HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE II. — MARIE DE MÉDICIS ET LOUIS XIII.

CHAPITRE II. — LES ÉTATS GÉNÉRAUX DE 1614-1615[1].

 

 

I. — NOBLESSE DE RACE ET NOBLESSE DE ROBE.

LES élections, faites sous l'impression de la marche triomphale du   jeune roi, furent en grande majorité contraires au parti des princes. Aussi Marie de Médicis qui, par lettres patentes du 7 juin, avait convoqué les États à Sens pour le 10 septembre suivant, ne craignit pas de les transférer à Paris (lettres du 4 octobre).

Ils comptaient 464 membres ; 140 du Clergé, 132 de la Noblesse, 192 du Tiers-État. L'Église était brillamment représentée par les cardinaux de Joyeuse et Du Perron, par l'évêque de Montpellier, Fenoillet, par Camus, évêque de Belley, l'ami de saint François de Sales, et par le jeune évêque de Luçon, Armand Du Plessis de Richelieu, fils d'un ancien grand prévôt de France, et déjà célèbre par ses prédications et son zèle à instruire les fidèles de son diocèse. Les élus de la Noblesse, sauf le baron de Senecey, fils d'un président de l'Ordre aux États généraux de 1576, étaient presque tous des inconnus. Parmi ceux du Tiers, se distinguèrent Robert Miron, prévôt des marchands de Paris, Henri de Mesmes, lieutenant civil, Savaron, lieutenant général de la Sénéchaussée d'Auvergne, d'autres encore.

Les trois Ordres siégèrent à part dans trois salles du couvent des Augustins, et se réunirent pour les séances royales à l'Hôtel de Bourbon (entre le Louvre et Saint-Germain-l'Auxerrois). Le Clergé élut pour président, le cardinal de Joyeuse ; la Noblesse, Senecey ; le Tiers, Robert Miron.

Il n'y a pas trace d'un conflit de classe dans les États généraux de 1484 ; au XVIe siècle, la question religieuse prime tout, mais en 1614 la division des Ordres est éclatante.

La Noblesse tient d'autant plus au privilège de la naissance, qu'appauvrie par les guerres civiles et la dépréciation du numéraire, elle ne suffit plus, avec les mêmes revenus, aux mêmes besoins. Elle ne peut pas non plus réparer ses pertes, les lois et les préjugés lui interdisant le commerce et l'industrie. Elle est généralement ignorante et s'en fait gloire, mais par là se ferme l'accès aux charges et au gouvernement. Les bourgeois s'imposent au roi non seulement parce qu'ils sont plus dociles, mais surtout parce qu'ils sont plus capables. En France, écrivait en 1598 l'Anglais Darlington, la Noblesse faute d'instruction, n'a pas d'emploi.

Le Tiers-État s'est enrichi par le travail. L'abondance de l'or et de l'argent a accru le commerce et la banque, créé une richesse mobilière à côté de la richesse foncière, et multiplié les moyens de gain. Avec ses bénéfices, la bourgeoisie prête au roi, achète des charges, s'en assure la propriété héréditaire. Elle remplit les présidiaux, les parlements, les requêtes de l'Hôtel, les Conseils et, toujours à force de deniers, s'ouvre les charges civiles et même militaires de la maison du Roi. Elle compose entièrement le troisième Ordre dans les réunions d'États généraux ; et c'est à cette nouvelle aristocratie bourgeoise d'officiers de judicature et de finances, de consuls et d'échevins des villes qu'est réservé le nom de Tiers-État, qui, un demi-siècle auparavant, désignait l'ensemble du peuple. Par la possession des charges, elle s'anoblit, et par le mariage de ses filles avec des nobles d'extraction, elle fait de ses petits-enfants des gentilshommes.

Ainsi se constitue, par la puissance de l'argent et de l'économie, une noblesse de robe qui ne le cède pas à l'autre. De véritables dynasties de fonctionnaires d'origine roturière se continuent, quelques-unes jusqu'à la Révolution, parallèlement à la dynastie royale. C'est parmi les secrétaires d'État, les Loménie de Brienne, les Phélypeaux-La Vrillière, les Châteauneuf-Aubespine, les NeuvilleVilleroy, les Potier ; dans les parlements, les Harlay, les Séguier, les De Mesme, les D'Argenson, les D'Aguesseau. Les Neuville deviendront ducs de Villeroy, les Potier, ducs de Gesvres. La fille du chancelier Séguier épouse, en premières noces, le prince d'Henrichemont, fils de Sully, et, en secondes noces, le duc de Verneuil, bâtard d'Henri IV. Henri de Mesmes II marie sa fille au duc de Vivonne et sa petite-fille entre dans la maison des Guise, comme duchesse d'Elbeuf.

Quelquefois même, d'un seul bond, sans se dégrossir à l'étape, des hommes de classe inférieure, trésoriers et traitants enrichis, s'élèvent jusqu'aux alliances aristocratiques. La Bazinière, fils d'un paysan d'Anjou, laquais chez un président, clerc chez un procureur et enfin trésorier général, laisse quatre millions à son fils qu'épouse une fille d'honneur d'Anne d'Autriche, Mademoiselle de La Barbezière-Chemerault. Gilles Ruellan (Rocher-Portail[2]), d'abord charretier et qui s'est enrichi dans les fermes de Bretagne, marie sa fille au duc de Brissac.

La bourgeoisie provinciale envoie à Paris les Servien, les Lyonne, en attendant les Colbert, et, quand elle reste sur place, elle achète les châteaux historiques ou y installe ses filles par mariage et refait une aristocratie à base de roture.

Les nobles épousent, mais détestent. Et puis, il y a tous ceux qui n'épousent pas et qui sont encore plus enragés du privilège de la naissance. Car c'est leur seule supériorité sur les bourgeois, à qui ils cèdent en culture, en richesse et en crédit. Mais ils n'accusent de leur déchéance que la vénalité et l'hérédité des charges, leur pauvreté les empêchant d'y prétendre.

Le jour même de la séance d'ouverture, le baron du Pont Saint-Pierre, orateur de la Noblesse, déclara nettement que le Roy reconnoistroit quelle différence il y avoit entre sa Noblesse et ceux lesquels est,ans inférieurs s'en faisoient pourtant accroire par dessus elle, sous couleur de quelques honneurs et dignitez où ils estoient constituez.

