I. — RICHELIEU ET LA TRADITION. LA Monarchie, telle que l'ancienne France la comprenait, n'avait de limite que dans les moyens et de frein que dans la volonté du prince. Elle était assistée de Conseils dont le plus vaste et le plus extraordinaire étaient les États généraux ; elle souffrait les remontrances de ses officiers ; elle respectait d'ordinaire les privilèges des ordres, des provinces, des villes, mais ni l'opinion des Conseils, ni les remontrances des parlements, ni les vœux de la nation ne pouvaient la contraindre. Elle n'était pas même liée par les ordonnances qu'elle faisait ; les lois, disait Henri III, d'elles-mêmes me dispensent de leur empire. Même avant d'être ministre, Richelieu ne pensait pas autrement. Aux États généraux de 1614, il disait au roi : Ensuite de nos plaintes vous nous commandez de proposer des remèdes à nos maux, — et, qui plus est, vous vous obligez à recevoir nos conseils, les embrasser et les suivre[2], en tant que vous les connoîtrez utiles à notre soulagement et, au bien général de cette monarchie Lorsque l'excès de nos douleurs donnera lieu à nos plaintes, nous ne vous mettrons en avant que pour rechercher en votre autorité et mendier de votre bonté des remèdes à nos maux. Alors qu'il était dans l'opposition, c'est avec des réserves significatives qu'il approuve la résistance des parlements au gouvernement des Brûlart. Quand ils se sont mêlés, écrivait-il en 1623, non de combattre les volontés des rois, mais de faire voir comme on abusait de leur nom, non de recevoir des plaintes des particuliers contre les rois, mais de faire plainte au roi contre des particuliers, non seulement ils n'ont jamais été repris de l'avoir fait, mais plutôt blâmés de ne l'avoir pas assez souvent entrepris. Il est, comme la vieille France, pour le gouvernement des Conseils, et contre celui des favoris. Il s'indigne que Luynes décide en tête à tête avec le roi les plus importantes affaires et qu'il envoie quérir les ministres d'État, pour exécuter ce qu'on a résolu et non pour délibérer ce qu'il faut résoudre. Il vante les Conseils d'Espagne, composés de nombre de personnes qui se contraignent, en s'éclairant les uns les autres, à bien faire. Le jour même de son arrivée au pouvoir, il remontre au Roi que les affaires de l'État se doivent faire par concert, et non par un seul à l'oreille. Lors des démêlés avec le pape à propos de la Valteline, il engagea Louis XIII à assembler, ainsi qu'avaient fait ses prédécesseurs et sa mère en semblables occasions, un Conseil extraordinaire des premiers de son royaume et personnes plus qualifiées et à leur demander leur avis avant de prendre une résolution. Comme Henri IV, dont il a célébré la mémoire immortelle, Richelieu ne tint pas d'États généraux, et comme lui, une fois, il réunit des notables. Cette assemblée de Paris (1626-1627) fut, comme celle de Rouen, composée de membres nommés par le Roi. Richelieu voulait se fortifier de leur approbation pour rétablir les finances et réprimer les factions. Il leur déclarait dès le premier jour (2 déc. 1626) que l'Assemblée devait estre courte quant à sa subsistance (durée). Aussi montra-t-il quelque humeur quand il la vit examiner, pendant plusieurs jours, un règlement sur la police des gens de guerre, et, invitée à désigner les places fortes qu'il conviendrait de raser, s'informer de tous côtés. Le 11 février (1627), il alla trouver les notables et, tout en se défendant de vouloir leur persuader aucune chose que Sa Majesté désire déterminément, il leur présenta quelques articles qui contiennent les principaux points sur lesquels elle désire votre avis. Les notables donnèrent leur avis ; mais c'était, suivant l'usage, une adhésion sans réserves que le gouvernement leur demandait[3]. Le 23 février, ils furent congédiés et Richelieu ne les convoqua plus. Même en certains points où il semble innover, il ne fait que suivre des précédents. Il arriva au pouvoir l'esprit plein de projets ; il rêvait d'une réforme générale de l'Église et de l'État. De ce programme du début, il est resté des traces dans le Testament politique, qu'il écrivit à la fin de sa vie, et