I. — L'ÉTABLISSEMENT DE LA RÉGENCE ET DU CARDINAL MAZARIN. LOUIS XIII était tourmenté les derniers jours de sa vie par la pensée que la Reine serait bientôt régente et que le duc d'Orléans aurait une grande part au gouvernement du royaume. Il n'aimait ni sa femme ni son frère, il savait qu'ils ne l'aimaient pas non plus, et sentait bien qu'ils le regardaient souffrir sans en être affligés le moins du monde. Au moment où il venait de recevoir les derniers sacrements, un éclat de rire partit de sa garde-robe ; les personnes qui étaient dans sa chambre s'indignèrent : Ce ne peut être que la Reine et Monsieur, dit le Roi. C'étaient bien eux en effet[2]. L'idée qu'ils se réjouissaient de la belle succession prochaine suffisait à lui donner envie de les déshériter autant qu'il croyait le pouvoir, il ne les jugeait d'ailleurs ni l'un ni l'autre capables de continuer l'œuvre sérieuse de son règne ; il ordonna donc par une Déclaration que la Reine aurait la régence et Monsieur la lieutenance générale, mais que les affaires seraient examinées et résolues par l'avis et autorité d'un conseil à la pluralité des voix. Le conseil devait se composer de sept membres : la Reine, Monsieur, le prince de Condé ; puis quatre créatures et anciens serviteurs de Richelieu, le cardinal Mazarin, le chancelier Séguier, le surintendant des finances Bouthillier et le secrétaire d'État Chavigny. Deux partis s'y seraient trouvés en présence, celui de la Reine et des princes, et celui de Louis XIII et de Richelieu ; le second y aurait eu la majorité. Louis XIII espérait se perpétuer en compagnie de son inséparable cardinal. La Déclaration fut enregistrée au Parlement, le 21 avril, et le Roi mourut le 14 mai. Mais la Déclaration était un acte inconstitutionnel. Les légistes avaient établi la maxime que la monarchie était successive, non héréditaire, et déférée au plus proche mâle par la loi fondamentale de l'État. A la minute où le Roi mourait, le successeur choisi par Dieu de toute éternité recevait la plénitude de l'autorité royale. Il n'avait pas d'obligation envers le défunt, il ne pouvait donc être lié par un acte de lui. En cas de minorité, le gouvernement appartenait d'après l'usage à la Reine mère, avec une participation des princes du sang, qui tiraient de la vertu de ce sang et de leur aptitude à succéder un droit mal défini, mais considérable. L'exercice de l'autorité royale se compliquait alors, mais elle demeurait libre et absolue : lui imposer des ministres obligatoires, c'était violer les lois de la monarchie. La Reine, Monsieur et Condé ne firent pas sans doute grande réflexion sur les maximes de droit public. Ils s'arrangèrent dans le tête à tête et décidèrent de faire annuler la Déclaration par le Parlement. Rien ne pouvait être plus agréable à cette cour que de casser le testament d'un roi. Le 18 mai, la Reine mena son fils au Palais. L'enfant, qui avait quatre ans et huit mois, fut porté à bras sur le trône, il récita quelques paroles, la mère fit un petit discours, puis la délibération fut ouverte et le chancelier, après avoir recueilli les suffrages, prononça l'arrêt par lequel le Roi donnait à la Reine sa mère l'administration libre, absolue et entière des affaires de son royaume pendant sa minorité, avec pouvoir à la dite dame de faire choix de personnes de probité et expérience, en tel nombre qu'elle jugera à propos pour délibérer aux conseils... sans que néanmoins elle soit obligée de suivre la pluralité des voix. Monsieur fut lieutenant-général du royaume. Le gouvernement s'établit ainsi par l'accord de la Reine, des princes et du Parlement. Mais, si les princes avaient consenti que la Reine fût entière régente, ils espéraient qu'elle les récompenserait plus largement qu'elle n'y était disposée. Quant au Parlement, Anne lui avait déclaré : Je serai bien aise de me servir de vos conseils que je vous prie de donner au Roi mon fils et à moi, tels que vous jugerez en vos consciences pour le bien de l'État. Elle ne pensait pas un mot de ce qu'elle disait, mais un des présidents fit semblant de la croire et demanda que la cour fût admise à délibérer des remontrances sur la réformation de l'État. Ni la Reine, ni les princes n'admettaient cette prétention. On s'était entendu moyennant des mensonges. La Reine Anne[3] était une belle personne sur le retour — elle avait quarante et un ans, — grande, un peu grosse, avec de grands yeux, un gros nez, une bouche petite et vermeille, la gorge bien faite. Ses mains adroites et blanches avaient reçu les louanges de toute l'Europe. Elle s'habillait fort bien sans luxe, ni or ni argent, sans fard et sans masque. Elle aimait à plaire et à être aimée, en quoi le Roi son mari ne l'avait pas satisfaite. Le sang de Charles-Quint lui donnait de la hauteur et de la bravoure, mais elle était d'autant plus brave que souvent elle ne voyait pas le danger, faute d'avoir l'esprit de discernement. Madame de Motteville, qui l'a servie et bien connue, assure qu'elle ne distinguait pas bien les honnêtes gens d'avec les sots. La Reine ne savait rien, excepté le monde, c'est-à-dire les affaires et les intrigues de la Cour. Dévote à la façon d'Espagne, elle passait des heures dans son oratoire, et pratiquait à toute occasion les vœux, les dons aux églises et les neuvaines. Le reste de son temps était occupé par le jeu et par la représentation : elle représentait très bien avec un air de dignité castillane, tempéré par l'usage de France. Elle mangeait beaucoup et dormait longuement. Couchée à minuit ou à une heure après la prière et le bavardage, elle se levait à dix ou onze heures. Elle est tranquille, conclut Madame de Motteville, et vit sans inquiétude, elle pense seulement, suivant le conseil de l'Évangile et l'avis des philosophes, à passer sa journée. Personne, pas même elle, ne croyait qu'elle fût capable de gouverner l'État, après Louis XIII et Richelieu. Monsieur avait trente-cinq ans et une très vilaine histoire. Sollicité par les factions et par l'étranger, il s'était engagé dans toute sorte d'affaires et il avait trahi tout le monde. Si un fils de France n'avait été au-dessus même de l'honneur, il n'y aurait pas eu dans tout le royaume un homme aussi déshonoré. Il avait un bel air royal gâté par de perpétuelles grimaces, il jurait, sacrait et sifflait continuellement. Il était intelligent, parlait bien, avec esprit, lisait beaucoup, connaissait les particularités de l'histoire, où il cherchait des leçons de conduite, mais trouvait des raisons de ne rien faire. Ceux qui n'ont pas d'affaires sont bien heureux, disait-il. Enfin il était paresseux et n'était point brave. Le cardinal de Retz dit qu'il avait à l'exception du courage, tout ce qui est nécessaire à un honnête homme. Henri II de Bourbon, prince de Condé (Monsieur le Prince, comme on l'appelait), âgé de cinquante-cinq ans, s'était enrichi par sa docilité envers Richelieu, qui l'avait payée largement. Il tirait tous les profits possibles de sa place de prince du sang. Il se donnait des airs de justice et de religion. Lui non plus n'était pas un foudre de guerre, et l'on disait de lui par déférence : M. le Prince n'est pas heureux à la guerre. Son fils aîné, le duc d'Enghien, le vainqueur de Rocroi, fut, à vingt-deux ans, le héros des premiers jours du règne. Il avait le visage long, creusé, des dents mal serties, un nez énorme et crochu planté comme un pic entre des ravins, quelque chose de grand et de fier, tirant à la ressemblance de l'aigle. Il n'était pas homme de cour, ni soigné, ni propre, ni aimable, il avait l'humeur inquiète, hautaine et hargneuse. Sur le fond médiocre de la famille, il tranchait vigoureusement. Son frère Armand, le prince de Conti, de huit ans plus jeune, avait la taille gâtée, il n'était donc pas bon pour le service du Roi, et, selon l'usage, on le destinait au service de Dieu. Le duc de Vendôme, le fils légitimé d'Henri IV et. de Gabrielle, avait quarante-neuf ans, il était insignifiant. On prêtait à M. le Prince ce mot : Je suis poltron, mais ce bougre de Vendôme l'est encore plus que moi. Vendôme avait deux fils, le duc de Mercœur et le duc de Beaufort. Celui-ci était une tête vide, mais belle, et sa mine faisait croire qu'il avait quelque chose de grand dans l'âme. Il se posait en galant de la Reine, qui, aimant les beaux visages, ne s'en fâchait point. Il cherchait les originalités faciles, comme de parler la langue des crocheteurs. En somme, dans la famille royale, personne n'était capable de gouverner l'État. Le premier aumônier de la Reine, Augustin Potier, évêque de Beauvais, s'offrait discrètement pour le ministère. Il était pair du royaume, allié à de puissantes familles parlementaires, simple, facile, disaient ses amis, bête mitrée, le plus idiot des idiots, écrit le cardinal de Retz, mais sa médiocrité le rendait désirable à des gens qui avaient été trop gouvernés et voulaient ne l'être plus du tout. La Reine l'avait chargé, après la mort du Roi, de négocier avec le Parlement, il s'était donné de la peine, mais il apprit bientôt avec tout le monde que le cardinal Mazarin restait premier ministre. Mazarin[4], fils de Pietro Mazarini, majordome d'une famille noble italienne, avait pratiqué tous les métiers : étudiant en l'un et l'autre en droit. capitaine dans l'armée pontificale, client de neveux pontificaux, diplomate, chanoine de Saint-Jean de Latran, vice-légat d'Avignon et légat près la cour de France. Richelieu l'avait fait cardinal et. Louis XIII premier ministre. Il avait dû sa fortune à son habileté de trouveur de combinaisons, à sa connaissance des affaires italiennes si importantes alors et. aux services que, par là, il rendit à Richelieu, puis à une de ces souplesses qui glissent entre les obstacles sans qu'on les voie passer, à son gentil sourire du Midi, à sa bonne humeur qui dérida les deux moribonds tristes, le Roi et le Cardinal, à l'art de se faire également agréer par des personnes qui ne s'aimaient pas comme le Roi et la Reine : il avait aidé Louis XIII à écrire la Déclaration et fait savoir à la Reine qu'il n'aurait d'autre volonté que la sienne. Enfin il se donnait l'air de ne tenir à rien, d'être sans conséquence et toujours prêt à faire ses paquets pour retourner à Rome. La Reine avait de très bonnes raisons pour se confier à lui. Dès la première minute, elle craignit des embarras. Aussitôt que son mari avait expiré, elle était allée s'agenouiller devant son fils. Une foule s'étouffait dans la chambre de Louis XIV, pendant que le mort gisait dans la solitude. Anne pria Beaufort de faire sortir tout le monde. Quand le duc arriva devant M. le Prince, celui-ci déclara qu'il n'avait pas d'ordres à recevoir de lui ; Beaufort répliqua qu'il portait les ordres de la Reine et qu'il saurait les faire respecter. Il fallut apaiser cette querelle qui s'allumait entre les maisons de Condé et de Vendôme parce que la Reine avait voulu se donner de l'air. Anne, qui avait vécu dans les cabales, les redoutait et les sentait venir. Elle avait besoin d'un serviteur qui ne fût enrôlé dans aucun des dans entre lesquels se partageait la cour, lui appartint en propre, et n'offusquai personne. D'autre part, la France était engagée dans une grande guerre ; il fallait que ce ministre sût les affaires. Mazarin, un étranger, sans suite d'épées, sans cortège de jupes, par qui personne n'avait été offensé, de qui tout le monde avait reçu des révérences, et en même temps auxiliaire de Richelieu et son successeur dans la conduite des affaires, était l'homme qui convenait. On vit donc, écrit le cardinal de Retz, monter sur les degrés du trône, d'où l'âpre et redoutable cardinal Richelieu avait foudroyé plutôt que gouverné les humains, un successeur doux, bénin, qui ne voulait rien, qui était nu désespoir que sa dignité de cardinal ne lui permit pas de s'humilier autant qu'il l'aurait souhaité devant tout le monde. Justement la Cour, après les tristesses et les rigueurs du morne règne, avait grande envie de s'amuser. Les disgraciés rentrèrent ai m'empressèrent autour de la Reine, qui avait souffert comme eux la persécution du cardinal et du Roi. Ils lui demandèrent la curée des honneurs et de l'argent, elle la leur donna et fut remerciée d'être si bonne. Mazarin l'avertissait inutilement : La Reine, disait-il, doit se faire respecter dès le commencement. Les Français sont naturellement portés à faire quatre pas, quand on leur permet de mettre un pied. Une cabale se forma en effet, que l'on appela cabale des Importants, à cause de l'air mystérieux que se donnaient les conspirateurs. Les plus en vue étaient Beaufort et Madame de Chevreuse, une Rohan, veuve du duc de Luynes, puis de Claude de Lorraine duc de Chevreuse. Elle avait beaucoup aimé et elle aimait encore, malgré ses quarante-trois ans, en France et à l'étranger, toujours dévouée à sa passion, que l'on pouvait dire éternelle, quoiqu'elle changent souvent d'objet. Elle avait fait de la politique un assaisonnement de l'amour, et gêné et même inquiété Richelieu et Louis XIII. Le Roi, dans la Déclaration même, l'avait condamnée à l'exil perpétuel, mais il était si sûr qu'elle rentrerait que, lorsqu'on lui relut l'article où il était parlé d'elle, il s'écria : Voilà le diable ! La duchesse rentra tout de suite et se mit à travailler contre Mazarin comme elle aurait travaillé contre n'importe qui. Les cabaleurs voulaient enlever aux restes de M. le Cardinal, c'est-à-dire à l'ancien personnel, les honneurs et les gages, mais on n'avoue pas ces choses-là, aussi affichaient-ils un programme de grande politique : réconcilier la France avec l'Autriche, employer les forces des deux puissances à restaurer en Angleterre le pouvoir absolu, et rétablir l'ancienne forme du Gouvernement que le cardinal de Richelieu avait commencé de détruire, c'est-à-dire, tout l'opposé de la politique nationale et monarchique. Mazarin défendit l'ancien personnel, dont il était, et la politique nationale. Nos vieux alliés, la Hollande et la Suède, s'inquiétaient des bruits qui couraient, le cardinal montra leurs doléances à la Reine. Il était assidu près d'elle, au point que les Importants osèrent la faire avertir par Vincent de Paul et par des évêques qu'elle se compromettait. Mais il ne la quittait pas, il lui apportait des affaires plus qu'elle n'en voulait, et la pauvre femme, qui sortait d'une grande oisiveté et qui était paresseuse, entra dans un intervalle de dégoût et d'embarras. En même temps qu'il