I. — L'AGRICULTURE. PENDANT douze ans entiers, le pays, si longtemps foulé, respira. Le Roi pourvut à la sécurité des campagnes. Le 24 février 1597, il donnait l'ordre aux gouverneurs, lieutenants généraux et lieutenants particuliers de courir sus aux gens de guerre qui tenaient les champs sans commission expresse de lui ; le 4 avril 1598, et une seconde fois, lors de la conspiration de Biron et des troubles du Limousin, il défendit à toutes personnes, de quelque qualité qu'elles fussent, de porter par les grands chemins des arquebuses, pistolets et autres armes à feu. Il interdit aux nobles de chasser dans les blés aussitôt qu'ils sont en tuyaux, et, dans les vignes, depuis le premier jour de mars jusqu'à la vendange, et, par contre, il leur imposa des battues, tous les trois mois et plus souvent même, s'il le fallait, pour la destruction des loups, des renards et autres animaux malfaisants. Il autorisa les paroisses à racheter leurs usages et communes (communaux), que la plupart avaient été obligées de vendre. Les gouverneurs et capitaines des places ne purent plus lever des contributions, comme ils s'en étaient arrogé le droit pendant les troubles, ni le fisc saisir les bêtes et les instruments de labour pour dettes ou non-paiement de l'impôt. On a vu plus haut les dégrèvements. Comme il se commettait des abus, inégalitez, malversations et exactions dans le recouvrement des tailles, le Règlement général sur le fait des tailles de mars 1600 renouvela et renforça les prescriptions des anciennes ordonnances[2]. A l'avenir, les Élus feront une chevauchée tous les ans dans leur Élection, s'informeront des exempts et, quand leur privilège ne sera pas justifié, les inscriront de nouveau sur la liste des taillables. Les répartiteurs ne devront, sous peine d'amende, se dégrever eux-mêmes ou dégrever leurs parents ; ils pourront être poursuivis en justice par le contribuable qui se trouverait lésé. Tout seigneur qui les réunira en son logis pour faire la répartition ou qui pèsera sur leurs décisions s'expose à perdre ses fiefs et droit de haute justice. Le Règlement rappelait que les nobles, les ecclésiastiques et autres privilégiés n'étaient exempts de la taille que pour celles de leurs terres qu'ils faisaient cultiver par leurs serviteurs domestiques. Par une innovation malheureuse, il réunissait les fonctions d'asséeur et de collecteur, confiant ainsi au même homme la répartition et la levée de l'impôt, c'est-à-dire le moyen de favoriser doublement un ami et de léser deux fois un ennemi. Mais il y avait des dispositions sages et humaines, comme de supprimer la contrainte solidaire, sauf contre les habitants d'un village qui refuseraient de faire assiette et de nommer un collecteur, ou bien qui éliraient pour collecteur un insolvable. Dans ce cas seulement, les Élus et le receveur désigneraient pour répondre de l'impôt trois ou quatre habitants des plus riches et des plus aisés de la paroisse ou un plus grand nombre. Défense était faite aux sergents, dont les exactions coûtaient plus au peuple que la taille, de se faire payer leur salaire, non par les receveurs qui les employaient, mais directement par les habitants des paroisses. Enfin le Règlement ordonnait que les plaintes des contribuables contre les receveurs de la taille et les collecteurs fussent admises par les substituts de procureurs généraux et poursuivies par eux au nom de l'État. C'était encore soulager les taillables que d'en augmenter le nombre. L'Édit de janvier 4598 avait supprimé les anoblissements accordés depuis vingt ans ; le Règlement de 1600 défendit à toutes personnes de s'insérer au corps de la Noblesse, s'ils ne sont yssus d'un ayeul et père qui ayent fait profession des armes ou servy au public en quelques charges honorables, de celles qui, par les loix et mœurs du royaume, peuvent donner commencement de noblesse à la postérité. Les 1.000 lettres de noblesse qu'Henri III avait vendues en Normandie furent par là annulées et la finance n'en fut pas remboursée. Sully avait juré de ne considérer que le profit du roy et disoyt que ces nobles d'argent avoyent esté plus que remboursez par la jouyssance de l'exemption. Il y avait aussi tant de galands et bravaches qui tranchent de gentilhomme, tant de coqs de paroisse qui avaient usurpé la franchise des tailles pendant les guerres ! Beaucoup d'hommes et de femmes se faisaient inscrire à titre honoraire parmi les domestiques des reines, des enfants de France ou des princes du sang et, à ce titre, s'exonéraient de l'impôt. Les gendarmes d'ordonnance et les officiers de gens de pied qui n'étaient pas nobles se croyaient dispensés par le métier des armes. Toutes ces exemptions furent annulées en bloc, le roi se réservant de décider sur chaque cas particulier. Quarante mille personnes, dit-on, furent de nouveau soumises à la taille. Malheureusement, après ce premier effort contre les
exempts, le gouvernement faiblit. En 1605, il rendit ou plutôt il vendit aux
Élus l'exemption des tailles. Tous les abus repullulèrent. Me souvient, dit le Président La Barre, qu'en la paroisse de la Bazoge, Election de Mortain, à la
faveur d'un gentilhomme, un Symon Sauny, le plus riche d'icelle, ayant
espousé une parente de sa femme, obtint l'an 1609 un estat d'aide de
fruiterie de la Royne Marguerite,... avec