La Noblesse pensait que cette distinction serait encore plus claire, si, la paulette étant abolie, les charges cessaient d'être héréditaires. Elles resteraient vénales — car où le gouvernement aurait-il pris les 200 millions de livres nécessaires pour les rembourser ? —, mais la résignation étant, sans le paiement du droit annuel, soumise à la rigueur des quarante jours, les magistrats se démettraient de leurs charges, plus jeunes ou à la moindre menace de maladie, pour ne pas mourir avant de les avoir vendues ou moins de quarante jours après les avoir vendues. Ainsi l'offre des offices étant plus abondante, leur prix baisserait. La bourgeoisie y perdrait d'autant ; elle serait moins sûre du lendemain et moins fière.

L'opinion d'ailleurs se prononçait contre l'hérédité des charges. Même dans le Tiers-État, il y avait des adversaires de la paulette ; plusieurs cahiers en demandaient la suppression. La proposition en fut faite par un certain Rival, député du Lyonnais ; elle fut étouffée. Mais la question fut reprise par la Noblesse. Elle s'entendit avec le Clergé et invita le Tiers à députer avec eux au roi pour le prier de surseoir à la levée du droit annuel, c'est-à-dire de supprimer la paulette.

Le Tiers qui, sur 192 députés, comptait 131 officiers, était très partagé. Sur le conseil du lieutenant général de Saintes, il offrit de demander avec les deux autres ordres la suppression de la 'mulette, pourvu qu'ils demandassent avec lui en même temps la diminution des tailles et le retranchement des pensions. C'était exiger de la Noblesse, qui vivait des pensions, sacrifice pour sacrifice. Le Clergé et la Noblesse, alléguant la difficulté d'obtenir à la fois tant de concessions, proposèrent de solliciter du roi en corps d'États la surséance du droit annuel et d'inscrire simplement dans les cahiers le vœu de la diminution des tailles et des pensions. Le Tiers-État refusa la disjonction.

Le Tiers alla présenter au roi toutes ces demandes solidairement réunies. Savaron, qui parla pour lui, représenta en termes touchants la misère du peuple. Que diriez-vous, Sire, si vous aviez veu, dans vos palis de Guyenne et d'Auvergne, les hommes paistre l'herbe, à la maniere des bestes ? Ce n'était pas le droit annuel qui avait écarté des charges la Noblesse, mais l'opinion, en laquelle elle a esté depuis longues années, que la science et l'estude affoiblissoit le courage et rendroit la generosité lâche et poltronne.

On ne pouvait se priver des 1.600.000 livres que rapportait la paulette sans réduire les pensions, qui sont, ajoutait Savaron, tellement effrenées qu'il y a de grands et puissans Royaumes qui n'ont pas tant de revenu que celuy que vous donnez à vos sujets pour acheter leur fidélité. Cette allusion aux dévouements intéressés exaspéra les gentilshommes. Le Clergé s'entremit ; Richelieu vint demander au Tiers de donner quelque satisfaction et contentement à la Noblesse.

Le Tiers y consentit ; mais le lieutenant civil, Henri de Mesmes, qu'il chargea de ce soin, représenta assez fièrement à la Noblesse : Que les trois Ordres estoient trois frères, enfans de leur mère commune la France.... Que le Clergé estoit... l'aisné, la Noblesse le puisné, le tiers Estat le cadet. Que pour cette considération le tiers Estat avoit toujours reconnu Messieurs de la Noblesse estre élevez de quelque degré par dessus luy... mais aussi que la Noblesse devoit reconnoistre le tiers Estat comme son frère et ne le pas mépriser de tant, que de ne le compter pour rien, (le Tiers) estant composé de plusieurs personnes remarquables, qui ont des charges et dignitez,... et qu'au reste il se trouvoit bien souvent dans les familles particulières que les aisnez ravaloient les maisons et les cadets les relevoient et portoient au poinct de la gloire.

Ces comparaisons piquèrent encore plus les nobles qui allèrent en corps au Louvre demander réparation au roi. Mesmes, qui se trouva là par hasard, fut regardé de travers. Ainsi qu'il le raconta au retour à ses collègues, aucuns de la Noblesse protestaient qu'ils ne vouloient pas que des enfans de cordonniers et savetiers les appellassent frères ; et qu'il y avoit autant de différence entre eux et nous comme entre le Maistre et le Valet. Mais il assurait dédaigneusement que dans quatre jours ils luy viendroient faire la révérence ; qu'ils ne se pouvoient passer de nous et estoient bien honnorez de prendre alliance dans le tiers Estat et fort aises quand le tiers Estat la prenoit chez eux.

Le Tiers remercia son orateur, et, sur de nouvelles instances du Clergé, se borna à faire dire à la Noblesse qu'il lui porteroit toujours respect et honneur et feroit service en toutes occasions. Pourtant il se sentit obligé à quelque chose de plus quand la Noblesse se fut jointe à lui pour réclamer la révocation des taxes supprimées après la mort d'Henri IV et rétablies depuis. Il décida de remercier Messieurs de la Noblesse auxquels on diroit des paroles douces sans neantmoins ravaler la dignité de la Compagnie. Ses députés furent reçus à la porte par cinq ou six gentilshommes avec de grands complimens et courtoisies et, quand ils entrèrent, toute la Noblesse se leva. Ils s'assirent ; les nobles se couvrirent, et eux aussi. Le lieutenant général d'Angers supplia la Noblesse de leur continuer ses faveurs et ajouta que sa Compagnie était extrêmement marrie, que quelques paroles des députés du Tiers eussent pu être mal interprétées. Le Tiers connaissait trop le mérite de cet Ordre, qui porte sur le front les marques de la vraye generosité et valeur pour oublier la déférence, le respect et service qui est dû à sa qualité.

Le président de la Noblesse se souleva un peu, le chapeau à la main, salua et, dit que de leur part en toutes occasions où ils jugeroient pouvoir rendre de l'assistance à la Chambre du Tiers-État, ils le feroient de bien bon cœur (5 déc.).