menait la grande politique, Mazarin nouait et dénouait de petites intrigues ; il avait plus que personne l'esprit de cabinet. Si bien qu'à la fin ses adversaires, le voyant se bien établir et perdant patience, en arrivèrent aux imprudences : Beaufort voulut tuer le cardinal ; la Reine, au commencement de septembre 1643, le fit arrêter et enfermer au château de Vincennes, et l'exil dispersa les cabaleurs. A la fin de la même année, la Reine quitta le Louvre pour le Palais-Royal. Mazarin avait acheté derrière, tout près, un hôtel ; une porte fut percée dans le mur du jardin, afin qu'il pût aller au Palais commodément. Un an après, la Reine annonça au conseil que le cardinal, qui n'était pas bien portant, avait peine à traverser ce grand jardin, ce qu'il était obligé de faire à toute heure pour lui communiquer les affaires qui se présentaient. Elle trouvait donc à propos de lui donner un appartement dans le Palais-Royal. Mazarin, qui était déjà maître dans la maison, devint comme le maure de la maison. Sa figure n'avait pas de relief ni de dignité, mais elle était intelligente et douce, avec une flamme d'esprit dans les yeux bruns. Il avait à peu près le même âge que la Reine, il l'aima peut-être, elle l'aima certainement, avec une passion qui fut la folie de sa quarantaine[5]. Et c'est ainsi que par un jeu de l'amour et du hasard, deux très grandes puissances en histoire, la monarchie française tomba aux mains d'une Espagnole et d'un Napolitain. Mazarin, bien qu'il fût naturalisé, continua de signer Mazarini ; il avait ses raisons de ne point renoncer à sa qualité d'Italien, qui pouvait resservir, pour devenir pape, par exemple. C'était un personnage indistinct, prince de l'Église, sans être prêtre, un condottière d'État, un cherche-fortune qui en trouva une si extraordinaire : premier ministre du royaume de France, peut-être mari secret, pour le moins amant de la superbe Reine à qui le sang de Charles-Quint donnait de la hauteur ; prodigieux comédien, capable d'entrer dans un grand rôle et de le jouer en grand artiste, mais sans dépouiller une vilenie qui lui était naturelle. II. — LA POLITIQUE ET LA GUERRE JUSQU'A LA PAIX DE WESTPHALIE[6]. À la mort de Richelieu, la France occupait le Roussillon et la Catalogne presque entière, la Lorraine et l'Alsace, les passages des Alpes et Turin. Elle était donc, au Sud et à l'Est, fortement retranchée et même avancée en territoire étranger. Au Nord, elle n'avait gagné qu'Arras, Hesdin et Bapaume en Artois et Landrecies en Hainaut ; la vallée de l'Oise, la grande route de Paris, demeurait ouverte à l'ennemi. La garde de cette frontière était confiée au duc d'Enghien ; le vieux maréchal de L'Hôpital avait été donné comme conseil aux vingt-deux ans du Prince, et les instructions de la Cour étaient de ne s'engager à rien dont l'issue ne doive, par toutes les apparences humaines, être glorieuse pour les armes de Sa Majesté. Une défaite, en ce point faible et sensible, pouvait être un désastre. La maladie de Louis XIII, dont la fin prochaine était prévue, l'espérance d'un désarroi dans le gouvernement et dans le commandement des armées décidèrent le gouverneur des Pays-Bas, Don Francisco Melo de Braganza, à envahir la France. Il voulait enlever, entre la Sambre et la Meuse, la place de Rocroi, tourner à l'Est les villes de l'Oise, Guise, La Capelle et La Fère et marcher sur Paris par les vallées de l'Aisne et de la Marne. L'armée française se porta rapidement vers Rocroi, les Espagnols prirent en hâte leur ordre de bataille. Enghien commandait la droite française ; avec Gassion, mestre de camp général de la cavalerie, il se jeta sur la cavalerie adverse et la rompit. Au lieu de la poursuivre, il passa derrière le centre des ennemis, attaqua à revers la gauche espagnole, qui était victorieuse, et la mit en désordre. Restait cette redoutable infanterie de l'armée d'Espagne au centre de la bataille. Entamée par le canon, pressée par les gens de pied, chargée et rechargée par la cavalerie du duc d'Enghien, elle perdit presque tous ses officiers, la plupart de ses hommes, et capitula. Cette grande victoire fut remportée le 19 mai 1643, cinq jours après la mort de Louis XIII. L'invasion fut arrêtée du coup, et la puissance et la renommée militaires de l'Espagne affaiblies. L'infanterie espagnole était comme la vieille garde de la maison d'Autriche. De purs Espagnols y servaient unis par la communauté du sang, du loyalisme et de la foi. Ses officiers nobles entretenaient en elle le respect de l'honneur et cette valeur, dont Condé disait qu'elle était plus fine que celle des autres nations. Les pertes faites à Rocroi furent irréparables, car l'Espagne s'épuisait par la guerre et par l'émigration, et sa noblesse fatiguée commençait à déserter le service des armes. Le duc d'Enghien marcha vers la Moselle, il prit Thionville au mois d'août, puis Sierck, et lia les opérations de l'armée des Pays-Bas avec celles de l'armée franco-weimarienne que le maréchal de Guébriant commandait. Avec le renfort que le duc d'Enghien lui donna, le maréchal rentra en Allemagne, s'empara de Rottweil, mais mourut d'une blessure reçue à l'attaque de cette ville, en novembre. Quelques jours après, son armée, qui n'était plus commandée, qui n'était pas payée, se désorganisa et fut mise en déroute. Turenne fut alors envoyé d'Italie pour remplacer Guébriant. Henri de La Tour d'Auvergne, vicomte de Turenne, était le second fils du duc de Bouillon, qui s'était mêlé à tant d'affaires au temps d'Henri IV et de Louis XIII. Sa mère était Élisabeth d'Orange, fille de Guillaume Ier. A l'âge de treize ans, il avait fait ses premières armes en Hollande. Il avait servi ensuite en Italie, en Lorraine, sur le Rhin, en Italie encore, où il avait gagné le bâton de maréchal au mois de novembre 1643. Il avait alors trente-deux ans. C'était un homme froid, à la manière hollandaise, réfléchi, compliqué, hardi après réflexion, et dont l'audace croîtra, quand l'expérience lui aura montré qu'il est prudent d'être hardi en des circonstances données. Arrivé sur le Rhin, il remit en ordre les troupes vaincues, mais, pendant ce temps, Merci, général des Bavarois, s'empara de Fribourg-en-Brisgau (juin 1644), et il établit ses lignes devant cette ville, face à l'Alsace qu'il menaçait. Le duc d'Enghien alla rejoindre Turenne. Le 3 et le 5 août, il attaqua de front les positions ennemies, combattant de sa personne et sautant les barricades. Après ces journées sanglantes et indécises, il tourna l'adversaire, le força de se retirer et le battit le 10 août dans sa retraite vers les sources du Danube. Enghien ne poursuivit pas l'ennemi ; il s'inspira d'un projet de Guébriant et descendit le Rhin par les deux rives, son artillerie embarquée sur le fleuve. En septembre, il prit Philippsbourg, mit Spire et Worms sous la protection de la France, prit Mayence et Landau. Derrière le fleuve et le boulevard des villes, l'Alsace et la Lorraine furent tranquilles un moment. Pendant que la guerre commençait à prendre grande allure, Mazarin continuait la politique de Richelieu. Le concours de la Suède était autant que jamais nécessaire à la France, mais le Danemark s'inquiétait du continuel progrès des Suédois et se rapprochait de la Russie et de la Pologne. Les états riverains de la Baltique se disputaient l'imperium de cette Méditerranée, dont les eaux embrumées portèrent autant de combats que celles de la Méditerranée classique et lumineuse. L'empereur appuyait les concurrents de la Suède, sa grande ennemie, il voulait se débarrasser de l'armée suédoise, qui, sous le commandement de Torstenson, hivernait en Moravie. Pour briser cette coalition naissante, Torstenson quitta en décembre 1643 ses quartiers moraves. Il alla ravager le Holstein, le Sleswig, le Jutland et s'acharna contre le Danemark. Mazarin suspendit le paiement des subsides aux Suédois, attendu qu'ils leur étaient donnés à condition qu'ils fissent la guerre en terre allemande, et il s'interposa comme médiateur entre les deux adversaires. La paix fut conclue à Brümsebro en août 1645. La Suède y obtint les îles d'Œsel et de Gothland, et la cession pour trente ans de la province d'Aland. — Au même temps, Mazarin mariait une princesse française, Marie de Gonzague-Nevers, au roi de Pologne Wladislas IV ; il traitait aussi avec Georges Rakoczy, prince de Transylvanie, qui s'engageait en avril 1645, moyennant un subside annuel, à rejoindre Torstenson retourné en Moravie. La chaîne était refaite, anneau par anneau, de nos traditionnelles alliances avec les pays de par delà l'Autriche, qui était alors pour nous l'ennemie héréditaire. Au mois de mars 1645, Turenne remit en route l'armée d'Alsace. Il passa le Rhin à Spire, ayant pour objectif la Bavière. Merci se déroba devant lui, puis tomba sur ses cantonnements trop étendus et le battit à Marienthal (mai 1645). Encore une fois, Enghien arriva à l'aide. Les deux généraux attaquèrent, le 3 août, Merci qu'ils trouvèrent retranché au village d'Allerheim près de Nordlingen. Enghien mena son infanterie droit contre ce réduit, fut ramené, recommença, força l'entrée du village que Turenne prit à revers. L'armée bavaroise se dispersa, Merci avait été tué, mais la petite armée française, affaiblie, menacée par les Impériaux, rétrograda vers Philippsbourg. Il semble qu'il aurait fallu l'y renforcer pour la mettre en état de marcher contre la Bavière. Ce pays couvrait l'Autriche et l'aidait de ses forces qui étaient considérables. Le contraindre à désarmer, c'était presque sûrement obliger l'Autriche à traiter. Mazarin le savait bien, mais il était inquiet de l'agitation commencée dans le royaume, et obligé de compter avec les princes et avec les grands. Monsieur voulut de la gloire sans la peine de l'aller chercher trop loin. Le principal effort fut donc porté en Flandre, le pays où c'était une habitude et un plaisir de conduire des sièges méthodiques et tranquilles. Gravelines avait été prise en 1644, Mardick et Cassel prises et perdues en 1645. En 1646, Monsieur, ayant sous ses ordres le duc d'Enghien, prit Courtrai en juin, reprit Mardick en août et s'en revint à la Cour. Enghien alors s'empara de Furnes et de Dunkerque (octobre 1646). Mais les progrès de la France en Flandre, surtout dans la Flandre maritime, inquiétèrent les Hollandais. Ils n'avaient plus rien à craindre de l'Espagne, et redoutaient notre approche. Ils disaient qu'il faut avoir le Français pour ami, mais non pour voisin, Gallus amicus, sed non vicinus. La Hollande combattait sans zèle parce qu'elle savait qu'a trop vaincre elle courrait des risques. La prise de Dunkerque surtout l'alarma. La concurrence de ce port pouvait devenir redoutable, si la France lui donnait des privilèges de commerce ; il était un des meilleurs de la côte de Flandre et un nid fécond de corsaires hardis. Mazarin savait l'inestimable valeur de l'acquisition des Pays-Bas espagnols : elle formerait à la ville de Paris, écrivait-il le 20 janvier 1646, un boulevard inexpugnable, et ce serait alors véritablement que l'on pourrait l'appeler le cœur de la France, et qu'il serait placé dans l'endroit le plus sûr du royaume. Si, en effet, la France acquérait les Pays-Bas, et que, d'autre part, elle gardât la Lorraine et l'Alsace, déjà occupées par ses armes, ses frontières se trouvant étendues au Nord jusqu'à la Hollande, et à l'Est jusqu'au Rhin, notre cœur aurait eu, si l'on peut dire, presque autant de Nord et d'Est que de Midi. Accrus d'une nouvelle province maritime d'un grand prix et d'une population industrieuse et vaillante, notre caractère ethnique aurait été modifié et sans doute toute notre destinée. Le cardinal espéra que l'Espagne, qui se ruinait à défendre cette annexe lointaine, ne refuserait pas de l'échanger contre la Catalogne, à laquelle il aurait ajouté au besoin le Roussillon. Pour ménager l'amour-propre espagnol, il faisait entendre que le Roi épouserait rainée des infantes d'Espagne ; les Pays-Bas seraient, non le prix de la victoire, mais la dot de la princesse. Les Espagnols firent la sourde oreille à ces insinuations et ils en informèrent la Hollande. D'autre part, la Catalogne, la pièce d'échange tenue en réserve par Mazarin, menaçait de lui échapper. La France ne parvenait pas à s'emparer des quelques places encore occupées par les Espagnols et dont Lerida était la plus importante. Mazarin accusait l'incapacité des généraux, et ceux-ci se plaignaient qu'on les laissât manquer d'hommes, d'argent, de munitions, de tout ; ce qui était vrai. Condé[7] lui-même ne put prendre Lerida (juin 1647). Les affaires d'Italie intéressaient beaucoup Mazarin ; c'étaient celles du pays natal, où il aimait à faire sentir qu'il était devenu un potentat. Il travaillait à tourner contre l'Espagne les états demeurés libres, les Stati liberi, mais, en septembre 1641, il ne réussit pas à empêcher l'élection au pontificat d'Innocent X qui était son ennemi personnel et le protégé de l'Espagne. Il résolut d'envoyer à Naples une flotte qui, au passage, s'emparerait des présides espagnols de Toscane les plus rapprochés du territoire papal. Il promit la couronne de Naples au prince Thomas de Savoie, à condition qu'il céderait à la France Gaète et un port sur l'Adriatique, et lui abandonnerait, s'il devenait un jour duc de Savoie, la Savoie et le comté de Nice. Deux expéditions par mer inquiétèrent le pape qui se montra plus accommodant. Les relations régulières du Saint-Siège avec la France furent reprises après l'envoi à Rome d'un ambassadeur ordinaire, qui obtint le chapeau de cardinal pour Michel Mazarin en octobre 1647. Mazarin demandait depuis longtemps ce chapeau pour son frère, qu'il employait à toutes sortes d'affaires : il ne se faisait nul scrupule de suivre, dans la politique générale, sa politique de famille. Le chapeau du cardinal frère coûta des millions, au moment que les paysans et les armées criaient misère et que la révolte de Naples offrait une occasion de porter un coup sensible à l'Espagne. Le 7 juillet 1647, le peuple de Naples, exaspéré par une taxe sur les fruits dont il se nourrissait, tua les percepteurs et força le vice-roi duc d'Arcos à se réfugier dans le Château-Neuf. Il élut pour chef le pêcheur Masaniello, qu'il laissa tuer par les sbires espagnols quelques jours après, puis un capitaine de noble naissance, le prince de Massa, qu'il mit à mort, puis un armurier, Gennaro Annese. En octobre, Naples se mettait en