exemption. En 1604, le roi recommence à vendre à un habitant par paroisse de moins de cent feux, à deux habitants par paroisse de plus de cent feux l'affranchissement de toutes charges tant royales que de communauté, sauf la taille. Dégrever les paysans, c'était le moyen le plus efficace de les exciter à produire. Henri IV en essaya d'autres, avec plus de bonne volonté que de succès ; il encouragea les initiatives. La sériciculture avait été introduite deux siècles auparavant en Provence et à Avignon. Un gentilhomme huguenot du Vivarais, Olivier de Serres, seigneur du Pradel, pensa qu'elle réussirait dans d'autres régions. En 1599, il publia la Cueillette de la soie par la nourriture des vers qui la font. Un autre protestant, Barthélemy Laffemas, né à Beausemblant en Dauphiné vers 1545, tailleur et valet de chambre du roi, c'est-à-dire fournisseur attitré de sa garde-robe, fit peut-être plus encore qu'Olivier de Serres pour cette industrie agricole. Il lui trouva des protecteurs ; il écrivit pour gagner l'opinion ; il vint à bout des résistances. Le roi, convaincu que l'élève des vers à soie était possible en tout son royaume, avait résolu de faire dans plusieurs provinces des plantations de mûriers. Il traita avec deux entrepreneurs, Nicolas Chevalier et Jean Le Tellier, bourgeois de Paris, qui s'engagèrent pour 120.000 livres à fournir et à transporter dans les quatre généralités de Paris, Tours, Orléans et Lyon 400.000 pieds de mûriers blancs, 500 livres de graine de mûrier et 150 livres de graine de vers à soie — et à distribuer 16.000 livrets (peut-être l'opuscule d'Olivier de Serres), contenant instructions de ce qui est à faire pour planter et cultiver les dits meuriers, faire éclore et nourrir les vers, les faire filler, recueillir leurs coucous ou pellotons, en tirer la soye et la préparer. — Ils enverraient dans chaque élection un ou plusieurs hommes experts es choses susdites, qui y résideront du 15 avril au 15 juillet, pour expliquer aux habitants la pratique et usages des instructions imprimées. — Ils fourniraient l'année suivante aux mêmes conditions autant de mûriers et de graine de vers à soie dans quatre autres généralités, et ainsi de suite. L'économie du gouvernement compromit le succès de son initiative. Il ajouta à la taille des généralités les 120.000 livres attribuées aux entrepreneurs. Au lieu d'accorder une prime aux propriétaires et. aux paysans, il augmenta leurs charges. Il répartit les graines de mûrier entre les paroisses et leur imposa l'obligation de les semer et de les cultiver. Les délégués des paroisses furent tenus d'aller au chef-lieu d'Élection pour prendre les plants et les graines ; si le paysan voulait apprendre l'élève des vers, il était forcé à d'autres voyages. Le profit était éloigné ; la dépense, la peine, les dérangements immédiats. C'était assez pour dégoûter des hommes qui vivaient au jour le jour et qui, par nature, étaient ennemis des innovations. Les seigneurs des lieux, nobles ou ecclésiastiques, avaient eux aussi droit à la distribution des arbres et des semences, à condition de prendre leur part de la surcharge de taille imposée à la paroisse. On ne s'étonnera pas qu'ils aient montré peu de zèle. Il y eut tant de mécomptes qu'en 1604, au lieu de continuer l'expérience dans quatre généralités, on la restreignit à la seule province du Poitou. Et ce fut tout. Le gouvernement projeta aussi de rendre à la culture les palus et terres inondées, dont il y avait grande quantité dans le royaume. Mais les Français naturels montrant peu de bonne volonté ou de capacité pour ce genre de travaux, le Roi passa un traité en forme d'édit (8 avril 1599) avec Humphrey Bradley de Berg-op-Zoom pour le desséchement des marais qui n'étaient utiles ni à la navigation, ni à la défense des places, ni à la fabrication du sel, ni aux pêcheries. Le propriétaire restait libre de tenter l'opération, mais s'il reculait devant la dépense, Bradley, nommé maître des digues, et ses associés, l'entreprendraient à leurs frais et, pour s'indemniser, garderaient la moitié des terrains gagnés sur les eaux. L'œuvre fut arrêtée dès le début par l'opposition des propriétaires et le manque de capitaux. En 1607, le Roi augmenta le nombre des associés, abrégea les formalités d'expropriation, promit la noblesse aux douze plus forts actionnaires et la dispense de la taille aux gens qui s'établiraient sur les terres desséchées. Quand il mourut, les travaux se bornaient à la transformation du palus de Bordeaux en culture et au curage des fossés de la ville. Mais l'exemple était donné ; et l'on doit en toute justice rapporter à Henri IV le mérite des desséchements exécutés sous son successeur[3]. On a fait honneur à Henri IV d'avoir proclamé le principe et vu les avantages de la liberté du commerce des grains. Mais cette déclaration est en tête de lettres patentes (12 mars 1595) qui interdisent l'exportation des grains. En janvier 1599, dans une lettre à Spondeilhan, gouverneur de Béziers, le Roi parlait d'autoriser dans toutes les provinces le transport des blés et des vins à l'étranger, moyennant le paiement d'une surtaxe. Les raisons qu'il donne de cette décision sont : que la récolte de blé et de vin a été partout bonne et abondante, que, par l'ouverture du marché extérieur, ses sujets pourraient vendre à plus hault prix leurs dicts bleds et vin et attirer l'argent monnayé des étrangers en France, à quoi ils doivent principalement viser, l'argent étant si court et si rare parmi eux qu'ils n'en ont pas à beaucoup près pour le paiement de leurs charges et pour l'entretenement du commerce. Cependant le droit, d'exporter les grains ne fut, semble-t-il, accordé qu'à quelques provinces. En février 1601, il fut étendu à tout le royaume, et cette fois sans surtaxe. Mais il fut de nouveau suspendu en 1604 par représailles contre l'Espagne, qui venait d'imposer très fortement les marchandises françaises, et en 1608 à cause de la disette. Il serait donc exagéré de dire que la