Mais ils ne renonçaient pas à leur projet. L'opinion publique se passionnait pour et surtout contre le Droit annuel. Le roi était d'avis de le supprimer et, pour gagner les membres du Tiers, il déclara (19 novembre) par arrêt du Conseil qu'en cas que quelqu'un de ses Officiers Deputez vinst à deceder pendant la tenue des Estats et jusques à ce qu'ils fussent de retour en leurs maisons leurs offices seroient conservez à leurs vesves et héritiers.

Mais il fallait trouver les 1.600.000 livres que rapportait la paulette. Un partisan, Jean de Beaufort, offrit de rembourser en douze ans les charges de finances et de judicature. La Noblesse approuva (4 janvier). Le Chancelier nomma des commissaires et, pour désarmer l'opposition, déjà déclarée, du Parlement et de la Chambre des Comptes, ajourna le remboursement des offices des Cours souveraines et des Requêtes à la mort des titulaires.

Ce compromis fut soumis au Tiers-État (24 janvier), qui le repoussa, objectant qu'il faudrait 200 millions de livres pour rembourser les charges, que Beaufort était un partisan, et que ses cahiers lui ordonnaient de poursuivre les partisans, bien loin de l'autoriser à favoriser la création d'un nouveau parti. Après bien des conférences, le Clergé et la Noblesse durent se borner à inscrire dans leurs cahiers, la suppression de la vénalité des offices. Le Tiers se résigna à en faire autant, par acquit de conscience, et pour complaire à l'opinion.

 

II. — LE CLERGÉ ET ROME.

LA lutte entre la Noblesse et le Tiers se calmait à peine qu'elle commençait entre le Tiers et le Clergé à propos des questions que les gallicans et les ultramontains débattaient avec passion.

Le Tiers avait décidé que son Cahier général serait délibéré et arrêté en Assemblée générale de l'Ordre. Les présidents des douze gouvernements tiendraient à la main le cahier de leur province, pendant qu'on feroit lecture de celui de Paris, pour voir et adviser quels articles seroient conformes aux articles de Paris et quels non, et, par l'advis de l'assemblée, résoudre les difficultez et contrarietez.

Le 15 décembre, le Tiers passa au chapitre intitulé Des loix fondamentales de l'Estat, dont le premier article était conçu en ces termes :

Le Roy sera supplié de faire arrester en l'assemblée de ses Estats, POUR LOY FONDAMENTALE DU ROYAUME... : Que comme il est reconnu Souverain en son Estat, ne tenant sa Couronne que de Dieu seul, il n'y a Puissance en terre quelle qu'elle soit, Spirituelle ou Temporelle, qui ait aucun droict sur son Royaume, pour en priver les personnes sacrées de nos Rois...

Que l'opinion contraire, mesmes qu'il soit loisible de tuer ou deposer nos Rois..... est impie, détestable, contre verité et contre l'establissement de l'Estat de la France, qui ne dépend immédiatement que de Dieu.

Les gouvernements passèrent au vote et, sauf une réserve de la Guyenne sur la forme de l'article, et une autre de l'Orléanais sur le titre de LOY FONDAMENTALE, qui semble trop orgueilleux au frontispice et qu'il est à propos de le mettre au préface du Cahier, approuvèrent à l'unanimité.

Le 20 déc. 1614, le Clergé, vaguement averti, pria le Tiers-État de lui communiquer ce qui se traitait des affaires de l'Église. Le sieur de Marmiesse, avocat au Parlement de Toulouse, porta la réponse. C'était un refus. Le Clergé inquiet députa un de ses meilleurs orateurs, Fenoillet, évêque de Montpellier (13 déc.). Fenoillet loua le Tiers de conserver si précieusement la vie des Rois, mais pourquoi se défiait-il du Clergé, qui avait même zèle ? Le Clergé, lui aussi, était prêt à déclarer et plus haut si faire se pouvoit... NE TOUCHE POINT À L'OINGT DU SEIGNEUR.... A ces maudits et execrables assassins, il ouvroit les Enfers pour les damner. Le Tiers ne pouvait donc lui refuser la communication de son article afin d'en faire un tout (tous) ensemble, qui seroit mis en lettres d'or, au front de leur Cahier ; — mais, ... il ne le falloit mesler avec d'autres propositions — sur les rapports des papes et des rois, — qui sont en débat entre la France et les autres nations catholiques. Sans l'Église, le Tiers ne parviendrait pas, par menaces et supplices, à empêcher ce qu'il craignait, les puissances spirituelles, qui disposent des peines éternelles, était seules capables de prévenir les pernicieux desseins d'un esprit mélancolique.

Ce discours fit grande impression. Beaucoup, dit Florimond Rapine[3], se laissèrent persuader par les vives paroles de ce grand Prélat prononcées avec une action et une grace si attraiante que nous en demeurasmes tous ravis.

Neuf gouvernements sur douze votèrent la communication de l'article ; la Bretagne fut même d'avis de le concerter avec l'Église. Mais la majorité se réserva, après avoir ouï les ecclésiastiques ès raisons dont ils se serviroient pour impugner et debattre l'article, d'aviser si elle le devroit laisser en la forme qu'il estoit passé, et, en tout cas, elle était résolue de ne s'en remettre à personne de la confection du dit article.

L'orateur du Tiers, Marmiesse, eut l'ordre d'exposer l'article au Clergé, sans entrer en discours. Mais il ne se tint pas de parler longuement et si maladroitement que le Clergé put croire que le Tiers le faisait juge de l'article.

Le Clergé délégua à la Noblesse le cardinal Du Perron, qui traita l'article du Tiers du plus dangereux et du plus pernicieux qui fut jamais. La Noblesse en demeura d'accord. Alors Du Perron se rendit à la Chambre du Tiers, suivi de plusieurs archevêques, évêques, abbés et de plus de soixante gentilshommes, députés par la Noblesse, en si belle et si nombreuse compagnie qu'on pouvait dire que les trois Chambres estoient assemblées (2 janvier 1615).

Ni le Tiers-État ni le roi, dit-il, n'ont le droit de toucher à une matière qui ne relève que de l'Église. Les rois n'ont autorité que pour exécuter ce qui est ordonné par l'Église en ce qui concerne la doctrine et discipline. Ils doivent lécher la poudre des pieds de l'Église, se doivent soumettre à icelle en la personne du Pape....