république. Mazarin, prié d'intervenir, ne sen souciait pas, n'ayant pas confiance aux Napolitains et pas de goût pour leur république. Il cherchait un roi à leur envoyer, et pensait à Thomas de Savoie, même au prince de Condé. Au mois de novembre seulement, la flotte française arrivait à Naples. Elle y trouva installé le duc de Guise. Henri, cinquième duc de Guise, né en avril 1614, avait d'abord embrassé la profession d'Église, n'étant qu'un cadet. A l'âge de quinze ans, il fut archevêque de Reims. Après la mort de son aîné, il rentra dans le siècle, et se mit à courir toute sorte d'aventures de politique et d'amour. Il conspira contre Richelieu, s'enfuit à Bruxelles, s'y maria, rentra en France à la mort de Louis XIII, devint amoureux d'une fille d'honneur de la Reine et remua ciel et terre pour faire annuler son mariage. Des députés de Naples allèrent le trouver à Rome, où il sollicitait cette annulation. Ils lui offrirent le gouvernement de la République. Guise était l'héritier lointain des droits des Angevins sur le royaume, il était brave et cherchait de la gloire pour honorer sa belle. Il accepta l'offre des Napolitains, avertit Mazarin, traversa au risque de sa vie la flotte espagnole, fut acclamé par le peuple à son entrée dans Naples, le 15 novembre, et nommé capitaine-général[8]. Mazarin ne prit pas au sérieux ce héros de roman, auquel il en voulait d'ailleurs, à ce que l'on dit, de n'avoir pas désiré la main d'une de ses nièces. Ce n'était peut-être pas une raison qui suffit pour employer contre lui, et non contre les Espagnols, la flotte française, qui reçut l'ordre de l'enlever. Après une croisière inutile d'une quinzaine de jours, cette flotte retourna en Provence (décembre 1647). Le duc de Guise n'était pas homme à se maintenir dans ce poste singulier, les Napolitains rappelèrent les Espagnols, et il fut mené prisonnier en Espagne. Mazarin avait essayé diverses combinaisons en Italie, il n'en avait poussé aucune jusqu'au bout. Sa politique n'avait pas une si ferme tenue que celle de Richelieu. Mais au moins, les Espagnols avaient été occupés dans la Péninsule. C'est ailleurs que devait se décider le sort de la guerre. Les Français et les Suédois comprenaient que le meilleur moyen de la terminer était de désarmer l'électeur Maximilien. Wrangel, successeur de Torstenson, et Turenne envahirent la Bavière à l'automne de 1646 et ravagèrent le pays, un des rares endroits épargnés par l'horrible guerre qui depuis vingt-huit ans torturait l'Allemagne. Maximilien demanda la neutralité pour les trois cercles de Franconie, de Souabe et de Bavière, et pour l'électorat de Cologne, il l'obtint et promit en échange de n'assister l'Empereur ni directement ni indirectement (mars 1647). Turenne voulut alors marcher en Bohême contre l'armée impériale, qui n'était que d'une dizaine de mille hommes, mais Mazarin ne le permit pas. Il était content du progrès des négociations de Westphalie et ne voulait pas trop presser l'Empereur, qui avait accordé ou était sur le point d'accorder à la France et à ses alliés tout ce qu'ils demandaient. Turenne fut donc appelé aux Pays-Bas, mais les Weimariens, arrivés à Saverne en juin 1647, refusèrent d'aller plus loin, attendu que leur contrat ne les obligeait pas à sortir d'Allemagne, et. ils repassèrent le Rhin. Turenne en ramena une partie et se mit en route vers le Luxembourg ; là il reçut l'ordre de retourner en Allemagne (septembre 1647). Maximilien venait de reprendre les armes ; c'avait été une grande faute, d'empêcher Turenne de porter, au printemps, la guerre en Bohème. L'année 1648 s'annonça mal. Les Espagnols, qui avaient conclu avec les Hollandais une paix séparée, disposaient de tout le reste de leurs forces contre nous. Les troubles de France s'aggravaient. Le nouveau gouverneur des Pays-Bas, l'archiduc Léopold, frère de l'Empereur, prit l'offensive. Condé fut envoyé aux Pays-Bas, il assiégea Ypres dont il s'empara au mois de mai. Pendant ce temps, Léopold prit Courtrai et Furnes et attaqua Lens. Condé, arrivé trop tard pour sauver cette place, se mit en retraite. Comme il l'espérait, l'ennemi descendit de la hauteur de Lens pour le suivre dans la plaine. Il fit face : les Espagnols perdirent le canons, leurs étendards ; les survivants des régiments de Rocroi furent pris ou tués (20 août 1648). En Allemagne, Turenne et Wrangel envahirent la Bavière, furent vainqueurs à Zusmarshausen (mai 1648), se dirigèrent vers Vienne, s'arrêtèrent sur l'Isar parce que les vivres manquaient, reculèrent jusqu'en Souabe, puis décidèrent d'aller rejoindre le Suédois Kœnigsmarck, qui assiégeait Prague ; on marcherait ensuite sur Vienne. Mais ils apprirent que les traités de Westphalie avaient été signés. En 1641, la France, la Suède et l'Empereur avaient convenu de négocier la paix à Munster et Osnabruck, mais ce fut seulement en 1644 que les plénipotentiaires commencèrent d'arriver dans ces deux villes de Westphalie. Le congrès avait été partagé entre deux endroits parce que la France et la Suède, bien qu'elles agissent de concert, n'avaient pas le même intérêt dans toutes les affaires qui allaient être débattues. La France à Munster et la Suède à Osnabruck traitaient chacune pour elle et ses alliés avec l'Empereur et les alliés de l'Empereur. Les princes d'Allemagne et les villes impériales étaient représentés. Tous les États chrétiens du continent avaient envoyé des ambassadeurs. Pourtant les assemblées de Munster et d'Osnabruck ne formaient pas, à parler exactement, un congrès : trois puissances seulement étaient en présence, la France, la Suède, l'Empereur, et elles servaient è toutes les autres d'intermédiaires. Même elles ne négociaient pas directement entre elles : à Munster, le nonce du pape et un Vénitien faisaient office de médiateurs; à Osnabruck, le Danemark commença de remplir la même fonction, mais il la quitta lorsqu'il entra en guerre avec la Suède et ne fut pas remplacé. La diplomatie et la guerre avaient alors l'habitude de la lenteur. Elles ne sentaient pas, au reste, de raisons de se presser; elles étaient les maîtresses du monde, dans ce temps barbare où le principal de la vie internationale était la guerre entretenue par la diplomatie. A Munster et à Osnabruck, les salutations et les visites, la solennelle hâblerie des harangues, le pédantisme inépuisable des juristes, la table ouverte des grands personnages, les mangeries et les buveries énormes, tout le cérémonial, où les grands et les petits orgueils se rengorgeaient, occupaient des jours et des jours. Les négociations auraient été très longues, même pour de moindres objets, mais les objets en étaient considérables. Il fallait régler la condition religieuse et politique de l'Allemagne. La confession luthérienne avait obtenu par la paix d'Augsbourg l'existence légale dans l'Empire, mais les calvinistes étaient demeurés hors la loi. La guerre de Trente ans avait commencé par la révolte contre l'Autriche du calviniste électeur palatin ; l'électeur avait perdu son électorat qui avait été transféré au duc de Bavière, mais l'Empereur avait été finalement vaincu et le calvinisme réclamait à son tour la liberté de vivre. Plus difficile était le problème de la forme à donner à l'informe Allemagne : quelle part d'autorité laisserait-on à l'Empereur ? Quel degré d'indépendance aux membres de l'Empire, que la guerre et la politique avaient achevé de transformer en quasi souverains ? La Suède et la France avaient fait des conquêtes en Allemagne et prétendaient les garder comme récompense de la peine qu'elles s'étaient donnée pour défendre les libertés germaniques. La France, en outre, avait pris pied en Italie, occupé la Lorraine et des villes et pays Espagnols. Comment se réglerait la destinée des territoires ? Puis, chacun des grands belligérants avait à défendre les intérêts de ses alliés, la France, par exemple, à soutenir la prétention à l'indépendance de la Hollande et du Portugal. Quantité de petits princes avaient à plaider des causes. Ensemble, il s'agissait de donner une constitution à l'Allemagne, des territoires à la France et à la Suède, et de régler une quantité de questions moindres. Une des principales affaires se trouva disjointe le 30 janvier 1648, jour où l'Espagne conclut sa paix avec la Hollande. Les Hollandais aimaient mieux voir les Pays-Bas aux mains de l'Espagne qu'en celles de la France, et puis leur aristocratie bourgeoise était excédée de la guerre qui coûtait tant d'argent et donnait dans la République une trop grande importance aux gens de guerre. Ils demandèrent à l'Espagne de reconnaître leur indépendance. L'Espagne, prévoyant que bientôt elle serait abandonnée par l'Empereur, consentit le sacrifice qu'il fallait pour s'alléger d'un ennemi considérable (30 janvier 1648), après quoi elle se retira du Congrès. Les troubles qui s'annonçaient en France lui permettaient d'espérer qu'elle y trouverait des alliés dans la guerre qu'elle était résolue à continuer. Ce fut neuf mois après, le 24 octobre 1648, que l'Empereur, menacé dans Vienne, n'ayant de secours à attendre de personne, signa les traités de Westphalie. Il céda an roi de France la suprême seigneurie et les droits de souveraineté sur les évêchés de Metz, Toul et Verdun, possédés sans titre de droit par la France depuis près d'un siècle, et, en outre, la seigneurie directe et souveraineté qui appartenait ou pouvait appartenir à l'Empereur et à l'Empire romain sur la ville de Pignerol. Il reconnaissait au roi de France le droit de tenir à perpétuité garnison dans Philippsbourg. Mais la grande clause était celle qui contenait la cession de l'Alsace, si l'on peut appliquer la simplicité de ce mot à une opération confuse[9]. Alsace était une expression géographique, comme Westphalie ou Thuringe, qui désignait un fouillis de seigneuries, de villes impériales et d'offices, lesquels possédaient, administraient et exploitaient un territoire d'empire, compris entre les Vosges et le Rhin. Dix villes impériales disséminées du nord au sud, Landau, Wissembourg, Haguenau, Rosheim, Obernai, Schlestadt, Colmar, Kaysersberg, Turckheim, Munster-au-val-Saint-Grégoire avaient une sorte de gouverneur et de protecteur, qu'on appelait landvogt ou præfectus. Le reste du pays était divisé en deux landgraviats ; un archiduc autrichien était landgrave de Haute-Alsace ; un autre était évêque de Strasbourg, et, à ce titre, landgrave de Basse-Alsace ; enfin la maison d'Autriche possédait héréditairement, du moins en fait, la préfecture des dix villes. L'Alsace était un chaos où le polype habsbourgeois avait poussé ses branches. Aux termes de l'article 75[10] : ... L'Empereur, pour lui et toute la sérénissime maison d'Autriche, et l'Empire cèdent les droits, propriétés, domaines, possessions et juridictions qui jusque-là appartenaient à lui, à l'Empire et à la maison d'Autriche dans la ville de Brisach, le landgraviat de Haute et Basse-Alsace, le Sundgau, la préfecture provinciale des dix villes impériales sises en Alsace,... et tous les pays et autres droits quelconques qui dépendent de cette préfecture, et les transfèrent tous et chacun au Roi très chrétien et au royaume de France. L'article suivant précise que la cession est faite pour toujours sans aucune réserve avec pleine juridiction et supériorité et souveraineté à toujours,... de manière qu'aucun empereur ni aucun prince de la maison d'Autriche ne pourra ni ne devra jamais en aucun temps prétendre ou usurper aucun droit et puissance sur lesdits pays, et l'article 79 ajoute que l'Empereur, l'Empire et l'archiduc Ferdinand-Charles délieront du serment de fidélité envers eux tous les États et officiers des territoires cédés. Il semble donc qu'il y ait eu volonté surabondante de procéder à une cession totale de l'Alsace. C'est ainsi qu'on en juge et qu'on en parle en France. Mazarin disait nettement que la France avait obtenu par la paix de Westphalie la cession d'une grande province. Mais l'article 89 fait une réserve à l'égard des États relevant directement de l'Empire, parmi lesquels il énumère, — avec l'évêque et la ville de Strasbourg et l'évêque de Bâle, non compris dans la cession, — des monastères, des seigneuries, les villes impériales et ensemble la noblesse de toute la Basse-Alsace. Le Roi très chrétien devra laisser ces États dans cette liberté et en même temps dans cette possession d'immédiateté envers l'empire romain dont ils ont joui jusqu'ici, de telle sorte qu'il ne puisse y prétendre aucune supériorité royale, mais demeure content de l'ensemble des droits qui appartenaient à la maison d'Autriche et sont cédés à la couronne de France par ce traité de paix. Entre cet article et les précédents, la contradiction paraîtrait absolue, s'il ne se terminait par ces mots : de telle sorte pourtant que, par la présente déclaration, il ne soit pas entendu que rien soit enlevé de tout le droit de souverain pouvoir accordé plus haut. Mais alors il semble qu'en cet article 89, l'Empereur ait voulu, au commencement, retenir ce qu'il cédait, et le Roi, à la fin, garder ce qu'il laissait reprendre. Pour tâcher de s'expliquer cette complication singulière, il faut se représenter que l'Alsace pouvait être cédée de deux manières : ou bien pleinement, par la séparation d'avec l'Allemagne, ou bien par la simple substitution du roi de France à la maison de Habsbourg. L'une et l'autre solution étaient claires. Par la première, l'Alsace serait devenue province de France ; par la seconde, elle serait demeurée terre d'empire, le Roi y aurait possédé les droits dont jouissaient les Habsbourgs, il serait devenu membre de l'Empire à titre de landgrave d'Alsace, préfet des dix villes, etc., comme l'était, par exemple, le roi de Danemark à titre de duc de Holstein. Or, on ne s'arrêta ni à l'une ni à l'autre solution. La seconde, qui aurait donné au Roi séance et vote à la Diète, pouvait offrir certains avantages à la France, comme l'expliquèrent les plénipotentiaires français dans une dépêche du mois de juillet 1646. Cela nous donnerait plus de familiarité avec les Allemands, qui nous considéreraient à l'avenir comme leurs compatriotes... ; cette qualité pourrait un jour servir de degré à nos rois pour monter à l'Empire... ; cela donnerait moyen ana princes d'Allemagne de traiter plus librement avec nos rois toutes sortes de confédérations et d'unions, sans que l'Empereur le pût trouver mauvais ni l'empêcher.... Pouvant envoyer des députés dans toutes