liberté du commerce des grains a été le régime normal sous le règne d'Henri IV. En réalité, le gouvernement n'a pas de système. Quant la récolte est générale et abondante, il autorise partout l'exportation ; quand elle est locale, il la restreint aux provinces favorisées ; quand elle est mauvaise, il l'interdit absolument. Le gouvernement protégeait l'agriculture, comme il savait ou comme il pouvait. Il espérait que la réduction du taux de l'intérêt à 6,25 p. 100 (juillet 1601) détournerait les propriétaires des emprunts faits par les villes ou les particuliers et les porterait, par l'appât d'un plus gros revenu, à employer leur argent à cultiver et approprier leurs héritages. Dans la prévôté de Paris, où la rareté des bras et les exigences des ouvriers agricoles, enhardis peut-être par l'esprit d'indiscipline des guerres civiles, avaient fait monter le prix de la main-d'œuvre, le lieutenant civil, François Miron, fixa (7 oct. 1601) le maximum des salaires. Des règlements du même ordre furent probablement appliqués en d'autres endroits. Le Théâtre d'Agriculture et Mesnage des Champs, qu'Olivier de Serres publia en 1600, n'est pas un simple traité théorique et pratique où les observations personnelles et les études de l'auteur s'ajoutent à l'expérience des siècles ; il marque un effort pour retenir ou ramener à la campagne la noblesse qui la fuyait. Et c'est pour cette raison surtout qu'Henri IV s'intéresse tant au succès de ce livre. Le Roi est embarrassé d'une multitude de solliciteurs. Il voudrait relever sa brave noblesse. Un moment il a songé à lui donner entrée dans ses Conseils ; plus sérieusement, il l'engage à s'épargner les dépenses de la vie de Cour, à ne pas étaler en habits' et broderies le prix de ses moulins et de ses prés. Aussi se fait-il lire et recommande-t-il cet écrivain selon son cœur, qui prouvait avec tant d'art que la vie à la campagne, pour qui savait bien l'organiser, était la plus profitable, la plus saine, la plus agréable. Abondamment, en homme qui aime les champs, Olivier de Serres disait la façon de s'y plaire et d'en tirer profit. Il en parlait quelquefois avec enthousiasme et toujours avec grâce. Quel plaisir est-ce de contempler les belles et claires eaux coulantes à l'entour de votre maison semblant vous tenir compagnie qui rejaillissent en haut par un million d'inventions, qui parlent, qui chantent en musique, qui contrefont le chant des oyseaux, l'escoupèterie des arquebusades, le son de l'artillerie.... Il faisait sentir la poésie des ustensiles de ménage : Car soient-ils d'estain, de leton, de cuivre, de fer, de terre, de bois,... pourveu que tenus bien nets, fourbis, esclaircis et posés, chacun en son lieu, sans confusion, toujours les fait-il bon voir.... Il voulait qu'on fût heureux et pour cela il ne suffisait pas de s'installer commodément, de faire pousser de belles récoltes et des fruits superbes, de bien vendre et de bien acheter, il fallait encore, pour l'utilité et l'agrément, se choisir une compagne, vertueuse, active, économe. Une femme mesnagère entrant en une pauvre maison l'enrichit ; une despensière ou fainéante destruit la riche. Salomon fait paroistre le mari de la bonne mesnagère entre les principaux hommes de la cité, dit... que la maison et les richesses sont de l'héritage des pères, mais la prudente femme est de par l'Eternel. Le mari digne de cette femme forte saura gouverner ses serviteurs. Des maîtres, les uns pèchent par rudesse, les autres par faiblesse. Ce sont deux excès dont il faut également se garder, car l'un engendre la haine, et l'autre la désobéissance, qui n'est que trop ordinaire en ces temps-ci. II. — LA MANUFACTURE. LES villes n'avaient pas été pillées ou dévastées comme les campagnes, mais le trouble et le désordre y étaient peut-être plus grands. Les gens d'ordre et les hommes de gouvernement s'épouvantaient de la ruine des manufactures et des conflits entre ouvriers et patrons. Tout naturellement ils songeaient à réformer le système corporatif, à le renforcer et à l'étendre. C'est le remède que proposait Barthélemy Laffemas. En relations avec les marchands, les patrons et les ouvriers, il avait beaucoup réfléchi sur les moyens de rétablir le commerce et le travail. Les guerres civiles finies, il obtint du roi la permission d'exposer ses plans aux notables de Rouen. Il voulait établir, dans toutes les villes et par tout le royaume, le système des maîtrises et des jurandes, fixer les salaires des ouvriers, et créer des chambres syndicales pour faire la police des métiers : les unes jugeant en premier ressort les affaires de chaque corporation ; les autres, celles de toutes les corporations d'un même diocèse. Mais les gens de justice qui se trouvaient en nombre à l'Assemblée de 1596 ne voulurent point de cette nouvelle juridiction. L'idée de grouper en corporations tous les métiers du royaume n'était pas nouvelle. La royauté était favorable à la réglementation par goût d'uniformité, par mesure d'ordre et aussi par intérêt. Henri IV reprit le projet d'Henri III en l'aggravant. L'édit de décembre 1581 n'assujettissait à la maîtrise et à la jurande que les artisans ; l'édit d'avril 1597 soumit les marchands à la même loi que les artisans. Pour justifier cette mesure, le roi alléguait la mauvaise qualité des marchandises, qui provient tant de l'avarice des marchands que de l'ignorance et incapacité des artisans. Le travail libre ne présente aucune garantie puisque ses produits ne sont pas contrôlés ; il faut le supprimer. Les métiers jurés n'observent pas les règlements ; il faut les y contraindre[4]. Mais ce n'est ni l'unique ni même la principale affaire : le