Le Clergé a, d'ailleurs, le principal intérêt à la conservation des rois, ses protecteurs, étant plus exposé que les deux autres Ordres aux injures et aux violences.

Par le quatrième Concile de Tolède et par le Concile de Constance, il a esté pourveu à la seureté des Rois. La défense de toucher à leur vie est indubitable à l'Église.

Quant à la déposition des Rois, j'en parleray hardiment combien qu'à regret néantmoins. Je diray  que ce point est problematique En France, ceux qui tiennent l'affirmative ne tiennent les autres pour excommuniez, [et], non plus que ceux qui tiennent la négative, ne sont reputez anathèmes. Si en France la négative est tenue, l'affirmative se tient par les quatre parts de la Chrestienté n'estant jusques icy intervenu sur cette question aucun Concile universel[4].

Du Perron tenait la négative politique comme utile à la conservation du Roy et de sa puissance. Mais il affirmait qu'il n'est raisonnable en ce siècle... de faire un poinct de foy sur cet article pour... mettre un schisme en l'Église. En tout cas, il n'y a authorité particuliere qui puisse déterminer un article de foy comme celuy-ci.... C'est pourquoy les Ecclesiastiques iront plustost au martyre et se laisseront tramer au supplice la corde au col que de laisser ruiner l'authorité spirituelle des Papes.

Les laïques ne sont point juges de ces questions. Nous (ecclésiastiques), déclarait-il, croyons que Jacques Clément et Ravaillac (indignes d'être nommez) sont allez avec les Anges de Lucifer et dévoilez au Diable.... Mais pour ce qui est de la deposition, le Pape et nous n'y toucherons jamais. Et quand Sa Sainteté auroit volonté d'accorder vostre article, elle ne le pourroit, et les autres Princes de la Chrestienté n'y consentiroient jamais.

C'était aussi net que possible.

Miron répliqua sur-le-champ.

Nostre intention n'a point esté d'exempter le Roy ni ses subjets de la juridiction spirituelle du Saint Siège, mais bien garentir l'authorité royale de la déposition prétendue, de quoy l'on ne peut faire un problème en la terre du Roy où nous respirons son air, beaucoup moins parmi ses officiers.... Nos Roys, quelque pieux qu'ils agent esté, n'ont rien soumis à l'Église que leurs ames et non leur Estat ni le temporel de leurs subjets.... Et quand il s'entreprend autre chose, cela produit nos appellations comme d'abus contre qui que ce soit de l'Église....

Cette compagnie (la Chambre du Tiers) n'a point et n'aura jamais intention de blesser l'Église en la résolution de cet article... et aussi peu de toucher au Saint Siège ni entrer en dispute de la puissance de nostre Saint Père le Pape, qu'elle tient toute souveraine, mais spirituelle....

Mais nous nous garderons bien d'introduire ni souffrir ce meslange et ce pesle-mesle de puissance, sifflée par ceux qui ne tendent qu'à nous diviser pour de là nous dissiper.... L'intention donc de cette compagnie a esté de maintenir l'indépendance de la Couronne de nos Rois, qui ne peut luy estre arrachée de droict par aucune puissance, que sa Sainteté n'a point ce pouvoir, que l'Église ne l'a jamais prétendu...

Du Perron répliqua que ce n'estoit au tiers Estat d'interpréter, résoudre et conclure en semblables matières les questions douteuses quand elles se présentoient.

Le même jour, le Parlement, à la requête du Procureur général et des avocats généraux, Cardin le Bret, Louis Servin et Molé, rendit un arrêt qui renouvelait ses arrêts antérieurs contre le régicide et les doctrines ultramontaines.

Le 3 janvier, le Clergé, inquiet, pria le roi d'intervenir. Le Conseil se réunit le 4 pour aviser. Condé était à Paris. Le conflit du Clergé et du Tiers lui offrait l'occasion de gagner les sympathies des gallicans et des parlementaires. Il représenta en effet au Conseil, Louis XIII y siégeant, que le pape, chef de l'Église, a puissance spirituelle sur le roi ; il peut lui acquérir salut, le retrancher et excommunier des choses de l'Église et, par excommunication pour juste cause, livrer son âme à Sathan. Mais, en ce qui touche le temporel du roi, la puissance spirituelle n'est de nul pouvoir. Il faut obéir au roi, lui payer tribut, ne pas attenter sur lui, fût-il hérétique ou infidèle. Ce n'est pas assez de dire que la vie des rois est sacrée ; admettre le droit de déposition, c'est exposer la vie du roi : Qu'au sentiment de ces ultramontains, vostre Majesté pèche, dit Condé ; on l'admoneste jusqu'à la troisième fois ; elle continue, on l'excommunie ; elle ne se repent, on la dépose de son Royaume, on absout vos subjets de la fidélité qui vous est deue. Lors, tandis que Louis XIII estoit Roy, il n'estoit pas permis de le tuer, mais, estant devenu de Roy non Roy, un autre légitime prend sa place ; lors, continuant, contre l'autorité spirituelle du Pape et temporelle du nouveau Roy esleu, à se dire Roy, c'est un vray usurpateur, criminel de leze-majesté divine et humaine et comme tel proscrit, permis à tous de le tuer.

On ne pouvait mieux montrer le danger d'une doctrine qui de fillet à aiguille nous meine à usurpations, rebellions et meurtres. Mais la conclusion fut timide, tendant visiblement à contenter tout le monde. Puisqu'en tout temps toutes rudes médecines ne sont bonnes, le roi devait pour la conséquence interdire au Tiers et au Clergé de débattre cette question, leur laissant la liberté de la mettre en leurs cahiers et se réservant, lorsqu'il examinerait ces cahiers, d'y faire en Conseil une réponse conforme à nos anciennes maximes.

Le Conseil évoqua l'affaire et fit défense aux États de délibérer à nouveau sur cette matière et au Parlement d'en prendre connaissance (6 janvier).

Le Clergé n'entendait pas que le Conseil tranchât un point de doctrine ; il voulait la suppression pure et simple de l'article. Ses députés, auxquels s'étaient joints ceux de la Noblesse, allèrent se plaindre au roi. Il y eut de vives paroles entre le cardinal de Sourdis et Condé. Le Clergé, n'obtenant pas satisfaction, siégea du 8 au 14 sans travailler à autre chose.