les diètes, nous aurions moyen de savoir tout ce qui s'y passera, de traverser les desseins de la maison d'Autriche.... Mais il fallait considérer, comme disent encore les plénipotentiaires, que le Roi ne figurerait à la Diète qu'au titre d'un landgrave d'Alsace à qui on ne saurait donner un rang digne de la grandeur du Roi dans l'Assemblée. Le roi de Danemark répugnait à envoyer à la Diète ses députés qu'on n'y traitait pas en représentants d'une Majesté. A plus forte raison, la dignité du Roi très chrétien aurait été offensée par le protocole germanique. Quant à l'Empereur, il ne se souciait pas de voir le Roi devenir un membre de l'Empire, qui eût été très gênant. D'une séparation totale de l'Alsace et de l'Allemagne, il ne fut pas question. La France ne parait ni l'avoir crue possible, ni l'avoir nettement désirée. Ses plénipotentiaires, dans la dépêche qui vient d'être citée, pensent que, même si l'Alsace est cédée en souveraineté au Roi en tant que roi de France, les provinces possédées par lui en Allemagne seront toujours estimées faire partie de l'Empire vu même que, dans l'étendue des pays cédés, il restera des villes impériales et des princes souverains qui en relèvent. Ces complications n'étonnaient personne, en un temps où persistait avec les mœurs et coutumes féodales le respect des droits et privilèges appartenant aux individualités politiques. D'ailleurs, les nations n'étaient pas tant séparées qu'elles le sont aujourd'hui. La France elle-même demeurait diverse et disparate, ses provinces gardaient leurs privilèges, et la - conservation de barrières intérieures dans le royaume diminuait, si l'on peut dire, l'importance de celle qui la séparait des autres États. Les frontières entre les peuples sont à présent raides et abruptes, autrefois elles étaient molles. La France était si peu préoccupée de pratiquer une coupure nette entre l'Alsace et l'Allemagne que, maîtresse de cette province, elle la considérera, dans son régime douanier, comme un pays d'étranger effectif, fermé du côté France et ouvert du côté Allemagne. Peut-être donc la contradiction qui nous apparaît entre les articles du traité n'existait pas pour les signataires. A tout le moins elle ne leur paraissait pas si forte et si claire que le traité en devint absurde et impraticable. Cependant ils ont dû savoir de part et d'autre qu'ils avaient laissé dans leur texte des difficultés. Le ministre d'État Pompone dira plus tard que quelques articles du traité de Westphalie n'ont pas toujours été assez nettement expliqués, peut-être dans le dessein qu'ont eu les parties de se prévaloir, selon les occasions, des contrariétés qu'elles y avaient glissées. Des deux côtés on voulait en finir, et dans les conjonctures de cette sorte, il est habituel que les parties, dont l'une veut obtenir le plus et l'autre céder le moins, et qui se brouilleraient si elles découvraient de bonne foi toutes leurs prétentions, s'accordent dans la mauvaise foi des obscurités. Elles laissent à l'avenir le soin de décider sur les contrariétés. L'avenir, c'est-à-dire la guerre prochaine, n'était jamais éloigné en ce temps là. La force réglera donc la condition de l'Alsace. C'était, depuis toujours, la destinée de cette contrée, d'être disputée entre la Germanie et la Gaule, entre l'Allemagne et la France, et de suivre, dans leurs déplacements, la force et la fortune. La Suède reçut une récompense copieuse : toute la Poméranie antérieure, c'est-à-dire la partie du duché située sur la rive gauche de l'Oder, avec une annexe sur la rive droite — de façon que les bouches du fleuve fussent enveloppées de terre suédoise — les îles d'Usedom et de Wollin, la ville et le port de Wismar en Mecklembourg, l'archevêché de Brême et l'évêché de Verden ; en somme, une position dominante dans l'Allemagne maritime, aux bouches de l'Elbe et de la Weser comme à celles de l'Oder. Mais ces territoires demeuraient partie intégrante de l'Empire, la reine de Suède et ses successeurs étant seulement substitués aux membres de l'Empire dont les droits et territoires leur étaient attribués. La récompense de la Suède en Poméranie lésait l'électeur de Brandebourg, légitime héritier du dernier prince de la vieille dynastie poméranienne, mort en 1637. Frédéric-Guillaume défendit avec opiniâtreté son droit sur la province entière, il voulait cette longue façade sur la Baltique, et l'embouchure de son fleuve brandebourgeois, l'Oder, mais il n'était point de taille à imposer sa volonté. Il dut se contenter de la Poméranie ultérieure et de son littoral mort. Il demanda des compensations qu'on lui accorda très larges : ce prince, que souvent nous retrouverons, avait su déjà se faire considérer par la France et par la Suède et par l'Autriche. Il reçut l'évêché de Halberstadt et l'expectative de l'archevêché de Magdebourg, alors administré par un prince de Saxe. Ces deux territoires étaient par eux-mêmes de grande valeur ; adjoints au Brandebourg, auquel ils confinaient au sud, ils lui donnaient de la consistance et une plus grande part au cours de l'Elbe. Minden touchait an comté de Ravensberg qui appartenait à l'électeur : ces deux territoires réunis composaient une principauté assez considérable dans la région hanovrienne. Le futur état prussien grossit et rapprochait ses pièces disjointes. L'électeur de Brandebourg est devenu le plus puissant et le plus grand terrien de tous ses collègues électeurs[11]. La Bavière fut bien traitée, l'Empereur ayant à reconnaître les services qu'elle lui avait rendus, et la France la voulant assez forte pour l'opposer à la fois aux États protestants et à l'Autriche. Elle avait gagné à la guerre de Trente ans la dignité électorale, enlevée à l'électeur palatin, Frédéric V, révolté contre l'Autriche ; elle la garda avec le Haut-Palatinat. Mais la dignité électorale fut reconnue à Charles-Louis, fils de Frédéric, qui recouvra aussi le Bas-Palatinat. Le Saint-Empire eut huit électeurs au lieu de sept. Une amnistie fut déclarée ; l'archevêque de Trêves, dont l'enlèvement par les Espagnols avait été le prétexte de l'intervention ouverte de la France, fut rétabli dans ses États, les ducs de Mecklembourg et de Brunswick-Lunebourg et le landgrave de Hesse-Cassel, princes protestants, furent indemnisés de leurs pertes ou récompensés de leur alliance avec les ennemis de l'Autriche par des sécularisations d'évêchés et d'abbayes. L'Autriche et le catholicisme, qui avaient été vaincus ensemble, payaient donc ensemble les frais de la guerre, mais la défaite des deux puissances apparaît mieux encore dans les articles de la religion. Non seulement la paix d'Augsbourg fut confirmée, mais la confession calviniste fut admise à l'existence légale dans le Saint-Empire. Restait à pourvoir au maintien et conservation de la paix de Westphalie. Le principal moyen était de réduire à toute l'impuissance possible le naturel ennemi de cet acte établi sur sa défaite, l'Empereur. Les États — ils étaient 350 environ — reçurent le libre exercice de la supériorité territoriale tant dans les choses ecclésiastiques que dans les politiques. En la possession de cette supériorité, personne jamais sous quelque prétexte que ce soit ne doit les troubler. Ces souverains siègent au Reichstag, répartis entre les collèges des électeurs, des princes et des villes. Ils délibèrent sur toutes les affaires de l'Empire : lois ou interprétation des lois, déclarations de guerre, indiction de contributions, levées et logements de troupes, constructions de nouvelles forteresses d'empire, réparations et garnisons des anciennes forteresses, paix et traités. Ils ont le pouvoir de faire entre eux ou avec des étrangers des traités, chacun pour sa conservation et sécurité, à l'illusoire condition... que ces traités ne soient pas contre l'Empire et contre l'Empereur. Tous les contractants sont solidaires les uns des autres : ... Seront tenus tous les contractants de défendre et de maintenir toutes et chacune des dispositions de ce traité.... Et, s'il arrive qu'aucune de ces dispositions soit violée, l'offensé tâchera premièrement de détourner l'offensant de la voie de fait, soit en soumettant l'affaire à une composition amiable, soit par la voie de droit. — Mais, si le différend n'a été réglé par aucun de ces moyens dans un espace de trois années, tous et chacun des contractants seront tenus de joindre leurs conseils et leurs forces à ceux de la partie lésée, de prendre les armes pour repousser l'injustice. Or, parmi les parties contractantes, étaient la France et la Suède, qui devinrent les garantes de ce qu'elles appelaient les libertés germaniques, une de ces formules comme les gouvernements en trouvent de temps à autre pour donner à la politique des airs d'honnêteté. Ici est le point le plus bas où l'Allemagne soit descendue. Elle y a été menée par plusieurs causes et circonstances : la divergence de la vallée danubienne et des vallées penchées vers les mers du Nord ; le particularisme de ses tribus originelles, les Stämme ; l'accident de la mort rapide, advenue au XIe siècle, de sa première dynastie nationale, et l'habitude gardée de la royauté élective. La France assurément aurait été plus lentement faite, si la dignité royale était passée du duché de France au duché de Normandie, au duché de Bourgogne ou au duché d'Aquitaine, comme elle passa en Allemagne du duché de Saxe au duché de Franconie et au duché de Souabe. Puis les rois allemands, ayant pris au Xe siècle la dignité impériale, devinrent les collègues des papes dans le gouvernement de la Chrétienté, et rois d'Italie et rois de Bourgogne, et ils prétendirent à l'universelle suzeraineté. Ce fut alors l'inexpiable guerre entre le Sacerdoce et l'Empire, et les résistances à la chimère impériale rencontrées en Italie, en France et dans les pays du Nord et de l'Est. L'autorité impériale et royale, affaiblie par la dispersion de son effort, est incapable de refouler l'aspiration des princes et des villes à l'autonomie. Elle tombe à rien au milieu du XIIIe siècle, quand le pape a exterminé les Staufen. Elle transporte son néant solennel dans des maisons médiocres et enfin, s'arrête en celle d'Autriche. Et ce fut la politique de cette étrange et funeste famille, son grand jeu des mariages, l'absurde empire de Charles-Quint. Au même moment, interviennent la révolte de Luther, le grand trouble religieux, le grand trouble politique, la coalition des étrangers menacés par cette puissance contre nature. L'Allemagne devient un terrain de manœuvre pour la diplomatie et les armes de l'Europe. Après avoir abominablement souffert, elle semble avoir perdu jusqu'à la conscience d'elle-même, elle délibère sa constitution dans une assemblée européenne, elle l'écrit dans un acte international où elle s'offre aux intrigues de l'étranger. La France avait eu la principale part à la défaite de l'Autriche ; elle y travaillait depuis longtemps. Au moment où elle avait achevé de se rassembler dans les mains du Roi, elle avait trouvé devant elle la coalition qu'était à lui seul l'empereur Charles-Quint. Résister à la maison d'Autriche, se joindre à ses ennemis, quels qu'ils fussent, luthériens, calvinistes, Turcs même, ce fut une nécessité qui devint une politique nationale. L'hostilité de François ter et d'Henri II découragea Charles-Quint, dont l'abdication sépara l'Espagne de l'Autriche, mais les deux maisons habsbourgeoises restèrent unies comme deux sœurs. A la fin du XVIe siècle, la France, sortie de la grande crise de ses guerres politiques et religieuses, se retrouva devant la coalition, elle la brisa : la paix de Westphalie, c'est une seconde abdication de Charles-Quint, et l'Autriche encore une fois séparée de l'Espagne. C'est aussi la fin publiquement révélée du régime médiéval de la chrétienté gouvernée par deux chefs, l'un spirituel et l'autre temporel. Tous les deux ont été humiliés en même temps. Le nonce, qui a présidé à Munster comme médiateur, a refusé de signer le traité qui accordait la tolérance aux calvinistes, et le pape a protesté contre cet acte qui sécularisait la politique. L'Empereur est sorti du congrès de Westphalie à l'état presque ridicule de monarque préposé à une anarchie. La France a contribué plus que personne à ruiner cette conception belle et fausse qui la gênait et répugnait à son bon sens. État catholique et monarchique, alliée d'hérétiques, d'infidèles, de révoltés flamands, allemands, hongrois, napolitains, elle a pratiqué la première avec éclat la politique de l'égoïsme national. Presque personne ne sut gré à Mazarin du succès de la paix
de Westphalie. On lui reprocha qu'elle fût imparfaite, puisque l'Espagne n'y
était pas comprise, on l'accusa d'avoir rebuté à dessein les Espagnols, parce
qu'il voulait continuer la guerre. Il répondit par une apologie de sa
conduite. S'il n'a pas traité avec l'Espagne, dit-il, c'est qu'on n'a jamais
pu reconnaître à quelles conditions les Espagnols y
donneraient la main ; le plénipotentiaire d'Espagne, sitôt qu'il eut traité
avec la Hollande, n'eut jamais de repos... qu'il ne se fût retiré de Munster, pour n'être pas pressé
des médiateurs. Le cardinal rappelle toute l'histoire de son ministère
: il a su non seulement conserver les alliés et amis de la France, mais il en
a accru le nombre, il n'a pas laissé perdre les avantages
que le feu roi avait remportés sur les ennemis, il les a au contraire affermis. Il se félicite que l'on ait vu éclater de tous côtés tant d'actions à l'avantage du
royaume et à la gloire de la nation, dont tant
de peuples et de princes ont réclamé la
protection et recherché l'amitié. Par la seule entremise de la France,
l'intelligence a été rétablie entre le pape et les princes d'Italie, entre la
Suède et le Danemark. Venant à la paix d'Allemagne, qu'on prétend qu'il a
trop facilement consentie : On a compté pour rien,
dit-il, l'acquisition d'une si belle, grande et
opulente province, comme est l'Alsace, et de deux places sur le Rhin, comme
sont Brisach et Philippsbourg, aussi bien que d'avoir réuni à la couronne les
Trois-Évêchés avec leurs dépendances. Enfin, il demande que l'on
considère, si l'on veut être juste envers lui, à quel moment et en quelles
circonstances il a pris les affaires. Ce fut après
la mort d'un des plus zélés vigilants et prudents ministres qui ait jamais
été et d'un si grand et si sage roi, très glorieux et autorisé, qui laissait
à son successeur à l'âge de quatre ans, avec la guerre allumée en tant.