dans les mémoires sur les diverses parties de l'administration, qu'il prépara lui-même ou fit préparer par l'évêque d'Angers, Charles Miron. Une ordonnance fut même dressée (1625), et bien qu'elle n'ait pas été publiée, elle mérite d'être signalée comme programme de bonnes intentions. Le Conseil du roi, réorganisé, comprendrait quatre conseils : le premier, des affaires de l'Église et de conscience ; le 2°, de la guerre ; le 3°, des finances ; le 4°, des parties. Dans le Conseil de guerre siégeraient le connétable, les princes, les maréchaux de France et maréchaux de camp, et deux conseillers de robe longue, etc. ; dans le Conseil d'Église et de Conscience, quatre ecclésiastiques, cardinaux et autres prélats, premiers en dignité et en mérite, avec deux conseillers lais. Même dans les Conseils des finances et des parties, il entrerait des gens des trois ordres à nombre égal : 4 ecclésiastiques, 4 hommes d'épée et 4 de robe longue au Conseil des finances ; 5 ecclésiastiques, 5 hommes d'épée et, 5 de robe longue au Conseil des parties. Il est possible qu'en voulant ouvrir les Conseils aux clercs et aux gentilshommes, Richelieu se soit souvenu de sa robe et de sa race. Mais il n'avait pas besoin pour cela d'innover. Henri III, avant lui, avait entrepris de répartir toutes les affaires ressortissant au Conseil du roi entre quatre sections : celles de l'Église, de la Gendarmerie et Police, de la Justice, des Finances. C'est, aux noms près, la même division que dans l'Ordonnance de 1625. Henri IV et Sully s'étaient aussi préoccupés de contenter la noblesse, en lui donnant part au gouvernement. Sully travaillait, dit-il, en 1609, à un estat des divers Conseils qu'il seroit à propos d'establir pour donner quelque satisfaction aux personnes qualifiées du royaume[4]... Si Richelieu, au début de son ministère, se distingue des hommes d'État de son temps, c'est par la prédilection qu'il marque pour le passé. Il se représente le roi, tel que saint Louis l'avait idéalisé, abordable à tous, et rendant lui-même la justice à ses sujets, aux portes de son palais. ... Nous voulons, faisait-il dire à Louis XIII, à l'imitation de ce grand saint dont nous portons le nom, leur donner nous mesmes audience les restes et dimanches, à l'issue de nostre messe, dans nostre salle, où, estans assistés d'aucuns de nostre Conseil, tous nos sujets pourront nous faire leurs plaintes par escrit et présenter telles requestes qu'ils voudront, pour y estre pourveu ainsy que de raison, et leur estre rendues le jour de la première audience suivante. L'Ordonnance ne fut pas publiée. œuvre du haut clergé catholique, elle ordonnait la publication du Concile de Trente, qui aurait suffi à soulever l'opposition des parlementaires et des gallicans. Peut-être aussi, après ses premières difficultés avec le parti dévot et avec l'aristocratie, Richelieu craignit-il qu'une entente entre les ecclésiastiques et les nobles des Conseils pût, à l'occasion, lui créer des embarras, sans lui apporter, en d'autres temps, un surcroît de force. II. — ORGANISATION DU POUVOIR. IL prit donc le gouvernement tel qu'il était. Il se contenta de réorganiser le Conseil existant (18 janvier 1630)[5]. Le nombre des conseillers fut limité, et beaucoup d'affaires évoquées au Conseil des parties furent, au moins pour un temps, restituées aux cours de justice. Le Conseil comprit quatre Conseils : Conseil privé ou des parties ; Conseil des affaires et des dépêches ; Conseil d'État et des finances et Conseil des finances, celui-ci étudiant les questions financières que celui-là décidait. Le Conseil des affaires et des dépêches n'est plus qu'un conseil consultatif où on lit les dépêches qui viennent des provinces, où on rédige les instructions qui y vont. Les grands intérêts de l'État sont délibérés et résolus ailleurs, dans le Conseil extraordinaire, que le projet d'Ordonnance de 1625 appelait le Conseil secret des affaires et qu'en son Traité de la souveraineté du Roi (1633), l'avocat général au Parlement, Lebret, décrivait sous un autre nom : Le Conseil d'État, dit-il, ou Conseil étroit, ne se tient que dans le cabinet, en la