La Cour céda. Le 19, le président du Tiers et les présidents des 12 gouvernements furent mandés au Louvre où la Reine, au nom du Roi, leur déclara qu'il n'estoit plus besoin de mettre au cahier l'article concernant la conservation de sa personne et qu'il (le roi) le tenon pour presenté et receu : Protestant sa Majesté de le décider à leur contentement.

Là-dessus, il y eut si grand bruit et murmure en la Chambre du Tiers que la délibération fut ajournée. Le lendemain (20 janvier), on passa au vote ; la majorité des gouvernements fut d'avis d'obéir, en faisant des remontrances.

Mais les partisans de l'article, qui étaient 100 ou 120, protestèrent qu'à cause du vote par gouvernements le petit nombre l'emportait sur le plus grand ; ils vinrent au bureau bailler leurs noms et former opposition à cette prétendue délibération qui avoit passé au moindre nombre. Ils accueillirent par des cris Miron, qui revenait de porter leur décision au Roi, et l'empêchèrent longtemps de parler. Enfin il put se faire entendre. Le Roi sans truchement ny ministère d'une personne qui lui dictast avait dit qu'il remercioit la Compagnie du soin qu'elle avoit pris de la conservation de sa personne et qu'il estoit tres aise de ce qu'elle avoit obei à son commandement... qu'à la verité il avoit evoqué à soy l'article, non pas pour le supprimer, mais pour le décider : Promettoit de le respondre si favorablement que tout le monde en demeureroit satisfait et content. Cette réponse ne satisfit pas les opposants, qui crièrent plus que devant. Enfin, le lieutenant général d'Angers fit accepter comme compromis d'inscrire dans le cahier général à la place de l'article : Le premier article concernant la souveraineté de l'Estat du Roy et conservation de sa personne, n'a esté icy employé pour en avoir esté tiré par l'exprès commandement de sa Majesté, qui a promis de le respondre favorablement et au plus tost.

C'était un succès pour les ultramontains ; le pape envoya des brefs de remerciement au Clergé et à la Noblesse.

Le Clergé se flattait encore de faire recevoir en France le Concile de Trente. Il envoya (19 février) l'évêque de Beauvais représenter au Tiers que les conciles anciens n'ont pas plus d'autorité que ce concile, auquel si nous apportons résistance, nous résistons pareillement à la foy. Le Tiers-État n'en devait pas redouter la publication. L'Église gallicane n'aurait rien à souffrir des décrets qui visaient spécialement l'Italie et l'Espagne. Pour l'inquisition... remede extreme et contraire aux Edicts, le Concile n'entend l'establir en France. — Il n'a rien décidé non plus contre l'authorité du Roy.

Miron répondit que pour le regard de la doctrine et de la foy, il n'y avoit bon catholique qui ne tinst pour article de foy tout ce qui estoit décidé dans ledit Concile ainsi que dans les autres. Mais il n'y a pas d'exemple que jamais on ait procédé en ce royaume à aucune promulgation de Concile bien qu'œcuménique. Et il n'y avait aucune raison de commencer par celui de Trente, contre lequel plusieurs oppositions avaient été formées par les rois, les chapitres et communautés de France. Messieurs du Clergé, ajouta-t-il non sans ironie, se peuvent mettre d'eux mesmes dans l'exécution et observation de ce Concile, le prendre pour règle et modèle de leurs mœurs et actions et enfin en pratiquer les résolutions et documens, en retranchant la pluralité des bénéfices et autres abus auxquels il a remedié. Le Tiers fut de l'avis de son président.

 

III. — FINANCES ET IMPÔTS.

LES querelles entre les Ordres tenaient à des passions et à des intérêts si actuels que, sous tout autre gouvernement, elles se fussent produites. II n'est donc pas exact que la Cour les ait fomentées, mais elle en a profité pour se débarrasser des propositions qui la gênaient. Il y avait pourtant bien des questions sur lesquelles les trois Ordres auraient pu s'entendre. La Noblesse avait proposé l'établissement d'une Chambre de justice contre les financiers ; le Tiers approuva ; le Clergé aussi, mais sans se faire illusion sur l'efficacité des poursuites. Les financiers, disaient l'évêque de Tarbes, mettroient si bon ordre à leurs affaires, qu'il faudroit se lever bien matin pour les surprendre. Camus, l'évêque de Belley, les comparait joliment aux deux séraphins qui couvroient l'arche d'alliance, car ils avoient chacun quatre ailes, deux dont ils se servoient pour voler et les deux autres pour se couvrir. La Reine, qui avait besoin des manieurs d'argent, ajourna la création de la Chambre de Justice.

Le Tiers, de son côté, demandait la remise du quart de la taille. A toutes les sollicitations de ses députés, le Chancelier répondait qu'ils travaillassent promptement à leurs Cahiers et qu'ils auroient favorable réponse. Mais Miron pensait que, sans grandes importunités, on n'obtiendrait rien. Le Tiers appela à l'aide les deux autres Ordres. Pour montrer aux députés l'impossibilité des dégrèvements, le Conseil se résigna à faire passer le budget sous leurs yeux et à le leur montrer en courant. Le lundi 15 décembre, Miron l'apporta à ses collègues, qui devaient le voir et le rendre le mercredi. Mais les gouvernements, à la majorité, décidèrent d'en faire des copies pour l'examiner à loisir.

Le Clergé fit dire au Tiers par l'évêque de Belley qu'ayant, comme les deux autres Ordres, reçu par la bonté du Roy l'état général du revenu et de la dépense, il avait avisé de ne point abuser de la franchise d'un grand roy et de ne divulguer le secret du prince. A cette communication qui semblait une leçon, Miron répliqua que la Chambre du Tiers, en désirant de bien et soigneusement examiner les finances du Roy et de la régence de la Reine, n'avoit rien fait... qui n'eust été pratiqué ès precedens Estats. Le Chancelier releva vivement l'indiscrétion du Tiers. Les gouvernements députèrent vers lui pour lui représenter la dignité de leur Ordre et le prier de ne le pas traiter avec telle severité et aigreur. Le Chancelier s'excusa, disant qu'ils pouvaient lire ledit état des finances deux, trois, quatre fois, et davantage s'ils voulaient, mais qu'il estoit périlleux de divulguer rationes Imperii.