d'endroits, les finances épuisées, et avec de si puissants ennemis qui
croyaient le temps venu de prendre leur revanche avec usure et donner la loi[12]. Il n'y a pas de doute que Mazarin a fort habilement continué l'œuvre de Richelieu et que son prédécesseur n'aurait pas conclu mieux qu'il n'a fait les affaires d'Allemagne. III. — LA DIFFICULTÉ DE GOUVERNER ; LA FISCALITÉ ROYALE[13]. IL n'était pas facile de gouverner la France. La royauté avait vaincu tous ses adversaires, mais elle n'avait pas créé un ensemble d'institutions bien liées, capable d'assurer la discipline. L'administration était imparfaite et incohérente, et la force publique à peu près nulle. Aussi l'habitude n'était-elle pas prise d'une obéissance régulière et constante. C'était une tradition que les humeurs indépendantes s'échappassent à la fin des règnes où elles avaient été sévèrement contenues. Une réaction comme celle qui suivit les règnes de Philippe le Bel, de Louis XI, d'Henri IV, créateurs ou restaurateurs de la puissance du Roi, était inévitable après la mort de Richelieu et de Louis XIII. Après Philippe le Bel, la réaction avait redemandé les bonnes coutumes du temps de Monsieur saint Louis ; après Richelieu, elle réclama le rétablissement de l'ancien gouvernement. Personne n'aurait été capable de bien définir cet ancien gouvernement, mais les vides formules sont commodes aux gens de mauvaise foi et suffisent à la plupart des autres. Le Parlement avait des revanches à prendre sur l'autorité royale et sur l'autorité ministérielle. La noblesse déjà mise, ou à peu près, hors de l'État, privilégiée et oisive, était dangereuse par son oisiveté même, par son malaise de corps inutile et par ses traditions d'indiscipline et de révolte. Les princes étaient prêts, comme toujours, à saisir l'occasion d'une minorité pour se donner de l'importance ; ils prétendaient que le sang de France ne leur fût pas inutile. Nobles et princes avaient dans leurs maisons des souvenirs de conspirations, de tumultes et. de guerres. Il ne fallait pas remonter loin dans les grandes ou les médiocres familles pour trouver un ancêtre qu'avait illustré l'exil ou l'échafaud, telle barricade sautée à la prise d'une ville, quelque beau pillage fructueux et sanglant, du temps de la Ligne ou des guerres huguenotes. Les fils et les petits-fils des batailleurs gardaient le diable au corps, et, ne sachant que faire dans un État qui menaçait de s'ordonner, ils avaient l'âme en peine. La guerre étrangère, il est vrai, rendait au Roi le service d'occuper les désœuvrés. Chaque année, la belle saison conviait les princes de quitter les plaisirs de la Cour pour aller à la guerre. Les courtisans qui n'avaient pas dépassé la soixantaine les suivaient, et le courrier apportait, avec la nouvelle des victoires, de longues listes de morts, où figuraient toujours quelques-uns des plus grands noms de France. Alors toutes les chambres de Fontainebleau — la Cour y passait l'été d'ordinaire — se remplissaient de cris, mais la mauvaise saison ramenait les héros, et l'hiver était le temps des grandes intrigues. La Cour aussi occupait la noblesse, la divertissait et la tenait sous la main et sous le regard. Elle fut délicieuse pendant les premières années de la Régence : J'ai vu le temps de la bonne Régence, Temps où régnait une heureuse abondance, Temps où la Ville aussi bien que la Cour Ne respiraient que les jeux et l'amour. Mais la Cour n'était pas réglée : La France, disait la Reine Anne, n'a jamais su se régler ni dans les grandes choses ni dans les petites. Lorsque des ambassadeurs polonais vinrent demander pour leur roi la main de Marie de Nevers, la Reine aurait voulu montrer par une belle cérémonie la grandeur de la France à cette barbare nation, mais comme les rangs ne sont pas réglés et que chaque prince veut aller au-devant des autres, on s'arrêta sur cette difficulté. Tant d'anciennes disputes se renouvelèrent que la Reine jugea à propos d'en étouffer la suite en faisant cette cérémonie en particulier. Ce fut une affaire, lorsque le duc d'Enghien prétendit que, dans une cérémonie à Notre-Dame, la princesse sa femme fit porter la queue de sa robe par deux personnes, comme faisait Mademoiselle, fille de Monsieur, et c'en fut une autre lorsqu'Enghien, devenu M. le Prince, voulut avoir derrière lui au Conseil son secrétaire et. ses officiers, comme Monsieur. Condé s'impatientait au second rang ; les victoires lui avaient donné une fierté de cœur. Orléans et Condé se détestaient au point que les gens de Mademoiselle n'osèrent lui annoncer la victoire remportée à Lens par M. le Prince ; ils en mirent la relation sur sa table, elle la lut avec douleur : Dans cette rencontre, dit-elle, je me trouvai moins bonne Française qu'ennemie. Je me sauvai, et je couvris mes pleurs par les plaintes que je lis de quelques officiers de ma connaissance qui avaient été tués. Les esprits étaient presque tous légers et romanesques. Ils aimaient les petits vers des épigrammes, des sonnets et des rondeaux. Le roman portait les imaginations dans des antiquités travesties, où parlaient et paradaient de faux Grecs, de faux Romains et de faux Gaulois, ou bien dans des pays lointains et inconnus. Les milieux étrangers et lointains se retrouvaient dans le théâtre de Corneille et de Rotrou. Les romans et le théâtre étaient tout remplis d'amour et d'héroïsme. On admirait le héros Polexandre, qui s'en alla combattre sur terre et sur mer au Maroc, aux Canaries, au Sénégal, au Mexique et aux Antilles, en l'honneur de la belle Alcidiane qu'adoraient tous les monarques de la terre. Les dames se passionnaient pour les héros, et elles admiraient les succès de leurs redoutables épées, écrit Madame de Sévigné. Il fallait bien s'occuper à quelque chose. Des commis, gens de petite naissance, étaient chargés du gouvernement ; la Cour qui vivait auprès du maître sans rien savoir de ses affaires, commérait, intriguait, parlait d'amour et faisait l'amour. Les belles voulaient des amants héroïques, des duels éclatants. et, si elles étaient de haut. parage, des conspirations. Beaufort s'était décidé à tuer Mazarin pour plaire à une dame dont il portait les couleurs. Mais ces désordres et ces humeurs n'auraient pas été dangereux à l'État, si ses finances avaient été bonnes. Elles étaient détestables, il n'avait pas de quoi vivre. La monarchie — et c'est un des faits les plus graves de son histoire — n'a pas su trouver les ressources qu'il aurait fallu à un grand état militaire. Ses revenus lui permettaient de vivre en temps de paix et même d'y faire des économies — Sully avait caché à la Bastille un trésor de guerre — mais la guerre devint à peu près permanente, la France eut à payer à la fois ses armées et celles de ses alliés, et le gouvernement continua de regarder la guerre comme une circonstance exceptionnelle et de recourir pour la payer à des affaires extraordinaires, qui étaient des moyens détestables de trouver de l'argent en grevant l'avenir. Ces moyens ne suffisaient pas ; à la mort de Louis XIII, les revenus des années 1643, 1644, 1645, 1646 étaient mangés, et la guerre se prolongeait plus coûteuse que jamais. Le plus commode moyen de faire de l'argent était de créer des offices et de les vendre. C'était une façon d'emprunt, puisque l'acheteur apportait au Roi un capital, dont les gages de l'office étaient la rente. On vendit des charges d'avocats au conseil du Roi, de contrôleurs, peseurs et taxeurs de lettres en tous les bureaux de postes et de messageries, de messagers royaux aux villes et lieux où il n'y en avait pas d'établis, d'intendants et contrôleurs des menus plaisirs, d'intendants des fauconneries et véneries, de directeurs des jardins et parterres des maisons royales, de contrôleurs des bâtiments royaux, de jurés mesureurs et porteurs de charbon, de jurés mouleurs, compteurs, tordeurs et visiteurs de bois à Paris, de jurés chargeurs de bois, de commissaires des ports, de premiers commis en chaque recette générale, de commissaires conservateurs des tailles dans chaque paroisse du royaume, de contrôleurs des poids et mesures, de jurés vendeurs de foin, de jurés crieurs de vin, etc. Comme il était impossible, si ingénieuse que fût l'imagination fiscale, d'inventer toujours des offices nouveaux, on morcelait les anciens : au premier titulaire s'ajoutait un second, même un troisième, même un quatrième, et ces copartageants exerçaient à tour de rôle. Tous ces offices grevaient le public : l'institution des contrôleurs, peseurs et taxeurs de lettres augmentait le prix des lettres, celle des jurés crieurs de vins, le prix du vin, et ainsi de suite. Les officiers étaient d'ailleurs obligés de se pourvoir sur le public, car le Roi payait les gages aussi mal que les rentes. En même temps, on continua d'augmenter les impôts : par exemple, en 1644, les tailles furent accrues de 5 millions. En 1647, le Roi s'attribua les octrois des villes, qui étaient le principal des revenus sur lesquels elles payaient leurs dépenses ; il les autorisa, il est vrai, à s'imposer d'une somme égale, mais elles ne voulurent point le faire, s'endettèrent et se ruinèrent. Le gouvernement continua aussi d'emprunter, de prélever des taxes sur des catégories de personnes, les aisés et les marchands. Les financiers inventèrent des taxes nouvelles. On découvrit qu'une ordonnance d'Henri II avait interdit, en un moment où il fallait mettre Paris en défense, de bâtir dans une zone déterminée autour de la ville, à peine de démolition et d'amende arbitraire. Cette ordonnance était oubliée, et les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Germain s'étaient remplis de maisons : l'édit du Toisé ordonna en 1644 que l'amende encourue serait de cinquante sous par toise de surface bâtie. Ces procédés réunis ne suffisant point à faire vivre l'État, il fallut suspendre le paiement des gages, retenir des quartiers de rentes et procéder par retardements, par reculements et autres façons de banqueroute. Plus que jamais, l'État recourut aux services des gens de finances. On sait qu'une bonne partie des impôts n'était pas perçue par l'administration du Roi. Par exemple il affermait les aides à une compagnie, qui versait à Épargne le prix de la ferme, et percevait par ses agents la contribution. Il existait quantité de sociétés pareilles, grandes et petites. Si quelque affaire extraordinaire avait été décidée, comme une taxe ou une création d'offices, on évaluait la somme qu'elle devait produire, des financiers la versaient à l'État, et ils levaient la taxe ou revendaient en détail les offices. On appelait ces financiers des traitants parce qu'ils agissaient en vertu de traités conclus avec le Roi, ou des partisans, du mot parti qui signifiait un forfait soit pour une livraison de fournitures, soit pour une levée des droits du Roi. Les financiers couvraient aussi les emprunts et faisaient les avances quand les revenus à venir étaient mangés. Au temps de Mazarin, toute l'administration financière passa entre leurs mains . Les tailles avaient été jusque-là en régie, c'est-à-dire perçues par les officiers du Roi, mais, comme la Cour ne vivait plus que sur les avances des financiers, il fallut leur donner des garanties nouvelles : les tailles furent mises en parti, c'est-à-dire que la levée en fut abandonnée aux partisans. Le royaume de France ressemblait à ces États obérés d'aujourd'hui, dont les finances sont administrées ou contrôlées par un syndicat représentant les pays créanciers. Seulement, dans la France du XVIIe siècle, les créanciers du Roi exploitaient eux-mêmes les revenus, ils pressuraient le contribuable qui était leur débiteur, la force publique leur servait de recors. Les traitants, qui savaient l'État mauvais et perfide débiteur, prêtaient à des taux inavouables. Pour cacher à la Chambre des