présence du roi, où n'entrent que les principaux ministres de l'État ; c'est dans ce Conseil que l'on traite des plus grandes affaires du royaume, comme de la paix et de la guerre. C'est là où le roi donne audience aux ambassadeurs, où l'on délibère sur les réponses qu'on leur doit faire, où l'on arrête l'état général de toutes les finances du royaume, où l'on délibère sur les déclarations que l'on fait contre ceux qui brassent des menées secrètes contre sa personne et contre l'État ; où l'on reçoit les avis de tout ce qui se passe, soit dans les pays étrangers, soit dans les provinces du royaume ; où on lit les dépêches des ambassadeurs et où on leur donne l'adresse comme ils se doivent conduire en leurs ambassades ; où l'on donne conseil au roi d'établir de bonnes et saintes ordonnances et de révoquer les mauvaises[6]. C'est là le véritable Conseil de gouvernement, en dehors et au-dessus des quatre autres Conseils, qui sont purement administratifs. Le chef de ce Conseil, ou, comme on dit, le principal ministre d'État, dirige par lui le royaume. Pendant la période de 1624 à 1630, Richelieu, ministre ou même principal ministre, avait eu à compter avec Marie de Médicis et avec Michel de Marillac, le garde des sceaux. La disgrâce de l'un, la fuite de l'autre, le débarrassèrent de tout contrôle. Il fut désormais le maitre : représentant du roi, investi de son autorité souveraine, et, tant qu'il conserverait sa confiance, aussi absolu que lui. Cette puissance n'a rien d'occulte. Richelieu n'est pas un favori fleuretant en l'oreille du prince, mais un conseiller, — le premier de tous —, qui provoque les délibérations, demande les avis, impose le sien et doit être obéi comme l'interprète de la volonté royale. Ses collègues ont pour mission de l'aider et de l'éclairer, non de le contrecarrer et de l'affaiblir. Il n'y a rien de plus dangereux en un État, dit Richelieu, que diverses autorités égales en l'administration des affaires. S'il est vrai que le gouvernement monarchique imite plus celui de Dieu qu'aucun autre..., on peut dire hardiment que, si le souverain ne peut ou ne veut pas lui-même avoir continuellement l'œil sur sa carte et sur sa boussole, la raison veut qu'il en donne particulièrement la charge à quelqu'un par-dessus tous les autres[7]. Puisque Louis XIII se contente de régner, il faut que Richelieu gouverne et gouverne seul. Aussi éloigna-t-il des affaires ses ennemis, déclarés ou couverts. Le successeur de Marillac, Châteauneuf, qui s'émancipait, fut remplacé (1633), comme garde des sceaux, par Pierre Séguier, habile homme et passionnément docile. Le surintendant des finances, le maréchal d'Effiat s'était toujours tenu à l'écart des cabales. Quand il mourut (27 juillet 1632), sa place fut donnée à Bullion, conseiller d'État, tout dévoué à Richelieu. Des quatre secrétaires d'État qui étaient en fonctions en 1624, deux, Beauclerc et D'Ocquerre étaient morts ; les survivants, La Villeaux-Clercs (Henri-Auguste Loménie de Brienne) et Phelipeaux de La Vrillière n'avaient pas ouvertement pris parti. Richelieu donna pour successeur à D'Ocquerre, Claude Bouthillier, fils d'un ancien clerc de l'avocat La Porte, son grand-père, et qui lui était tout fidèle. Bouthillier fut plus tard surintendant des finances et ministre d'État. Son fils, Léon Bouthillier, inspirait au Cardinal une telle affection que la chronique scandaleuse suspecta, à tort, la vertu de Madame Bouthillier. A vingt-quatre ans, il eut la survivance de la charge paternelle et fut créé comte de Chavigny. A la place de Beauclerc, Richelieu nomma Abel Servien qui, comme intendant de justice, police et finances, s'était signalé par sa vigueur contre le parlement de Bordeaux. Les quatre secrétaires d'État continuaient comme par le passé à administrer chacun une partie des affaires du dedans et du dehors. Mais certains services, dont l'importance va croissant, réclament tous les soins d'un secrétaire d'État et, si l'on peut dire, l'accaparent. Abel Servien fut, de 1630 à 1636, un véritable secrétaire d'État de la guerre, comme aussi son successeur, Sublet de Noyers (1636-1643). Richelieu avait