Une commission de 36 membres, 12 de chaque ordre, fut élue pour entendre les explications du président Jeannin, l'homme le plus important du Conseil des finances. Il déclara que la remise d'un quart des tailles était impossible. Les revenans bons à l'Épargne étant de 17.800.000 livres, et les dépenses de 21 500.000 livres, le déficit était tous les ans de 3.700.000 livres. En effet, tandis que la régente diminuait les tailles et les gabelles, elle avait été obligée de porter à 5.650.000 livres les pensions qui, sous Henri IV, n'étaient que de 3 millions de livres. Ainsi il se dépensait annuellement, de plus que sous le feu roi, 4 millions de livres, qui, d'ailleurs, avaient été trouvés par un bon mesnage ou par des moyens extraordinaires sans charger le peuple. Jeannin refusa de communiquer la liste des pensions ; il refusa aussi d'indiquer province par province les charges et les revenus, la dite communication ne se pouvant faire aux assemblées à cause de la longueur et confusion et des divers papiers qu'il falloit veoir. Mais les intendants de finances, en leurs maisons, pourraient renseigner les députés.

Au jugement des hommes d'État de l'ancienne monarchie, le détail de l'administration des finances devait rester mystérieux. Jeannin pensait avoir assez fait de répéter en confidence ce que tout le monde savait : le prix des fermes, le chiffre total des pensions, les recettes et les dépenses, mais il dissimulait soigneusement les voies et les moyens, les pièces comptables, les moyens extraordinaires, les traités avec les financiers, les jeux d'écritures. Goujon, député du plat pays du Lyonnais, que le Tiers avait chargé d'examiner les états de finances, vint avouer à ses collègues (le 10 fév. 1615) qu'on n'avait pas voulu l'éclaircir des difficultés qui se trouvoient en ces états ni permettre qu'on penetrast plus avant en la connaissance d'iceux. Et, en effet, le Conseil des finances n'avait que trop de raisons de dissimuler. Le Clergé et la Noblesse, dans leurs cahiers, reconnaissent qu'il se commet beaucoup d'abus tant en la recepte qu'en la dépense.

 

IV. — LA CLÔTURE DES ÉTATS.

LES Ordres privilégiés avaient une idée plus haute que le Tiers du droit des États, et plus d'indépendance de caractère. La  Noblesse, craignant que la Cour ne licenciât l'Assemblée aussitôt  après la remise des cahiers, proposa an Tiers de députer au Roi pour  le supplier d'expédier des lettres patentes autorisant les États à siéger en corps jusques à la réponse des cahiers ; — et de consentir que la Chambre de justice, qui devait juger les financiers, fût composée moitié de membres des Cours souveraines et moitié de députés. Le Tiers répondit qu'il ne trouvait ni décent ni bien convenable aux sujets du roy de lui demander un tesmoignage par écrit de ce qu'il nous pouvoit accorder gracieusement par sa parole. Le roi ayant déclaré qu'il tirerait les juges de telles cours souveraines que les États aviseraient, il ne jugeait pas bon de s'aheurter de les vouloir tirer du corps des Estats, ce qui ne seroit trouvé de bon goust ; parce qu'ayans tous procuré cette Chambre nous serions soupçonnez de passion et reputez juges et parties.

La Noblesse lui proposa encore (30 janvier) de demander ensemble au roi que les trois ordres désignassent les 12 membres du Conseil du roi, chargés d'examiner les cahiers et d'y répondre. Le Tiers s'excusa de vouloir forcer le roy de nous accorder la nomination des personnes de son conseil. Avant tout il se défiait des Ordres privilégiés qui nommeroient les deux tiers des Juges (des Cahiers). Il consentit seulement à réclamer le droit de récuser les commissaires du roi sans expression de causes.

Les Ordres semblaient condamnés à ne pas s'entendre. Le 3 février 1615, le sieur de Bonneval, député de la Noblesse du Haut-Limousin, bâtonna Chavaille, lieutenant général à Uzerche et député du Tiers-État de la même province. Le Tiers alla en corps demander justice au roi.

Le roi ordonna au Parlement de juger l'attentat. Le Clergé offrit sa médiation disant que l'offense estant de deputé à deputé, elle devoit estre vengée par les Estats, l'authorité desquels il ne falloit soumettre au Parlement. Ce n'était pas l'avis du Tiers ; il répondit que l'affaire ayant été renvoyée par le roi au Parlement, elle n'estoit plus en sa puissance. Le Parlement condamna par contumace Bonneval à avoir la tête tranchée (11 mars).

Le 5 février, le duc de Ventadour était venu, au nom du roi, engager le Tiers à terminer son cahier ; il lui promit qu'il y serait répondu article par article et l'invita à nommer 12 députés (un par gouvernement) pour assister à la réponse d'iceux (articles) afin d'animer de vive voix et donner les raisons des articles de son cahier. Quant aux autres députés, le roi consentait qu'ils demeurassent jusqu'à la réponse d'iceux. Les trois Ordres voulaient davantage (9 février) ; ils s'entendirent pour aller demander au roi le droit de s'assembler en corps d'États après la remise des cahiers ; — celui de députer 12 délégués pour l'examen des cahiers, avec voix délibérative et non simplement consultative ; — celui de récuser, sans indication de cause, les commissaires du roi qui ne leur plairaient point, — et enfin l'établissement de la Chambre de justice.

Ils arrivèrent au Louvre, mais là l'évêque de Grenoble, qui parla pour tous, ajouta d'autres demandes à celles qui avaient été convenues et, faisant allusion à la vénalité des charges, dit de la justice que c'était maintenant une vile et mechanique espiciere. Le Roi fit une réponse inintelligible, réclamant les Cahiers sans oublier l'article, sans que personne pût comprendre de quel article il s'agissait.