roi, comme il le déclarait, avait besoin d'argent pour satisfaire aux très justes debtes dont il était redevable aux colonels et capitaines suisses. L'Édit ordonne donc que les maîtres marchands et les maîtres ouvriers des villes et lieux où les maistrises jurées ne sont encores establies, ainsi que les marchands et patrons de métiers libres dans les villes et lieux jurés, prêteront, huit jours après la publication de l'Édit, le serment de maîtrise, sans passer d'examen[5], et paieront une somme qui pour le plus haut et qualifié des dits marchands, arts ou mestiers ne pourra passer dix écus. Toujours en payant, les marchands des villes jurées, déjà pourvus de lettres de maîtrise, subiront une nouvelle investiture. L'Édit de 1597 ne fut pas mieux appliqué que celui de 1581 ; il y eut, après comme avant, des villes non jurées et, dans les villes jurées, des métiers libres. Mais n'est-il pas étrange qu'on ait célébré, comme ayant fondé la liberté du travail, un Édit qui tendait à le supprimer. Henri IV, n'a pas, comme le croit un de ses historiens, autorisé tous les ouvriers à acheter des lettres de maîtrise ; il a simplement maintenu en possession, moyennant finance, les maîtres jurés et non jurés. Même quand il n'y était pas contraint par la force des choses, les rois conservaient le travail libre comme un privilège, dont. ils disposaient arbitrairement. Ils s'arrogeaient le droit de faire des maîtres sans aucun chef-d'œuvre ni expérience. Henri IV avait logé et établi dans la galerie du Louvre des ouvriers d'art et des artistes, le peintre Bunel, le sculpteur Franqueville, le graveur en pierres fines Julien de Fontenay ; Laurent Setarbe, ébéniste ; Marie Bourgeois, ouvrier en globes mouvants et autres inventions mécaniques ; Pierre Varinier, forgeron d'épées en acier de Damas, etc. Comme les corporations voulaient les soumettre aux visites des gardes-jurés et les forcer à se pourvoir de lettres de maîtrise, le Roi, par lettres patentes du 30 juin 1607 confirmées par d'autres lettres du 22 décembre 1608, affranchit les ouvriers de sa galerie de la visite des autres maîtres et jurés, les dispensa du chef-d'œuvre, leur permit de prendre chacun deux apprentis, qui, sur la production de leur certificat d'apprentissage, devraient être reçus à maîtrise. Il y avait quelques autres lieux de Paris où les ouvriers jouissaient des mêmes privilèges. Par la réglementation les hommes de ce temps pensaient rétablir la réputation et la prospérité de l'industrie française. Une commission fut nommée pour étudier la question. Le roi lui soumit un projet que Barthélemy Laffemas avait rédigé concernant les manufactures, les arts et métiers, la police des vivres et denrées, la facilité du commerce, soit par mer ou par terre, dedans ou dehors le royaume (13 avril 1601). Plusieurs assemblées eurent lieu esquelles, après avoir ouy les principaux et mieux entendus au faict de la marchandise et des manufactures, des décisions furent prises et soumises au Conseil du roi. Le 20 juillet 1602, des lettres patentes réorganisèrent la commission et y appelèrent des conseillers du roi, des membres du Parlement, de la Cour des Comptes et de la cour des Aides ; et, avec eux, seulement deux marchands de Paris qui seront eslus et nommez des plus suffisans et capables par la communaulté des dits marchans. Cette sorte de Conseil de commerce se réunissait plusieurs fois par semaine ; il n'a pas tenu moins de 176 séances de 1602 à 1604. Ses procès-verbaux sont un des documents les plus intéressants pour l'histoire de l'industrie, comme pour celle des initiatives et des rêves après les longues agitations des guerres civiles[6]. Les décisions, qu'il prenait après étude, étaient soumises en dernier ressort au Conseil d'État, qui les acceptait ou les rejetait. Laffemas était l'homme d'initiative, l'agent d'exécution ou, comme on disait alors, le chasse-avant de cette Assemblée. Il lui présentait des marchands, des délégués des corporations, des inventeurs ; il lui exposait ses idées. Dans un recueil sommaire, qu'il dressa pour le Roi, en 1604, de ce qui s'y était passé, il distinguait les projets qu'elle avait approuvés, ceux que le Conseil du roi avait sur sa proposition adoptés et ceux qu'elle avait encore à examiner. Parmi les œuvres en cours d'exécution, Laffemas énumérait les plantations de mûriers et la construction des bâtiments destinés au travail de la soie, l'invention de faire des toiles avec l'écorce des mûriers blancs, l'établissement de manufactures de crêpes fins et façons de Bologne, un bon règlement pour corriger les mauvaises façons des bas de soie, et quelques inventions étrangères ou françaises : fil d'or battu façon de Milan, tapisseries de cuir drapé et doré, moulins à fendre le fer et martinets, conversion du fer en fin acier, verreries façon d'Italie, fabrication du blanc de plomb, etc. Attendaient l'approbation du Conseil du roi les projets d'établissement de manufactures d'étoffes du Levant et d'Italie en Provence, de tapis de Turquie à Paris, de toiles fines de Hollande en Normandie, de satins de Bruges et damas cafards. Il en restait d'autres à l'étude. Un entrepreneur proposait pour quarante mille écus de creuser, en un an, un canal, où pourrait passer un bateau de quatre pans (environ 1 mètre), de la rivière de Toulouse à celle de Narbonne. C'est, en raccourci, le canal des Deux-Mers, que Laffemas jugeait plus facile à faire que celui de Briare entre la Loire et la Seine. Mais, à la largeur d'un mètre, c'était une rigole bien plus qu'un canal. Un particulier riche et affectionné au bien de sa patrie offrait de rendre navigable en Bourgogne la rivière d'Armançon, qui passe par les villes d'Auxerre, Tonnerre et autres pays de vignoble, si les entrepreneurs de transports consentaient à lui donner la moitié de ce qu'ils payaient pour le charroi. Il ne manquait que l'argent pour rétablir la navigation de l'Oise de Chauny à La Fère, comme elle estoit auparavant les premiers troubles, et pour l'établir de La Fère à Guise, place frontière. Aussi facilement ferait-on pour le Thérain, de Beauvais à l'Oise. Un inventeur avait trouvé des machines pour faire filer en un seul atelier grande quantité de toutes