la haute main sur les affaires étrangères ; mais, là encore, il ne laissa plus le travail d'expédition s'éparpiller entre les quatre secrétaires d'État et chargea presque exclusivement les deux Bouthillier, ses créatures, de la correspondance diplomatique Un autre ami des jours d'épreuves, le P. Joseph, à qui il avait pardonné bien vite — et pour cause, — les mécomptes du traité de Ratisbonne, était le principal agent de sa politique étrangère, son collaborateur, et comme une sorte de secrétaire d'État hors cadre et hors ligne. Il le fit ministre d'État et lui donna la haute direction des affaires extérieures. Richelieu attira aussi à lui ou confia à ses parents les premières charges de l'État. On le loue quelquefois d'avoir aboli les grands offices de la couronne. En réalité, il s'est contenté de ne pas donner de successeur au connétable de Lesdiguières. La charge de colonel général de l'infanterie française ne disparut qu'en avril 1643, après sa mort. On sait qu'il exerça lui-même les fonctions d'amiral de France sous le titre nouveau de Grand Maître et Surintendant de la Navigation et que s'il acheta à Sully la Grande Maître de l'artillerie, ce fut pour la donner à La Meilleraye, son cousin. Il n'a pas même supprimé les survivances, qu'il juge cependant si dangereuses pour le pouvoir royal, et, contrairement à ses principes, il assura l'Amirauté à son neveu. Il s'en justifie adroitement : ... Tandis qu'un désordre a cours, sans qu'on y puisse remédier, la raison veut qu'on en tire de l'ordre ; ce que j'ai pensé faire en conservant des charges établies par mes soins à ceux que je pouvois plus étroitement obliger à suivre mes intentions et mes traces. Mais s'il avait eu le temps de la consolider, la dynastie des Richelieu aurait-elle été moins dangereuse que celle des Guise et des Montmorency ? III. — ESPRIT NOUVEAU DU GOUVERNEMENT. IL est clair que Richelieu a gouverné absolument et qu'il a eu la main toujours plus rude, du commencement à la fin de son ministère. Arrivé au pouvoir avec des intentions généreuses, préoccupé de soulager le peuple, de faire une place dans les Conseils au Clergé et à la Noblesse, il a légué à ses successeurs son programme de réformes. Il a renoncé à la pastorale de la royauté paternelle ; il a voulu être le seul conseiller écouté et le seul ministre obéi de Louis XIII ; il n'a plus souffert ni remontrances ni résistances. Et pourtant il ne semble pas qu'il ait eu la volonté ni l'idée de changer les formes de la monarchie traditionnelle et de supprimer les pouvoirs dépendants et intermédiaires qui, en fait, modéraient non la puissance, mais l'action royale. C'est par la façon de gouverner et non par une conception nouvelle du gouvernement que Richelieu se distingue. Il n'est pas plus délibérément hostile à l'aristocratie qu'Henri IV, et même il s'élève contre le parti-pris d'abaisser les grands, quand même ils se gouverneroient bien. Il essaie aussi de réagir contre les tendances —laïques si l'on peut dire — des règnes précédents ; il condamne les empiétements des officiers du roi sur la juridiction ecclésiastique. Il s'inquiète de la ruine de la Noblesse et déteste le grand pouvoir d'une aristocratie de fonctionnaires et de financiers. Mais si ses maximes sont libérales, sa pratique est toujours rigoureuse, sans aucun souci du passé. Avant lui, la royauté tenait compte des droits de la nature et de la naissance ; elle laissait une situation à part aux princes du sang, à l'héritier présomptif, à la mère du Roi. Elle leur reconnaissait le droit d'intervenir dans les affaires d'État. La révolte même, quand ils la dirigeaient, ne paraissait plus aussi criminelle. Richelieu a rompu avec cette tradition de ménagement et de respect. Il a laissé mourir la vieille Reine en exil. S'il dit de Gaston, héritier présomptif, qu'il est de ces coupables au châtiment desquels on n'ose penser, ne pouvant le tuer, il l'a déshonoré. Après chaque révolte, il lui a imposé le désaveu de sa faute, l'abandon de ses amis, la promesse par écrit de dénoncer au roi tout ce qu'il apprendrait de contraire à son service. Le prince de Condé a plu à force