I. — LA POLITIQUE ET LA GUERRE DE 1648 A 1660. LES cinq années de la Fronde avaient fait perdre à la France en Italie les présides de Toscane, que les Espagnols reprirent, et Casai, d'où le duc de Mantoue renvoya la garnison française ; dans la Flandre maritime, Dunkerque, Gravelines, Mardick et Furnes ; au delà des Pyrénées, la Catalogne. La guerre traîna six ans encore entre deux adversaires fatigués et incapables de frapper de ces coups qui font tomber les armes. En 1633, Condé, passé au service de l'Espagne, prit Rocroi et manqua Arras que Turenne délivra ; en 1655, il prit Saint-Guillain, et Turenne, Landrecies ; en 1656, il força Turenne à lâcher le siège de Valenciennes, et cet échec des armes du Roi mit le cardinal en grande inquiétude. Mazarin chercha une alliance pour en finir avec les Espagnols, et, ne pouvant rien espérer de la Hollande, il s'adressa en Angleterre. L'Espagne, de son côté, sollicitait le Protecteur, qui hésitait entre les deux alliances. S'il se déclarait contre la France, il flatterait le sentiment populaire anglais et se vengerait de l'hospitalité donnée par la Cour de France aux Stuarts, mais la guerre avec l'Espagne serait l'occasion de fustiger cette monarchie papiste, et en même temps d'entreprendre sur son empire colonial. La politique du Protecteur trouvait d'heureuses combinaisons entre le sacré et le profane. Il demanda aux Espagnols la liberté du commerce dans les Indes occidentales et le droit, pour les Anglais séjournant en Espagne d'y posséder une Bible sans danger d'être inquiétés par l'Inquisition. Les Espagnols refusèrent. Il envoya aux Antilles une flotte qui manqua Saint-Domingue en avril 1655, mais s'empara de la Jamaïque. Cependant il ne s'empressait pas de conclure avec la France. Il reprochait à Louis XIV, par une lettre écrite au mois de mai de la même année, les violences que des troupes françaises, passant en Piémont, avaient commises contre les Vaudois des Alpes, et il parlait d'envoyer 50.000 hommes en Italie, sachant d'ailleurs qu'il n'en ferait rien. Enfin la déclaration de guerre qu'il reçut de l'Espagne en novembre 1655 le décida à mieux écouter les propositions françaises. Il mit un gros prix à l'alliance offensive et défensive qu'il consentit le 23 mars 1657 : ensemble, on attaquerait Dunkerque, Mardick et Gravelines, l'Angleterre bloquerait les ports et débarquerait 6000 hommes, elle garderait à la paix Dunkerque et Mardick. Ainsi Mazarin ne s'inquiétait point de donner aux Anglais un autre Calais. Pourtant on se souvenait en France, comme d'une injure, de la longue occupation de Calais par une garnison anglaise. Henri IV avait mieux aimé laisser prendre cette ville par les Espagnols que de permettre aux Anglais d'y rentrer. Probablement Richelieu n'aurait jamais consenti à ramener les Anglais sur nos côtes, étant Français de vieille roche. Peut-être Mazarin pensait-il que la République ne vivrait pas en Angleterre et qu'il remettrait un jour la main sur la carte aventurée dans ce coup de partie. Ou bien il voulait en finir à tout prix. La France, dit l'ambassadeur vénitien Nani, tombée en extrême langueur, ne pouvait mettre en campagne que des armées médiocres, et conquérir chaque année que quelques pouces de terre et de petites places... Chacun détestait la guerre... n'y ayant pas une maison qui n'eût à compter plusieurs deuils... Et puis, le cardinal craignait qu'un succès de Condé ne réveillât la Fronde. Il crut qu'il ne pouvait payer trop cher le seul moyen de contraindre enfin l'Espagne à consentir la paix. Il négociait aussi en Allemagne pour s'assurer contre le péril d'une intervention aux Pays-Bas de l'Empereur, qui avait commencé d'y envoyer des soldats. Ferdinand mourut en avril 1657. Mazarin eut l'idée de faire élire Louis XIV empereur, et le jeune roi s'en alla passer à Metz les mois de septembre et d'octobre. Ainsi l'Empire, qui avait été transféré en l'an 800 des Romains aux Francs, puis, au XIe siècle, des Francs aux Allemands, aurait fait retour à la France. Mazarin, de son coté, rêvait par moments de la tiare. Son pupille monté à l'Empire et lui au Saint-Siège, ils auraient ensemble, comme autrefois Charlemagne et Hadrien, gouverné le temporel et le spirituel. Mais il y a tout de même des choses qui n'arrivent pas. Il fallut abandonner la candidature du Roi et se contenter d'empêcher l'élection d'un Habsbourg, s'il était possible. Le maréchal de Gramont et Hugues de Lionne furent envoyés, bien munis d'argent, à Francfort, pour y négocier avec les électeurs. Ils y arrivèrent au mois d'août 1657 et tinrent boutique ouverte. Leur argent trouva preneurs, mais l'électeur de Bavière, dont ils poussaient la candidature, se déroba. L'élection de Léopold était certaine. Les Français demandèrent du moins qu'il promit, par sa capitulation, de ne se mêler en façon quelconque dans les guerres qui se font présentement en Italie ni dans le cercle de Bourgogne. Ils l'obtinrent sans peine, car, si la France voulait empêcher l'Empereur de secourir l'Espagne, les princes allemands n'entendaient pas que l'Empire fat employé au service particulier des Habsbourg. Cette rencontre des intérêts de la France et de ceux des princes fit que, le 15 août 1658, une ligue fut conclue entre les électeurs de Mayence, de Cologne et de Trèves, le duc de Neubourg, les trois ducs de Brunswick, le landgrave de Hesse et le roi de Suède en sa qualité de duc de Brème et de Verden. Le roi de France adhéra le lendemain à titre de membre de la paix. Il est écrit dans l'acte d'adhésion que le Roi très chrétien et les confédérés ont conclu entre eux une bonne amitié et une correspondance de défense mutuelle. Si au sujet ou sous prétexte de cette correspondance, ils étaient traités en ennemis par qui que ce puisse être, soit au dedans, soit au dehors de l'empire, alors ils s'assisteront l'un l'autre de tout leur pouvoir et feront marcher leurs armées. Le Roi reçut l'assurance que les ligués ne laisseraient pas passer de troupes envoyées contre lui aux Pays-Bas ou ailleurs. Cette Ligue du Rhin était avantageuse à la France, mais l'archevêque de Mayence, tout autant que Mazarin, l'avait désirée. Cet électeur, Jean-Philippe de Schönborn, était un personnage curieux, instruit, d'une conversation libre et gaie, très bon administrateur, et tolérant au point d'employer des luthériens à son service. Il regardait l'Empire comme une aristocratie gouvernée par le collège électoral, dont il était le chef, et l'Empereur comme une sorte de président d'honneur. Les ambassadeurs de France à Francfort louent son amour très particulier pour sa patrie, à laquelle il voulait garder la paix si chèrement acquise. Il craignait par-dessus tout de voir rallumer un feu qui avait embrasé l'Allemagne et l'avait quasi réduite en cendres. Il disait et répétait : Inquire pacem et persequere eam, cherche la paix, poursuis la paix. Il se remémorait la gloire du Saint-Empire, qui avait été autrefois l'arbitre entre les nations, et celle du siège de Mayence auquel l'archichancellerie était attachée. C'était, un archéologue en politique, mais l'homme qui rêvait ces restaurations impossibles n'était pas capable de trahir sa patrie. Il voulait bien s'entendre avec la France, mais sur les points seulement où les intérêts de cette puissance s'accordaient avec ceux de l'Allemagne comme il les comprenait. Les ambassadeurs de France se plaignirent de sa conduite pendant les négociations; un moment. ils s'étaient brouillés avec lui. La Ligue du Rhin n'est donc pas une opération géniale et extraordinaire de la politique de Mazarin, ni une preuve de l'asservissement de l'Allemagne aux desseins de la France. Les princes catholiques et protestants, qui s'étaient ligués pour maintenir la paix toujours menacée par la politique des Habsbourg, pouvaient considérer leur union comme un acte patriotique. Des patriotes germaniques en ce temps-là déjà souhaitaient que l'Autriche fût déracinée du sol allemand. Et si la politique de la France en Allemagne avait. été par la suite sage et sincère, l'Autriche, dépouillée de l'Alsace, son extrême avant-poste occidental, et coupée de ses communications avec les Pays-Bas par la Ligue du Rhin, aurait été rejetée vers l'Orient, deux siècles avant Sadowa. En Italie, Mazarin regagna les princes qui avaient fait défection avec la fortune. Il maria, en 1654, Alphonse d'Este, fils du duc de Modène, à une de ses nièces qu'il dota royalement; il obtint, en 1655, du duc de Mantoue qu'il acceptai, dans Casai une garnison suisse payée par la France. La même année, une petite armée franco-piémontaise entra dans le Milanais, mais ne sut pas prendre Pavie. Une expédition contre Naples en 1654 n'avait été, comme tant d'autres en ce pays, qu'un débarquement et rembarquement sans avoir rien fait. C'était à la frontière des Pays-Bas que devait se décider le sort de la guerre. Mazarin aurait voulu employer autrement qu'au siège de trois villes les beaux régiments anglais qui débarquèrent à Boulogne au mois de mai 1657, mais Cromwell ne le permit pas. Mardick fut prise en octobre et livrée aux Anglais. En mai 1658, Turenne investit Dunkerque, les Espagnols commandés par don Juan d'Autriche et par Condé voulurent la secourir, ils furent grièvement battus aux Dunes, le 14 juin. La ville capitula et les Anglais y entrèrent. Gravelines, prise en août, resta à la France. Turenne s'empara d'Audenarde, d'où il menaçait Bruxelles et Gand, puis d'Ypres et d'autres places encore. La Flandre était à peu près conquise, et l'on pouvait croire qu'elle le serait toute entière l'année qui venait. Cependant l'Espagne ne se résignait pas à la paix. Il lui coûtait de s'avouer vaincue, et tout autant peut-être de se donner la peine d'une résolution grave, comme était celle d'en finir avec une guerre commencée depuis vingt-quatre ans, et dont elle avait pris l'habitude. Elle savait d'ailleurs que la principale condition d'une paix avec la France serait le mariage du Roi avec l'infante aînée Marie-Thérèse. Or l'Espagne n'avait pas de loi salique, les femmes, à défaut d'héritiers males, succédaient à la couronne, et Philippe IV n'avait qu'un fils, né en 1657, si faible et fragile qu'on ne pouvait guère espérer qu'il vécût. La cour de Madrid répugnait à donner à la France l'espoir qu'une reine française régnerait un jour sur les Espagnes. Elle feignit de ne pas entendre la proposition de mariage qui lui fut faite en 1656, bien qu'on eût ajouté que, si elle l'accueillait, la paix serait bientôt conclue. Mazarin employa pour la contraindre la variété de ses moyens, tantôt terrorisant, tantôt alléchant le conseil d'Espagne, comme dit l'ambassadeur de Venise. La Reine mère désirait depuis toujours le mariage espagnol, espérant qu'il réconcilierait ses deux patries. Elle pressait le cardinal de l'obtenir. Ses instances furent plus vives après qu'une maladie grave eut mis le Roi en danger au mois de juillet de l'année 1658. Il sembla que ce fût un avertissement de Dieu irrité contre les discordes qui tourmentaient la chrétienté : On interpréta, écrit l'ambassadeur Nani, la maladie comme une voix du ciel exigeant la paix, et la Reine mère en fut si émue et le cardinal si effrayé que l'on croit fermement que la susdite reine s'est obligée par un vœu secret à faire tout ce qu'elle pouvait pour amener la paix. Ce qui est sûr, c'est que, eu rappelant au cardinal Mazarin comment, au temps des barricades et de la guerre civile, elle avait exposé elle-même et la couronne pour le défendre, elle a exigé qu'a son tour, par gratitude, il fit le possible pour lui faire donner comme belle-fille l'infante sa nièce avec la paix pour dot, lui promettant de le soutenir dans la direction des affaires, de façon qu'il n'eût pas moins d'autorité en temps de paix qu'il n'en avait eu pendant les agitations de la guerre[2]. D'ailleurs, l'âge était venu de marier le Roi, qui passionnait de l'être, car il avait le tempérament amoureux. C'était chose convenue qu'à défaut de l'infante, il épouserait la princesse Marguerite de Savoie, son autre cousine germaine. La Cour de France parut se décider pour le second projet, un rendez-vous fut donné à la famille de Savoie à Lyon pour le mois de novembre. Malgré le désir qu'en exprima la duchesse de Savoie, aucune promesse ne lui fut donnée avant l'entrevue : le mariage se ferait si la jeune fille plaisait au Roi. Louis XIV, la Reine mère et le cardinal arrivèrent à Lyon le 24 novembre. Lorsque les dames de Savoie furent annoncées, le Roi alla au-devant d'elles avec sa mère jusqu'à une demi-lieue. Il trouva sa cousine Marguerite un peu basanée, mais fort agréable et bien faite. Pendant le retour à la ville, il l'entretint gaiement et, contre sa coutume, parla beaucoup. Si bien que la duchesse douairière, qui était venue à Lyon présenter une fille à marier, espéra qu'elle la remmènerait fiancée au roi de France. Cependant la nouvelle du voyage de Lyon avait couru toute l'Europe, et la cour d'Espagne en fut troublée. Le roi Philippe voyait par ce mariage la guerre s'établir entre la France et l'Espagne plus fortement que par le passé. Il avait à craindre en effet une plus grande vigueur des hostilités en Italie. De nulle part, il n'attendait un secours. La mort de Cromwell, survenue au mois d'août, lui avait enlevé l'espoir d'un revirement de la politique anglaise, qu'il avait pu croire possible tant que le Protecteur vécut, car, dit l'ambassadeur Nani, cet homme infiniment astucieux... maintenait les deux couronnes (de France et d'Espagne) dans un tel effroi que ni l'une ni l'autre n'osait murmurer une parole de paix par crainte de lui donner des soupçons, et que l'autre ne se prévalût de cette ombre de velléité. Et puis le roi Philippe sentait de jour en jour plus douloureusement la honte de l'interminable guerre de Portugal ; cette année même 1658, son armée avait été battue par les Portugais à Elvas. Il comprenait qu'il ne viendrait à bout de ce proche ennemi que s'il se réconciliait avec la France. Enfin peut-être que, tout en répugnant au mariage de sa fille avec Louis XIV, il le sentait voulu par une sorte de fatalité. L'infante, qui n'osait pas penser grand'chose, avouera plus tard qu'elle avait dans le cœur un pressentiment qui l'avertissait que le Roi devait être son mari et qu'elle seule était entièrement digne de lui par la grandeur de sa naissance. Toujours est-il que le roi Philippe, apprenant la menace du mariage de Savoie, déclara : Esto ne puede ser, y ne sera, cela ne peut pas être et ne sera pas. Il envoya en hâte et en secret un messager offrir au cardinal le mariage et la paix. Ce messager, Pimentel, arrivé à Lyon, proposa le mariage au cardinal. L'affaire fut tout de suite conclue. Le Roi, connaissant par la bonté de son jugement la distance infinie qu'il y avait entre l'infante et la princesse Marguerite ne balança pas un moment... à donner son consentement. Les dames de Savoie firent à la mauvaise fortune aussi bon visage qu'elles purent. Le cardinal leur promit que le Roi épouserait la princesse s'il survenait un empêchement au mariage avec l'infante. Il fit cadeau à la princesse de pendants d'oreille de petits diamants et d'or émaillé de noir... avec une quantité de bijoux de senteur. Mademoiselle raconte que la jeune fille en fut ravie : Tout le monde qui était du voyage admira le changement de l'avoir vue pleurant l'après-dînée et de la voir si gaie le soir. Ce voyage de Lyon avait été un tour d'adresse de Mazarin et bien de sa manière. Il est possible qu'il n'ait pas instruit de ses intentions la Reine mère et le Roi, mais possible aussi que la mère et le fils aient joué la comédie comme le cardinal. La négociation pour le mariage et pour la paix, commencée à Lyon, fut continuée à Paris où la Cour rentra à la fin de janvier 1659. Elle fut très longue et difficile ; le 4 juin seulement, des préliminaires furent signés. Mazarin et don Luis de Haro, le principal ministre d'Espagne, se donnèrent rendez-vous dans un flot de la Bidassoa. Pendant cinq mois encore, d'août à novembre, on causa. Don Luis de Haro se défendit opiniâtrement sur tous les points ; l'ambassadeur vénitien l'admire d'avoir attiré le cardinal comme dans une embuscade au congrès des Pyrénées, et de l'avoir enfermé dans un coin, d'où, maintenant que les espérances de paix étaient divulguées comme certaines, il ne pouvait se retirer sans se rendre victime de la haine et de l'abomination du monde. L'Espagne exigea le rétablissement en ses biens et dignités du prince de Condé, par scrupule d'honneur, et aussi pour montrer aux Français qu'elle n'abandonnait pas ses amis et ne pas décourager de s'adresser à elle les mécontents de l'avenir. Le cardinal ne voulait, pas consentir une condition qui offensait l'honneur du Roi. Déjà, en 1656, des négociations avaient été rompues sur le refus de la France de mettre au traité le nom du rebelle. Don Luis insista, il offrit de céder Philippeville, Marienbourg et Avesnes comme rançon du prince de Condé et même il menaça de le pourvoir d'une principauté dans les Calabres, ou à la frontière même de France. Il fallut bien que le cardinal cédât. Condé fit savoir au Roi qu'il avait une extrême douleur d'avoir depuis quelques années tenu une conduite qui a été désagréable à Sadite Majesté. Il ajouta qu'il voudrait pouvoir racheter de la meilleure partie de son sang tout ce qu'il a commis d'hostilité dedans et hors de la France, et qu'au reste il ne prétendait rien que de la seule bonté et du propre mouvement dudit Seigneur Roi son souverain seigneur. Alors le Roi en contemplation de la paix et en considération des offices de Sa Majesté catholique... usant de sa clémence royale, reçut le prince en ses bonnes grâces. Il promit de lui donner le gouvernement de la province de Bourgogne et Bresse, de lui restituer ses biens, honneurs, dignités et privilèges de premier prince de son sang. Ce rétablissement de Condé fut un succès des négociateurs espagnols. C'en fut un autre, que le consentement du roi de France à l'abandon de son allié le roi de Portugal. L'engagement qu'il prit de ne le secourir en aucune manière est répété en termes surabondants par des articles secrets, et l'on voit bien qu'il est une des conditions auxquelles l'Espagne attachait le plus de prix. Enfin cinq articles du traité énumèrent les restitutions faites par la France à l'Espagne aux Pays-Bas — où elle rendit Ypres, Ondenarde, Dixmude, Fume, etc., — en Italie, en Franche-Comté, et du côté d'Espagne, où elles étaient nombreuses et considérables. Par contre, la France fit insérer au traité les clauses de la convention qu'elle prétendait imposer au duc de Lorraine : démantèlement de Nancy, cession à la France du duché de Bar, de Moyenvic, Stenay, Dun, Jametz et du comté de Clermont. Si le duc ne les acceptait pas, la Lorraine demeurerait occupée par les troupes françaises. Le roi d'Espagne n'avait pas cru qu'il fût engagé d'honneur envers Charles IV, qui ne savait pas ce que c'était que l'honneur, et qu'il tenait en prison à Madrid depuis cinq ans. L'Espagne restituait Juliers au duc de Neubourg, allié de la France, elle cédait à la France Philippeville, Marienbourg et Avesnes : ces quatre places étaient la rançon de Condé. Elle cédait en outre le Roussillon et la Cerdagne, l'Artois moins Aire et Saint-Omer : en Flandre, Gravelines, Bourbourg et Saint-Venant ; en Hainaut, Landrecies et Le Quesnoy ; en Luxembourg, Thionville, Montmédy et Damvilliers. Les Pays-Bas, dont la possession semblait à Mazarin si nécessaire à la monarchie, étaient donc à peine entamés, mais ils étaient compris dans les espérances que l'infante apportait en dot au roi de France. Le roi Philippe s'inquiétait de ces espérances. On le vit un jour, oubliant sa dignité naturelle, pleurer en public. Il exigea qu'une renonciation de l'infante à la succession de tout ou partie de la monarchie fût stipulée en termes très précis et répétés. Mazarin avait demandé que les Pays-Bas en fussent exceptés, don Luis de Haro ne consentit aucune réserve. En compensation, les Français exigèrent une dot. L'article 2 du contrat de mariage stipule qu'elle sera de 500.000 écus d'or, payable à Paris en trois termes, et l'article 4 commence par ces mots : Que moyennant le paiement effectif fait à S. M. T. C.... la dite sérénissime infante se tiendra pour contente et se contentera du susdit dot, sans que par cy après elle puisse alléguer aucun sien autre droit... La validité de la renonciation était donc attachée au paiement de la dot. Les Espagnols n'avaient pu, sans se déclarer insolvables, refuser ce moyennant, que Hugues de Lionne avait imaginé. Le premier tiers devait être payé au temps de la consommation du mariage. Il faudra, dit à ce propos un des négociateurs espagnols, que ce moyennant terrifiait, ou que l'Espagne abîme entre ci et la veille des noces, ou que tous les Espagnols tant que nous sommes engagions tout notre bien et nous mettions tous en prison, s'il est nécessaire, pour ne manquer pas un instant à payer les 500.000 écus d'or, pour ne détruire pas nous mêmes et par notre faute tout l'effet des renonciations de l'Infante qui deviendraient nécessairement nulles... Mais le mariage fut consommé au mois de juin de l'année 1660. Aucun écu d'or ne vint d'Espagne à ce moment ni n'en devait venir. Mazarin a donc espéré qu'un jour la reine de France aurait l'occasion de faire valoir ses droits à la succession d'Espagne. Rien n'était moins assuré pourtant : Philippe IV n'avait qu'un fils malingre, mais d'autres enfants pouvaient lui naître, puisqu'il était âgé de cinquante et un ans seulement et remarié à une femme jeune ; il lui en naîtra en effet. Si Mazarin a sacrifié l'acquisition des Pays-Bas à une incertaine éventualité, il a donc joué gros jeu. ll a gagné, il est vrai : la succession s'ouvrira en 1700, le XVIIIe siècle verra un Bourbon régner à Madrid et sur les Indes Occidentales, un à Naples, un à Parme et à Plaisance. Aussi le mariage de Louis XIV et les suites du moyennant sont admirés par des historiens. Et il est vrai que la maison royale de France trouva dans les articles matrimoniaux du traité des Pyrénées la gloire d'essaimer les fleurs de lys. Mais le royaume de France n'en retira ni honneur ni avantage. Ce mariage inspira au roi Louis XIV des ambitions trop grandes, qui, tout de suite révélées, inquiétèrent ses alliés autant que ses ennemis. Au reste, il sera obligé de conquérir les provinces qu'il réclamera de par les droits de la Reine : il les aurait tout aussi bien conquises, s'il avait épousé une autre femme. Et la succession d'Espagne ouvrira une des plus longues et plus horribles guerres de l'histoire moderne. La France y perdra des colonies et n'y gagnera pas un pouce de territoire. Plus tard, lorsque les Bourbons espagnols se seront répandus en Europe, la politique française s'embarrassera de leurs intrigues et de leur faiblesse. Mariages entre les maisons de Bourgogne, d'Autriche et d'Espagne aux XVe et XVIe siècles, mariage franco-espagnol de l'an 1660, ces unions entre personnes propriétaires de peuples ont engendré de terribles maux qui n'étaient pas nécessaires et ne furent utiles à rien ni à personne. Le mariage de Louis XIV avec Marie-Thérèse n'est en vérité qu'une affaire qui brille. Si Mazarin s'est laissé décevoir par cet éclat et s'il a préféré aux intérêts du royaume la gloire de la dynastie, ce fut une erreur immense. Richelieu sans doute ne l'aurait pas commise, étant Français naturel. Mais, pour condamner de ce chef le cardinal Mazarin, il faudrait être sûr que la conquête des Pays-Bas aurait pu être facilement achevée, que la Ligue du Rhin, conclue mais non encore organisée, aurait empêché l'Empereur de secourir l'Espagne, et qu'à In fin la Hollande ne se serait pas mise en travers. Supposé que Louis XIV n'aurait pas épousé l'Infante, le roi Philippe t'aurait donnée à l'empereur Léopold, l'espérance de la succession du Habsbourg de Madrid aurait passé au Habsbourg de Vienne, et c'était peut-être, dans l'avenir, l'Empire de Charles-Quint reconstitué. L'historien ne peut pas savoir ce qui serait arrivé, si, au moment où un homme d'État a fait son choix entre deux partis, il avait pris le contraire de celui qu'ils choisi. Il ne peut non plus discerner, entre les mobiles d'une conduite, celui qui détermina la résolution. Il serait une dupe s'il croyait aux raisons que donnent de leurs gestes les acteurs de l'histoire. Mazarin a pu être décidé par le visible épuisement du royaume, par la beauté diplomatique de la combinaison du mariage et la grandeur des possibilités offertes à l'avenir, par les instances, récriminations et importunités de son amie la Reine, par l'envie d'en finir. Fatigué, malade, peut-être qu'il en avait assez, comme on dit. Notre habitude de nous figurer que les personnages historiques ne sont pas des personnes comme nous, fait que nous cherchons souvent au loin des raisons qui sont proches et simples. Mazarin avait, d'ailleurs, grand besoin de la paix avec l'Espagne pour pacifier le nord de l'Europe où les puissances baltiques étaient en conflit. La folle reine de Suède Christine avait. abdiqué, l'année 1654, en faveur de son cousin Charles-Gustave de Deux-Ponts, fils d'une sœur de Gustave-Adolphe. Le nouveau roi était un ambitieux et un violent. Comme il trouva son trésor vide. il fit la guerre. Il avait le choix entre plusieurs ennemis. la Suède était en querelle avec tous les riverains de la Baltique, Brandebourg, Danemark, Russie, Pologne. Le roi de Pologne Jean-Casimir Rasa, avant publié ses droits à la couronne de Suède lors de l'abdication de Christine, c'est lui que Charles-Gustave attaqua. Il conquit très vite la vague Pologne. Il aurait dû ménager Frédéric-Guillaume de Brandebourg. L'électeur hésitait alors entre deux ambitions : reprendre sur la Suède la Poméranie, ou bien obliger la Pologne, dont il était le vassal pour son duché de Prusse, à lui céder la souveraineté sur ce duché — qui était un de ses rêves. — Pour l'obtenir, il s'était joint à Charles-Gustave dans la campagne de 1636, mais le roi de Suède n'ayant consenti que de mauvaise grâce à la lui reconnaître, il entra dans la coalition que formèrent le Danemark, la Russie, la Pologne et l'Autriche. Charles se jeta sur le Danemark, qu'il espérait écraser, mais qui fut sauvé par l'intervention de la flotte hollandaise. La Hollande ne voulait pas souffrir que l'équilibre des forces fût détruit dans la Baltique. Mazarin décida Cromwell à intervenir contre la Hollande. Il ne pouvait prendre parti contre la Suède, alliée incommode mais nécessaire, ni contre la Pologne, où la reine Marie de Gonzague soutenait le crédit de la France. Il s'inquiétait pourtant de voir l'Autriche chercher, dans la discorde des protestants du Nord, la revanche de ses défaites. Sitôt qu'il eut les mains libres, il se fit médiateur. Deux congrès se réunirent : l'un à Copenhague, sous la médiation de la France, de la Hollande et de l'Angleterre ; l'autre à Oliva, sous la médiation de la France seule. Le premier négocia entre la Suède et le Danemark, et le second entre la Suède, le Brandebourg et la Pologne. La mort de Charles-Gustave, en février 1660, facilita les choses. La Suède, par le traité de Copenhague, en juin de la même année, restitua ses conquêtes récentes, mais garda les provinces d'Aland, de Bleckingie et de Scanie. Par le traité d'Oliva, signé le mois précédent, le roi de Pologne renonçait à la couronne de Suède, la Livonie était partagée entre la Suède et la Pologne, l'Électeur de Brandebourg restituait les conquêtes qu'il avait faites dans la Poméranie suédoise, mais la souveraineté en Prusse lui était reconnue. L'avenir devait faire voir que cette clause était une des plus importantes de la paix du Nord. Dans ce lointain duché de Prusse, Frédéric-Guillaume, vassal partout ailleurs, ne relevait de personne, il était roi sans le titre. Le titre, son successeur Frédéric Ier l'acquerra, et la dignité royale mettra les Hohenzollern hors de pair dans la confusion germanique. Le cardinal Mazarin eut donc la gloire de donner la paix à la Chrétienté. Il en fut loué par toute l'Europe. A la vérité, il ne fit qu'achever une œuvre déjà poussée très avant. Richelieu avait créé une politique, il en avait écrit le programme magistral en 1629, et déterminé par de justes raisonnements les voies el moyens. Il avait légué à Mazarin une armée et une flotte, des généraux comme Guébriant et Turenne, et des diplomates comme Servien, comme D'Aveux, d'autres encore, moins en vue, mais capables de bons et même de brillants services. Les territoires que la France acquit par les traités de 1648 et de 1659 étaient presque entièrement occupés par les armes de Richelieu. C'est donc au grand cardinal que revient certainement le principal honneur du succès de la politique française. Mais Mazarin eut le mérite de conclure, et c'est l'usage d'attribuer de la gloire à ce mérite. Peut-être la doit-il, en une mesure beaucoup plus large qu'on ne croit, à ses collaborateurs, dont l'histoire n'est pas faite. Certainement il eut la claire connaissance dos affaires, l'ingéniosité à trouver des moyens, l'habileté aux tours d'adresse, et du bonheur au jeu. Grand joueur dans la vie privée, il a porté dans sa vie publique cette habitude. Plus d'une fois, il aventura des cartes et sembla prendre plaisir à tenter le hasard[3]. Il croyait à la chance, il demandait avant d'employer un homme : Est-il heureux ? Il croyait à sa chance à lui, et il en avait le droit, ayant fait une si prodigieuse fortune. En fin de compte, sous son ministère, la France, victorieuse de l'Autriche et de l'Espagne, agrandie de territoires allemands et espagnols, arbitre de la paix du Nord, protectrice de la Ligue du Rhin, plus maîtresse en Allemagne que l'Empereur lui-même, était devenue la grande puissance de l'Europe. II. — LES FINANCES ET LES FINANCIERS ; LE SURINTENDANT FOUQUET[4]. L'ANNÉE même de la paix des Pyrénées, Colbert écrivait : Le Roi n'a aucun crédit, on ne traite pas avec lui, dans la croyance qu'il doit faire banqueroute ; il ne se trouverait pas depuis dix ans un homme, qui, ayant 50.000 livres de patrimoine, se fût mis dans les affaires du Roi et lui eût prêté un sol. Comment donc l'État vivait-il, les revenus ordinaires continuant à ne pas suffire, et l'arriéré grossissant toujours ? Il vivait par des moyens que fera connaître l'histoire de Nicolas Fouquet, le plus puissant personnage de France après le cardinal, et, comme lui, représentant très curieux de l'époque singulière qui précède le gouvernement de Louis XIV. Il naquit en 1615 de François Fouquet et de Marie Maupeou. Son père était conseiller au Parlement de Paris, son grand-père maternel avait été contrôleur général des finances. Après avoir étudié comme à peu près tout le monde chez les jésuites, il fut reçu avocat au Parlement de Paris, à l'âge de seize ans. C'était une bonne coutume de ce temps-là d'entrer dans la vie très jeune. A dix-neuf ans, il était conseiller au Parlement de Metz, d'où il passa au Conseil souverain de Nancy. En 1636, le Roi ayant mis en vente une fournée d'offices, Fouquet revint à Paris comme maître des requêtes. De 1642 à 1650, il fut intendant en divers pays, en Dauphiné, dans la généralité de Paris, ou auprès d'armées : l'armée de Flandre, l'armée qui assiégea Paris en 1649, et celle que Mazarin conduisit en Normandie, en Bourgogne, en Berry et en Guyenne. Il vit de près pendant ces deux dernières années la Cour, les intrigues et les cabales, et il donna de lui l'idée d'un homme habile, charmant et heureux. A la fin de cette année 1650, Mazarin lui permit d'acheter la charge de procureur général près le Parlement de Paris. Il avait du bien et deux mariages accrurent sa fortune. Veuf en premières noces de la fille d'un riche conseiller au Parlement de Rennes, il se remaria en février 1651 avec Marie-Madeleine de Castille. La liste des signatures au contrat est un document dans l'histoire de la société d'alors. Du côté de la mariée, ont signé : son père, messire François de Castille, seigneur de Bellassise, conseiller ordinaire du Roi en ses Conseils et direction de ses finances — il était neveu de Jeannin de Castille qui fut surintendant des finances ; — son oncle, messire Henri de Castille, seigneur des Murs, conseiller du Roi et intendant des maison, domaine et finances de Monseigneur le duc d'Orléans ; son cousin maternel, haut et puissant seigneur Messire Nicolas de Neufville, chevalier des ordres du Roi, marquis de Villeroi, conseiller de Sa Majesté en ses conseils, gouverneur des pays de Lyonnais, Forez et Beaujolais, maréchal de France et gouverneur de la personne du Roi ; ses cousins paternels, messire Jean de Castille, marquis, seigneur de plusieurs lieux, messire Nicolas Jeannin de Castille, conseiller du Roi en ses conseils et trésorier de son Épargne. Du côté du marié, ont signé : un président en la cour du Parlement de Rennes, la veuve d'un président des trésoriers de France, un conseiller au Grand Conseil, un conseiller au Parlement de Paris, et les frères Fouquet : François évêque et comte d'Agde, Basile, conseiller aumônier du Roi, baron de Dannemarie, trésorier de Saint-Martin de Tours, Yves, conseiller au Parlement de Paris, Louis, seigneur de Nanterre, et Gilles. Deux familles d'officiers seigneurs, brillantes en titres, montées par la puissance de l'argent aux honneurs du Parlement, de l'Église et de la Cour, s'unissaient par ce mariage. Nicolas Fouquet s'élevait rapidement, entrainant les siens derrière lui. Il créait une dynastie, comme avait fait Richelieu, comme faisait Mazarin, comme feront Colbert et Le Tellier. Au mois de février 1653, la surintendance des finances était vacante. Fouquet avait rendu à Mazarin, pendant qu'il était en exil le service de lui demeurer fidèle, de défendre autant qu'il fut possible ses biens, ses meubles et ses tapisseries, et de lui donner les conseils les meilleurs. Il avait été l'un des plus fins acteurs et des plus hardis de la grande comédie. Pour sa récompense, il demanda la surintendance. Dans les temps réglés, le surintendant n'était qu'un ordonnateur des finances ; le maniement des fonds se faisait à l'Épargne, où toutes les recettes étaient versées. L'épargne était, administrée par un trésorier, assisté d'un contrôleur général et de douze intendants des finances. Ce collège financier registrait les recettes et, les dépenses et vérifiait les quittances. Le surintendant donnait aux ayants-droit une ordonnance où était marqué le fonds sur lequel devait être effectué le paiement ; le titulaire présentait ce billet à l'Épargne. Mais, depuis que l'administration des finances s'était pervertie, la fonction d'ordonnateur s'était compliquée d'une autre, très scabreuse, celle de trouveur d'argent. L'argent était chez les financiers, à qui les particuliers, qui ne prêtaient plus au Roi, portaient leurs économies pour les faire valoir. Mais les financiers eux-mêmes ne prêtaient plus à l'État qu'avec d'extrêmes précautions. Ils voulaient que le surintendant fût riche pour être en état de répondre personnellement des avances qui lui étaient faites. Fouquet était riche, et les Castille dans la famille desquels il venait d'entrer, étaient gens à trouver des millions en quelques jours. De plus, Fouquet, procureur général au Parlement, rassurait les financiers du côté de la justice. Enfin il avait l'imagination d'un créateur d'affaires, la hardiesse aussi, point de scrupules et foi en sa fortune. C'était le surintendant qu'il fallait, en un temps où la finance était une aventure à courir chaque année. Mazarin donna donc la surintendance à Fouquet. Il lui adjoignit, il est vrai, un collègue, espérant sans doute que deux surintendants se surveilleraient l'un l'autre, se querelleraient et rivaliseraient de condescendance envers lui. Fouquet eut vite fait de distancer son collègue. De par un règlement de la fin de l'année 1654, celui-ci ne garda que l'ordonnancement et les assignations : Fouquet pourvoira au recouvrement des fonds, fera compter les fermiers et les traitants... arrêtera tous traités, prêts et avances, examinera les propositions de toutes affaires qui se présenteront. C'est bien la fonction d'inventeur d'argent. Toute la vie du royaume sembla dépendre des bons offices du surintendant. Mazarin s'adresse à lui sur le ton d'un suppliant. Il est, lui dit-il en 1655, en inquiétudes mortelles, et ne sait où donner de la tête, étant accablé de tous côtés par des dépenses inévitables. Il exprime la même angoisse en 1656, après une déroute de l'armée du Roi devant Valenciennes. Il écrit en 1657, au moment de l'investissement de Courtrai : Je m'assure que M. le procureur général, connaissant l'importance de cette entreprise, fera état de nous assister, et, au début de la campagne de 1658 : Je vous prie de considérer qu'il est impossible que tout ne se renverse, s'il y a la moindre faute au paiement ponctuel de ce que vous êtes convenu de payer chaque mois... Je vous conjure d'y songer et de me mander ce que je dois espérer. On dirait un homme perdu qui réclame d'un ami le service qui le sauvera de la mort. De fait, le surintendant rendait des services d'ami. Après la déroute de l'armée qui assiégeait Valenciennes, il avait fallut de l'argent tout de suite, Fouquet en trouva, sur son propre crédit, et il envoya au cardinal un convoi de voitures chargées d'écus. Mazarin le remercia : Je sais que vous avez trouvé cette somme sur vos obligations particulières et que vous avez engagé ce que vous aviez au monde pour nous assister dans la conjoncture présente. J'en ai la reconnaissance que je dois et je suis touché au dernier point de la manière dont vous en avez usé. J'en ai entretenu an long Leurs Majestés, lesquelles sont tombées d'accord qu'on doit faire grand cas d'un ami fait comme vous. Fouquet et ses associés ne pouvaient cependant alimenter l'État de leur propre fonds. Il essaya de tous les moyens connus : créations d'offices, aliénations de domaines et de droits, altérations de monnaies, emprunts et constitutions de rentes. Il eut des ruses, dont le succès fut grand. En 1653, l'argent se cachait, et les traitants eux-mêmes ne trouvaient pas de prêteurs ; un édit annonça que la pistole d'or serait réduite progressivement de 12 livres à 10, et l'argent blanc à proportion. L'argent menacé de décri sortit des cassettes. Le surintendant courtisait les financiers, il conseillait de ne jamais leur manquer de parole, de ne point les menacer, de ne point les chicaner ; au contraire, il fallait leur faire des gratifications... leur donner à gagner, étant la seule raison qui fait que l'on veut bien courir quelque risque. Si l'un d'eux menaçait ruine, il le secourait à propos. Il réussit à garder leur bonne