sortes de laine et autres semblables étoffes par les petits enfants,
aveugles, vieillars, manchoz et impotens, assis à leur aise sans travail ny
peine de corps. Un autre avait découvert le moyen de faire aller des basteaux à voilles et à rames sur la
rivière de la Seine et autres grands fleuves de France en aussi grande
diligence que les galères sur la mer. Un
homme de qualité voulait faire croître dans le royaume le riz, cette manne du ciel, qui
s'achète en France fort chèrement, et à la livre, comme le sucre. Sully faisait froide mine à toutes ces propositions. D'abord il n'aimait pas à débourser, et puis il avait contre les manufactures des objections de principes. La Providence ayant fait les pays différents en productions pour les obliger aux échanges, c'était contrecarrer ses desseins que de vouloir tout produire et tout fabriquer. L'industrie de la soie ne convenait pas à la France, dont le printemps humide et frais faisait éclore trop tard les vers à soie et les feuilles nécessaires à leur nourriture. Le travail des manufactures enlèverait des bras à l'agriculture et priverait les ouvriers de la vigueur nécessaire aux bons soldats. Assurément, accordait-il, le royaume s'appauvrissait par les achats faits à l'étranger. Il sort de France, tous les ans, plusieurs millions d'écus qui s'échangent en Sicile, Espagne, Italie, contre des étoffes et des marchandises de prix. Ce sont les gens de justice, police, finance, escritoire et bourgeoisie..., qui se jettent aujourd'huy le plus sur le luxe. Mais, pour empêcher le transport de l'or et de l'argent hors du royaume, il suffisait de bonnes lois, défendant toutes superfluitez et réduisant toutes personnes de toutes qualitez..., pour ce qui regarde les vestements, ameublements, bâtiments, logements, festins, parfums et autres bombances. Henri IV, lui, était convaincu de la vanité de ces interdictions. ... J'aimerois mieux, disait-il à Sully, combattre le roi d'Espagne en trois batailles rangées que tous ces gens de justice, de finance, d'escritoire et de villes et surtout leurs femmes et leurs filles. Pour contenter les sujets sans appauvrir le royaume, il fallait manufacturer soi-même les étoffes étrangères, riches et chères. Il y avait deux centres de fabrication de la soie, Tours et Lyon. Tours avait demandé aux notables de Rouen de la protéger contre la concurrence étrangère, en même temps que Laffemas leur proposait, pour obliger la France à se suffire, d'interdire la sortie des matières premières et l'entrée des objets manufacturés. Les notables avaient approuvé les mesures prohibitionnistes. Les Lyonnais, qui vivaient de leur douane et non de la fabrique, étaient naturellement pour le système de la porte ouverte ; ils firent représenter au roi qu'il perdrait sur les entrées 400.000 écus. Laffemas répliquait que c'était peu en comparaison des six millions d'écus que l'Italie tous les ans tirait de la France. Le roi, conformément aux sollicitations des gens de Tours, aux vœux des notables, et aux idées du temps, interdit (janvier 1599) l'importation des étoffes de soie, d'or et d'argent. Mais Tours fut incapable de suffire à son privilège. Avant de défendre l'entrée des soieries étrangères, il aurait fallu, dit sagement Palma Cayet, avoir de quoi en faire dans le royaume. Dès l'année suivante, il fallut révoquer l'édit de prohibition. Par sa politique économique, le gouvernement se proposait à la fois de protéger l'industrie française et d'empêcher le transport de l'or et de l'argent hors du royaume ; mais, de ces deux fins fondamentales du protectionnisme, la seconde lui paraissait de beaucoup la plus importante. C'est pour cette raison qu'il s'attaque tout d'abord aux marchandises de luxe, les plus coûteuses, et qu'il emploie indifféremment contre elles les lois somptuaires et les règlements de douane prohibitifs. Après son échec contre les soieries du dehors, il recommence contre les draps et les toiles d'or et d'argent. En juillet 1601, il en interdit l'usage ; en août 1603, il accorde à un Français, Sainctot, le privilège de les manufacturer à Paris ; en nov. 1606, peut-être après une faillite de Sainctot, il renouvelle les défenses de 1601. Heureusement Henri IV a cherché d'autres moyens pour arrêter la sortie du numéraire ; il a voulu établir en France les industries de luxe, presque toutes de provenance étrangère, et les y naturaliser. Il prit sous sa protection Sainctot, qui avait fondé une manufacture de soie à Paris et dont les affaires allaient mal. Il lui procura des associés, lui avança 180.000 livres et lui attribua le monopole de la fabrication des soies à Paris. Il donna une pension au tireur d'or milanais Turato, qui avait installé à l'hôtel de la Maque, rue de la Tixanderie, une fabrique de fils d'or. Turato eut le monopole du travail et de la vente de l'or filé façon de Milan pendant dix ans, à condition d'enseigner son art aux maîtres tireurs d'or de Paris et à tous les autres dont il serait requis et pourvu que la moitié au moins de ses ouvriers et de ses apprentis fussent Français (16 fév. 1603). Moyennant aussi l'obligation