de complaisance. Dès les premiers jours du ministère, il a célébré la gloire du Cardinal. Il n'a cessé de lui faire des confidences qui ressemblaient à des délations. Il a sollicité comme une faveur la main d'une des nièces du Ministre pour son fils, Louis de Bourbon, qui sera le grand Condé. Aussi Richelieu le protège, lui donne le commandement des armées, malgré son incapacité notoire, le gouvernement de la Bourgogne, des pensions, de l'argent. C'est le premier prince du sang domestiqué. Le comte de Soissons était violent et fier ; il déplut. Sorti de France, lors de l'arrestation de Chalais, il revint à la Cour, sans chercher à rentrer en grâce. H refusa d'épouser la nièce chérie du Cardinal, Madame de Combalet, et périt en pleine révolte. Les bâtards de sang royal ne furent pas ménagés. Des deux Vendôme, l'un, le grand prieur, mourut prisonnier au château de Vincennes (8 fév. 1629), l'autre, César, duc de Vendôme, y resta quatre ans prisonnier, et, mis en liberté, mais toujours suspect, finit par s'enfuir en Angleterre. Le comte de Moret, autre frère naturel de Louis XIII et qui avait pris les armes pour Gaston d'Orléans, fut tué à Castelnaudary. Les chefs de la maison de Lorraine, le duc de Guise et le duc d'Elbeuf, se sauvèrent hors du royaume. Après la journée des Dupes, la princesse de Conti, une Lorraine aussi, fut reléguée en Normandie. Seuls les cadets, le duc de Chevreuse, frère du duc de Guise, et le comte d'Harcourt, frère du duc d'Elbeuf, vécurent en faveur. Si Richelieu renonça, comme il se le proposait au début, à changer les gouverneurs de provinces tous les trois ans, il les disciplina ou les révoqua à plaisir. Le duc d'Épernon, gouverneur de Guyenne, ne cherchait pas à faire sa cour à un ministre avide de déférence. En 1629, il s'était décidé mal volontiers à pousser jusqu'à Montauban pour le saluer. En revanche, en 1632, il était allé le visiter, lors de son passage à Bordeaux, avec une escorte si nombreuse que Richelieu, malade, avait pris peur. D'Épernon se donna d'autres torts. Il défendit aux jurats d'aller au-devant du nouvel archevêque de Bordeaux, Henri de Sourdis, qui avait oublié ou négligé de l'avertir de son entrée dans sa ville épiscopale. Il lui fit même signifier en pleine rue par son capitaine des gardes, Naugas, d'avoir à se rendre auprès de lui (29 oct. 1633). Sourdis excommunia Naugas et ses soldats ; D'Épernon occupa de force l'un des autels de l'église des Récollets et fit dire la messe par son aumônier pour les excommuniés. Rencontrant l'Archevêque devant la cathédrale de Saint-André, il se dirigea vers lui avec ses gardes et ses gentilshommes et lui dit, le bâton haut comme pour le frapper : Vous êtes un insolent, un brouillon ignorant et méchant, je ne sais qui me tient que je vous mette sur le carreau. Et en disant ces injures, il nous a (c'est Sourdis qui parle) donné trois coups de son poing fermé sur l'estomac.... et par après il nous a aussi donné du poing sur les lèvres et sur le nez par deux fois, a pris notre chapeau et calotte et jeté sous ses pieds. Un des capitaines de D'Épernon prit Sourdis à bras-le-corps, pour le mettre à l'abri. Les prêtres furent battus. L'Archevêque mit la ville en interdit (2 novembre) et excommunia le Duc. Le Parlement se déclara contre le gouverneur ; le peuple, voyant les églises fermées, s'agita. L'enquête, ordonnée par le Roi, fut défavorable à D'Épernon, qui fut condamné à demander publiquement pardon et absolution à genoux à celui qu'il avait outragé (27 sept. 1634). Au prix de cette humiliation solennelle, le Duc garda son gouvernement. Richelieu l'avait ménagé par égard pour son fils, le cardinal de La Valette, qui l'avait si bien servi lors de la journée des Dupes. Mais le Cardinal mort, il se vengea en une fois. Il traduisit devant un Conseil de guerre et fit condamner à mort par contumace le fils chéri du duc d'Épernon, le duc de La Valette, accusé d'avoir fait battre l'armée française qui assiégeait Fontarabie. D'Épernon fut exilé dans sa maison de Plassac et de là à Loches, où il mourut le 13 janvier 1642. C'était le destin de Sourdis d'être battu par les