comptes ce procédé qu'il était obligé de subir, et d'autres procédés et l'immense désordre, le ministre délivrait des ordonnances de comptant, c'est-à-dire qu'il transformait en dépenses secrètes la plupart des dépenses publiques. Chaque année croissaient la misère et la souffrance. A la frontière, aux lieux de passage et de séjour des armées, elles étaient effroyables, mais personne, dans le royaume, n'en était indemne. Dans les villes, les rentiers et les officiers étaient gênés par les réductions ou les suppressions de rentes ou de gages. Quant aux campagnards, la Reine, un jour, en plein lit de justice, entendit un avocat général lui dire : Ces malheureux ne possèdent d'autres propriétés que leurs âmes parce qu'elles n'ont pu être vendues à l'encan. Les misérables étaient trop accablés pour se soulever et ils n'avaient aucun moyen de faire entendre leurs doléances, mais les rentiers et les officiers trouvèrent de naturels défenseurs au Parlement. IV. — LE CONFLIT ENTRE LE PARLEMENT ET LA COURONNE[14]. ON a vu se former, au cours de l'histoire, la singulière puissance du Parlement, composée de droits certains et d'idées bizarres. Le Parlement rendait la justice et créait la jurisprudence. Il enregistrait avec pouvoir de discuter et de très humblement remontrer les ordonnances et les édits, les contrats de mariage des rois et des princes, les testaments royaux, les traités de paix. Il prétendait tenir le lieu de la primitive Cour le Roi, des États généraux et même du Sénat de Rome, il s'imaginait qu'il était une assemblée politique comme le Parlement d'Angleterre. Il n'était point capable de remplir une fonction politique. Des parlementaires avaient l'esprit cultivé, généreux, libéral, une aversion honnête contre le despotisme, un beau sentiment du bien public. Mme de Motteville a fait, sans le savoir, l'éloge de quelques hommes de notre siècle, qui estiment qu'il est d'un grand cœur de n'aimer que les misérables,
et, à cause de cela s'engagent incessamment dans les
partis... contraires à la Cour. De ces
hommes rares, qui eurent des sentiments d'humanité au XVIIe siècle,
quelques-uns se trouvaient au Parlement. Malheureusement leur culture était
toute livresque et scolaire. Ils admiraient la superbe formule Senatus Populusque romanus, ils tenaient pour
Pompée dans sa querelle contre César et désapprouvaient le passage du
Rubicon. Mais il n'y avait ni Sénat, ni peuple, ni Rubicon dans notre pays de
France, dont les parlementaires ignoraient les réalités compliquées et
confuses. Leur idée maîtresse, qui était qu'il faut un contrôle au pouvoir
royal, était juste, et c'est un de nos malheurs que les moyens efficaces de
ce contrôle n'aient pas été trouvés, mais le Parlement, créature du Roi,
n'était pas en bonne condition pour discuter avec lui et soutenir la
discussion jusqu'au bout. Et comment l'acquisition d'un office aurait-elle
procuré à l'acquéreur une part de la puissance politique ? Et puis, il ne
faut pas oublier que, s'il se trouvait dans cette cour de très honnêtes gens,
qui feront belle figure pendant les troubles, beaucoup de Messieurs du Parlement étaient des vaniteux et des
ignorants, et plusieurs de vilaines gens, ou bien chercheurs de popularité
qui vendront leur vote à l'émeute, ou bien chercheurs d'aises, de luxe et de
jouissance qui vendront leur vote à la Cour. Enfin le Parlement n'était pas
un corps dont toutes les parties fussent unies. La Grand'Chambre
prétendait à une supériorité sur les Requêtes,
qui exigeaient la parité avec elle et la refusaient aux Enquêtes. Des scènes violentes et ridicules
donnaient très souvent au sénat de Rome des
airs de pétaudière. Il n'en était pas moins pourvu d'attributions d'État. La preuve venait d'en être donnée par l'annulation du testament de Louis XIII. C'était d'ailleurs une opinion répandue dans l'ancienne France que l'autorité royale était absolue, mais non point despotique. L'avocat général Talon ne nie pas l'évidence. qui est que le Roi est le maure : Vous êtes, Sire, notre souverain seigneur ; la puissance de Votre Majesté vient d'en haut, laquelle ne doit compte de ses actions après Dieu qu'à sa conscience. Une insurrection du Parlement contre le Roi, serait, dit-il, la cognée s'élevant contre le bras qui lui donne le mouvement. Mais il rappelle qu'il existe des lois fondement des monarchies, pierres angulaires des royautés, marque de l'alliance publique. Il croit que la nature même ne permet pas en France le despotisme, qu'elle a relégué dans des déserts ou des pays brûlés par l'ardeur du soleil, ou bien chez les Lapons ou autres insulaires septentrionaux qui n'ont d'humain que le visage. Il a l'idée que le climat politique de la France doit être tempéré comme son climat naturel. Il l'exprime d'ordinaire en langage de galimatias, comme lorsqu'il dit dans une harangue au Roi : Faites, Sire, quelque réflexion sur l'aversion des maisons célestes, sur l'opposition des astres, sur les aspects contraires et les qualités ennemies des planètes... Le soleil qui est le père et l'auteur des nuées, qui les amène jusqu'à la moyenne région et leur imprime le caractère sensible de sa présence par le météore que nous appelons parhélie ne les accuse pas pourtant de résistance, ni de rébellion, bien qu'elles arrêtent les forces de ses rayons... Mais, d'autres fois, il explique en bons termes la nécessité d'une puissance seconde, qui modère l'éclat et la chaleur du Roi. Et ce magistrat, qui fut le porte-parole du Parlement dans les discussions avec la couronne, concluait : Nous jouissons de cette puissance seconde, que la prescription des temps autorise, que les sujets souffrent avec patience et avec respect. Nos pères aimaient à se vanter de leur nom de Français, qu'ils croyaient signifier hommes libres. Le Roi lui-même n'admettait pas que sa légitime autorité, qu'il tenait de Dieu, fût une tyrannie. A la théorie de l'avocat général sur la puissance seconde, il sera répondu de sa part que ses ancêtres avaient institué le Parlement et les autres compagnies souveraines pour autoriser les volontés du Roi et les faire recevoir par le peuple avec la justice et la vénération qui leur est due. C'était reconnaitre la puissance seconde, sans l'avouer tout à fait. En somme, la France n'avait pas su ou voulu ou pu être libre, mais elle ne voulait pas être serve, et le Parlement, qui s'offrait pour marquer la différence entre les deux conditions, tenait la place de quelque chose qui manquait dans le royaume. La régence d'Anne d'Autriche lui fut une bonne occasion de se faire valoir. Le gouvernement recourait à lui pour l'enregistrement d'édits financiers, qui furent très nombreux. Il était intimidé par la nécessité de trouver de l'argent pour le paiement des troupes et par l'appréhension de revers à la frontière et de soulèvements dans le royaume. Mazarin percé à jour tout de suite — en France nous savons vite à qui nous avons affaire et nous nous conduisons en conséquence — n'inspirait ni le respect ni la crainte. On vit qu'il faisait des injures ce que Mithridate faisait du poison, qui, au lieu de le tuer, vint enfin par la coutume à le nourrir. Le Parlement, s'assurant sur la faiblesse du ministre, sur ses embarras, même sur le danger public, et sur l'évidence des abus et des scandales, engagea une bataille où il défendit les intérêts de l'État, mais aussi les siens, prononça de belles et justes paroles, s'honora par la dignité de quelques-uns de ses membres, mais fut troublé par des agitations ridicules, par les passions feintes des faiseurs d'embarras et des faux tribuns, s'embrouilla dans les contradictions de son rôle, et finalement démontra que, s'il était seul autorisé par l'usage et la prescription des temps à entreprendre une action politique, il était inapte à la soutenir. En ces mots est l'explication de l'histoire qui va suivre. De 1643 à 1648, le Parlement fit opposition aux édits financiers sans distinguer entre eux. Le Gouvernement eut certainement raison de proposer des impôts à prélever sur la bourgeoisie des villes, comme par exemple l'édit du Tarif. Il disait que c'était la plus juste assistance qu'on pût tirer du royaume, car les bourgeois vivaient tranquilles, abrités par leurs murs des dangers et ravages de la guerre, au lieu que les pauvres contribuables aux tailles ont souffert tant d'impositions qu'il ne serait pas rationnel d'exiger d'eux de plus grands secours. Mais les parlementaires avaient à la campagne des jardins potagers et fruitiers et ne voulaient pas être obligés de payer les fruits du crû de leurs maisons. En d'autres circonstances, ils laissèrent voir le même égoïsme. Ils consentirent un impôt forcé à condition que les officiers de justice en fussent exempts et qu'il fût réparti entre ceux qui avaient été employés dans les finances depuis vingt ans, ou qui avaient fait des avances au Roi ou qui avaient exercé le commerce. On voit bien ce que seraient devenus le crédit et l'activité de la France, si le Parlement l'avait gouvernée. Le cardinal rappelait de temps en temps que la France était en guerre. Il faut, disait-il, payer aux Suédois tel quartier échu, entretenir l'armée du landgrave de liesse, celle de Catalogne, celles qui se trouvent sur mer, donner du pain à l'armée de M. le Prince, qui est au Pays-Bas, car, si elle n'a pas de pain, cette armée fondra et l'Espagnol entrera en Picardie. Il répétait : Les Espagnols n'ont d'autre espoir que dans notre désordre, dans les divisions qu'ils espèrent. Le Parlement ne se troublait aucunement du péril des armées. Un des présidents dit un jour à l'avocat général Talon : L'esprit de Messieurs est envenimé à tel point qu'ils aiment mieux voir la sédition à Paris et la désolation des ennemis dans la campagne que de se dédire de ce qu'ils ont entrepris. Le petit Roi savait ces méchantes dispositions ; lorsqu'il apprit la nouvelle que Condé avait battu les Espagnols à Lens, il dit joyeusement : Messieurs du Parlement vont être bien fâchés. Les parlementaires pouvaient, il est vrai, dire pour leur excuse que c'aurait été une duperie de n'entreprendre les réformes qu'après la fin de la guerre et des embarras du cardinal. Puis, ces impôts qu'on leur demandait, ils savaient que ce serait pour les financiers un moyen de brigandage. Et le pays était manifestement à bout ; aux arguments de la raison d'État, l'avocat-général pouvait répliquer : La pauvreté et l'impuissance sont plus puissantes encore que la raison d'État. La Reine eut, au cours de ces discussions, des éclats de colère : Taisez-vous, je ne veux pas vous entendre, dit-elle un jour à un président qui lui présentait des remontrances. Elle menaçait de châtiments qui attesteraient son indignation à la postérité la plus reculée. Le plus souvent, elle céda. Presque tous les édits furent amendés ou abandonnés. Paris était attentif aux délibérations parlementaires. Pour la discussion des édits, les huit chambres du Parlement, — la Grand'Chambre, cinq chambres des Enquêtes et deux chambres des Requêtes — en tout deux cent vingt personnes, sans compter les gens du Roi, se réunissaient, vêtus de fin drap rouge et d'hermine, dans la Chambre Saint-Louis. La salle était vaste et haute, la charpente peinte de couleurs d'azur et d'or, et le pavé une mosaïque de marbre blanc et noir. Le Premier président ouvrait la séance par la formule : Quid agendum de Republica, qu'y a-t-il à faire pour la chose publique ? La discussion était souvent très vive et même troublée par le tapage des applaudissements ou des huées et des sifflets. Les tapageurs étaient une soixantaine de jeunes conseillers, qui, dans les chambres des enquêtes ont peu d'emploi, parce qu'ils n'ont pas d'application aux affaires. Ils étaient bien aises d'être appelés tous les jours aux délibérations publiques, d'y donner leurs suffrages, et, se