volonté, que, d'ailleurs, il achetait un bon prix. Ainsi le surintendant était à la fois le ministre du Roi et son créancier. il lui prêtait comme particulier et se remboursait, comme surintendant. Il finit par faire verser les recettes publiques dans sa caisse, alors l'Épargne se fit chez lui, les deniers de l'État se confondirent avec les siens. Le désordre fut parfait. Les opérations les plus simples prenaient des airs fantastiques. En 1638, 400.000 livres de rentes sont émises, qui, au taux légal, valaient un capital de 7.200.000 livres. Mais, au su de tout le monde, le Roi retranchait deux quartiers sur les rentes : 400.000 livres de rentes, c'était donc seulement 200.000 livres et le capital à fournir n'était plus que de 3.600.000 livres. Mais il y avait longtemps que le Roi ne trouvait plus à emprunter au taux légal, qui était le denier 18 — soit 5,55 %. — Les financiers qui se chargèrent de placer l'emprunt offrirent le denier 6 — soit 16,66 % —, qui fut accepté. Le capital à fournir tombait à 1 200.000 livres. Mais les rentes étaient gagées sur les tailles et il fallait faire des remises aux receveurs des tailles pour le recouvrement, les ports et voitures et les non valeurs. Les financiers demandèrent, de ce chef, une remise d'un tiers, soit 400.000 livres ; le capital était donc réduit à 800.000 livres. Cependant, il fallait respecter les formes pour ne pas avoir affaire à la Chambre des Comptes. On vendit en apparence 400.000 livres de rentes, au prix de 7.200.000 livres, mais le gouvernement par une ordonnance de comptant donna une décharge de 6.000.000 au trésorier de l'Épargne, lequel donna quittance d'une pareille somme aux traitants, et l'on accorda à ceux-ci 400.000 livres de gestion. Ainsi 800.000 livres d'argent, 400.000 livres de frais de gestion, et 6.000.000 de quittances, ces trois sommes apuraient pour la Chambre des comptes la vente de 400.000 livres de rente, au prix légal de 7.200.000 livres. Il était facile de pêcher en eau si trouble. Plus tard, dans la Chambre de justice où Fouquet sera jugé, on prétendra que les traitants de l'affaire avaient réellement touché les six millions dont le trésorier de l'Épargne avait reçu décharge[5]. Une pratique habituelle prêtait à toutes les filouteries. Le surintendant, qui assignait les ordonnances de paiement sur tel ou tel fonds, marquait un bon fonds à ceux qu'il voulait favoriser, mais un pauvre diable courait grand risque de recevoir une assignation sur un fonds épuisé. A l'Épargne, il apprenait qu'il n'y avait plus d'argent, on lui donnait en place un billet portant que le trésorier tiendrait compte à tel receveur ou fermier d'impôts ou traitant de droits de la somme mentionnée au billet. C'est comme si on lui avait dit : Tire-toi d'affaire, va, cherche. Le malheureux cherchait le mieux qu'il pouvait, et souvent, après des démarches inutiles et une longue attente, vendait son papier à 3 ou 4 pour 100 de sa valeur. Le papier était acheté par des financiers ou par des courtisans, qui obtenaient une réassignation sur un bon fonds, ou bien comptaient les billets pour leur valeur pleine dans des prêts faits au Roi. Ce brigandage était un des moyens d'enrichissement le plus employés. Fouquet avouera plus tard, pour expliquer ses grandes dépenses, qu'il avait acheté à bon compte, des droits sur le Roi. Le surintendant vivait au jour le jour dans ce désordre, ne sachant point où il en était de ses affaires ni des affaires du Roi. Il se rassurait par l'idée que plus tard, quand la paix serait conclue, on mettrait ordre à tout. Il jouissait de la fortune présente. Il avait acheté à Saint-Mandé une maison qu'il se contenta d'embellir et d'agrandir. Des galeries furent adjointes au bâtiment : l'une d'elles était une bibliothèque où des consoles portaient cinquante-neuf bustes de marbre ou de bronze. Pour allonger le jardin, un vallon fut comblé ; il fallait que la nature obéit à la mode des allées planes et droites. Deux cents orangers et des plantes étrangères enrichirent de leur luxe rare cette maison des champs. Mais Fouquet possédait à Vaux-le-Vicomte, près Melun, une terre qu'il tenait de son père. Il voulut, disait-il, y laisser quelque marque de l'état où il se trouvait. Les hommes de ce temps, dès qu'ils sortaient du commun, rêvaient de perpétuer leur nom et leur gloire par des bâtiments éternels comme ceux des Romains. Vaux-le-Vicomte devint la plus belle maison du royaume de France. C'est d'abord le seigneurial préambule : la grille coupée de hautes gaines de pierre d'où sortent des bustes de dieux immortels, l'avant-cour bordée par les orangeries et les écuries, puis un fossé d'eau courante, le pont, la cour et le château. Les pavillons des ailes dressent leurs grands combles flanqués de cheminées hautes. C'est une architecture aux lignes simples, sans ornement, sans caprice, avec un air de raison et de dignité. Sur l'autre face, vers le jardin, une rotonde fait saillie au centre du bâtiment et s'achève en un dôme lourd. Tout le long règne une terrasse avec une balustrade où s'accouder devant le tableau que l'artiste en jardins a dessiné dans la nature. La grande allée est coupée au milieu par une autre, le grand bassin s'évase au point où elles se rencontrent, des allées latérales correspondent à la grande. Entre ces lignes, sont disposés, se correspondant toujours, les rectangles de gazon ou de fleurs et les circonférences des bassins. A l'entrée des pelouses et au milieu, et dans les carrefours et dans les allées, la statue de marbre alterne avec le vase de marbre. Le tableau est encadré à droite et à gauche par les haies de charmilles qui côtoient des bosquets, au fond par une terrasse, par delà de laquelle le spectateur voit briller la ligne droite d'un canal, et l'espace enfin libre fuir à l'horizon. Le château fut construit par Louis Le Vau et le jardin dessiné par Le Nôtre. Le Brun peignit dans les appartements de superbes allégories où il fit au surintendant les honneurs de l'Olympe. Il dirigea une fabrique de tapisseries de haute lisse établie à Maincy tout près de Vaux. Michel Anguier et Puget, les sculpteurs, travaillèrent aussi pour Fouquet. Poussin envoya de Rome des Termes sculptés d'après ses maquettes. Vaux-le-Vicomte fut l'œuvre commune des grands artistes de France. Fouquet fut un des grands amateurs du XVIIe siècle, — omnium curiositatum indagator, chercheur de toutes curiosités, a dit un de ses panégyristes. Il aimait les tableaux, les médailles et les statues antiques et modernes, les bustes de marbre ou de jaspe posés sur des scabellons, les sarcophages polychromes d'Égypte, les livres de toute sorte noblement reliés — alcorans, talmuds, œuvres des rabbins et des vieux interprètes de la Bible, histoires de tous les États, traités de médecine, de droit, d'histoire naturelle, et de mathématiques, — les manuscrits cherchés aux pays lointains, les fines pierres gravées, la turquoise, l'émeraude, le rubis et le diamant, les chaînes d'or et de perles, les miniatures encadrées de diamants, les montres à botte d'or, qui marquaient les mouvements du soleil et de la lune et les jours et les semaines, les heures de vélin couvertes d'or à jour émaillé et dont les dos et les fermoirs étaient étoilés de diamants, les services de table en argent et en or massif, les services de chapelle en vermeil, les grandes tapisseries de Rouen, de Bergame et de Flandre, où se voyaient les scènes pieuses de l'Ancien Testament et du Nouveau et les scènes profanes de la mythologie des païens, les tapis de Turquie et de Perse tissés d'or, les tentures de Damas, de cuir doré, de brocatelle de Venise, les miroirs d'argent, les lustres et les girandoles d' cristal de roche, les tables de bois précieux, d'étain et cuivre, de marbre, de porphyre, les chaises et les fauteuils que recouvrait la peluche de Chine ou des tapisseries de tous pays, les chaises percées tendues de velours vert frangé d'or et d'argent, les lits de brocard fond d'argent avec passement d'or semé de fleurs à toutes nuances, les plantes d'Italie et d'Orient, les longs alignements d'orangers et les parterres où la tulipe de Hollande dressait son enluminure. Ces merveilles étaient réunies à Saint-Mandé et à Vaux-le-Vicomte. L'inventaire du château de Vaux semble une page des Mille et une Nuits. Tout le monde voulut aller visiter Vaux. Toute personne de qualité y trouvait à dîner assise, ou, si la foule était grande, debout près des buffets. Cinq cents douzaines d'assiettes et trente-six douzaines de plats d'argent, et le service des grands jours en or massif étaient rangés dans les armoires. Le principal officier de la cuisine était Vatel. Le surintendant patronait les lettres aussi bien que les arts. Il ramena au théâtre Corneille qui, après que l'Œdipe eut été applaudi, dit à sa Muse : Laisse aller ton essor jusqu'à ce grand génie... Scarron le remerciait de générosités qu'il n'avait point désirées ... L'heureux siècle où nous sommes Ne le cède à nul autre à donner des grands hommes Il nous donne le grand, le généreux Fouquet... La Fontaine lui payait un tribut trimestriel de poésies : Cette monnaie est sans cloute légère, Et maintenant peu la savent priser, Mais c'est un fonds qu'on ne peut épuiser. Plût aux destins amis de cet empire Que de l'Épargne on en pût autant dire. Quantité de livres de toute sorte furent dédiés à Fouquet. Il fut le Mécène de la France pendant l'enfance d'Auguste. Le surintendant avait mis sur son blason, où grimpait l'écureuil, — le fouquet — la devise fameuse : Quo non ascendet ? Où ne montera-t-il pas ? Son ambition, en effet, montait toujours. Sa fille aînée épousa le marquis de Charost, Armand de Béthune, petit neveu de Sully ; son frère aîné devint archevêque de Narbonne, un autre frère fut chancelier des Ordres du Roi, un autre, grand écuyer de la Petite Écurie. Il grossissait sa clientèle, en aidant celui-ci et, celui-là à payer leurs charges, il obligea la Reine-Mère elle-même. En même temps, il s'insinuait dans toutes les affaires de l'État, il voulait avoir des habitudes partout. Le jeu n'était pas sans péril, et Fouquet sentait par moment des inquiétudes. Il se savait surveillé de près par un serviteur du cardinal, Colbert. Avec Mazarin, les querelles étaient fréquentes ; les exigences du cardinal, dès qu'il Rairait de l'argent frais, devenaient insupportables. Fouquet avait pris ses précautions contre une disgrâce possible ; il a rédigé et retouché à plusieurs reprises un projet de guerre civile défensive. Belle-Isle-en-Mer, qu'il avait acheté en 1658, devait être la forteresse de la résistance. Mais il se rassurait vite ; l'air de hauteur qui parait dans ses lettres au cardinal prouve qu'il ne redoutait pas l'homme, dont il connaissait mieux que personne le brigandage. Le procureur général du Roi au Parlement, s'il avait été mis sur la sellette par ordre de Mazarin, aurait eu de belles choses à dire pour se justifier. De fait, quand mourut son collègue à la surintendance, Fouquet la garda sans partage. En un autre temps et d'autres circonstances, il aurait été un bon, et peut-être un grand ministre : Je sais bien que peu à peu, disait-il dans une lettre au Roi, on pourra perfectionner les choses. Il entendait par là corriger les abus du régime fiscal, rendre les impositions égales, diminuer les tailles dont tous les riches à peu près étaient exemptés, et augmenter les fermes des contributions indirectes que tout le monde payait. En i660, le bail des fermes monta de six millions. Il voulait aussi réviser les dettes du Roi, réduire les rentes acquises à trop bon compte, reprendre les domaines et les droits aliénés à des prix ridicules. Il réorganisa le conseil de commerce, ordonna aux intendants de causer avec les municipalités et les corps de marchands. Pour aider notre marine marchande à se refaire, il imposa un droit de 50 sous par tonneau sur les bateaux étrangers entrant dans nos ports. Il se préparait à la lutte maritime contre la Hollande et contre l'Angleterre, refaisait des compagnies, reprenait des entreprises délaissées où il s'engageait lui-même. Il armait des vaisseaux, achetait Sainte-Lucie, s'intéressait dans la colonie de la Guadeloupe et dans celle de Madagascar, envoyait aux Îles les draps et articles de France et organisait à Belle-Isle la pêche de la sardine. Tout cela ce sont des parties du programme de Colbert. Mais à tout cela il pensait quand il avait le temps, aux heures dérobées à ses affaires, à ses fantaisies d'amateur, aux conversations des gens de lettres et des artistes, aux émotions du jeu, à la féerie des fêtes, et à l'amour, car il fut beaucoup aimé, point seulement parce qu'un surintendant ne trouve pas de cruelles. Il était charmant, joli, avec une perversité dans la caresse du regard. Fouquet permettait à ses amis de l'appeler l'Avenir La société d'alors semblait faite pour être gouvernée par lui. La gent financière exploitait tranquillement le royaume. C'était toute une armée : trésoriers, fermiers, associés, cautions, participes, sous-traitants, sous-fermiers, receveurs généraux et particuliers, ceux en titre, ceux par commission, et puis leurs commis tant ambulants qu'autres, les exempts, gardes, archers, huissiers, sergents et préposés aux recouvrements. Les généraux de cette troupe tenaient à Paris le haut du pavé. Le luxe étalé de ces millionnaires, le grand air de leurs maisons de ville et des champs, la beauté de leurs parcs, la dignité de leurs meubles, l'éclat de leurs vêtements et de leurs bijoux, toute cette gloire de l'or émerveillait et corrompait la noblesse et la magistrature. Les officiers de finances et gens d'affaires, disait Omer Talon, par la facilité d'accumuler des biens immenses, faire des dépenses prodigieuses, entrer dans les illustres maisons du royaume et en nécessitant les officiers de robe et personnes plus qualifiées de faire les mêmes dépenses, corrompirent la chasteté de leurs mœurs — et les induisirent d'entrer en part dans leurs affaires et ensuite dans leurs désordres, et leur protection. Le vrai régime de la France fut alors la ploutocratie. Il semblait établi pour toujours, il n'étonnait plus personne. Le Roi était un pauvre seigneur en comparaison des gros financiers. On fit des frais pour lui as moment de son mariage, mais comme il montrait à des courtisans les beautés de son trousseau, on rapporte que l'un d'eux s'écria : Sire, on dirait que c'est Monnerot (un financier) qui se marie. On raconte aussi que, lorsque la reine Christine de Suède vint en France, elle conseilla à la Reine-Mère, qu'elle voyait en peine de finir des bâtisses commencées, de se faire donner pour un temps la surintendance. Ce vilain régime se parait de l'éclat des fêtes. Le
cardinal, écrit le maréchal de Gramont, aimait à se
réjouir avec un grand nombre d'amis choisis. Ce n'était que festins et
bombances chez lui[6], et jamais la Cour ne fut plus remplie de joie, de
galanterie et d'opulence qu'elle l'était. Et l'on pourrait croire, si
l'on regardait seulement la Cour, que la France d'alors ne pensait qu'à
s'amuser, mais cette période mazarine est toute pleine de contrastes
étonnants. III. — LE JANSÉNISME[7]. ON trouve, en effet, dans cette période un pitoyable gouverne- ment et des armes et une diplomatie victorieuses, une absolue obéissance après une anarchie, les derniers efforts de Corneille, dramaturge de la volonté triomphante et les turlupinades de Scarron, l'enflure des romans d'imagination et la platitude du roman réaliste, une fureur d'épopées sur le modèle antique et l'injure faite aux anciens par le Virgile travesti, le Traité des Passions où Descartes subordonne la nature à la raison, et les droits de la nature revendiqués par Gassendi dans le Syntagma philosophiæ Epicuri, les splendeurs des financiers et la misère de Peat, les gaietés et le désordre de la Cour et de la Ville et la crise religieuse du Jansénisme, cet épisode grave dans la vie morale de la France. Il faut accorder une grande attention à cet épisode de la contre-réforme catholique. Sans doute, il est arrivé que le jansénisme a produit de tout antres fruits que ceux qu'il se promettait. Comme la Réforme protestante, il a voulu n'être qu'un acte de foi et un retour à l'antiquité chrétienne, et, comme elle, sans le vouloir, il a travaillé pour la philosophie et pour la liberté. Il a tiré hors de la scolastique la théologie et la morale, presque sécularisé la notion de l'honnête, presque sécularisé la vie religieuse. Il a ébranlé par le ridicule l'autorité de la Sorbonne, celle du confessionnal et du directeur de conscience. Il a énervé et fatigué l'Église au moment où elle allait avoir affaire à de redoutables ennemis, l'exégèse et l'incrédulité. Pourtant il a cru travailler à la même œuvre[8] que les réformateurs Vincent de Paul, Olier, Bérulle. Il voulait aussi purifier l'Église des scandales et la libérer de l'ignorance où la misérable Genève l'avait surprise, et renouveler et redoubler la foi. Sainte-Beuve, comparant les XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, a dit avec raison que la philosophie et la liberté se sont donné carrière au xvte siècle et qu'elles reparaîtront au XVIIIe, après que le XVIIe aura essayé de les arrêter par la fermeté d'une doctrine. Le système doctrinal fortement lié du jansénisme fut une barricade vigoureuse plantée en travers du chemin. Le jansénisme a ouvert un grand débat. Il a donné son avis sur les conditions du salut, d'autres avis ont été opposés au sien. Les polémiques savantes et violentes entre ses adversaires et lui révèlent la diversité des sentiments religieux et une différence profonde entre des conceptions de la vie chrétienne. La curiosité qui les accueillit, la passion qui les anima avertissent l'historien qu'il se trouve en face d'un événement considérable aux yeux des hommes du temps, pour la plupart desquels la principale affaire était d'assurer leur salut. Négliger les choses religieuses du xvne siècle ou les estimer petitement, c'est ne pas comprendre l'histoire de ce siècle, c'est ne pas la sentir. On accordera bien, d'ailleurs, que, s'il est plus difficile, il est d'utilité meilleure et plus relevée d'apprendre à connaître Pascal, par exemple, que d'étudier des caractères de ministres, même s'ils s'appellent Colbert ou Louvois. Enfin le jansénisme fut une scène où l'âme chrétienne française joua de beaux drames. Ce serait commettre une injustice envers cet épisode de notre passé que de nous y arrêter moins qu'aux amours du roi de France. Les deux sœurs Angélique et sœur Sainte-Euphémie sont des personnages de notre histoire plus considérables que la marquise de Montespan. La crise janséniste fut ouverte par la publication, au mois d'août de l'année 1613, du traité De la Fréquente Communion. L'auteur, le prêtre Antoine Arnauld, un des vingt enfants d'Arnauld, l'avocat qui plaida contre les Jésuites au temps d'Henri IV, était le disciple principal de Jansenius, évêque d'Ypres, et de Duvergier de Hautanne, abbé de Saint-Cyran. Ces deux hommes avaient cherché et cru retrouver dans l'Écriture et dans les écrits des Pères, de saint Augustin surtout, les principes, qu'ils disaient oubliés, de la foi et de la morale chrétiennes. Jansenius avait composé l'Augustinus ou Doctrine de saint Augustin sur la santé, la maladie et la médecine de l'âme, qui parut à Louvain en 1640, et à Paris en 1641. L'abbé de Saint-Cyran