gouverneurs. Chef des Conseils du roi en l'armée navale chargée de reprendre aux Espagnols les fies de Lérins, il eut au château de Cannes une discussion avec le maréchal de Vitry ; gouverneur de Provence, qui le traita de cagot et de bréviaire et lui donna un coup de canne (6 déc. 1636). Richelieu fit rappeler Vitry et l'enferma à la Bastille. Il changea presque tous les gouverneurs de provinces. La Bretagne fut enlevée au duc de Vendôme, la Provence au duc de Guise, le Languedoc aux Montmorency, la Picardie au duc d'Elbeuf, la Champagne au comte de Soissons ; Metz, Toul et Verdun au duc de La Valette, l'Anjou à la Reine-mère, la Bourgogne au duc de Bellegarde. Le Cardinal prit pour lui la Bretagne, donna la Bourgogne à Condé, et la Picardie au duc de Chevreuse. Il laissa sans gouverneurs : la Champagne, après la retraite de Soissons à Sedan, la Guyenne, après la disgrâce de D'Épernon ; Metz, Toul et Verdun, après la fuite du duc de La Valette, mais il mit dans ces gouvernements des lieutenants généraux à sa dévotion, le comte de Praslin, Senneterre, le marquis de Montespan, et, dans toutes les places fortes, des gens tellement affidés que, quoi qu'il advint, le parti contraire ne pût faire ses affaires. On comprend que dans son Testament politique il ait parlé avec quelque dédain d'une fonction si instable. Les gouvernements de France, dit-il, sont presque tous si peu utiles que si on ne les donne à des personnes qui les souhaitent plus pour l'honneur et pour la commodité de leur voisinage, que pour autre considération, il s'en trouvera peu qui en puissent supporter la dépense. La Raison d'État, — c'est le terme dont Richelieu se sert, peut-être le premier, pour désigner les considérations déterminantes de salut public, — doit passer avant la nature, la justice et l'humanité. Les intérêts publics doivent être l'unique fin du Prince et de ses conseillers, ou du moins les uns et les autres sont obligés de les avoir en si singulière recommandation qu'ils les préfèrent à tous les particuliers. En matière de crime d'État, il faut fermer la porte à la pitié. Un prince doit être inaccessible à la compassion, aux plaintes des personnes intéressées, aux discours d'une populace ignorante. Que Louis XIII se garde bien d'une fausse clémence plus dangereuse que la cruauté même. Montmorency est mort victime, non de ses fautes, mais de la facilité des rois précédents à pardonner. La Raison d'État justifie les actes arbitraires du pouvoir aussi bien que les rigueurs de sa justice. En matière de complot, présomption vaut preuve. Richelieu embastille les suspects, quitte à rechercher à loisir les preuves de leur crime. S'il n'en trouve pas de suffisantes pour convaincre le tribunal le plus complaisant, ou s'il a d'autres raisons d'éviter un jugement public, il ne lâche pas ses prisonniers. Quant à ceux à qui il fait leur procès, il les soustrait le plus souvent aux juges ordinaires. Les rois précédents s'étaient, eux aussi, arrogé le droit de traduire des criminels d'État devant des tribunaux composés arbitrairement de conseillers d'État, de maîtres des requêtes et de membres des divers parlements. Mais ce qui était l'exception devint sous Louis XIII la règle. Le Ministre fit juger par des commissaires presque tous ses ennemis. Même quand il employa les tribunaux établis, il viola les formes protectrices de la justice. Montmorency aurait dû, comme duc et pair, être traduit devant le parlement de Paris ; — il le fit juger par le parlement de Toulouse, sous prétexte que sa révolte l'avait dégradé de son privilège, et il fit présider le tribunal par le garde des sceaux, Châteauneuf. Le Roi lui-même voulut présider le conseil de guerre qui jugea le duc de La Valette. Le plus souvent, le tribunal est tout entier composé de juges, chargés de condamner. Aussi Richelieu annonce-t-il d'avance l'arrêt. S'il s'est trompé sur le sentiment des juges, il les change. Le maréchal de Marillac est d'abord traduit devant une chambre assemblée à Verdun, puis, cette chambre révoquée, il est mis au château de Pontoise et enfin jugé par des commissaires et condamné à mort dans la maison même