portant aux avis les plus caustiques, d'acquérir de la réputation. Les avis étaient d'autant plus caustiques que les orateurs se savaient écoutés par des auditeurs admis dans de petites loges, qu'on appelait des lanternes. De là, des billets ou des récits étaient portés dans la Grand'Salle — la salle des Pas-Perdus, — et dans les galeries ; par les escaliers, ils arrivaient dans la cour et dans le fouillis des rues voisines, où la foule grouillait les jours des grandes séances. A la sortie, elle saluait les plus populaires qu'elle appelait les réformateurs de l'État, les pères de la patrie. Des députations suppliantes pénétraient dans le Palais. Un jour, Messieurs, traversant la Grand'Salle, passèrent entre des femmes agenouillées et pleurant. Une autre fois, une troupe de paysans vint leur demander l'abolition de la taille. Et l'on est pris, en lisant cette histoire, d'une sorte d'angoisse. Quelque chose semble se préparer, qui aurait été bienfaisant à la France et au Roi, une réforme, si évidemment nécessaire, un commencement de liberté peut-être, mais rien ne viendra, rien. Et rien ne pouvait venir. Ni la France n'était préparée à s'assembler pour suivre un mouvement, ni le Parlement n'était capable de la diriger. L'ambition politique de ce corps reposait sur la base fragile d'un mensonge de fond. La comparaison que des parlementaires faisaient de leur cour avec le Parlement d'Angleterre, occupé à ce moment même à de si grandes et si terribles choses, était, un jeu sur les mots. Le Parlement de chez nous avait l'air de représenter une parodie du drame d'Outre-Manche. Cependant ils sentaient leur force et se grisaient de leur popularité. Au mois d'août 1648, ils essayèrent de faire une révolution. L'occasion leur en fut donnée par le renouvellement de la Paulette, comme on appelait l'édit qui avait exempté les propriétaires d'offices de l'obligation, où ils étaient auparavant, d'avoir désigné leur successeur quarante jours au moins avant leur mort, sous peine que l'office retournât au Roi. En échange du grand avantage qu'ils recevaient, puisque l'hérédité de l'office se trouvait ainsi assurée, les officiers payaient un droit annuel équivalant au soixantième du prix de leur charge. L'édit était renouvelable tous les neuf ans. En le renouvelant au mois d'avril 1648, le Roi rappela l'usage pratiqué par le passé, de tirer en cette circonstance quelques secours de ses officiers, et il annonça qu'il retiendrait à ceux du Grand conseil, de la chambre des Comptes et de la cour des Aides quatre années de leurs gages, moyennant quoi il les dispenserait du droit annuel pendant une nouvelle période de neuf ans. La différence entre la valeur de quatre années de gages et celle de neuf années de droit annuel serait le petit bénéfice du Roi. Mais les trois cours protestèrent ; elles députèrent vers le Parlement, auquel l'édit ne s'appliquait pas, parce que, les gages y étant inférieurs au droit annuel, le Roi aurait perdu à la combinaison. Le Parlement fit cause commune avec les autres cours par l'arrêt d'Union rendu le 13 mai. Il fut résolu que les quatre compagnies souveraines éliraient des députés qui se réuniraient dans la Chambre Saint-Louis pour y délibérer sur une réforme de l'État. La Reine retira l'édit de renouvellement, mais les compagnies maintinrent la résolution prise. La Reine répliqua qu'établir une assemblée et faire des quatre compagnies souveraines une cinquième sans l'ordre du Roi..., c'était une espèce de république dans la monarchie, et elle fit savoir qu'elle empêcherait l'assemblée par toute sorte de voies, mais le Parlement ordonna, le 15 juin, que les députés des quatre cours se réuniraient le lendemain. Alors elle appela le Parlement au Palais Royal, parla haut et menaça d'un châtiment exemplaire, et puis on apprit qu'elle consentait à un accommodement : elle attendait avec inquiétude les nouvelles des Pays-Bas, où Condé allait livrer bataille aux Espagnols. Elle pria Messieurs de faire vite et de considérer que l'armée du Roi est sur la frontière en présence des ennemis. L'assemblée de la Chambre Saint-Louis rédigea, sans mandat de personne, une charte pour le royaume[15]. Cette pièce est divisée en vingt-sept articles, qui se succèdent en désordre, mais les intentions générales en sont claires et naïves. Elles se montrent surtout dans l'article 1er qui dispose que les intendants de justice et toutes autres commissions extraordinaires, non vérifiées ès cours de justice, seront révoqués dès à présent. Ceci est un texte curieux de notre histoire. Dès le une siècle, l'autorité royale s'était comme infiltrée, par le moyen d'officiers du Roi, agents subordonnés et dociles, dans la féodalité qu'elle désagrégea peu à peu et réduisit à l'état de menace de ruine. Mais ces officiers devinrent propriétaires de leurs offices, qui se transformèrent en des sortes de fiefs à chacun desquels adhérait une part de la puissance publique. Le Roi se trouva obligé de reprendre le royaume à ces mêmes gens qui le lui avaient conquis sur les féodaux. Il se redonna des agents subordonnés et dociles. L'activité de l'intendant, le plus redoutable de tous, fut une lutte contre les restes de l'ancienne féodalité, contre les libertés provinciales et municipales, mais aussi contre les officiers de finances et de justice, c'est-à-dire contre la féodalité nouvelle, et c'est là un exemple des recommencements si fréquents en histoire. La féodalité. officière prétendit expulser ces intrus et tous autres dont les commissions n'avaient pas été vérifiées ès cours de justice. Ainsi l'administration du royaume aurait été la propriété d'une caste. Et déjà la caste prétendait fermer le livre d'or ; la Chambre Saint-Louis interdit en effet la création d'offices nouveaux : Défenses à toutes personnes de faire et avancer telles propositions pernicieuses tendantes à la ruine des compagnies, à l'anéantissement de la justice et subversion du royaume, à peine d'être punies exemplairement comme perturbateurs du repos public. Cette conception étrange d'un mandarinat héréditaire, les compagnies la trouvaient naturelle : Nous sommes les gens d'honneur du royaume, déclara un député dans la Chambre Saint-Louis. Mais l'Assemblée inscrivit dans sa charte deux articles surprenants : Ne seront faites aucunes impositions et taxes qu'en vertu d'édits et de déclarations bien et dûment vérifiées ès Cours souveraines auxquelles la connaissance en appartient, avec la liberté de suffrages, et l'exécution desdits édits et déclarations sera réservée auxdites Cours.... Défenses à toute personne de faire et continuer aucunes levées de deniers et impositions de taxes qu'en vertu d'édits et déclarations bien et dûment vérifiés ès dites cours, à peine de la vie. Qu'aucun des sujets du Roi, de quelque qualité qu'il soit, ne pourra être détenu prisonnier passé vingt-quatre heures, sans être interrogé, suivant les ordonnances et rendu à son juge naturel, à peine d'en répondre par les geôliers, capitaines et tous autres qui les tiendront, en leurs propres et privés noms.... Par le premier de ces articles, les parlementaires ajoutaient à leur droit de vérifier les édits des attributions de pouvoir exécutif. Par le second, ils protégeaient leur juridiction contre les commissions extraordinaires, et les évocations et les arrestations arbitraires, qui leur enlevaient leurs justiciables. Ils étaient préoccupés de leur intérêt autant que du bien de l'État. Ils n'en avaient pas moins dressé l'un à côté de l'autre deux grands principes de droit public : le consentement à l'impôt et le respect de la liberté des personnes. En même temps, ils proposaient des remèdes à des abus intolérables, ils réclamaient l'honnêteté dans les comptes : Il plaira à S. M. de supprimer du tout les comptants, ou, du moins, en user pour telles dépenses qu'il importe nécessairement être secrètes. Ils avaient fait connaître que ces comptants avaient monté de 2.900.000 livres en 1609 à 52.000.000 en 1644, la dernière année dont il avait été compté, ce qui était assurément un grand et périlleux scandale. Ils avaient représenté tout le désordre des finances, et prouvé, pièces en main, que, si les finances avaient été administrées avec ordre, sans divertissement, le revenu du Roi serait suffisant pour supporter toutes les dépenses ordinaires, de l'État et de la guerre. Sur presque tous les points, le Parlement avait raison contre le Roi. La Cour résista plusieurs semaines, et finit par tout accorder excepté l'article de la liberté individuelle. Elle se donna l'air d'octroyer la réforme, des Déclarations royales se succédèrent. Le 31 juillet, le Roi alla porter la dernière au Palais de justice. Votre Parlement, dit l'avocat général, s'est assemblé tous les jours et a quitté les occupations des affaires particulières pour entendre parler et s'informer des affaires de l'État. Mais la Cour n'attendait que l'occasion pour renvoyer son Parlement aux affaires particulières, c'est-à-dire à sa fonction de justice. La nouvelle attendue par la Reine, et qui l'avait fait patienter et dissimuler, arriva : Condé avait battu les Espagnols à Lens. Le 26 août, jour où l'on chanta le Te Deum à Notre-Dame, l'ordre fut donné d'arrêter les principaux meneurs de l'opposition, parmi lesquels était Broussel, un des plus anciens conseillers de la Grand'Chambre, où il siégeait depuis le temps d'Henri IV. Broussel[16] avait l'air d'un vieux ligueur avec sa longue figure osseuse, sa moustache et sa barbe en brosse. Il était un de ces libéraux comme il s'en trouvait au Parlement et à la Ville parmi les gens instruits qui avaient été de bons élèves. Ses discours étaient parés de réminiscences : Nous lisons dans l'histoire que le roi Ptolémée... ; Dans la guerre des Romains en Germanie, un soldat de Varus... ; Pendant que Rome délibère, Sagonte est assiégée, Dum Roma deliberat, Saguntum oppugnatur. Le latin lui servait à voiler des audaces ; il trouva, pour dire que la reine était furieuse, une jolie tournure latine : Junonem iratam habemus. Nous avons contre nous la colère de Junon. Au reste, bien qu'il fût accusé de montrer l'esprit d'un homme né dans une république, et d'affecter de paraître avec les sentiments d'un véritable Romain, il se disait un bon serviteur du Roi : Je n'ai jamais rien dit ni fait qui fût contre le service du Roi ; mes propositions sont conformes aux ordonnances et aux bons principes.... On ne détruit pas l'autorité des rois en la combattant dans ses excès, mais au contraire, on la soutient en lui résistant, comme on voit dans un édifice les arcs-boutants soutenir la masse, bien qu'ils semblent lui résister.... Oui, messieurs, il est des occasions où le meilleur moyen de servir les princes c'est de leur désobéir. Broussel avait autorité dans le Parlement, dont il exprimait si bien la doctrine. Il était écouté avec respect par tout le monde. Un jour, Monsieur et Condé l'interrompirent : Je croyais, dit Broussel, avoir le droit d'opiner, et les deux princes lui firent des excuses. Il parlait dans les premiers, étant un des plus anciens, et ses avis prévalaient presque toujours. Il était populaire. On le savait presque pauvre et
incorruptible. Il avait dédaigné, quelques jours avant son arrestation, les
grâces que le duc d'Orléans lui avait offertes : Il
n'est pas raisonnable, lui avait dit le Prince... qu'un homme de votre sorte meure sans avoir de quoi
soutenir sa maison et établir ses enfants, mais le vieillard se
contentait d'un médiocre logis, sur le port Saint-Landry, en face de la place
de Grève, et sa maison se composait d'une
vieille servante et d'un petit laquais. Il dénonçait le luxe des gens
d'affaires, ces tyranneaux, ces corbeaux affamés, qui déchirent les cadavres, corvi qui lacerant, et s'acharnent à la ruine
des familles, cadavera quæ lacerantur.