Le Tiers, n'eust été la modération de son président, aurait demandé raison des paroles de l'évêque. Il résolut désormais d'agir seul et renvoya Miron au Louvre, présenter de nouveau à la Reine-mère les vœux concertés entre les trois Ordres et lui annoncer que son cahier était prêt (13 fév.). Marie répondit que le roi serait très aise d'apprendre que le cahier était terminé et que, pour le reste, il y donnerait ordre.

La désunion des Ordres laissait toute liberté à la Cour. En toutes ces circonstances, le Tiers s'était montré maladroit. Il n'avait pas su, par quelques concessions, s'assurer l'appui des deux autres Ordres ni se faire un mérite auprès de la Cour de ses complaisances. Il cédait toujours, mais de si mauvaise grâce qu'on se souvenait de son humeur sans rien craindre de son courage ; il était docile et hargneux. Il savait que la Reine considérait les mariages d'Espagne comme son plus bel ouvrage, et, au lieu de la louer de les avoir procurés, il se bornait à la remercier en général de sa direction pendant la régence, du soin qu'elle avait eu de maintenir la paix du royaume par la conservation des alliances et mariages encommencés avec les princes voisins.... Il trouvait que ce seroit donner un trop grand avantage au roi d'Espagne sur la France, qu'il sût qu'en l'assemblée des États généraux on eût fait instance de l'accomplissement du dit mariage et si exactement souhaité son alliance. Il était vraiment trop formaliste. Le Clergé et la Noblesse sont bien plus habiles. Ils célèbrent comme autant de merveilles les actes de Marie de Médicis et requièrent l'accomplissement du double mariage : sommation plus agréable qu'une prière. Mais tout en ménageant et honorant les maîtres du pouvoir, ils défendaient vivement leurs droits et leurs intérêts, et souvent obtenaient gain de cause.

Le 23 février 1615 eut lieu la séance solennelle de clôture et la remise des cahiers. Richelieu parla pour le Clergé. Il loua le gouvernement de la régente, exposa les vœux de l'Église et réclama pour elle le droit de participer aux affaires publiques.

Or afin que votre Majesté connoisse la justice de ses plaintes (de l'Église) et de ses très humbles remontrances, elle considérera, s'il lui plaît, quelle raison il peut y avoir d'éloigner les ecclésiastiques de l'honneur de ses conseils et de la connaissance de ses affaires, puisque leur profession sert beaucoup à les rendre propres à y être employés, en tant qu'elle les oblige particulièrement à acquérir de la capacité, être pleins de probité, se gouverner avec prudence, qui sont les seules conditions nécessaires pour dignement servir un État ; et qu'ils sont en effet, ainsi qu'ils doivent être par raison, plus dépouillés que tous autres d'intérêts particuliers, qui perdent souvent les affaires publiques, attendu que, gardant le célibat, comme ils font, rien ne les survit après cette vie que leurs ames, qui, ne pouvant thésauriser en terre, les obligent à ne penser ici bas, en servant leur roi et leur patrie, qu'à s'acquérir pour jamais, là haut au ciel, une glorieuse et du tout parfaite récompense.

C'était, sous le couvert de l'Ordre tout entier, l'ambition particulière du jeune prélat qui se manifestait avec une précision significative. Après le compliment banal que le baron de Senecey fit debout à la Reine et au Roi, Miron, se mettant à genoux, exposa au Roi les veux et requestes, des gens du tiers Estat... ou de ceux qui les représentent... la pluspart honnorez de tiltres d'Officiers de vostre Majesté ès premieres charges des Provinces, lesquels encore qu'ils s'abaissent, comme ils doivent, au plus humble degré de respect, ne se tiennent pas pourtant avilis.

Il passa en revue, suivant l'usage, la corruption des ordres, et tout d'abord de l'Ordre ecclésiastique : évêchés sans évêques, abbayes sans abbés.

Quant aux nobles, leurs principales actions se consomment en jeux excessifs, en desbauches, en despences superflues, en violences publiques et particulières, monstres et prodiges de ce siècle, qui obscurcissent l'éclat et le lustre ancien de cet Ordre, respectable et redouté par (dans) tout le monde. Le peuple s'en va tout accablé, obligé de produire de ses bras la nourriture de vostre Majesté, de l'Estat ecclésiastique, de la Noblesse et du Tiers Estat[5]. Or, les gens de guerre le traitent de telle façon qu'ils ne laissent point de maux pour exprimer leurs cruautés. Car les tygres, les lions et autres bestes plus farouches... font du bien ou du moins ne font pas de mal à ceux qui les nourrissent. Si vostre Majesté n'y pourvoit, il est à craindre que le desespoir ne fasse connaître au pauvre peuple que le soldat n'est autre chose qu'un païsan portant les armes ; que, quand le vigneron aura pris l'arquebuse, d'enclume qu'il est, il ne devienne marteau.

Le mouvement d'opinion contre la paulette avait été si fort que le Tiers s'était cru obligé d'inscrire dans son cahier la suppression de la vénalité et de l'hérédité des charges, mais en y mettant bien des conditions. Son orateur demanda que les droits des officiers actuellement en fonctions fussent sauvegardés ; que le roi supprimât les offices inutiles ; et que, s'il ne pouvait rembourser les autres, il permit aux titulaires de les résigner de leur vivant ; qu'il ôtât le droit annuel, mais, ce faisant, qu'il ôtât pareillement la rigueur des quarante jours, et laissât les officiers libres de se défaire de leur charge jusqu'à la dernière heure de leur vie.

Miron se prononçait sans réserves contre la vénalité des charges militaires et de la maison du roi, estant, disait-il à Louis XIII, chose extrêmement honteuse que la garde de vostre personne, le gouvernement des Provinces et des bonnes villes et la conduite de vos armées se vendent et s'achètent.

Le roi remercia les députés, promit de faire voir les cahiers et d'y répondre promptement et favorablement. C'est sur cette promesse équivoque que se terminèrent les États. Le lendemain, tous les députés du Tiers ou la plus part se rendirent aux Augustins, mais Miron ne vint pas, disant que le roy et Monsieur le Chancelier luy avoient fait defenses de faire aucune assemblée. Dès le grand matin, on avait ôté les bancs, les tapisseries et on tenait la porte fermée tant on craignoit l'assemblée de tout le Corps. Alors les députés comprirent ; ils n'avaient de la Cour que de vagues promesses et n'étaient plus capables de l'obliger à les tenir. Ils avaient refusé de s'associer aux deux autres Ordres pour assurer l'avenir des réformes qu'ils proposaient et des abus qu'ils voulaient réprimer. Nous commençasmes, dit Florimond Rapine, de voir et remarquer, comme dans un miroir, nos fautes passées et les plus gens de bien regrettoient infiniment la lascheté et faiblesse de laquelle nous avions usé en toutes les procedures des Estats.