de Richelieu, à Rueil. Jamais les accusations de lèse-majesté ne furent plus fréquentes que sous ce Ministre. L'opposition à ses volontés est un crime d'État. Le maréchal de Montmorency est justement exécuté pour rébellion, mais le maréchal d'Ornano meurt prisonnier à la Bastille pour avoir mal conseillé Gaston ; le maréchal de Marillac a mérité son supplice par son ingratitude et ses mauvais déportemens. Aussi le maréchal de Saint-Géran, en mourant dans son lit (déc. 1632), avait bien raison de dire : On ne me reconnaîtra pas dans l'autre monde, car il y a longtemps qu'il n'y est allé de maréchal de France avec sa tête sur ses épaules. C'est par ce terrible travail de destruction que Richelieu a préparé l'avènement de la monarchie absolue — ou, comme il serait plus exact de l'appeler, de la monarchie administrative. Il a dépossédé d'une partie de leurs fonctions les anciens pouvoirs intermédiaires, et par là s'est trouvé conduit à chercher un nouveau personnel tout à fait dépendant et docile. Il a supprimé le contrôle de fait qu'imposaient au roi la grandeur de son propre sang, l'illustration de la naissance, l'autorité des coutumes et des fonctions, — en un mot toute une force d'opinion qui résidait dans les personnes élevées en dignité, dans les corps établis, dans les traditions. Il a gouverné suivant l'ancienne méthode, — mais il a usé du pouvoir avec excès. Il a employé comme moyens normaux les moyens dictatoriaux auxquels l'ancienne monarchie ne recourait que dans une crise de danger ou de passion. Il a montré ce qu'il y avait de despotisme possible dans la vieille monarchie. D'ailleurs, il n'a rien eu à inventer pour être tyrannique ; il lui a suffi de le vouloir. Qu'on lise le Testament politique, on n'y découvrira ni le dessein ni même l'esquisse d'un système nouveau de gouvernement. |
[1] SOURCES : Maximes d'État ou Testament politique d'Armand Du Plessis, cardinal duc de Richelieu (en 2 parties), 1764. Lettres et mémoires du cardinal de Richelieu. Maximes d'État et Fragments politiques du cardinal de Richelieu, p. p. M. Gabriel Hanotaux, t. III des Mélanges historiques, 1880, Coll. Doc. inédits. Cardin Le Bret, De la souveraineté du Roy, 1632. [G. Girard], Histoire de la vie du duc d'Épernon, divisée en trois parties, Paris, 1655. Correspondance du cardinal de Sourdis, p. p. Eugène Sue, I, Coll. Doc. inéd.
OUVRAGES A CONSULTER : D'Avenel, Richelieu et la monarchie absolue, I, 1895. Caillet, L'administration en France sous le ministère du cardinal de Richelieu, I, 1868. Noël Valois, Introduction aux arrêts du conseil d'État, I. Hanotaux, Études sur le XVIe et le XVIIe siècle en France, 1886. Le même, Histoire du cardinal de Richelieu, I, 2896 (2. éd.). Chéruel, Histoire de l'administration en France, I. Aucoc, Le Conseil d'État avant et depuis 1782, 1876. De Luçay, Les origines du pouvoir ministériel en France. Les secrétaires d'État, 1881. Esmein, Cours élémentaire d'histoire du droit français, 3e éd., 1898.
[2] Ce sont les mêmes expressions que dans le discours d'Henri IV aux notables de Rouen : Je vous ai fait assembler pour recevoir vos conseils, pour les croire ; pour les suivre. Ce n'est pas une simple coïncidence, Richelieu pense sans cesse à Henri IV et aussi à Sully, qui, d'ailleurs, le lui a bien rendu. Voir ci-dessus : RICHELIEU INSPIRATEUR DU GRAND DESSEIN.
[3] Voir aussi sur cette Assemblée le chapitre XI : Administration de Richelieu.
[4] Ce sont probablement ces règlements, inachevés d'ailleurs, qui ont été publiés par Pierre Clément, Portraits historiques, 1855, p. 494-503. Voir aussi Noël Valois, Inventaire des arrêts du Conseil d'État, Introd., p. LV (Conseil des parties).
[5] Ce règlement compléta et amenda les règlements de Montpellier (oct. 1622), de Compiègne (juin 1624), de Châteaubriand (août 1626), du camp devant La Rochelle (janvier 1628).
[6] Cité d'après D'Avenel, I, 45.
[7] Testament politique, chap. VIII, section VI, p. 289-290. Richelieu consacre les sept sections du chap. VIII à traiter la question du Conseil du prince et des conseillers d'État, comme étant une des plus importantes du gouvernement monarchique.