de former des apprentis français, les deux frères Jacques et Vincent Sarrode avaient obtenu d'établir à Melun, comme ils l'avaient fait à Lyon et à Nevers, des fourneaux et verreries de cristal (août 1597). Le Roi, pour les protéger contre la concurrence, défendit d'établir à l'avenir à Paris et à trente lieues à la ronde aucune verrerie de cristal, exception faite pourtant pour les verreries de Feugère et de Pierre, qui étaient établies ou allaient s'établir aux environs de Paris et de Melun. Sully lui-même mit gratuitement une partie du château de Mantes, dont il était gouverneur, à la disposition de Noël Parent, bourgeois de Paris, qui y installa vingt métiers et dix moulins pour la fabrication des crêpes fins tant lisses que crespes façon de Bologne. A Troyes fut créée par Jean Sellier, marchand en cette ville, l'industrie des satins de Bruges et damas cafards. La tapisserie d'art avait presque complètement disparu. Henri IV confia la direction d'un atelier à un Français, Dubout, qui avait conservé les traditions de cet art, et fait de superbes tapisseries pour l'église Saint-Merry. Il logea au faubourg Saint-Marceau, dans la maison des Gobelins, les Comans et Laplanche, ouvriers flamands, qui firent des tapis de haute lisse façon de Flandre avec des rehauts d'or et d'argent. En 1604, il admit au Louvre parmi les ouvriers privilégiés un Français, Dupont, qui imitait les tapis de Turquie, querins (du Caire), persiens et autres. C'est la plus lointaine origine de la manufacture royale de la Savonnerie. Le Roi encouragea encore la fabrication des tapisseries de cuir doré et drapés de toutes les sortes de couleurs, plus belle, que la broderie mesme, à meilleur marché et de plus grande durée, et qu'on peut voir es grandes boutiques des faubourgs Sainct Honoré et Sainct Jacques. Ce patronage royal n'eut pas tout le succès qu'il méritait. La plupart des industries de luxe disparurent après la mort d'Henri IV. Il aurait fallu les soutenir à grands frais, et le Roi ne les favorisait le plus souvent que d'un monopole. Ce fut juste assez pour les faire vivre de son vivant. Les industries communes, qui disposaient d'un marché plus étendu, pouvaient au besoin se contenter de la bienveillance du pouvoir. Grâce à la paix, beaucoup se relevèrent d'elles-mêmes et quelques-unes prospérèrent. Les villes de commerce et de métiers réparaient leurs ruines, se renouvelaient et s'embellissaient, indice irrécusable de travail et de gain. III. — LE COMMERCE. POUR donner à la manufacture naissante ou renaissante les routes, dont elle avait besoin, Henri IV réorganisa et centralisa le service des ponts et chaussées, que jusque-là les trésoriers généraux dirigeaient en maîtres dans chaque généralité. Il créa, en mai 1599, un office de grand voyer de France et y nomma Sully[7], à qui il attribua (déclaration du 7 juin 1604) la surintendance tant sur les voyers que sur les travaux de voirie. Après les dégâts et les ruines des guerres civiles, tout était à faire ou à refaire. Une part des réparations incombait aux villes, une autre aux seigneurs péagers, mais la charge de l'État restait très lourde. Il aurait fallu beaucoup d'argent, et Sully n'en avait guère. Encore en 1607, il ne pouvait affecter à la voirie que 150.000 livres. Il est vrai qu'en 1609, il dépensa sept fois plus : 1.024.131 livres. Mais c'était l'avant-dernière année du règne. Aussi, en 1606, Isaac Laffemas imprimait que les marchands étaient obligés de se détourner de trente ou quarante lieues pour éviter les fondrières. La même année, le Roi se plaignait de la négligence des péagers et, aussi, à ce qu'il semble, de ses officiers à faire réparer les routes. Quatre ans après (1609), on lui dénonça l'abbé de Saint-Denis et le connétable de Montmorency, qui touchaient des droits de péage et barrage pour entretenir le grand chemin de Picardie et cependant le laissaient en si mauvais état que les voituriers, chasse-marée, marchands et passants en recevaient grande incommodité. Le président Jeannin dit (mais c'est dans un panégyrique) que tous les ponts existant avant 1599 avaient été relevés et de nouveaux ponts construits. Pourtant on peut croire que Sully a fait de son mieux. S'il n'a pu achever, ni même avancer beaucoup l'œuvre de restauration, la faute en est aux faibles ressources dont il disposait. Il a construit des routes, il les a plantées d'arbres. A Paris, sur la Marne et l'Yonne, à Toulouse, à La Ferté-sous-Jouarre, à Grenoble, à Soissons, à Avignon, à Rouen, à Orléans des ponts furent commencés, finis ou réparés. Henri IV entreprit de réunir la Loire à la Seine par un canal qui irait de Briare à Montargis (sur le Loing). A sa mort, sept lieues sur neuf étaient creusées. Le commerce extérieur se faisait surtout par mer. De tous les pays étrangers l'Espagne était celui où la France exportait le plus : des blés, tous les ans, pour 3 à 4 millions d'écus, des toiles pour plus de 4 millions et d'autres articles pour plus d'un million. Mais l'hostilité des deux puissances se retrouvait dans leurs relations commerciales. Pour obliger Philippe III à supprimer une surtaxe de 30 p. 100 qu'il avait établie sur toutes les marchandises importées dans ses États ou qui en étaient exportées (27 février 1603), Henri IV frappa d'un droit égal les marchandises espagnoles importées en France et les marchandises et les produits français, sauf le vin et les blés, exportés en Espagne (6 novembre 1603). Comme ces représailles n'eurent aucun succès, il interdit à ses sujets tout commerce avec l'Espagne et les Pays-Bas. Mais les défenses du roi et même les peines corporelles qu'il édicta contre les contrevenants