l'Académie des Sciences morales et politiques, 1860, 3e trimestre. Le t. XIII, de l'Histoire du Languedoc. — Godard, Les pouvoirs des intendants sous Louis XIV, Paris, 1901. Boyer de Sainte-Suzanne, Les intendants de la généralité d'Amiens, Paris, 1885. Monin, Essai sur l'histoire administrative du Languedoc pendant l'intendance de Bastille, Paris, 1884. L. Duval, État de la généralité d'Alençon sous Louis XIV, Alençon, 1890. Astre, Les intendants du Languedoc, dans les Mémoires de l'Académie de Toulouse, de 1859 à 1861. Marchand, Un intendant sous Louis XIV, Lebret, Paris, 1889 ; O'Reilly, Mémoires sur la vie publique et privée de Cl. Petiot, Paris, 1881, 2 vol. Chéruel (introduction du Journal d'Ol. Lefèvre d'Ormesson). Baudry (introduction des Mémoires de Foucault).
[8] Recueil des Édits et déclarations... registrés au Parlement de Besançon, Besançon, 1771, t. I, p. 9. Voir Piépape, Histoire de la réunion de la Franche-Comté à la France, 2 vol., Paris, 1881.
[9] C'est-à-dire dépenser.
[10] Voir dans Depping, Correspondance, au t. I, pp. 1 et suiv. le Mémoire de la province de Languedoc dressé par ordre du Roi.
[11] Aux neuf parlements, il faut ajouter les Conseils souverains d'Alsace et d'Artois. Après la conquête de la Franche-Comté, le parlement de Besançon sera conservé. Après les acquisitions en Flandre sera créé le Conseil souverain de Tournai (avril 1889).
[12] Voir dans l'État de la France en 1661 la liste des provinces avec leurs gouverneurs. La Lorraine y est comprise, le duc de Lorraine lui est attribué comme gouverneur.
[13] Pour la formation d'une généralité, voir la préface de l'Inventaire des Archives de la Vienne, série C (Généralité de Limoges), par A. Leroux, 1891.
[14] Liste des généralités en 1661 : Aix, Alençon, Amiens, Bordeaux, Bourges. Caen, Caillons. Dijon, Grenoble, Limoges, Lyon, Montauban, Montpellier, Moulins, Nantes, Orléans, Paris, Poitiers, Riom, Rouen, Soissons, Toulouse, Tours. — En août 1674, la généralité de La Rochelle sera formée avec des territoires enlevés aux généralités voisines.
[15] Dans les pays qui ont conservé leurs États a persisté l'ancienne division en diocèses bailliages ou vigueries. Pourtant le Dauphiné, bien que pays d'États, était subdivisé en élections.
[16] D'ordinaire chaque généralité est en même temps une intendance. Toutefois, il arrive que deux et même trois généralités sont réunies sous un même intendant : par exemple les deux généralités de Toulouse et Montpellier forment l'intendance de Languedoc. — La généralité de Nantes (ou de Bretagne) n'a d'intendant qu'à partir de février 1689. — D'autre part, l'Alsace, la Flandre wallonne, le Hainaut, les Trois-Évêchés, ont des intendants, sans être des généralités. Il en sera de même, à partir de 1667, pour les provinces conquises en Flandre (intendance de Flandre maritime), et pour la Franche-Comté après l'annexion.