avait publié plusieurs écrits anonymes, et créé par sa parole et par la direction de quelques consciences une sorte de petite église. Cette nouveauté inquiéta Richelieu ; Saint-Cyran, enfermé au château de Vincennes, n'en sortit qu'à la mort du cardinal, et mourut quelques semaines après que parut le livre d'Arnauld. La Fréquente, comme on disait en abrégeant le titre, est un traité, non pas de théologie, mais de morale, d'une éloquence un peu continue, mais qui n'ennuie pas. L'attention du lecteur y est soutenue par le bon ordre de l'exposition, la division en chapitres courts, les citations très belles et bien rangées de l'Écriture et des Pères, et plus encore par la conviction qu'il sent passionner l'âme de l'écrivain. Tout le livre est une imprécation contre la religion des gens du monde. L'usage étourdi qu'ils font de la communion, de la sainte viande, de la viande divine, du baiser de la bouche du Seigneur, y est traité de luxure perpétuelle. Arnauld rappelle à ces chrétiens sans gène l'exemple de l'Hémorrhoïsse qui bien qu'elle brûlât du désir de sa guérison,... n'a pas la hardiesse de se présenter à Jésus, mais d'approcher de lui par derrière, et n'ose pas le toucher lui-même, mais sa robe seulement et encore de sa robe les franges, et tout cela avec tant de révérence et de respect qu'après même avoir reçu la récompense de sa foi, elle se jette aux pieds du Seigneur avec crainte et tremblement, timens ac tremens. Le livre d'Arnauld fit connaître l'esprit du jansénisme au public, succès qui n'avait pas lu les trois tomes in-folio du latin théologique de l'Augustinus. Aucun livre de dévotion n'eut plus de suites. Il fut beaucoup lu en effet. Il fit grande impression sur les hommes et les femmes qui, dans les monastères, dans les familles bourgeoises, au Parlement, dans le monde, à la Cour même ne voulaient pas croire que Dieu fût facile à satisfaire et souhaitaient des difficultés et des sévérités dans la vie religieuse. Le jansénisme était comme attendu. Il charma, dit Bossuet, qui lui-même a senti le charme, la fleur de l'école et de la jeunesse. Mais une inquiétude naquit tout de suite, et, très vite, se répandit dans l'Église. Au mois d'avril de l'année 1642, le pape avait condamné la doctrine de l'Augustinus, à savoir que l'homme ne peut ni se perdre s'il a reçu la grâce, ni se sauver s'il ne l'a pas reçue, et que la grâce est un pur don de Dieu octroyé par lui à sa guise souveraine. Cette doctrine nous ôte, avec la liberté, le mérite et le démérite de nos actes, et la justice divine y contredit la justice humaine, mais elle est profondément religieuse : elle prosterne l'homme devant la volonté déraisonnable de Dieu, elle est toute chrétienne, puisqu'au Christ seul et à ses mérites de crucifié elle attribue le pouvoir de sauver les âmes prédestinées par le péché originel aux chutes de la concupiscence. Elle était aussi vieille que le Christianisme. Saint Paul l'avait prêchée, saint Augustin l'avait soutenue contre Pélage, qui plaida au Ve siècle la cause de la liberté humaine : Savez-vous, écrivit saint Augustin, à quoi tend cette dispute ? A faire croire qu'il a été dit en vain : Tu le nommeras du nom de Jésus et il sera le Sauveur. Si l'homme, en effet, est capable de se sauver lui-même, à quoi servirent la venue de Dieu et la mort ? La dispute dura pendant les siècles du moyen âge, la scolastique balança entre les deux termes de l'antinomie — la toute-puissance de Dieu et la liberté de l'homme, — mais avec un penchant vers la liberté. La Réforme, au contraire, se jeta tout entière du côté de Dieu. Par delà la scolastique ergotante et infestée de philosophie, elle remonta jusqu'à saint Paul et nia la liberté fermement. Il fallut donc que l'Église catholique, au moment où elle rassembla sa doctrine et sa force devant l'ennemi, étudiât de nouveau le problème difficile. Le concile de Trente le résolut par un double anathème : Si quelqu'un prétend qu'un homme par ses œuvres seules, accomplies par les forces de la nature humaine et sans la grâce de Dieu, peut être justifié devant Dieu, qu'il soit anathème. Si quelqu'un prétend que le libre arbitre de l'homme a été, après le péché d'Adam, perdu et éteint, qu'il est un mot sans réalité, une fiction introduite par Satan dans l'Église, qu'il soit anathème. A peine le concile avait-il prononcé la sentence, et le théologien flamand Baïus enseignait l'impuissance de l'homme à faire son salut, et le jésuite Lessius, au contraire, exagérait la puissance du libre arbitre aux dépens de la Grâce. Tous les deux furent condamnés, le second en 458-i, par une censure de la Faculté de théologie de Louvain, sur laquelle on disputera encore cent ans plus tard. En 1588, le Jésuite espagnol Molina poussa la thèse de Lessius jusqu'au point de dire que la grâce ne peut être efficace si elle n'est pas acceptée par celui à qui elle est offerte. Ce fut pour réfuter cette opinion qu'il estimait détruire tout le christianisme, que Jansenius s'était enfermé des années dans l'étude de saint Augustin. La doctrine de Jansenius produisit nécessairement une dure morale. Le jansénisme n'eut pas d'égard à la nature. Saint-Cyran n'aimait pas les fleurs du printemps, elles lui déplaisaient parce qu'elles passent trop tôt, et, pour ce qui est de la plus grande part, se perdent sans porter de fruits. Il préférait l'extrémité de l'automne encore qu'on ne voie sur les arbres que des feuilles sèches et fanées. Il n'aimait pas non plus la poésie. Un jour, il avertit des écoliers qui lisaient Virgile que le poète s'était damné, oui, damné, en faisant ces beaux vers, parce qu'il les a faits par vanité et pour plaire au monde. Il méprisait les curiosités de la science et comparait la dignité doctorale à la beauté par laquelle les deux vieillards furent séduits. Il n'y a rien de si dangereux que de savoir, disait-il, et la sentence du Fils de Dieu est effroyable : Abscondisti haec a sapientibus, Tu as caché ces choses aux savants. Le jansénisme prêchait la peur de Dieu. Il ne permettait pas au chrétien de croire qu'il pût trouver au ciel des intercesseurs commodes. Il plaçait la Vierge si haut, si loin, qu'elle semblait inaccessible : La grandeur de la Vierge est terrible. Pour la révérer il ne faut que savoir qu'elle est le chef de l'ange. En montant des créatures à Dieu, au-dessus d'elles toutes, vous trouvez la Vierge, en descendant de Dieu aux créatures après le Saint-Esprit, vous la rencontrez. Saint-Cyran ne permettait pas à la prière chrétienne les détentes de la sensibilité humaine : Je ne veux pas — et c'est à une religieuse qu'il parle — de douleur qui se répande dans les sens ; prenez garde à vos larmes. Je ne veux pas de mines, de soupirs, ni de gestes, mais un silence d'esprit qui supprime tout mouvement. La grandeur du sacerdoce semblait aux Jansénistes presque parfaite dans le simple prêtre, et s'achever dans l'évêque, successeur des apôtres, directement inspiré du Saint-Esprit et vicaire de Jésus-Christ entre les frontières de son diocèse. Ils reconnaissaient la dignité suprême du siège apostolique, mais ils ne trouvaient pas dans l'Antiquité, c'est-à-dire au temps de la primitive Église, la sécularité, qu'ils réprouvaient, de l'Église romaine. Au reste, les papes, s'ils évitaient sagement de s'engager dans l'inextricable controverse, laissaient voir leurs préférences pour les adversaires de la doctrine augustinienne. C'était une raison de plus pour que les jansénistes n'aimassent pas les Romains. Saint-Cyran, lorsqu'il eut appris que le cardinal Richelieu s'apprêtait à demander des sévérités contre l'Augustinus, avait déclaré : S'il fait cela, nous lui ferons voir autre chose. Quand le Roi et le Pape se ligueraient ensemble pour ruiner ce livre, ils n'en viendraient jamais à bout. Enfin Saint-Cyran enseignait que c'est l'onction de l'esprit qui fait le chrétien et qui fait l'évêque, et non pas l'eau du baptême ou l'huile du sacre. Le chrétien, qui éclaire sa pensée, disait-il, à la lumière directe de la foi, lit dans le miroir même de la céleste Gloire. Mais, s'il y découvre que Rome s'est trompée dans ses jugements, faudra-t-il qu'il se soumette ou bien qu'il se révolte ? A cette question, Pascal répondra : Après que Rome aura parlé et qu'on pense qu'elle a condamné la vérité, et qu'ils ont écrit et que les livres qui ont dit le contraire sont censurés, il faut crier d'autant plus haut qu'on est censuré plus injustement et qu'on veut étouffer la parole plus violemment, jusqu'à ce qu'il vienne un pape qui écoute les deux partis, et qui consulte l'Antiquité pour faire justice... Si mes lettres sont condamnées à Rome, ce que j'y condamne est condamné au ciel. Ad tuum, Domine Jesu, tribunal appello. Tout cela, la doctrine sur la grâce, les rigueurs contre toute la nature, la dureté à toutes les faiblesses, le médiocre respect de la hiérarchie et même de la doctrine catholiques, la presque indifférence à l'égard des sacrements du baptême et de l'ordination, l'appel au pape mieux informé, l'appel droit à Jésus, — l'Église l'avait combattu chez les réformateurs et chez les mystiques. Elle reconnaissait le pessimisme de la Réforme, une sorte de joie sombre à célébrer la corruption originelle et l'impuissance de l'homme et l'abrupte hauteur de Dieu. Elle s'alarmait du renouvellement de la dispute sur la liberté, sachant bien que le pour et le contre y lutteraient jusqu'à la fin des temps, sans que l'un pût jamais être terrassé par l'autre, et que l'interminable querelle affaiblissait l'Église, en un temps où elle avait tant besoin de toute sa force contre les libertins et contre les huguenots. Elle voyait les effets produits par la doctrine janséniste dans la masse des fidèles : les uns désespéraient devant le mystère de la prédestination, d'autres prenaient leur parti de l'inutilité de la vertu et, pour être sûrs de ne pas abuser du sacrement, n'en usaient plus. Et les duels entre docteurs et gens d'Église amusaient les libertins. On lit dans une lettre du temps : Les mondains sont détraqués depuis ces propositions sur la grâce, disant à tous moments : Hé ! qu'importe-t-il comme l'on fait, puisque, si nous avons la grâce, nous serons sauvés, et, si nous ne l'avons pas, nous serons perdus. Et puis ils concluent par dire : Tout cela sont fariboles. Voyez comme ils s'étranglent tretous. Les uns soutiennent une chose, les autres une autre. Avant toutes ces questions-ci, quand Pâques arrivaient, ils étaient étonnés, comme des fondeurs de cloche, ne sachant où se fourrer et ayant des scrupules. Présentement ils sont gaillards et ne songent plus à se confesser, disant : Ce qui est écrit, est écrit. Quelques-uns, enfin, suivant la pente indiquée, tombaient au calvinisme. Un pamphlet mettait la contrée de Jansénie sur les limites de la Calvinie, de la Désespérie et de la Libertinie. Un père Jésuite définissait le jansénisme un calvinisme rebouilli. Un ministre réformé, Samuel Desmarets, adressa une sorte de salut fraternel aux jansénistes, qui refusèrent, il est vrai, de le lui rendre. La plupart des augustiniens n'étaient pas d'humeur à diminuer les appréhensions par des précautions et des adoucissements. Certes Vincent de Paul était tout prêt à entendre les plus dures paroles jansénistes sur les laideurs de la nature déchue, lui qui abhorrait la perversité des instincts qu'il sentait en lui, mais il aimait mieux se fier à la bonté de Dieu que s'effrayer de sa grandeur. Il pensait comme François de Sales qu'il vaut mieux faire bon usage de la grâce que d'en former des disputes toujours funestes à la charité. Personne mieux que lui ne connaissait les misères et les vices de l'Église, il en recevait tous les jours, et de tous les points du royaume, l'invraisemblable confidence, mais lorsqu'il entendit Saint-Cyran lui déclarer qu'il n'y a plus d'Église, et cela depuis plus de cinq ou six cents ans et que ce qui nous reste d'Église n'est que bourbe il fut scandalisé. On avait, d'ailleurs, le sentiment que ces hommes ne disaient pas le tout de leur pensée. Jansenius et Saint-Cyran n'étaient pas de ces apôtres qui se campent devant la foule des hommes pour parler à voix haute. Ils n'avaient pas la passion d'aller et d'enseigner les nations. C'étaient des mystérieux. Jansenius eut la précaution de ne pas publier l'Augustinus de son vivant, ne voulant pas passer sa vie dans le trouble. Saint-Cyran, dont les écrits, la plupart obscurs et bizarres, paraissaient sans nom d'auteur, ne se découvrait tout entier que dans l'intimité de la correspondance et du dialogue, et n'y admettait qu'une sélection d'âmes. S'il croyait que Dieu lui commandait ou lui permettait de diriger une âme, s'il se sentait disposé ou bien obligé à prendre cette direction, il demandait à cette privilégiée : Que désirez-vous ? Je suis pour vous guérir, montrez vos plaies. Il n'était à l'aise qu'en lieu amical et clos : Voilà six pieds de terre, disait-il — c'était la chambre d'un disciple, — où on ne craint ni chancelier, ni personne. Il n'y a pas de puissance qui nous puisse empêcher de parler de la vérité comme elle le mérite. Il convenait que, dans une autre chambre, il parlerait autrement. Cette discrétion préoccupait. L'on soupçonnait le jansénisme d'audaces inavouées. Des circonstances particulières firent qu'au lieu de demeurer, si l'on peut dire, à l'état diffus, il trouva un foyer d'où il rayonna. Il devint plus visible et redoutable, mais, en même temps s'offrit aux coups des adversaires qui virent où il fallait frapper. Le foyer fut le monastère de Port-Royal, fondé au commencement du XIIIe siècle auprès de Chevreuse, dans le pays de Porrois, dont le nom, traduit du latin Portus Regius, devint Port-Royal. Ce monastère avait à peu près oublié, comme la plupart des autres, les règles de la vie religieuse. Le désordre y était grand à la fin du XVIe siècle, au moment qu'une petite fille de sept ans, Jacqueline-Marie Arnauld, y fut nommée coadjutrice de l'abbesse. Jacqueline-Marie était la sœur de l'auteur de la Fréquente Communion. Son père, Antoine Arnauld, — Antoine Ier — était un homme habile, dévot et bien en cour. Il confia l'éducation de l'enfant à Angélique d'Estrées, abbesse de Maubuisson, dont le seul titre à cette dignité, et elle le fit bien voir, était d'être la sœur de la belle Gabrielle. C'est d'elle que Jacqueline-Marie prit le nom d'Angélique, lorsqu'elle reçut le sacrement de la Confirmation. En 1602, l'abbesse de Port-Royal étant morte, la coadjutrice succéda, mais, pour obtenir à Rome la bulle d'institution, il fallut mentir au Pape. On lui fit croire que cette enfant de dix ans et demi en avait dix-sept. Ces débuts ne faisaient point prévoir l'austère avenir d'Angélique Arnauld. La petite abbesse s'ennuya au monastère, et, vers les quinze ana, se tourmenta. Elle rêva de s'en aller bien loin, à La Rochelle, auprès de tantes huguenotes. — Son grand-père maternel avait été calviniste jusqu'à la Saint-Barthélemy. — Pour occuper son esprit inquiet, elle se mit à lire. Elle lut l'histoire romaine et Plutarque, si admiré en ce temps-là, et par quoi beaucoup d'âmes furent portées à une sorte d'état héroïque, lequel fut sincère en quelques-unes. Elle tomba malade, son père alla la chercher. Elle revit le monde et en fut séduite un moment, puisqu'elle se commanda secrètement un corset, mais le père, la voyant guérie, lui présenta un papier, qu'il lui commanda de signer : c'était le renouvellement de ses vœux. Elle retourna donc à Port-Royal, où elle commença de devenir pieuse et de lire des livres de dévotion. Un jour elle entendit un capucin vagabond — et mauvais sujet, d'ailleurs, — auquel le monastère avait donné l'asile de nuit, prêcher les humiliations du Fils de Dieu. Elle se sentit touchée au fond du cœur. Ce fut le point du jour qui a toujours été croissant en elle jusqu'à midi. Pourtant l'obscure inquiétude persista, elle cherchait à s'en divertir par des austérités, couchait sur la dure et meurtrissait ses bras avec de la cire brûlante. Elle fut malade encore une fois, et alla passer l'automne de 1608 au château paternel, mais elle ne pensa pas à y demeurer. Elle était résignée ou résolue. On vit bien alors qu'Angélique Arnauld, puisqu'il fallait qu'elle fût abbesse, ne serait pas une abbesse comme une autre. A la Toussaint, elle s'émut d'un sermon prêché sur le texte : Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice. Une religieuse lui dit : Si vous vouliez, madame, vous seriez de ceux qui souffrent persécution pour la justice. Elle entreprit, pour trouver les souffrances, de ramener le couvent à la sévérité de la règle originelle. Les religieuses résistèrent, et la fièvre la reprit, mais elles cédèrent, en partie par affection pour elle, car elles aimaient cette petite personne singulière. Cependant la mère Angélique en était encore à l'état incertain que traversèrent sans doute bien des religieux. line de ses sœurs l'a défini un vide de l'âme, qui, ayant renoncé aux choses du monde et n'étant pas encore consolée de Dieu, se trouve entre ciel et terre. Elle voulut se donner toute à Dieu et laisser père et mère pour le suivre comme il l'a commandé. Elle n'avait pas encore vraiment quitté sa famille, puisqu'elle y retournait souvent et qu'elle en recevait des visites. Son père intervenait dans les affaires du couvent, il aidait de son argent le Port-Royal qui était pauvre, et il surveillait et dirigeait l'abbesse de son autorité patriarcale. Un jour du mois de septembre 1609, M. Arnauld arrivait à Port-Royal pour y voir sa fille comme à l'ordinaire, mais la mère Angélique avait rétabli la règle de la clôture et décidé que personne n'entrerait dans les lieux réguliers. Elle reçut son père au guichet, il lui commanda d'ouvrir, elle refusa et s'évanouit. Elle avait remporté la victoire dans cette journée du Guichet. La réforme du monastère s'acheva, et même l'abbesse et quelques-unes de ses sœurs furent employées à réformer plusieurs maisons, parmi lesquelles celle de Maubuisson : Angélique d'Estrées y avait si cavalièrement vécu qu'il avait fallu l'interdire et la conduire aux Filles pénitentes. Angélique Arnauld purifia la maison, mais l'autre revint un jour avec une escorte de jeunes gentilshommes, ses amis. Angélique, sommée de se retirer, le pistolet sur la gorge, refusa et fut jetée dehors. Des habitants de Maubuisson qui la virent passer, mains jointes et voile baissé, la recueillirent. Un arrêt du Parlement intervint tout de suite, Angélique d'Estrées s'enfuit, Angélique Arnauld rentra et parfit la réforme, puis retourna en 1623 à Port-Royal. Elle avait fait connaissance pendant son séjour à
Maubuisson avec François de Sales, qui l'aima de son amour spirituel. Elle
lui communiqua sa conscience, parce que Dieu était, en lui vraiment et visiblement. Mais
elle inquiéta le doux et fin apôtre. Elle ne connaissait encore ni
Saint-Cyran, ni le Jansénisme, qui commençait à peine, mais un secret
instinct les attendait en elle. François de Sales la trouvait trop sévère
pour elle-même : Ne vous chargez pas trop de veilles
et d'austérités, lui écrivait-il, allez au
Port-Royal de la vie religieuse par le chemin royal de dilection de Dieu et
du prochain, de l'humilité et de la débonnaireté ; sévère pour les
autres : Prenez bien garde, ma très chère fille, à
ces mots de sot et de sotte, et souvenez-vous de la parole de Notre-Seigneur
: Qui dira à son frère Raca...