n'empêchèrent pas la contrebande, et profitèrent surtout aux Anglais, qui enlevèrent nos toiles et nos bleds à furie pour les transporter en Espagne. Le roi, très embarrassé, fit, par sous-main, entendre aux gouverneurs qu'ils permissent à nos navires d'aller en Espagne. Il accepta les offres de médiation de Jacques Ier qui, en ce moment même, négociait lui aussi la paix avec Philippe III. L'ambassadeur du roi en Angleterre, Christophe de Harlay, s'aboucha à Londres avec les plénipotentiaires espagnols. Le traité fut signé à Paris, le 12 octobre. Sully, qui y mit la dernière main, s'en vante comme d'un succès ; en réalité le roi de France, pour obtenir le retrait du droit de 30 p. 100, s'engageait à abolir les daces qu'il faisait lever à Calais, depuis la paix de Vervins et contrairement aux stipulations de cette paix, sur les marchandises venant d'Espagne à destination des pays des Archiducs. Mais il resta des traces de ce conflit économique. A la fin du règne d'Henri IV, le chiffre d'affaires entre l'Espagne et la France était plus faible qu'en 1601. L'Angleterre, qui était alors un pays essentiellement agricole, ne se nourrissait pas comme aujourd'hui du lait, des légumes, du beurre et de la viande venus de France. Elle lui vendait plus qu'elle ne lui achetait et tâchait de lui acheter le moins possible. Les Anglais entravaient méthodiquement le commerce français ; les Français ripostaient par à-coups. Deux fois, les marchands de Rouen firent saisir des draps anglais qu'ils déclaraient de mauvaise qualité (1601-1604) et deux fois le Conseil du roi, après enquête, dut les reconnaître aussi bons que les produits similaires français. Jacques Ier et Henri IV négocièrent un arrangement durable, qui aboutit au traité de Paris (24 février 1606). Les sujets des deux rois commerceraient librement entre eux sans être molestés pour quelque cause et occasion que ce fût. Le droit d'aubaine était aboli. Pour juger de la qualité des marchandises transportées d'un pays dans l'autre, les deux rois promettaient d'établir dans les principaux ports de leurs royaumes une commission composée par moitié de marchands des deux nations. Mais le gouvernement français ne se pressa pas de nommer ses commissaires et les Anglais ne cessèrent pas de molester les marchands français. Bien que les deux États fussent en paix, le droit des gens de l'époque admettait que chacun des rois délivrât des lettres de marque à ceux de ses sujets qui avaient été lésés injustement par les sujets de l'autre et leur permit d'armer en course pour s'indemniser de leurs pertes. Les pirates, très nombreux surtout au nord de la Manche, se passaient d'autorisation. Le traité de Paris révoquait les lettres de marque ci-devant expédiées et défendait d'en expédier à l'avenir sans explications préalables entre les deux gouvernements. Il contenait l'engagement bilatéral de faire justice le plus tôt qu'il se pourrait des pirateries et déprédations. Mais ce temps ne vint pas pour la France. Henri IV n'était pas en mesure de se faire respecter sur mer. On le vit bien dans la Méditerranée. La marine de Marseille, qui, avant 1560, ne portait pas dans le Levant pour cent mille écus de marchandises, avait profité, après Lépante, du ressentiment des Turcs contre les Vénitiens. Elle alla chercher à Alexandrie d'Égypte, à Beyrouth et Tripoli de Syrie, les épices, les étoffes de soie, les tapis, les parfums de l'Extrême-Orient, qui recommençaient à arriver par voie de terre depuis que les Portugais, affaiblis, n'étaient plus en état de les détourner vers Lisbonne. Le beglierbey (vice-roi) d'Alger, Euldj-Ali, qui était aussi capitan pacha de la flotte turque, détestait les Espagnols ; il protégeait les navires français contre les Barbaresques. Mais Marseille ayant pris parti pour la Ligue, le sultan donna l'ordre de courir sus à cette alliée de l'Espagne. Après la mort d'Euldj-Ali (1587), des pachas triennaux (1587-1650) remplacèrent les beglierbeys et sous ces gouverneurs, qui avaient acheté leurs charges et n'avaient que trois ans pour s'indemniser et s'enrichir, la course prit toute son extension. Les Hollandais prirent la route de l'Inde et allèrent chercher les épices aux lieux d'origine ; Amsterdam succéda à Lisbonne comme entrepôt des produits de l'Extrême-Orient. Quand Marseille revint à Henri IV (1596), elle avait perdu tous les avantages des vingt dernières années. Henri IV envoya comme ambassadeur à Constantinople Savary de Brèves (1590), qui obtint en 1597 la confirmation des Capitulations et, en 1604, de nouvelles capitulations en 48 articles, où, pour la première fois, le sultan (c'était Ahmed Ier) reconnut au roi de France une sorte de patronage sur les Lieux Saints. Sauf les Vénitiens et les Anglais, tous les étrangers qui n'étaient pas en paix avec la Porte et n'y avaient pas d'ambassadeurs ne purent commercer en Turquie que sous la bannière et protection de la France. Défense était faite aux Barbaresques de s'attaquer aux Français. Les Corsaires n'obéirent pas. Ils venaient de détruire le Bastion de France, un comptoir que des marchands marseillais avaient fondé sur le golfe de Stora. Ils saisirent des navires français, emmenèrent les matelots et les passagers et débarquèrent même sur les côtes de Provence et de Languedoc pour y faire des esclaves. En 1604, on évaluait le nombre des captifs français d'Alger à 3 045 et à 1.000.000 de livres les pertes faites par les Marseillais et les Provençaux. Henri IV annonçait de grandes choses : il parlait de nettoyer les fies d'Hyères des pirates, d'y établir des chantiers maritimes, de créer une puissante marine, mais il laissait aux Marseillais le