La Cour ne les considérait plus que comme des personnes privées qui venaient tous les jours battre le pavé du cloistre des Augustins. Mais le roi leur avait tant de fois promis de les laisser siéger jusqu'à la réponse des cahiers, qu'ils pouvaient se croire encore députés : Sommes nous autres, se demandaient-ils, que ceux qui entrèrent hier dans la Sale de Bourbon ?... Ou bien si une seule nuict nous a ainsi changez d'estat, de condition et d'authorité ?

La Cour finit pourtant par s'inquiéter de leur présence ; ils assiégeaient le président Jeannin, ils guettaient le Chancelier, couraient à la portière de son carrosse et le suivaient en grondant jusque dans le cabinet de la reine. Le Parlement s'agitait, dressait des remontrances. Le 24 mars, le Roi manda les députés au Louvre et leur signifia qu'il avait résolu de supprimer la vénalité des charges, d'établir une Chambre de justice et de diminuer les pensions. Quant au  surplus des demandes, il y pourvoirait le plus tôt possible. Après cette réponse, les députés n'avaient plus qu'à partir ; ce qu'ils firent.

C'était la conclusion lamentable des États généraux de l'Ancien régime.

L'impuissance des États de 1614 ne tint pas seulement aux divisions des Ordres, mais, d'une façon générale, à l'incertitude de leurs droits. Établis par la monarchie, ils se ressentirent toujours de cette origine et restèrent des pouvoirs dépendants. Le roi n'admit jamais qu'ils pussent lui donner des ordres, et les considéra toujours comme un plus Grand Conseil, réuni pour exprimer des vœux. Même quand il les consultait sur l'établissement de nouveaux impôts, c'était pour s'autoriser de leur approbation, non de leur autorisation. La vieille France n'avait conçu de limites au pouvoir des rois que dans la volonté des rois eux-mêmes. Comme le disait le premier président du Parlement de Paris à François Ier, le roi peut tout ce qu'il veut, sauf qu'il ne doit pas vouloir tout ce qu'il peut. Ainsi, la monarchie étant à elle-même son propre frein, les peuples seraient libres et les rois tout-puissants. Mais de contrôle extérieur, de pouvoir limitatif indépendant, il n'en est question qu'aux moments de crise et de révolte, comme mesure de salut public, non comme pratique normale de gouvernement.

Le passé, qui n'offrait qu'un médiocre point d'appui aux États pour une opposition politique, les soutenait mieux dans leurs revendications financières. Ils auraient dû réclamer fortement, continûment le droit de consentir les subsides — et ils le firent le plus souvent. Mais le roi ne les convoquait qu'à son heure et aussi rarement qu'il le voulait. La Noblesse et le Clergé n'avaient qu'un intérêt indirect à l'augmentation ou à la diminution des tailles ; et les officiers du roi et les représentants des villes, qui composaient l'ordre du Tiers-État, étaient, comme eux, des privilégiés qui ne payaient pas l'impôt direct et ne pouvaient se passionner que par humanité pour la décharge des peuples. Ce n'était pas un mobile suffisant d'action intraitable. De plus, les trois ordres, divisés par des jalousies ou des dissentiments, ne parvenaient pas toujours, et cette fois moins que jamais, à concerter leur résistance. La royauté profitait de ces désaccords, comme de l'incertitude des traditions, pour réduire à néant le contrôle de la représentation nationale.

 

 

 



[1] SOURCES : [Lalourcé et Duval], Recueil de pièces originales et authentiques concernant la tenue des États généraux... Pièces justificatives, V-VIII. [Les mêmes], Recueil des cahiers généraux des trois ordres aux États généraux, IV, Barrois, 1789. Florimond Rapine, Recueil très-exact et curieux de tout ce qui s'est fait et passé de singulier et memorable en l'Assemblée generale des Estats tenus à Paris en l'année 1614 et particulierement en chacune seance du tiers Ordre... Par Me Florimond Rapine... conseiller et premier advocat du Roy au Bailliage et siege Presidial de Saint-Pierre le Moustier et l'un des Deputez pour le tiers Estai dudit Bailliage, Paris, 1651. Mémoires du cardinal de Richelieu, Mich. et Pouj., 3e série, VII. Mercure François, III, 1617. Mémoires de Pontchartrain ; de Fontenay-Mareuil, M. et P., 2e série, V.

OUVRAGES A CONSULTER : Bertin, Les mariages dans l'ancienne société française, 1879. Berthold Zeller, Louis XIII. Marie de Médicis, chef du Conseil. États généraux. Mariage du roi. Le prince de Condé (1614-1616), 1898. D'Avenel, Richelieu et la monarchie absolue. T., I : Le roi et la Constitution. La Noblesse et sa décadence, 1895. P. de Vaissières, Gentilshommes campagnards de l'ancienne France, 1903. G. Hanotaux, Histoire du cardinal de Richelieu, t. II, 1re partie : Le chemin du pouvoir. Le premier ministère (1614-1617), 1896. G. Picot, Histoire des États généraux, IV, 2 éd., 1888. Arthur Desjardins, États généraux (1355-1614). Leur influence sur le gouvernement et la législation du pays, 1871. Abbé Féret, Le cardinal Du Perron, 1877.

[2] Voir son Historiette, Historiettes de Tallemant des Réaux, éd. Monmerqué et Paulin, Paris, 1862, I, p. 271-75.

[3] Député du bailliage de Saint-Pierre le Moustier, et qui a écrit une Relation très intéressante des États.

[4] Fl. Rapine, p. 308. Comparer ce discours recueilli par un témoin avec celui qui fut publié, probablement par Du Perron lui-même : Harangue faicte de la part de la Chambre ecclésiastique..., 1615.

[5] Remarquer le sens nouveau de ce mot. Voir plus haut.