; hâtive en ses désirs et ses ambitions de réforme : Les
cerisiers portent bientôt leurs fruits, parce que leurs fruits ne sont que
des cerises de peu de durée, mais les palmiers, princes des arbres, ne
portent leurs dattes que cent ans après qu'on les a plantés, ce dit-on
; exigeante sur les conditions de la piété : il vaut mieux
ne pas prendre de si gros poissons, et en prendre davantage ; un peu
hautaine : Animez continuellement votre courage
d'humilité ; remuante : Votre âme est
continuellement agitée des vents et des passions... toujours en branle. — Accoutumez-vous
à parler un peu tout bellement et à aller, je veux dire marcher, tout
bellement, à faire tout ce que vous pourrez doucement et tout bellement
; belle parleuse : Ne prenez point garde à bien
bâtir vos lettres pour me les envoyer, car je ne cherche pas les beaux
édifices, ni le langage des anges, ains (mais) les nids de colombes et, le langage de la dilection
; travaillée par l'amour-propre : Je vois clairement
cette fourmilière d'inclinations que l'amour-propre nourrit et jette sur
votre cœur, et sçai fort bien que la condition de votre esprit subtil,
délicat et fertile, contribue à cela ; triste et tourmentée : Réjouissez-vous toujours en Notre-Seigneur ; je vous dis
derechef : Réjouissez-vous et que votre modestie soit connue de tous les
hommes[9]. François de Sales, le directeur délicieux, mourut en 1622. L'année d'après Angélique commença de connaître Saint-Cyran. L'abbé devint en 1634 le directeur spirituel de la communauté, qui, huit ans auparavant avait été transportée à Paris au faubourg Saint-Jacques, parce que les religieuses souffraient de l'humidité au fond de leur vallon. Au lieu solitaire abandonné par elles allèrent se retirer des hommes qui fuyaient le monde et voulaient vivre ensemble dans la prière, la contemplation et l'étude. On les appela les solitaires ou Messieurs de Port-Royal. En 1648, la maison de Paris ne pouvant contenir les religieuses, dont le nombre s'était accru jusqu'à la centaine, une partie retourna aux champs. Les solitaires se retirèrent sur le haut du vallon dans la ferme des Granges. On commença de bâtir autour du monastère. Le désert se peuplait, il y vint même des grands seigneurs. Port-Royal fut un des très rares endroits de la France où des êtres vécurent en ce temps-là une vie heureuse. Les solitaires et les religieuses croyaient sans doute que la grâce, que Dieu leur avait faite de les appeler dans cet asile, était la preuve qu'il les avait élus. Ils se réjouissaient de leur tranquillité, du bel ordre de leur vie chrétienne, de leur foi, de leur prière continuelle, comme a dit Racine dans une page où l'on sent une émotion très douce : Il n'y avait point de maison religieuse qui fût en meilleure odeur que Port-Royal. Tout ce qu'on en voyait au dehors inspirait de la piété. On admirait la manière grave et touchante dont les louanges de Dieu y étaient chantées, la simplicité et en même temps la propreté de leur église, la modestie des domestiques, la solitude des parloirs, le peu d'empressement des religieuses à y soutenir la conversation, leur peu de curiosité pour savoir les choses du monde, et même les affaires de leurs proches, en un mot une entière indifférence pour tout ce qui ne regardait point Dieu. Mais combien les personnes qui connaissaient l'intérieur de ce monastère y trouvaient-elles de nouveaux sujets d'édification ! Quelle paix ! quel silence ! quelle charité ! quel amour pour la pauvreté et pour la mortification ! Un travail sans relâche, une prière continuelle, point d'ambition que pour les emplois les plus vils et les plus humiliants, aucune impatience dans les sœurs, nulle bizarrerie dans les Mères, l'obéissance toujours prompte, et le commandement toujours raisonnable. Lancelot, un des solitaires, l'auteur de l'aride Jardin des racines grecques, se croyait retourné aux temps poétiques des origines chrétiennes : On entendait chanter doucement des cantiques de toutes parts, ce qui me remettait dans l'esprit l'image de cette première Église de Jérusalem, où saint Jérôme dit qu'encore de son temps on entendait de toutes parts et dans les campagnes et dans les maisons résonner les chants des Psaumes et des Alleluia. La famille des Arnauld dominait ce peuple de Dieu groupé à Port-Royal et aux alentours, elle en était la tribu de Lévi. Six filles d'Antoine Ier et sa veuve, cinq filles d'Arnauld d'Andilli y furent religieuses. Parmi les solitaires se trouvaient trois fils d'Antoine Ir : l'aîné, Arnauld d'Andilli ; Henri Arnauld, qui devint évêque d'Angers ; Antoine Arnauld, l'auteur de la Fréquente, celui qu'on appela le Grand ; trois des fils de Madame Lemaistre, née Arnauld : Antoine Lemaistre, qui, en pleine gloire d'avocat, quitta le palais pour la solitude ; Louis-Isaac Lemaistre de Saci, un des plus grands savants de la maison ; Lemaistre de Séricourt, qui avait quitté les armes pour la retraite. Cela fait douze Arnauld dans le monastère et six dans le voisinage. Ils gardèrent dans leur vie religieuse la fierté d'être une belle famille. Le grand Arnauld croyait sa mère montée au ciel et la vénérait comme une sainte, n'étant pas moins, disait-il, le fils de ses larmes que saint Augustin de celles de Monique. Une de ses sœurs, quand elle sera interrogée au cours de la persécution par le lieutenant civil, se glorifiera de dire son nom : Je le dis bien haut... car, en une telle rencontre, c'est quasi confesser le nom de Dieu que de confesser le nôtre. Ils admiraient aussi leur esprit ; l'un d'eux a dit qu'il n'était pas étonnant que la Fréquente Communion fût si bien écrite, l'auteur ayant simplement parlé la langue de notre maison. Une des forces du jansénisme fut qu'il se retrancha, pour ainsi dire, dans une famille considérable de haute bourgeoisie confinant à la noblesse, qui avait des entrées à la Cour et d's relations au Parlement et la vigueur de l'orgueil de race. Il existait en France, depuis le XVIe siècle surtout, des familles d'État, qui furent des puissances politiques ; ce fut une puissance religieuse que les Arnauld, famille de religion. Les Arnauld aimaient Port-Royal comme une Jérusalem nouvelle. Ce lieu saint me touche, ce semble, plus que les autres, disait la mère Agnès ; on y sent vraiment Dieu d'une façon particulière. Peu à peu, les solitaires et les religieuses s'étaient persuadé que l'Église qui n'existait plus depuis cinq ou six cents ans, s'était refaite à Port-Royal. Après que le pape eut condamné la doctrine de Jansenius, Angélique, au reçu de la nouvelle et dans la sincérité du premier mouvement de colère, compara, dans une antithèse audacieuse, aux terres infidèles et cruelles où la justice est à peine connue de nom, à Rome enfin, le lieu où l'on trouve encore un peu de foi, de probité et de religion et qui était Port-Royal. On s'y croyait, comme a dit une religieuse, dépositaire des trésors de vérité dont Jésus-Christ a particulièrement enrichi ce monastère. On avait des saints à soi, des reliques qui n'étaient nulle part ailleurs, celles des saints modernes de l'Église renouvelée. Le corps de Saint-Cyran avait été distribué par morceaux entre les fidèles ; Port-Royal de Paris reçut pour sa part le cœur et les entrailles, qu'il vénéra. Les nuits apportaient des rêves où parlaient M. d'Ypres et M. de Saint-Cyran. Tout le monastère croyait au triomphe de la vérité, aussi, lorsque l'iniquité commencera d' vaincre et chantera victoire, Angélique s'étonnera : Nous verrons un jour dans l'autre monde et peut-être en celui-ci une partie des causes que Dieu a eues de laisser opprimer ses serviteurs, et, en apparence, la vérité même. On dirait qu'elle demande à Dieu des explications. Ce groupement d'hommes et de femmes, qui priaient, méditaient, écrivaient, ces forces morales et intellectuelles considérables et conjointes, ce cantonnement du jansénisme, cet esprit de tribu, l'orgueil de sentir Dieu d'une façon particulière, ajoutèrent aux inquiétudes de tous ceux qui suivaient avec attention le progrès de la secte. Pourtant ces hommes étaient les plus honnêtes gens du monde et certainement de sincères et grands chrétiens. Ils étaient estimés même par quelques-uns de ceux qu'ils inquiétaient. Peut-être Bossuet, qui connut bien Messieurs de Port-Royal, et presque les aima, a-t-il été leur plus juste juge. Il leur a reproché, dans son oraison funèbre de Nicolas Cornet, d'être des extrêmes et de tenir les consciences captives sous des rigueurs très injustes : Ils traînent toujours l'enfer après eux et ne fulminent que des anathèmes.... Ils trouvent partout des crimes nouveaux et accablent la faiblesse humaine en ajoutant au joug que Dieu nous impose. n Mais auparavant, dans le même discours, il avait condamné d'autres extrêmes : Il a pris à quelques docteurs une malheureuse et inhumaine complaisance, une pitié meurtrière, qui leur a fait porter des coussins sous les coudes des pécheurs, et chercher des couvertures à leurs passions. Entre les rigoureux et les complaisants, Bossuet n'hésitait pas ; il préférait les premiers. Il reprochait aux jansénistes de suivre la doctrine de saint Augustin jusque dans des conséquences qui sont ruineuses à la liberté de l'homme. Toute l'Église et toute l'École avaient toujours regardé ces conséquences comme des écueils contre lesquels il fallait craindre d'échouer le vaisseau. Et précisément, ces écueils, les jansénistes ne craignaient point de nous les montrer comme le port salutaire auquel devait aboutir la navigation. Ils faisaient se battre entre elles deux vérités, la toute-puissance de Dieu et la liberté de l'homme, et, comme le raisonnement humain ne peut accorder l'une avec l'autre, ils sacrifiaient la liberté. Mais il ne faut point prétendre voir si clair dans la nuit d'énigmes et d'obscurités où nous vivons. Que deux vérités se contredisent dans notre entendement, cela n'empêche pas que l'une soit une vérité et l'autre une vérité aussi. Dieu ne s'embarrasse pas de nos dilemmes, qui se dissolvent en l'unité divine. C'était, en un mot, le tort des jansénistes d'être plus capables de pousser les choses à l'extrémité que de retenir le raisonnement sur le penchant... plus propres à commettre ensemble les vérités chrétiennes qu'à les réduire à leur unité naturelle. Mais ce tort n'était pas un crime, n'était pas une hérésie. Au reste, les jansénistes étaient défendus contre l'accusation d'hérésie par leur attachement à l'unité, et par leur foi passionnée au sacrement de l'autel, qui les faisait adversaires intransigeants des calvinistes. En toute sincérité, un de leurs évêques pourra dire au Roi qu'on voulait lui faire croire qu'il y a une hérésie jansénienne, alors qu'il n'y a rien de si vrai qu'il n'y en a pas. Oui, mais il y avait tout de même quelque chose, tout cet ensemble de raisons d'inquiétude que nous avons dites. Les catholiques d'esprit clair, actif et pratique, comme Vincent de Paul et Olier, et les mystiques sensibles inspirés de François de Sales répugnaient également au jansénisme[10]. Plus que tous autres, les Jésuites y répugnaient. Ils n'aimaient pas les Arnauld, ennemis héréditaires de leur compagnie. — Il ne faut jamais oublier les petites raisons. De même, les Arnauld étaient prédisposés à prendre le contre-pied des Jésuites. — Ils avaient contre les Jansénistes, si l'on en croit Racine, une pique de gens de lettres, parce que, depuis que ceux-ci avaient commencé d'écrire, les livres des Jésuites demeuraient chez le libraire pendant que les ouvrages de Port-Royal étaient tout ensemble l'admiration des savants et la consolation de toutes les personnes de piété. Il est vrai, en effet, que le public laïque préféra aux in-folios que les Jésuites composaient pour les savants les livres que les Jansénistes écrivaient à son adresse. Puis les Jansénistes menaçaient les Jésuites en des points sensibles. Ils avaient ouvert d'admirables petites écoles, élargi et embelli l'étude de l'antiquité par l'enseignement des lettres grecques, fait place à la culture moderne, et ils écrivaient des livres d'enseignement que tout le monde pouvait lire et comprendre. C'était peu de chose que leurs dizaines d'élèves en comparaison des milliers dont s'emplissaient les collèges de la Société, mais cette concurrence pourrait devenir redoutable un jour. Les Pères craignaient que Port-Royal, en leur enlevant l'éducation de la jeunesse, ne tarit leur crédit dans sa source. Puis des jansénistes, comme le Père oratorien Desmares, parlaient en chaire à de grands auditoires. D'autres avaient leurs entrées à la Cour ; Arnauld d'Andilli était bien vu de la reine Anne, qui trouvait délicieuses les poires qu'il cueillait pour elle sur les arbres taillés par lui à Port-Royal. Les Arnauld enfin tournaient autour de l'éducation du Roi. Les Jésuites ne pouvaient faire un pas sans rencontrer les visages de ces intrus aux endroits où ils auraient aimé ne voir que les leurs. Ils avaient d'autres raisons plus graves — et qui leur auraient suffi — de déclarer la guerre. Tout l'esprit du jansénisme était opposé à l'esprit de leur compagnie. Les Jésuites, nés dans le péril de l'Église, nés de ce péril même, étaient les restaurateurs de l'ordre et de la discipline. Là où l'Église avait vaincu, ils avaient eu grande part à la victoire. Ils se flattaient de l'espérance et de l'ambition de la relever où elle avait succombé, et aussi de porter l'Évangile dans les pays inconnus et de reculer aux limites de la terre la cloison de l'unique bercail. Puissants dans tous les états catholiques, puissants dans l'Église, puissants à Rome, éducateurs de la jeunesse et directeurs de grands, missionnaires chez les Infidèles, épris de leur œuvre universelle, confiants, hardis, alertes, ils prétendaient à dominer le monde pour procurer à Dieu une plus grande gloire. Ils voulaient que l'humanité fût une société gouvernée par la religion. Ils avaient de la religion, si l'on peut dire, une conception sociale. Les jansénistes étaient des individualistes. Ils étaient attachés à l'unité catholique, mais, pour ainsi dire, par l'adhésion personnelle. Ils mettaient une courte distance du prêtre au laïque, au laïque docteur et austère. Le principal personnage de la religion était. pour eux le directeur, celui qui parle à la conscience, ou plutôt c'était la conscience même. Le jansénisme était un tête à tête d'âme avec Dieu, aussi intime que s'il n'y avait eu au monde que Dieu et cette âme. Ils étaient portés à tenir pour négligeables et même condamnables les égards aux contingences du monde. Ils crurent qu'il était nécessaire et. facile de remonter par delà tant de siècles jusqu'au temps de la primitive Église, et ils refirent à trois lieues de Versailles, une Thébaïde. Ces hommes, pénétrés de la culture païenne antique, voulurent donc restaurer l'antiquité chrétienne. En cela, d'ailleurs, ils sont bien les fils de leur temps, dont le génie a bu aux deux sources, la profane et la sacrée. C'est à Port-Royal que s'est formé le génie de Racine par les leçons d'Athènes et de l'Écriture, de Tacite et de saint Augustin. Or, un archevêque de Paris disait à un docteur janséniste qu'il ne suffisait pas d'avoir les sentiments de l'Église, qu'il fallait encore parler comme elle parle aujourd'hui. Ce prélat était un homme sage, qui savait que l'Église n'est pas immuable dans sa doctrine, ni surtout dans ses méthodes pour pratiquer l'humanité. Une Église doit avoir une politique, puisqu'elle se propose de conduire les hommes. Ce troupeau n'est jamais si docile que, de temps à autre, il ne s'arrête ou ne se précipite, ou qu'il ne pousse le pasteur tantôt à droite, tantôt à gauche. Le pasteur attentif à ces mouvements cède, résiste, résiste et cède. Les Jésuites étaient des pasteurs qui craignaient la débandade des ouailles. Ils accommodaient le christianisme aux convenances intellectuelles des Barbares qu'ils évangélisaient dans leurs missions, et la morale chrétienne aux faiblesses des Aines qu'ils dirigeaient dans le vieux monde. Dès que le jansénisme commença de poindre en France, ils se jetèrent sur lui. Ils firent une guerre légitime en opposant doctrine à doctrine, esprit à esprit, mais ils firent aussi la mauvaise guerre. En arrangeant les matériaux que le jansénisme fournissait, en donnant du relief et de la saillie à de certains, en ajoutant des pièces de leur façon, ils composèrent une monstrueuse hérésie jansénienne. Un Père outragea la maison de Port-Royal. Un autre inventa qu'en 1621 Arnauld, l'abbé de Saint-Cyran et d'autres avaient formé un complot pour détruire la religion. Les Messieurs de Port-Royal ripostèrent vigoureusement. Le public était attentif à la querelle dans ces années de la Régence, où l'on suivait tous les mouvements et courait à tous les bruits. Les familles se divisèrent sur la question d' l'usage des sacrements ; le vieux prince de Condé écrivit ses Remarques chrétiennes et catholiques contre les nouveautés pour lesquelles se passionnaient sa fille la duchesse de Longueville et d'autres mères de l'Église, comme disait La Rochefoucauld. Du ridicule se mêlait à la ferveur : la mode apparut des collerettes montantes et des manches descendantes à la janséniste, mais la doctrine faisait son chemin, recommandée par sa gravité et par le talent de ses défenseurs. Cependant les Jésuites ne savaient comment saisir l'adversaire à bras-le-corps. La lutte demeura comme éparpillée jusqu'au jour où le syndic de la Faculté de théologie, Nicolas Cornet, marqua le terrain de combat en présentant, le 1er juillet 1649, à l'examen de la Faculté, cinq propositions sur la grâce. Il était sous-entendu qu'elles contenaient la doctrine de Jansenius et que le jansénisme serait condamné, si elles l'étaient : 1° Quelques commandements de Dieu sont impossibles aux justes avec les forces dont ils disposent dans le moment, malgré leur volonté et leurs efforts ; et la Grâce qui les rendrait possibles leur fait défaut. 