Tout son quartier le connaissait, et lorsque le vieux brave homme s'en allait
à pied au Palais il recueillait des : Bonjour,
monsieur Broussel. Sitôt qu'il fut arrêté, un rassemblement se forma aux cris de sa servante : On arrête M. Broussel ! La nouvelle courut sur le quai, sur le fleuve en ce temps-là habité par des centaines de barques, sur les ponts bordés de maisons, dans les petites rues voisines, si étroites que des bras tendus touchaient les deux parois. Entre petites gens qui se connaissaient et se voyaient à toute heure du jour, l'émotion s'exaspéra. On tendit les chaînes qui servaient à barrer la nuit les extrémités des rues. Un flot de barricades monta jusqu'au voisinage du Palais-Royal. Aux artisans, bateliers, portefaix et poissardes, accoururent se joindre les sans-travail, les cherche-fortune à la journée, les flâneurs du Pont-Neuf et les dormeurs à la belle étoile. La Reine ordonna de dissiper la canaille, mais les compagnies des Gardes furent arrêtées par les barricades que les Parisiens avaient disposées avec leur art inné d'ingénieurs pour révolutions. La nuit, les insurgés campèrent dans les rues chaudes et grouillantes[17]. Le lendemain, 1er août, par ordre de la Reine, la milice de la ville prit les armes. La Cour comptait sur la fidélité de ces conservateurs. La bourgeoisie — c'est-à-dire les marchands des grands corps de métiers, les gros et petits rentiers, les propriétaires de maisons, — craignait en effet le désordre, mais elle souffrait du mauvais état des affaires et du retranchement des rentes. De plus, elle était libérale et infectée du bien public, comme on disait à la Cour. Le Parlement avait une grande autorité sur elle. C'était lui qui gouvernait la ville, depuis que le Roi en avait à peu près annulé les libertés. Il était en relations quotidiennes avec la municipalité, lui envoyait des députations, l'appelait devant lui, contrôlait ses finances et. le service des rentes, réglait les services des approvisionnements, de la voirie, de l'hygiène et de l'administration hospitalière. Il était le juge d'appel des juridictions inférieures qui étaient nombreuses. La basoche l'entourait de sa clientèle tapageuse. Enfin le Parlement de Paris était tout parisien, il se recrutait et s'apparentait dans la haute bourgeoisie, qui l'aimait et l'admirait. La plupart des compagnies de la milice étaient commandées par des parlementaires. Il n'est donc pas surprenant que la milice bourgeoise, convoquée pour rétablir l'ordre, ait crié : Vive Broussel !, comme elle criera : Vive la Charte ! en 1830 et, en 1848 : Vive la Réforme ! Le Parlement se rendit en corps au Palais-Royal pour réclamer les prisonniers. Les chaînes et les barricades laissèrent passer la procession des grandes robes. La Reine, qui ne s'était levée qu'à neuf heures, fit sa plus haute mine aux magistrats, mais le duc d'Orléans et Mazarin la calmèrent. Il n'y avait pour ainsi dire point de police à Paris. Les troupes de la Maison du Roi, très peu nombreuses, logées chez l'habitant, car on ne connaissait pas encore les casernes, n'étaient pas même très sûres. Des soldats des Gardes françaises disaient qu'ils ne tireraient pas sur le peuple. Dans le Palais même, des domestiques encourageaient les magistrats : Tenez bon, on vous rendra vos conseillers. La Reine donc, après avoir déclaré qu'elle étranglerait plutôt Broussel de ses propres mains, — elle parlait souvent d'étrangler, bien qu'au reste elle ne fût pas du tout méchante femme, — consentit à rendre les prisonniers, à condition que le Parlement promît de ne plus s'occuper que des affaires de justice. Messieurs sortirent pour aller au Palais de justice délibérer sur cette proposition, car c'était la règle qu'ils ne délibérassent que sur leurs sièges. A peine dans la rue, les insurgés, qui n'entendent rien aux formes, les apostrophent et les insultent. Le Premier Président Mathieu Molé est entouré. Il était un fidèle serviteur du Roi et de l'État et un petit gardien des droits du Parlement, un homme ferme et brave : Il ne change jamais de cœur ni de visage, dit l'exergue d'un de ses portraits. Sa taille était haute et droite ; de longs cheveux et une barbe en large éventail encadraient son visage sévère. Il était vraiment vénérable. Cela n'empêcha pas que des insurgés l'empoignèrent par la barbe en lui criant : Retourne, traître ! Molé imposa par sa belle contenance, mais il obéit à l'ordre de retourner au Palais-Royal. Beaucoup de messieurs avaient filé comme ils avaient pu. Le Parlement, rentré chez la Reine, y prit à peu près l'engagement qui lui était demandé, et la Reine ordonna la mise en liberté des prisonniers. Il fallut courir après Broussel, qui était en route vers Sedan. Les barricades demeurèrent jusqu'au matin du 28, jour où il arriva dans un des plus grands triomphes qu'ait donné à ceux qu'elle a aimés la ville qui si souvent se trompe dans ses amours. C'avaient été de vraies journées révolutionnaires parisiennes : un Parlement en conflit avec la Couronne, le populaire insurgé, une garde nationale hésitant entre défendre le gouvernement et le combattre, la Cour affolée capitulante. En un rien de temps, la vieille monarchie sembla en péril : Madame, avait dit à la Reine le Premier Président, il y va maintenant de tout, et nous trahirions nos charges et nos devoirs, si nous n'insistions pas pour obtenir ce que le peuple demande. Le danger est si public qu'il ne peut être celé. La foule est en armes ; les barricades sont dressées par les rues... ce n'est là qu'un commencement ; le mal peut croître à tel degré que l'autorité royale y périra. II y aurait eu péril, en effet, si la force, qui tout à coup s'était levée, avait été conduite par des chefs à elle et passionnée par des idées. Mais ni le Parlement, ni la bourgeoisie ne voulait une révolution. Le populaire n'entendait rien à la politique ; exploité, grugé, il avait saisi avec plaisir l'occasion offerte de crier, de casser des carreaux et de tirer des coups de fusil. On lui avait pris Broussel, un brave homme, l'ennemi des maltôtiers et des grands : il l'avait réclamé. Mais qu'aurait fait cette foule, si elle était entrée au Palais-Royal ? Les insurgés auraient mené le Roi à l'Hôtel de Ville. Ils ne se souciaient pas du reste, disaient-ils, et volontiers ils y mettraient le feu, mais ils ne se représentaient point Paris ni l'État sans le Roi. Ils criaient : Vive le Roi tout seul ! Ce qui était une conception trop simple. La Reine résolut de punir ceux qui avaient donné au Roi Broussel pour associé, comme disait Mazarin. Elle était d'autant plus irritée que le Parlement continuait les assemblées ; il ne voulait pas tromper les espérances du peuple, et craignait, si l'ordre se rétablissait, d'avoir affaire à la puissance souveraine du Roi. Il était hardi, comme il arrive souvent dans les révolutions, parce qu'il avait peur. Mazarin eut l'idée de conduire la Cour à Rueil et de laisser courir le temps jusqu'à l'arrivée de M. le Prince, qui amènerait les troupes de Flandre ; alors on investirait la ville et l'on en aurait raison. La Cour sortit de Paris, les Parisiens se plaignirent que l'absence du Roi diminuât le commerce, et, se préparèrent à soutenir un siège. Mais à Rueil, la Cour craignait la fermeté du Parlement, un soulèvement des provinces et le refus de payer l'impôt Monsieur et M. le Prince avaient rejoint la Reine, mais l'indolent Monsieur ne voulait point d'affaires et les intentions de Condé étaient troubles : il détestait les gens de robe, et ne leur cachait pas que leurs prétentions à gouverner l'État lui paraissaient grotesques, mais il méprisait le cardinal et ne voulait pas mettre sur sa tête ce gredin de Sicile. Pas plus d'un côté que de l'autre, il n'y avait personne qui fût capable d'assurer les esprits et de donner confiance. Puisqu'on n'était point pour se faire la guerre, il fallait bien s'accorder. Le 22 octobre, une Déclaration confirma la constitution de la Chambre Saint-Louis. Elle fut enregistrée le 24 octobre. C'est ce jour-là que furent signés les traités de Westphalie, mais la Westphalie était loin du Pont Neuf, et l'événement passa presque inaperçu. |
[1] SOURCES. Les documents législatifs, Édits, Déclarations, etc., au t. XVII d'Isambert, Recueil général des Anciennes lois françaises de 420 à 1789, Paris, 1823-1829, 29 vol. Voir sur ce Recueil : Aucoc, Les collections de la législation antérieures à 1789 et leurs lacunes, dans les Comptes-rendus de l'Académie des Sciences morales et politiques de l'année 1883. — Les mémoires sont très nombreux et presque tous intéressants. Mémoires d'Omer Talon, de Henri Auguste de Loménie, comte de Brienne, du marquis de Monglat dans la collection Michaud et Poujoulat, 3e série. Mémoires du duc de La Rochefoucauld et du cardinal de Retz, dans leurs Œuvres (collection des Grands écrivains de la France, publiée par la librairie Hachette). Mémoires de Nicolas Goulas, de Mathieu Molé, de Du Plessis-Besançon, de Gourville, de Daniel de Cosnac, dans les publications de la Société de l'histoire de France Journal d'Olivier Lefèvre d'Ormesson dans la Collection des Documents inédits sur l'histoire de France. Mémoires de Mlle de Montpensier, publiés par Chéruel, 2e édit., Paris, 1891. 4 vol. ; de Mme de Motteville, publiés par M. F. Maux. 2e édit., Paris, 1891, 4 vol. ; de Bussy-Rabutin, publiés par Lalanne, Paris, 1857, 2 vol. Lettres du cardinal Mazarin pendant son ministère, dans la Collection des documents inédits, en cours de publication. 8 vol. parus. Le 1er volume des Lettres, Instructions et Mémoires de Colbert, publiés par P. Clément, Paris, 1861-1882, 10 vol. Les Carnets de Mazarin, publiés en partie par Victor Cousin, dans le Journal des Savants, de septembre 1854 et numéros suivants. D'autres fragments ont été donnés par Chéruel, sous le titre : Les carnets de Mazarin pendant la Fronde, dans la Revue historique au t. IV (1877). Chéruel a donné en outre : Chronologie et extraits des carnets de Mazarin pendant la Fronde, en appendice au volume de l'Histoire de France pendant la minorité de Louis XIV, Paris, 1879-1880, 4 vol. Les pièces et documents publiés aux t. IV, V et VI de l'Histoire des Princes de Condé, par le duc d'Aumale, 7 vol., Paris, 1889-1896. Les t. II et III des Relationi degli Stati Europei... dagli ambasciatori veneti net serolo XVII, serie II. — Francia. — Venise, 1857-1863, 3 vol. — Priolo, Ab excessu Ludovici XIII de rebus gallicis historiarum libri XII, Leipzig, 1689. Aubéry, Histoire du cardinal Mazarin, 3e édit., Amsterdam, 1761, 4 vol.
OUVRAGES A CONSULTER : 1. Ouvrages généraux sur le règne de Louis XIV : Voltaire, Siècle de Louis XIV (Éditions E. Bourgeois, Paris, 1890, et A. Rébelliau et M. Marion, Paris, 1894). C. Gaillardin, Histoire du règne de Louis XIV, Paris, 1877-79, 6 vol. Le règne de Louis XIV dans les histoires de France de J. Michelet et de H. Martin. M. Philippson, Das Zeitalter Ludivigs des Vierzehnten, dans la collection de l'Allgemeine Geschichte d'Oncken, Berlin, 1879. L. Ranke, le t. III de la Französische Geschichte vornehmlich im sechtzehnten und siebzehnten Jahrhundert, 3e édit, Stuttgart, 1877. Giessen, Le Parlement de Paris, son rôle politique, depuis Charles VII jusqu'à la Révolution, Paris, 1900, 2 vol. — 2. Histoires de la période mazarine : A. Bazin, Histoire de France sous le ministère du cardinal Mazarin, Paris, 2e édition, 1846, 2 vol. Sainte-Aulaire, Histoire de la Fronde, nouvelle édition, Paris, 1860, 2 vol. Chéruel, Histoire de France pendant la minorité de Louis XIV (citée plus haut), Histoire de France sous le ministère de Mazarin (1651-1661), Paris, 1883, 3 vol. Saint-Simon considéré comme historien de Louis XIV, Paris, 1865. Duc d'Aumale, les volumes 4-7 de l'Histoire des Princes de Condé, citée plus haut. G. Lacour-Gayet, L'éducation politique de Louis XIV, Paris, 1898. Arvède Barine, La Jeunesse de la Grande Mademoiselle, Paris, 1902.
[2] Saint-Simon, Parallèle des trois premiers rois Bourbons, au t. I, pp. 340-1 des Écrits inédits de Saint-Simon, publiés par M. P. Faugère, Paris, 1880.
[3] Les Mémoires et les écrits du temps sont tous remplis de portraits ; les meilleurs, pour cette période, ont été faits par Mme de Motteville et par le cardinal de Retz.
[4] Pour la biographie de Mazarin, voir l'appendice I du t. I de Chéruel, Histoire de France pendant la minorité de Louis XIV, p. 351 et suiv.
[5] Pour la Reine et Mazarin, voir Lettres du cardinal Mazarin à la Reine..., publiées par la Société de l'histoire de France, et Chéniel, Lettres d'Anne d'Autriche à Mazarin, dans l'appendice I du tome III de l'Histoire de France sous le ministère de Mazarin.
[6] SOURCES. Pour les campagnes de Flandre et d'Artois : Correspondance du cardinal Mazarin avec le maréchal d'Aumont, publ. par le Dr Hamv, Monaco, 1904. (Collection de documents publiée par ordre du prince de Monaco.) Pour la bibliographie de la paix de Westphalie, voir Vast, Les Grands traités du règne de Louis XIV, dans la Collection de textes pour servir à l'étude et à l'enseignement de l'histoire Paris, 1893-95, 3 vol. ; le premier comprend, outre la bibliographie, le texte du traité de Munster. — Mémoires de Henri-Auguste de Loménie de Brienne, du maréchal vicomte de Turenne, du maréchal de Gramont, du duc de Guise, dans la collection Michaud et Poujoulat.
OUVRAGES A CONSULTER : Le P. Bougeant, Histoire des guerres et des négociations qui précédèrent le traité de Westphalie, composée sur les mémoires du comte d'Avaux, Paris, 1767, 3 vol. Canovas del Castillo, Estudios del reinado de Felipe IV, 1888, 2 vol., dans la Coleccion de escritores castellanos. — Charvériat, Histoire de la Guerre de Trente ans, Paris, 1878, 2 vol. Jules Roy, Turenne, sa vie, les institutions militaires de son temps, Paris, 1884. Lonchay, La rivalité de la France et de l'Espagne aux Pays-Bas (1635-1700). Étude d'histoire diplomatique et militaire, au t. LIV des Mémoires de l'Académie royale de Belgique, 1896. Philippi, Der Westphälische Frieden, Munster, 1898. A. Waddington, La République des Provinces-Unies. La France et les Pays-Bas espagnols de 1630 à 1650, Paris, 1895-1897, 2 vol.
[7] Le duc d'Enghien était devenu prince de Condé à la mort de son père, le 26 déc. 1646.
[8] Loiseleur et G. Baguenault de Puchesse, L'expédition du duc de Guise à Naples. Lettres et instructions diplomatiques de la cour de France (1647-1648), Paris, 1875.
[9]
Sur les questions qui se posent à propos de la réunion de l'Alsace à la France
voir : Legrelle, Louis XIV et Strasbourg, Paris, 1887, 4e édition
(compte-rendu critique de Mercks dans les Göttingische gelehrte Anzeigen,
février 1885). Jacob, Die
Erwerbung des Elsass darch Frankreich im Westphälischen Frieden,
[10] Les articles du traité sont numérotés ici comme dans Vast, Les Grands traités.
[11] Voir G. Pagès. Le Grand Électeur et Louis XIV (1660-1688). A. Waddington, Le Grand Électeur Frédéric Guillaume de Brandebourg..., t. I, (1640-1660), Paris, 1905. — Pour la bibliographie de l'histoire de Frédéric-Guillaume, voir ces deux ouvrages.
[12] Dans Chéruel, Saint-Simon historien de Louis XIV, p. 202-7. — Pour la critique de la conduite politique de Mazarin, voir un Mémoire de Chavigny (1648) publié par Chéruel, en appendice du t. II du Journal d'Olivier d'Ormesson, pp. 746-768.
[13] P. L. Rœderer, Mémoire pour servir à l'histoire de la Société polie en France, Paris, 1835. A. Le Breton, Le roman au XVIIe siècle, Paris, 1890. Morillot, Le roman en France depuis 1610 jusqu'à nos jours, Paris, 1892. Colbert, Mémoire sur les affaires de finances de France pour servir à l'histoire, au t. II, 1re partie (pp. 17-68), de Clément, Lettres... de Colbert. Forbonnais, Recherches et considérations sur les finances de la France, Liège, 1758, 6 vol. in-16°.
[14] Outre les documents cités en tête du chapitre : Dubuisson-Aubenay, Journal des Guerres civiles (1648-1663), dans les publications de la Société de l'histoire de Paris et de l'Île-de-France. Journal de Jean Voilier, maître d'hôtel du Roi [1648-1657] (Société de l'histoire de France). Journal contenant tout ce qui s'est passé aux Assemblées des compagnies souveraines de la Cour du Parlement de Paris en l'année 1648, Paris, 1649. — Voir, outre les ouvrages cités, Aubertin, L'éloquence politique et parlementaire en France avant 1789 d'après des documents manuscrits, Paris, 1882.
[15] Isambert, t. XVII, pp. 72-84.
[16] Voir Aubertin, L'Éloquence politique et parlementaire..., pp. 203-222.
[17] Pour la Journée des Barricades, voir le récit donné par Feillet au deuxième volume des Œuvres du cardinal de Retz, dans les Grands Écrivains, pp. 607 à 620.