2° On ne résiste jamais à la grâce intérieure dans l'état de la nature déchue. 3° Le mérite ou le démérite moral, dans l'état de nature, ne requiert pas dans l'homme une liberté affranchie de la nécessité intérieure d'agir ; il suffit d'une liberté soustraite à la coaction ou contrainte extérieure. 4° Les servi-pélagiens admettaient la nécessité d'une grâce intérieure prévenante pour toutes les bonnes œuvres, même pour le commencement de la foi ; mais ils étaient hérétiques en ce qu'ils voulaient que la volonté pût résister ou adhérer à la Grâce. 5° Il y a erreur semi-pélagienne à dire que le Christ est mort et a versé son sang pour tous les hommes. La Faculté décida d'examiner les propositions, mais le Parlement, où Port-Royal avait beaucoup d'amis, le lui défendit. Alors quatre-vingt-cinq évêques demandèrent au pape Innocent X d'en porter un jugement clair et certain. Comme les propositions n'étaient pas écrites à la lettre dans l'Augustinus, Port-Royal soutint qu'elles ne s'y trouvaient pas. Les Jésuites, en effet, ne purent les y montrer ; d'autre part, les Jansénistes ne purent prouver qu'elles n'étaient pas l'âme du livre, comme disait Bossuet. Cette dispute sans conclusion devint bientôt amusante. On raconta que le Roi, voulant mettre la chose au clair, avait commandé de lire l'Augustinus à un courtisan, qui déclara que les propositions s'y trouvaient peut-être, mais incognito. Une autre difficulté apparut au même moment. Les quatre-vingt-cinq évêques, en sollicitant un jugement du pape sur une doctrine professée en France, sans qu'elle eût été préalablement examinée dans le royaume, avaient méconnu l'un des droits que prétendait l'Église gallicane. Aussi onze autres évêques demandèrent à Rome que les deux parties fussent entendues et jugées d'abord en France par un concile. Le pape retint l'affaire, il en commit l'étude à une congrégation, qui commença de travailler au mois de septembre 1652. Après un long examen et en pleine connaissance de cause, Innocent X signa, le 31 mai 1653, la Bulle Cum occasione, qui condamnait les propositions. Les Jansénistes, comme leurs adversaires, avaient envoyé des députés à Rome. Ils avaient essayé d'obtenir que la grâce efficace, celle sans laquelle on ne peut rien et à laquelle on ne résiste pas, fût au moins mise à couvert. Ils ne défendaient les propositions, disaient-ils, que dans le sens auquel elles enferment la nécessité de la Grâce efficace. Le Pape condamna purement et simplement. Cependant, lorsqu'un des députés jansénistes, dans l'audience de congé, le pria de dire qu'il n'avait pas pensé condamner la doctrine de saint Augustin : O questo è certo ! Oh ! cela est bien certain, lui répondit le Pontife, qui lui donna de bonnes paroles. des bénédictions et des indulgences. Ce fut une scène charmante, italienne et pontificale. Après que Rome eut parlé, les Messieurs se trouvèrent fort embarrassés. Ils acceptèrent le jugement, mais ils soutinrent que les propositions n'étaient pas dans Jansenius, et que le sens où elles avaient été condamnées n'était pas celui de Jansenius. Il est impossible qu'ils aient été sincères en souscrivant à une condamnation qui atteignait leur doctrine sur la grâce. Ce qu'ils auraient dû faire, comme quelques-uns le comprendront plus tard, &eût été de soutenir que la doctrine de l'Augustinus était bien celle de saint Augustin, et de répéter publiquement à l'Église la question adressée par l'un d'eux au pape dans le tête à tête d'une audience : Entendez-vous condamner la doctrine de saint Augustin ? Il aurait mieux valu encore qu'ils donnassent une confession de leur foi, mais ils ne le pouvaient guère sans se mettre en péril. Si l'on avait réuni les fragments de leur doctrine épars dans leurs écrits, et si l'on y avait ajouté leurs propos sur l'Église et sur la Cour de Rome, l'ensemble janséniste aurait apparu comme une tentative de réforme presque aussi grave que celle du XVIe siècle. Or, les chefs jansénistes étaient trop intelligents, et quelques-uns trop bons politiques, pour croire qu'une nouvelle révolution religieuse pût être entreprise alors que la France voyait encore les ruines que la précédente avait faites. Tout solitaires qu'ils fussent devenus, ils connaissaient le monde comme il était, l'Église et l'État, le Pape et le Roi, et la partie liée entre ces puissances. et qu'elles étaient en possession de la terre. Saint-Cyran déplorait beaucoup la plaie que le Concordat avait faite dans l'Église de France, en lui ravissant le droit de se choisir les pasteurs qu'elle désire, et il remarquait que, depuis cela, on n'avait pas encore vu d'évêque en France qui ait été reconnu saint après sa mort. Pour réaliser l'Église qu'ils imaginaient, il aurait fallu retourner le monde ; les jansénistes savaient qu'ils ne le pouvaient pas. Mais leur fallait-il donc sortir de l'Église ? Ils ne le voulaient pas. Ou bien se soumettraient-ils ? Ils ne le voulaient ni ne le pouvaient. Il ne leur restait donc qu'à prendre un biais. Ils biaisèrent. La procédure pontificale, royale, épiscopale suivait son cours. Une déclaration du Roi, en juillet 1653, donna force légale à la bulle d'Innocent X. L'Assemblée du Clergé prononça que la Bulle a condamné les cinq propositions comme étant dans Jansenius et au sens de Jansenius. Le Pape, en septembre 1654, répéta que, par la bulle du 31 mai 1653, il avait condamné dans les cinq propositions la doctrine de Cornelius Jansenius contenue dans le livre intitulé Augustinus. Ce bref fut reçu par une assemblée d'évêques que présida le cardinal Mazarin au mois de mai 1655, et déclaré exécutoire dans le royaume. Il semblait que le débat fût clos, Arnauld avait promis de garder un silence respectueux. Mais, comme les adversaires continuaient la polémique, il ne put se contenir. Dans une lettre publique, écrite à propos d'un incident, il redit que les propositions n'étaient pas dans Jansenius, et fit savoir qu'il avait trouvé dans saint Augustin que la grâce sans laquelle on ne peut rien avait manqué à un juste en la personne de saint Pierre, en une occasion où l'on ne peut dire qu'il n'ait point péché. Cette lettre fut déférée à la Faculté de théologie. Divers moyens furent employés pour obtenir la condamnation d'Arnauld, qui fut prononcée en effet, mais Pascal était intervenu au cours du débat. Nous vîmes arriver, dit un des solitaires de Port-Royal, de diverses provinces, des gens de diverses professions, qui, semblables aux mariniers qui avaient fait naufrage sur mer, venaient en grand nombre aborder au port. De ces naufragés, Pascal fut le plus lamentable et le plus grand. Il était né capable de tout comprendre, car, pour comprendre le monde, il était géomètre, physicien et poète, et, pour comprendre l'homme, philosophe, psychologue et poète. Il était né pour agir et combattre, car il était enthousiaste, tourmenté par des flammes intérieures, et armé de pied en cape : logicien fort et subtil, ironiste, terrible sous le sourire amer, orateur, même rhéteur au besoin, grand écrivain parmi les grands, et, encore et toujours, poète. Le jansénisme était en lui à l'état violent. Autant que Saint-Cyran, plus autorisé que lui à ce dédain, il dédaignait la science : Je trouve la géométrie le plus haut exercice de l'esprit, mais, en même temps, je la connais pour si inutile que je fais peu de différence entre un homme qui n'est que géomètre et un habile artisan. Mieux que Saint-Cyran, d'une sensibilité plus douloureuse, il sentait l'horreur de la chute et la joie de la Rédemption : Joie ! joie ! Pleurs de joie ! Il regardait sur la croix Jésus qui sera en agonie jusqu'à la fin du monde. Il entendait Jésus lui parler à lui-même : Je pensais à toi dans mon agonie ; j'ai versé telle goutte de sang pour toi. Il a prêté au Sauveur cette parole exquise, par laquelle l'inquiétude est transmuée en acte de foi : Tu ne me chercherais pas, si tu ne m'avais pas déjà trouvé[11]. Pascal venait d'entrer dans l'intimité des solitaires de Port-Royal, quand le procès d'Arnauld et du Jansénisme s'engagea. Il le porta devant le public en écrivant des lettres, qui parurent du mois de janvier 1656 au mois de mars 1657, et furent réunies sous le titre de : Les Provinciales ou Lettres écrites par Louis de Montalte à un provincial de ses amis et aux Révérends Pères jésuites, sur le sujet de la morale et de la politique de ces Pères. Après avoir discuté la question de la grâce dans les premières, il tourna court et fonça sur les Jésuites. Alors se succédèrent les merveilleux pamphlets contre la morale jésuitique. Il faut dire pamphlets, car tout n'est point justice ni vérité dans les Provinciales. Il n'est point juste de condamner la casuistique, c'est-à-dire l'étude et la discussion des cas de conscience, qui est un art et une méthode indispensables à ceux qui prennent la charge de diriger les âmes. Il est injuste, d'autre part, d'imputer la casuistique aux seuls jésuites, comme s'ils l'avaient inventée : un des Pères qui répliquèrent à Pascal a pu substituer dans une des Provinciales des citations de Dominicains à des citations de Jésuites. Pour ces raisons, Voltaire a jugé que tout le livre portait sur un fondement faux. Mais, s'il est vrai que les Jésuites ne furent pas les premiers et, n'étaient pas les seuls casuistes de l'Église, ils dirigeaient une plus grande quantité d'âmes que tous les ordres religieux ensemble, et, parmi elles, celles des rois et des grands. Ils ont fait un plus large usage que les autres de la casuistique, ils l'ont raffinée, soit parce que leur société, née en Espagne, y a recruté des esprits étranges, soit parce que, la vertu étant rare dans les hauts parages, ils ont dû se faire plus accommodants afin de garder à Dieu les hommages des âmes qualifiées. Pascal peut bien être convaincu, même par ceux qui l'admirent, d'avoir, dans des citations d'odieux textes jésuitiques, tiré légèrement à lui, et ajouté à la lettre, et même de s'être mépris. Il n'en est pas moins vrai que des traités de morale, écrits par des jésuites, approuvés par des supérieurs, furent condamnés par la faculté de théologie, par l'Assemblée du Clergé de France, par le Pape. Bossuet a dit qu'ils contenaient des ordures. Aussi faut-il souscrire à ce jugement en termes pesés que Pascal en a porté : Sachez donc que leur objet n'est pas de corrompre les mœurs, ce n'est pas leur dessein, mais ce n'est pas aussi leur unique but de les restaurer. L'effet produit par les Provinciales fut extraordinaire. Un homme avait parlé une langue claire et qui brille, leste et vigoureuse, sans façon de formes, sans recherche de mots, presque sans images, traduction immédiate de la pensée et qui la suit sans effort de l'ironie la plus fine ou de la dialectique la plus déliée à l'éloquence véhémente et superbe. Les Lettres ravirent tout le public. Elles furent une des premières manifestations en France de la puissance d'un livre. Elles avaient de quoi nous plaire : ce qui nous fait rire est tout près de nous convaincre, et nous aimons aussi que l'on nous vante la belle morale héroïque ; nous sommes, à proportions égales, sensibles à l'ironie et à l'éloquence. Il n'est pas, dans toute notre littérature, un livre plus français que les Provinciales. L'effet en fut accru par un miracle qui s'accomplit au cours de la publication. Au mois de mars 1656, une nièce de Pascal, pensionnaire à Port-Royal, fut guérie d'un ulcère lacrymal après l'attouchement d'une épine de la couronne de Jésus-Christ. Pascal avait écrit quelques jours auparavant que les miracles étaient nécessaires et que Dieu n'avait pas cessé d'en faire ; il ne douta pas que Dieu n'eût voulu témoigner en faveur de la vérité et de la foi par le miracle de la Sainte-Épine. Il a dit dans ses Pensées : Les prophéties étaient équivoques, elles ne le sont plus — il entend par là que les prophéties de l'Ancien Testament étaient douteuses avant les miracles du Christ, et qu'elles ont cessé de l'être, après qu'il a fait des miracles. — Et il met en pendant : Les cinq propositions étaient équivoques : elles ne le sont plus, et il sous-entend : depuis le miracle de la Sainte-Épine. C'est ici le triomphe de la foi. L'homme qui s'appelait Pascal s'angoissait de la terreur humaine devant le muet Infini : Le silence éternel des espaces infinis m'effraye, disait-il, mais le chrétien Pascal, qui voyait Dieu, l'entendait parler à lui et s'attribuait une goutte de son sang, semble ne pas percevoir la disproportion entre ces deux faits, la venue du Christ et la guérison de sa nièce la petite Périer. La Cour et la Ville, les Jésuites exceptés, crurent au miracle, et la persécution déjà commencée fut suspendue. Les solitaires qui s'étaient dispersés après la censure prononcée contre Arnauld retournèrent à la chère solitude, mais les Jansénistes, pour s'être compromis dans la politique, allaient avoir affaire au cardinal et au Roi. Le cardinal était, de nature, fort indifférent aux
subtilités religieuses. Dans une conversation avec un janséniste, il expliqua
son point de vue. Il n'était pas fort savant, disait-il, mais il savait que
saint Pierre recommandait d'obéir aux supérieurs : Obedite præpositis vestris. Il ajoutait qu'on faisait
beaucoup de bruit dans les paroisses et qu'on s'y mêlait de beaucoup de
choses ; à la Cour même les femmes ne faisaient que parler de cette affaire, quoi qu'elles n'y entendissent rien, non plus que lui.
Ce qui le touchait davantage c'est que des Jansénistes s'étaient mêlés à la
Fronde, en 1649 et en 1650. Arnauld, dont le royalisme était sincère, les
avait désavoués, mais Mazarin en avait gardé de la mauvaise humeur. Il se
fâcha tout à fait contre la secte à propos du cardinal de Retz. Arrêté au Louvre, en 1652, par le Roi, Retz avait été conduit au château de Nantes. Il s'en évada et se rendit à Rome où il arriva en août 1654. Les vicaires généraux nommés par lui administraient le diocèse de Paris et réclamaient leur pasteur. Les curés de Paris le réclamaient aussi. Au même moment, ils se déclaraient, dans des requêtes qu'ils multipliaient, contre la morale relâchée des Jésuites et ils donnaient leur approbation aux Provinciales. Ils semblaient des auxiliaires du jansénisme. Et précisément les Jansénistes, qui avaient besoin d'appuis dans l'épiscopat, prirent parti pour le scandaleux archevêque. Les plumes de ces Messieurs menèrent une campagne de presse qui fut très vive. Il ne se passait guère de jour sans qu'un écrit demandât le retour de l'exilé. Enfin les restes de la Fronde se raccrochaient au jansénisme. Les Messieurs accueillaient facilement, Racine l'avouait, beaucoup de personnes, ou dégoûtées de la Cour ou tombées dans la disgrâce, qui venaient chercher chez eux des consolations, quelquefois même se jeter dans la pénitence. Parmi ces personnes se trouvait Madame de Longueville, une pénitente de péchés éclatants ; elle apportait dans la dévotion son âme lassée, troublée encore, et l'on aurait dit qu'elle cherchait, dans sa façon de se repentir, un moyen de résister encore et de tenir tête. Les Messieurs étaient presque tous fort réservés à parler, mais ils avaient des amis qui tenaient des discours quelquefois peu excusables. Ces discours, quoique avancés souvent par des particuliers étaient réputés des discours de tout le corps. Le Roi était prévenu que les Jansénistes n'étaient pas bien disposés pour lui et pour son État. La secte se doublait donc
d'une coterie politique. Quelques-uns travaillaient à l'engager dans des
voies dangereuses. Un émissaire janséniste alla représenter au cardinal de
Retz qu'il pouvait compter sur le crédit et sur la caisse d'amis puissants,
s'il voulait éclater. Des sentiments
pleinement factieux apparaissent dans le journal du janséniste
Saint-Gilles, à l'endroit où il parle du grand succès remporté par Condé, qui
avait délivré Valenciennes assiégé par les troupes du Roi : A la tête de l'armée d'Espagne, il a forcé nos lignes sans
résistance, a pris prisonnier le maréchal de La Ferté-Senneterre,... défait entièrement le régiment des gardes, et pris un très
grand nombre de prisonniers avec presque tout le canon et bagage. Il
serait injuste de même supposer que les sentiments de Saint-Gilles fussent
agréés par Arnauld, par Pascal et par les principaux Messieurs, mais il était
grave que des Jansénistes fussent arrivés à l'état d'esprit des Condéens,
qui, au même temps, souhaitaient l'anéantissement des armées et des flottes
du Roi. En septembre 1660, le Roi fit examiner les Provinciales par une commission d'évêques et de théologiens. Le Conseil, sur leur rapport, ordonna que le livre fût brûlé par le bourreau. En décembre, le Roi appela devant lui les présidents de l'Assemblée du Clergé et leur déclara que, pour son salut, sa gloire et le repos de ses sujets, il voulait terminer l'affaire. En février 1661, l'Assemblée reprenant l'idée d'un formulaire à faire signer par tous les ecclésiastiques, l'arrêta en ces termes : Je condamne, de cœur et de bouche, la doctrine des cinq propositions de Cornelius Jansenius, contenue en son livre intitulé l'Augustinus, que les deux papes Innocent X et Alexandre VII ont condamnée, laquelle doctrine n'est pas celle de Saint-Augustin, que Jansenius a mal expliquée, contre le vrai sens de ce saint docteur. Au même moment, l'ordre fut donné aux supérieures des deux monastères de Port-Royal de renvoyer leurs pensionnaires, leurs novices et leurs postulantes, avec défense d'en recevoir à l'avenir. Les solitaires se dispersèrent : la grande persécution était commencée. Le cardinal Mazarin y poussait de toutes ses forces. Il était alors dans l'attente de la mort qu'il sentait prochaine. Le bruit qui courait, que Retz guettait son dernier soupir et se disposait à rentrer, l'exaspérait. Il craignait un recommencement des troubles et que peut-être cet autre cardinal ne profitât du désordre pour s'imposer au Roi comme premier ministre. Le 3 mars, une ordonnance défendit à tous les sujets du Roi de donner asile à l'archevêque sous peine de confiscation de corps et de biens, et prescrivit aux gouverneurs et lieutenants-généraux de l'arrêter lui et ses partisans partout où ils pourraient les découvrir. C'est dans ces dernières journées que Mazarin parla du jansénisme au Roi en ces termes que Louis XIV a rapportés parmi les recommandations in extremis du cardinal : que je ne devais... souffrir ni la secte des Jansénistes ni seulement leur nom et que j'étais obligé d'employer pour cet effet tous mes soins et toute mon autorité. IV. — LA MORT DE MAZARIN[12]. LES dernières années de sa vie, le personnage de Mazarin est si singulier que l'on ne sait de quel mot le définir. Premier ministre, ce n'est pas assez. Premier ministre suppose quelqu'un au-dessus, le Roi, et, à côté et au-dessous, d'autres gens, d'autres ministres, des conseils. Il semble qu'il n'y ait plus personne ni rien en France que le Mazarin. Le cardinal est puissant comme Dieu le père au commencement du monde, disait-on. On raconte que le jeune Roi, le voyant un jour passer entouré d'une escorte pompeuse s'écria : Voilà le grand Turc qui passe. Mazarin était en effet davantage qu'un grand vizir. Il était un podestat importé chez nous, ou bien le protecteur du Roi et l'usufruitier du royaume de France. Il accumule au Palais Mazarin plus de merveilles et de plus rares que n'en contenaient le Louvre et le Palais-Royal bien entendu, mais aussi Saint-Mandé et Vaux-le-Vicomte. Vincennes, dont il est gouverneur, est accommodé en résidence d'été splendide et forte. Le vieux donjon est garni d'artillerie, et les abords du château sont défendus par les mousquetaires à cheval de l'Éminence et par ses trois cents gardes à pied, qui portent brodées sur l'épaule les armoiries mazarines. Peut-être bien ce fut pour rendre la maison plus respectable qu'on établit dans les fossés une ménagerie peuplée de lions, d'ours et de tigres. Il multipliait les manifestations de magnificence. Au mois d'août 1660, dans la fête d'entrée de la Reine à Paris, il ne parut pas dans le cortège parce qu'il était malade, mais il s'y fit représenter : D'abord, dit l'ambassadeur vénitien, une suite de soixante-douze mules, conduites par vingt-cinq hommes en livrée. Vingt-quatre de ces mules étaient couvertes de drap rouge brodé, vingt-quatre de très beaux caparaçons de tapisserie, et les vingt-quatre autres de velours cramoisi avec de très riches broderies d'or et d'argent ; les ornements de ces mules étaient ou d'or plaqué ou d'argent massif, et toutes portaient un haut panache de nombreuses et magnifiques plumes rouges et blanches. Venaient ensuite l'écuyer de Son Éminence avec vingt-quatre pages richement vêtus et bien montés, puis douze chevaux magnifiques couverts de velours cramoisi tout brodé d'or et d'argent et menés à la main par douze hommes ; puis, sur d'autres chevaux, des cavaliers à la livrée du cardinal ; puis onze carrosses à six chevaux, et un douzième, plus petit, tiré par huit magnifiques chevaux, et, devant ce carrosse principal, bien que le cardinal ne s'y trouvât pas en personne, s'avançaient environ cinquante cavaliers, tons de grande condition et avec des vêtements, des caparaçons, et des chevaux d'un prix incroyable. Après cela venaient cent mousquetaires à cheval, formant la garde ordinaire de son Éminence. Ils avaient des casaques cramoisies garnies d'argent et nombre de plumes rouges et blanches au chapeau. Un jour, le cardinal régala la cour d'une loterie gratuite, dont il distribua les billets. Les lots valaient plus d'un million. La France et l'Europe s'étonnèrent : Cette galante libéralité, écrit Mademoiselle, fit beaucoup de bruit à la Cour et par tout le royaume et aux pays étrangers. Elle était extraordinaire, et je pense qu'on n'a jamais vu en France une telle magnificence. Mazarin cherchait cet étonnement, et sa famille aussi, s'il est vrai que ses nièces s'amusaient, comme une d'elles l'a raconté, à jeter par les fenêtres du Palais Mazarin des poignées de louis d'or, pour se donner le plaisir de faire battre les valets dans la cour. La tribu napolitaine s'ébattait en France comme en pays conquis. Le cardinal présidait ou s'intéressait à toutes les fêtes : courses de bagues, carrousels et ballets, ces jeux héritiers des tournois et des joutes où s'était plue jadis une cour plus rude ; représentations théâtrales, comme celle qu'un soir Molière donna au Palais Mazarin en jouant l'Étourdi et les Précieuses ; représentations d'opéras surtout. Il avait introduit en France l'opéra italien et fait venir d'Italie les machines et les voix. Et puis, c'étaient les beaux festins et le jeu, le jeu continuel : son habituelle compagnie était de joueurs ; il était le plus grand brelandier du monde, et adroit aux jeux de main, à faire des tours de cartes et de billard, à jouer à la huchette, où il passait des après-dînées entières. Quantité de témoignages le montrent assis à jouer. C'est à se demander quand, où et comment il travaillait. Il dirigeait les affaires de très haut, attentif à toutes choses, et s'en remettait au zèle et à l'intelligence de serviteurs admirables comme Le Tellier, de Lionne et Colbert. Il présidait des conseils, mais, à ce qu'il semble, dans les derniers temps au moins, pour la forme : Les conseils se tenaient dans sa chambre, pendant qu'on lui faisait la barbe et qu'on l'habillait, et souvent il badinait avec sa fauvette et sa guenon tandis qu'on lui parlait d'affaires. Il ne faisait asseoir personne dans sa chambre, pas même le Chancelier, ni le maréchal de Villeroi. Il serait intéressant d'exactement savoir les relations du cardinal, de la Reine mère et du Roi, et surtout de connaître les sentiments qu'y apportait chacune des trois personnes. Entre le cardinal et la Reine Anne, on voit des querelles de vieux ménage, où l'Éminence traite la Majesté comme une chambrière. Quant au Roi, le cardinal l'a-t-il vraiment aimé pour lui-même comme un bienfaiteur et un maitre ? Il est loué d'avoir sacrifié à l'intérêt et à la dignité du royaume l'honneur de marier avec Louis XIV une de ses nièces. Le Roi, en effet, après avoir été amoureux d'Olympe Mancini, celle qui épousa le comte de Soissons. le fut aussi et davantage d'une cadette d'Olympe, Marie. Cette passion éclata au moment où Mazarin négociait avec l'Espagne une paix dont le mariage de Louis XIV avec l'infante Marie-Thérèse semblait être la condition. Le Roi disait et répétait en pleurant qu'il voulait épouser Marie ; Mazarin sépara les deux amoureux. Il écrivit au Roi d'admirables lettres où il l'adjura de sacrifier son amour à sa gloire, à son honneur, au bien de l'État. Il est probable qu'il a préféré en cette circonstance à un intérêt de famille son amour-propre de ministre et d'artiste en politique et le bien de l'État, auquel il savait qu'étaient attachés sa gloire et son honneur à lui aussi. La judicieuse Mme de La Fayette ne l'a pourtant pas pensé : Le cardinal, dit-elle, qui savait que la Reine ne pourrait entendre sans horreur la proposition de ce mariage, et que l'exécution en eût été très hasardeuse pour lui, se voulut faire un mérite envers la Reine et envers l'État d'une chose qu'il croyait contraire à ses propres intérêts. Cette petite Mancini n'était pas très bonne nièce ; elle ne rendait au cardinal aucun compte de ses conversations avec le Roi ; elle prenait sur son esprit tout le crédit qui lui était possible ; le cardinal commençait à craindre qu'elle n'en prit trop. Mazarin devait savoir que ses nièces, qu'il ne traitait pas bien, ne l'aimaient pas. Hortense Mancini a écrit dans ses Mémoires : Jamais personne n'eut les manières si douces en public et si rudes dans le domestique, et toutes nos humeurs et nos inclinations étaient contraires aux siennes. Aussi, à la première nouvelle de sa mort, son frère et sa sœur Marie, pour tout regret, se dirent l'un à l'autre : Dieu merci, il est crevé. Et elle ajoute : A dire vrai, je n'en fus guère plus affligée. Peut-être donc Mazarin n'eut-il pas un si grand mérite à refuser pour sa nièce l'alliance de Louis XIV. A la jeune fille, il conseilla de chercher un réconfort dans les œuvres de Sénèque, qu'il lui donna. Il n'est pas vrai qu'il ait laissé à dessein le Roi dans l'ignorance des affaires. Certainement il a exposé au jeune maitre, dès qu'il a été en état de les comprendre, au moins les plus grandes affaires, et il lui en a donné son sentiment. Le Roi, d'ailleurs, assistait à des conseils. Il parut s'y ennuyer d'abord, puis il se mit à écouter avec une grande attention ce qu'on y disait. Ou bien, il allait chez le cardinal prendre de longues leçons de politique au cours desquelles il l'accablait de ses questions. Mazarin louait cette curiosité, admirait le Roi, prédisait un grand règne, mais ne pensait-il pas de temps en temps que ce jeune homme, peut-être, trouvait qu'il était long à venir, ce règne ? Il est vrai, le Roi semblait l'aimer par-dessus tout le monde. L'ambassadeur de Venise, dans une relation de l'an 1660, après avoir parlé des sentiments de Louis XIV pour la Reine sa mère, pour la jeune Reine et pour Monsieur, ajoute que c'est vers le cardinal que semble tournée toute la force de ses affections. Il parle d'une sympathie occulte et d'une subordination d'âme et d'intelligence du Roi à l'égard de son ministre. L'admiration que le jeune prince avait pour l'homme qu'il croyait avoir sauvé son État, et l'appréhension qu'il a confessée de voir les troubles recommencer, si le cardinal venait à manquer, ne suffisent pas à expliquer cet état d'âme et d'intelligence. Dans la correspondance étrange de Mazarin et d'Anne d'Autriche, les personnes sont désignées par des noms de guerre : la Reine est appelée Zabaoth ou les Sérafins, et Mazarin, la Mer ou le Ciel, et le Roi, le Confident. Le Roi savait-il donc le grand secret ? Mazarin écrivait un jour à la Reine qu'ils étaient unis, elle et lui, par des liens que l'un et l'autre pensaient ne pouvoir être rompus ni par le temps, ni par quelque effort qu'on y fit. Ce jeune homme, sérieux et discret, a été peut-être le confident de ces liens. En tout cas, Reine, cardinal et Roi formaient un indivisible trio ; au mois d'août 1658, Anne écrivait à Mazarin : Le Confident ne vous écrit pas, puisqu'aussi bien vous ne connaissez de différence de nos écritures, ni de nos sentiments, puisqu'ils sont une même chose pour vous, et que, encore qu'il n'y ait qu'une seule main qui écrive, les cœurs sont conformés en amitié[13]. Il fallait bien que le cardinal eût des assurances particulières pour oser, lui si prudent, étaler sa puissance, en même temps qu'il refusait à la Reine Anne même l'apparence d'une autorité et d'un crédit, et ses richesses, en même temps qu'il réduisait à la portion congrue la jeune Cour, au point que la table et le logis du Roi demeuraient plus que modestes. Il jouait tous les soirs trois ou quatre mille pistoles... et laissait jouer à sa nièce la comtesse de Soissons des sommes immenses, et il refusait à la jeune Reine de quoi mettre au jeu, quelque instance que lui fît la Reine mère. Il avait pourtant des heures où il se préoccupait. Il sentait en son pupille une grande ambition et une moralité très différente de la sienne. Toute sa puissance et tout son éclat étaient empruntés, et, sur un mot, pouvaient s'évanouir. C'aurait été pour lui un moyen de sortir d'embarras que de devenir pape. Un jésuite lui écrivait en décembre 1635 que la Cour de Rome allait se trouver à la disposition de Son Éminence Dans toutes les antichambres et dans toutes les compagnies, on ne parle que des obligations que lui e la chrétienté et on n'entend retentir que le son de ses louanges. C'est l'opinion des plus connaissants qu'elle sera l'arbitre des conclaves et pourra mettre la tiare sur la tête de qui il lui plaira, même sur la sienne, si l'envie lui en prend. L'abbé de Choisy, qui affirme que le cardinal mourut dans la vision de se faire pape, ajoute : Il savait que le Roi n'épargnerait rien pour le faire réussir, par amitié, par reconnaissance, par gloire et peut-être même pour se défaire honorablement d'un premier ministre qui commençait à lui être à charge. Mais le Roi et le cardinal, furent libérés, l'un de cette charge et l'autre de son inquiétude, par un moyen plus naturel. Le cardinal, depuis longtemps souffrant de la gravelle et de la goutte, apprit, à la fin de l'année 1660, qu'il n'avait plus longtemps à vivre. Il eut certainement du regret à quitter sa belle vie, mais, avec beaucoup de sang-froid, il mit en ordre ses affaires, les temporelles et les spirituelles. Ruiné à la fin de la Fronde, il avait refait en sept ans une fortune, qui ne peut être évaluée exactement, car il prit la précaution d'interdire tout inventaire ; elle semble avoir été, au bas mot, d'une cinquantaine de millions, c'est-à-dire probablement quelque deux cents millions d'aujourd'hui. Sans doute, les traitements de ses diverses fonctions donnaient un total de 204.000 livres, et les revenus de ses gouvernements d'Alsace, de Vincennes, de la Rochelle, etc., et ceux de l'évêché de Metz et de 27 abbayes, parmi lesquelles plusieurs des plus riches du royaume, montaient à 6 ou 700.000 livres, mais l'immense fortune ne peut s'expliquer par les économies faites sur ces annuités. le cardinal s'enrichit, comme a dit Retz, par le filoutage qu'il introduisit dans le ministère. Il prêtait au Roi sous des noms supposés, avec assignation sur fonds sûrs, et faisait diverses sortes de bons coups conseillés par son intendant, Colbert. Il tirait argent des charges de la maison royale ; au lit de mort, il négocia celles de la maison de la jeune Reine (jusqu'à la charge de lavandière), ce qui lui valut de beaux profits. Il demandait des gratifications aux titulaires de grands offices, au moment de leur entrée en charge, et des pots de vin, plus considérables qu'il n'était d'usage, aux fermiers, au moment des adjudications. Il entreprenait des fournitures de vivres aux armées. Il faisait, racontait à Mme de Motteville le ministre Le Tellier, de grands ménages et trafics dans ses gouvernements, et jouissait de plusieurs fonds destinés au paiement des ambassadeurs, de l'artillerie, de l'amirauté ; il se chargeait d'y satisfaire et n'y satisfaisait pas ; c'est ainsi qu'il prenait beaucoup sans qu'on pût le convaincre de rien prendre à l'Épargne. Le Tellier confirme donc le témoignage de Fouquet, qui accuse Mazarin de s'être fait donner chaque année des millions de l'argent du Roi pour les employer à son gré, gagnant sur les entreprises à forfait, car il ne payait pas tous les officiers, laissant dépérir les vaisseaux et les galères, tomber en ruine les fortifications pour se faire des deniers revenant bon, et liquidant tout par quelque ordonnance pour dépense secrète. A présent, il veut transmettre aux siens toute sa rapine, non pas qu'il les aime, car il semble bien n'avoir aimé personne, mais il a l'orgueil du nom qu'il a illustré et l'ambition de le faire durer jusqu'à la fin des temps par la splendeur de sa famille. C'est à ce moment qu'il marie sa nièce Hortense à M. de La Meilleraie, à qui est destiné le titre de duc de Mazarin[14]. Il entend que M. de Mazarin soit un grand seigneur ; la part d'Hortense sera donc de trente millions ; mais au moment où il dispose ainsi de son avoir, il est pris d'inquiétude. Le Roi est bien pauvre ; ne se trouvera-t-il personne pour lui persuader d'étendre la main sur ce tas de millions ? Colbert conseille à son maure de faire donation de toute cette fortune au Roi, qui la lui rendra certainement ; alors le Cardinal aura la conscience tranquille, il aura fait fortune neuve, et la succession échappera aux risques des enquêtes et des procès, puisque les millions, ce sera le Roi qui les aura donnés. Le Cardinal suivit le bon conseil. La Cour était venue s'établir à Vincennes. La Reine mère, fidèle toujours, s'était logée tout près du malade, qu'elle entendait hurler dans les crises d'étouffement. Elle s'empressait auprès de lui, mais lui s'impatientait : Cette femme me fera mourir... Ne me laissera-t-elle jamais en repos ? Le Roi, bien qu'il allât de temps à autre à Paris pour quelque fête, témoignait au Cardinal une grande affection et un e grande tristesse de l'état où il le voyait. Pourtant, il fit attendre trois jours son refus d'accepter la donation, ce qui prouve qu'il hésita . Sitôt que sa décision fut connue, le testament, depuis longtemps préparé, fut signé et paraphé. Le 3 mars au matin, le cardinal avait fait appeler les trois ministres : Le Tellier, de Lionne, Fouquet, et les avait remerciés et loués devant le Roi. Le 7, il fit ses adieux au Roi, à la Reine mère, à Condé, à Turenne, en laissant à chacun pour souvenir un diamant ou une pierre précieuse. Au Roi, tous ces derniers jours, il donna les conseils suprêmes. Il l'a surtout exhorté à gouverner par lui-même, et à se bien garder d'un premier ministre. Peut-être, il a donné cet avis par dévouement au Roi, sachant mieux que personne ce qu'un premier ministre peut coûter à un royaume. Mais peut-être aussi était-il jaloux d'un successeur possible et ne voulait-il pas que personne jouit des honneurs et des richesses qu'il lui fallait quitter. Enfin, pour achever de prendre congé du monde, il fit porter ses compliments à l'Assemblée du Clergé et au Parlement, et résolut de ne plus penser qu'à Dieu. Au mois de janvier, il avait fait promettre à M. Claude Joly, curé de Saint-Nicolas-des-Champs, de l'assister à l'heure de la mort, après quoi il avait continué à vaquer aux affaires et à passer des heures au jeu. On remarquait qu'en ramassant son gain, il pesait de la main les pistoles, et tirait de côté les plus légères pour les mettre au jeu le lendemain. Lorsque les avertissements de la mort devinrent plus clairs et plus pressants, il appela M. Joly. Ce curé de Paris, très au courant des choses, ne manqua pas de vouloir parler au cardinal de ses péchés notoires. Il mit la conversation sur l'emploi des deniers publics, mais Mazarin avait prévu cette curiosité ; il interrompit le prêtre : Je vous ai seulement envoyé quérir pour vous entendre parler de Dieu, dit-il. Pour se confesser de ses péchés, il avait choisi une autre personne, le Père Angelo, supérieur des Théatins qui, étant moine, peu au courant des affaires du monde, et compatriote, serait plus discret et plus accommodant. Au curé, le cardinal se plaignait de ne pas sentir une plus grande douleur de ses péchés. Au moment de recevoir le viatique, il se fit dire par lui les effets de ce sacrement et les dispositions nécessaires pour le recevoir utilement. Il demanda aussi à M. Joly de lui expliquer les effets du sacrifice de la messe, ajoutant que peut-être il n'avait pas ouï la messe une fois en sa vie selon les intentions de l'Église. Il écoutait, assis sur sa chaise, revêtu d'une simarre couleur de feu, la barbe faite, propre et payant de mine, répandant autour de lui de l'haleine infectée. Il finit par se mettre en bon état d'âme. Il récitait des actes de contrition et les passages les plus tendres et les plus affectifs des psaumes, répétait le Miserere mei, Deus. Ses mains jointes serraient le crucifix. Il fit venir le nonce auquel il demanda l'indulgence plénière que les papes ont coutume d'accorder aux cardinaux à l'article de la mort. Il lui annonça qu'il laissait une belle somme au Saint-Père pour l'aider à continuer la guerre contre les Infidèles. Pourtant il avait des retours vers le monde ; le 7 au soir, il signait encore des dépêches. Le 8, il entendit la messe dans sa chambre avec une grande application d'esprit, mais, comme Vallot, un de ses médecins, lui offrait un bouillon, il refusa en regardant l'homme d'une manière fixe et perçante — il accusait ses médecins de le tuer, et ne leur laissa rien par son testament, au lieu qu'il fut généreux envers son apothicaire — ; puis il se repentit du mauvais regard jeté à Vallot, et demanda une absolution pour avoir murmuré contre la Faculté. M. Joly lui conseilla de faire amende honorable de ses péchés. Le cardinal la fit, tête nue, cierge en main, avec une parfaite humilité. Ses souffrances étaient atroces : Courage, disait-il, courage ! Il faut souffrir ! Dans la nuit du 8 au 9, l'agonie commença ; deux heures après minuit, le cardinal Mazarin, entrouvrant un peu la bouche pour adorer le saint nom de Jésus, expira. Si un personnage comme celui-là avait écrit l'histoire de sa vie, en forme de confessions, et s'il y avait dit toute la vérité de ses sentiments et de ses actes, depuis les humbles origines et les débuts troubles, jusqu'à l'apothéose, où l'une des deux mains soutient la couronne de France, et l'autre touche presque les clés de Saint-Pierre, c'eût été un document humain, duquel nous pourrions dire qu'il est de premier ordre. |
[1] SOURCES. Les Lettres du cardinal Mazarin déjà citées au chapitre Ier. Le texte du traité des Pyrénées et du contrat de mariage de Louis XIV, dans Vast, Les Grands traités.... Mignet, Négociations relatives à la succession d'Espagne, Paris, 1835-1842, 4 vol. (Documents inédits). Recueil des Instructions données aux ambassadeurs et ministres de France depuis les traités de Westphalie jusqu'à la Révolution française, publié sous les auspices du ministère des Affaires étrangères : voir notamment les volumes Suède, Espagne, Portugal. Les Relazioni des ambassadeurs vénitiens, et les mémoires déjà cités, notamment ceux de Brienne, de Turenne, de Gramont et du duc de Guise.
OUVRAGES
A CONSERVER. Valfrey, La diplomatie française au XVIIe siècle :
Hugues de Lionne, ses ambassades en Italie (1642-1656), Paris, 1877, et Hugues
de Lionne, ses ambassades en Espagne et en Allemagne, la paix des Pyrénées,
Paris, 1881. Canovas del Castillo, Estudios del Reinado de Felipe IV.
Guimet, Histoire de la République d'Angleterre et de Cromwell, Paris,
1854, 2 vol. S. Gardiner, History
of the Commonwealth and Protectorate, Londres, 1894- 1903, 3 vol. Le
3e volume s'arrête en 1656. J. R. Seelev, The Growth of the British policy,
Cambridge, 1895, 2 vol., traduit par le colonel Baille, sous le titre : Formation
de la politique britannique, Paris, 1896-1897, 2 vol. R. Dollot, Les
origines de la neutralité de la Belgique et le système de la Barrière,
Paris, 1902. E. Haumant, La guerre du Nord et la paix d'Oliva, 1633-1660,
Paris, 1893. Erdmanusdarter, Deutsche
Geschichte vom Westfälischen Frieden, bis zum Begierungsantritt Friderichs des
Grossen, 2 vol. 1892-1893 (collection Oncken).
[2] Relazioni dagli ambasciatori..., t. III, p. 39.
[3] La passion du jeu était répandue dans la société du XVIIe siècle, et elle était très violente. Toute la Cour jouait chaque jour des heures entières. Le jeu et ses règles et ses hasards étaient des sujets de conversation. Or il est bien certain qu'un homme d'État n'arrive jamais à se dédoubler en homme publie et en homme privé. Les habitude, de la vie privée contribuent à déterminer les habitudes de la vie politique. On trouve dans les documents diplomatiques des comparaisons empruntées au jeu, celle-ci par exemple dans une relation écrite en 1660 par Nani, l'ambassadeur de Venise (Relazioni, t. III, p. 35) : La monarchie française a trouvé depuis plus de douze siècles les vicissitudes avec lesquelles aime à jouer la fortune des choses de ce monde, mais il arrive aux États ce qui arrive dans le jeu, où d'ordinaire celui-là gagne qui a le plus de quoi perdre parce que, en résistant aux disgrâces et en fatiguant le chance, il se rend supérieur à celui qui, abattu dès les premiers coups, n'a pas assez de vigueur ou de souffle pour se relever.
[4] SOURCES. Fouquet (le Recueil des Défenses de M. Fouquet), publié à Amsterdam, 1665-1667, 14 volumes, et surtout le recueil des pièces officielles du procès (réquisitoire, défenses, répliques du procureur de la Chambre de justice) publiées à Paris au moment du procès.
OUVRAGES. Chéruel, Mémoires sur la vie publique et privée de Fouquet... d'après ses lettres et des pièces inédites... Paris. 1864, a vol. — J. Loir, Nicolas Foucquet, procureur général, surintendant des finances, ministre d'État de Louis XIV, Paris, 1890, 2 volumes. P. Bonnaffé, Les amateurs de l'Ancienne France. Le surintendant Foucquet, Paris, 1882. R. Pfnor et A. France, Le château de Vaux-le-Vicomte dessiné et gravé, Paris, 1888. U. V. Châtelain. Le Surintendant Nicolas Fouquet, protecteur des lettres, des arts et des sciences, Paris, 1905.
[5] Voir, sur cette opération caractéristique, Laïr, Nicolas Foucquet, t. I, p. 460, et le t. XII du Recueil des Défenses, au commencement.
[6] Voir comte de Laborde, le Palais Mazarin, Paris 1846.
[7] SOURCES. Les Mémoires de Godefroy Hermant, publiés par A. Gazier, Paris, 1905, t. I (en cours de publication). Les Mémoires d'Arnauld d'Andilli (dans la collection Michaud et Poujoulat). La Rév. Mère Marie-Angélique Arnauld, Mémoires et relations sur ce qui s'est passé à Port-Royal des Champs depuis le commencement de la Réforme jusqu'en 1638, s. l., 1716. Les Mémoires du P. Rapin, publiés par Aubineau, Paris, 1865, 3 vol. — Lettres chrétiennes et spirituelles de Jean Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, Lyon, 1679, 3 vol. — Antoine Arnauld, De la fréquente communion, où les sentiments des Pères, des Papes et des Conciles touchant l'usage des sacrements de Pénitence et d'Eucharistie sont fidèlement exposés, Paris, 1643. — Pascal, Les Lettres provinciales ou Lettres écrites à un provincial par un de set mis et lettres aux Révérends Pères Jésuites sur le sujet de la morale et de la politique de ces Pères, publiées à Paris en 1656-1657. (Pour les éditions ultérieures, voir F. Brunetière, Musée de l'histoire de la littérature française, Paris, 1899, p. 165). Lettres de la mère Agnès Arnault, publiées par P. Faugère, Paris, 1858, 1 vol. Le P. Rapin, Histoire du Jansénisme depuis son origine jusqu'en 1644, publiée par l'abbé Domenech, Paris, 1861. Racine, Abrégé de l'histoire de Port-Royal, dans ses Œuvres (Grands écrivains).
OUVRAGES À CONSULTER. Dom Clémencet, Histoire générale de Port-Royal depuis la réforme de l'abbaye jusqu'à son entière destruction, Amsterdam, 1755-1757, 10 vol. Vies intéressantes et édifiantes des Religieuses de Port-Royal et de plusieurs personnes qui leur sont attachées, s. 1750-52, 4 vol. Vies... des amis de Port-Royal, Utrecht, 1751. Nécrologe des plus célèbres, défenseurs et confesseurs de la vérité des XVIIe et XVIIIe siècles (par l'abbé Cerveau) s. l., 1760-68, 7 vol. E. Boutroux, Pascal, Paris, 1900. V. Giraud, Pascal, éd. Paris, 1905. Varin, La Vérité sur les Arnauld, Paris, 1847, 2 vol. Sainte-Beuve, Port-Royal, 5e édition, Paris, 1888-1894, 7 vol. Abbé Fuzet (aujourd'hui archevêque de Rouen), Les Jansénistes du XVIIe siècle, leur histoire et leur dernier historien, M. Sainte-Beuve, Paris, 1877.
[8] Brunetière, Manuel de l'histoire de la Littérature française, p. 148-9.
[9] Sur cette correspondance de saint François de Sales et de la mère Angélique, voir Abbé Fuzet, les Jansénistes..., pp. 28-32.
[10] Il est impossible de retrouver tous les sentiments que le jansénisme a éveillés en ses adversaires. Il y en eut certainement qui sentirent qu'il devait fatalement contribuer à dépoétiser et à dessécher le catholicisme. Au moyen âge, le catholicisme était paré d'art et d'imagination. Il était peintre, sculpteur, architecte et musicien. Il regardait la nature, l'animal et la plante, et s'en égayait. Il était poète dramatique et poète comique, conteur de légendes, faiseur de saints. Il dressait. de la terre au ciel, une large échelle où montaient et descendaient les bienheureux. En même temps, il usait de raison et de raisonnement. Un docteurs ratiocinaient inépuisablement. Tout le monde y trouvait son compte, la bonne âme qui lisait l'Ancien et le Nouveau Testament sur les murs ou sur les vitres, s'extasiait ou s'amusait aux cérémonies. écoutait, au prêche ou à la veillée, les contes des miracles et des sortilèges, et l'âme mystique où est éclos le poème de l'Imitation de Jésus-Christ, et le docteur qui discutait sur la montagne Sainte-Geneviève le nominalisme et le réalisme. Il y avait alors vraiment plusieurs demeures dans la maison du l'ère. Toute la vie s'y logea. Mais la Renaissance et la Réforme pénétrèrent dans ce fouillis divin. L'Olympe et une concurrence heureuse au Paradis, l'esprit de la philosophie antique méprisa la foi natte et la dénigra. La Réforme raisonna sur les fondements mêmes de la foi, détruisit le culte, exécra l'idolâtrie. Le catholicisme fit des concessions à la Renaissance et à la Réforme, il se précisa et s'émonda, il fut moins un sentiment et davantage une doctrine. Or une doctrine n'a pas la force d'un sentiment. Il y eut, au XVIe siècle, un refroidissement de l'amour divin. La contre-réforme catholique essaya de ranimer l'amour, mais voici qu'une seconde réforme survenant, le jansénisme, oblige l'Église à se surveiller encore, à disputer, à raisonner. On n'en finira donc pas avec toutes ces disputes ? Et puis encore les lettres et la politique cherchent la raison, la simple, la rectiligne : l'esprit de l'ordre classique et de l'ordre royal pénètre dans la religion. L'Exposition de la foi que Bossuet écrira pour convertir Turenne est en effet une œuvre de belle simplicité, mais froide. Le froid gagnait le cœur de l'Église.
[11] Dans les Pensées, le Mystère de Jésus.
[12] SOURCES. Tous les Mémoires précités, qui ont parlé de cette mort, et, de plus, Mémoires inédits de Louis-Henri de Loménie, comte de Brienne, publiés par F. Barrière. 2 vol., Paris, 1838. Mémoires de l'abbé de Choisy, publiés par M. de Lescure, 2 vol., Paris, 1888. Au t. I de Clément, Lettres..., toute la correspondance de Colbert de 1650 à 1661, et notamment les lettres au cardinal. Dans le même volume un État des biens, revenus et effets appartenant à Monseigneur, la présente année 1658, dressé par Colbert, pp. 500 et suiv. ; Les dernières paroles de M. le cardinal de Mazarin, pp. 532 et suiv.
OUVRAGES : Chantelauze, Les derniers jours de Mazarin, dans le Correspondant livraisons des 10 juillet et 10 août 1881. Gazier, Les dernières années du cardinal de Retz, 1655-1679, Paris, 1875.
[13] Chéruel, Histoire de France sous le ministère de Mazarin, t. III, p. 188.
[14] A ce moment aussi le mariage de Marie Mancini avec le chef de la famille des Colonna, dont le père de Mazarin avait été le serviteur.