soin de se défendre. Ils furent obligés d'équiper deux gros vaisseaux pour escorter leur flotte de commerce et même d'armer en guerre leurs navires marchands. Malgré l'insécurité, le commerce du Levant se releva. Les Marseillais, renonçant à acheter en Syrie les épices, que les Hollandais allaient prendre aux pays de production, se rabattirent sur la soie, dont ils accaparèrent le commerce. Au lieu de 100 à 200 balles de soie, ils en importèrent 1.000 à 1.200. Avec quelque exagération, Savary de Brèves estimait que le commerce du Levant occupait mille vaisseaux et rapportait 30 millions de livres. Henri IV pensa à suivre les Hollandais en Extrême-Orient. En 1603, il autorisa un certain Gérard De Roy à fonder une compagnie qui entreprendrait le commerce des Indes Orientales moyennant un monopole de quinze ans. Mais les Provinces-Unies lui représentèrent le tort que cette compagnie ferait à leur Compagnie des Indes Orientales (fondée le 20 mars 1602) et l'engagèrent à exploiter les Indes Occidentales. Après avoir essayé sans succès de créer une Compagnie des Indes Occidentales, Henri IV revint sans plus de succès au projet de la Compagnie des Indes Orientales. Amsterdam garda le monopole des épices. IV. — LA COLONISATION. LE mouvement d'expansion, qui au XVIe siècle avait porté les Français au Brésil, en Floride, à Madère, se continua sous Henri IV. Mais l'échec de Villegagnon, de Laudonnière, de Ribault, la conclusion de la paix avec Philippe II (1598) firent abandonner tout projet d'établissement dans l'Amérique du Sud, et dans la partie de l'Amérique du Nord qui appartenait à l'Espagne. La colonisation se dirigea vers les pays situés au nord du 40° degré de latitude, et qui avaient été occupés par Verazzano, Cartier et Roberval, au nom de François Ier. Même pendant les guerres civiles, les parages des Terres-Neuves et les bancs poissonneux avoisinants n'avaient pas cessé d'être fréquentés par des pêcheurs basques, normands et bretons. Des marchands remontaient le Saint-Laurent jusqu'à Tadoussac pour troquer des menus objets de fabrication européenne contre des peaux de castor et autres fourrures. En 1598, le sieur de La Roche, gentilhomme breton, nommé lieutenant général du roi, partit pour le Canada ; il ne fit que toucher terre et revint. L'année suivante (1599), un capitaine de la marine du roi, Chauvin, et un habitant de Saint-Malo, Pontgravé, qui avaient obtenu le monopole du trafic sur la rivière Saint-Laurent, à la charge qu'ils habiteraient le pays et y feraient une demeure, choisirent malencontreusement, pour y établir leurs gens, l'escale humide et froide de Tadoussac. Après la mort de Chauvin, le gouverneur de Dieppe, Aymar de Chastes, qui avait rendu, non vendu, la ville à Henri IV, rêva comme dernière gloire d'aller coloniser la Nouvelle-France. Il envoya en avant Pontgravé et Samuel Champlain, capitaine de la marine du roi (1603), qui remontèrent le Saint-Laurent jusqu'au grand saut Saint-Louis. Aymar de Chastes étant mort avant de partir, Pierre de Gua, sieur de Monts, gentilhomme saintongeois, reprit le projet de peuplement. Il obtint le titre de lieutenant général en Acadie et le monopole du commerce pendant dix ans. Ancien compagnon de Chauvin, il avait conservé de Tadoussac et de la région du Saint-Laurent le souvenir d'un fâcheux pays, au rude climat. Aussi fit-il voile vers le sud à la recherche d'une région plus tempérée. Il pénétra dans la Baie française (baie de Fundy) et crut rencontrer dans l'île Sainte-Croix, à l'embouchure de la rivière du même nom, le lieu le plus favorable à un établissement. Mais il n'y avait pas à Sainte-Croix de source d'eau douce, le froid y était très rigoureux ; la plupart des colons périrent. Les survivants se transportèrent sur le bord opposé de la baie de Fundy, à Port-Royal (aujourd'hui Annapolis). Il fallut bientôt les ramener en France. De Monts, privé du monopole du commerce des fourrures, sur la plainte des marchands de pelleteries, n'avait plus les moyens de continuer la colonisation (1607). Un gentilhomme champenois, le sieur de Poutrincourt, qui avait commencé à Port-Royal de grands défrichements, alla trouver le roi et plaida si bien la cause de la Nouvelle-France, qu'Henri IV consentit à renouveler le privilège de De Monts pour un an. De Monts donna Port-Royal à Poutrincourt, qui le repeupla. Sur les conseils de Champlain, il se décida même à faire une habitation sur le Saint-Laurent, à Québec, où les plus gros navires, à 180 lieues de la haute mer, trouvaient encore assez d'eau pour les porter. Le Saint-Laurent coulant du sud-ouest, Québec était à peu près à la même latitude que la baie de Fundy et jouissait, à l'abri des vents du large, d'un climat moins rude. Le pays aux environs, entremêlé de bois et, de prairies, paraissait fertile. Dans les années qui suivirent, Champlain explora méthodiquement les alentours et poussa jusqu'aux grands lacs, auxquels le Saint-Laurent sert de déversoir. A la mort d'Henri IV, deux établissements durables avaient été fondés : Port-Royal et Québec (1608). A toutes ces tentatives le gouvernement n'avait accordé qu'un appui moral. Des particuliers avaient fait tout l'effort. à leurs dépens et à leurs risques. Cependant la politique coloniale n'était pas populaire. Sully, sur cette question comme sur celle des industries de luxe, représentait la moyenne d'idées de son temps : On ne retire jamais, disait-il, de grandes richesses des lieux situez au-dessous (lisez au-dessus) de quarante degrez. La grande objection qu'on faisait aux établissements dans le Nord, c'est qu'il n'y avait point de mines. Le gouvernement aurait bien voulu en découvrir. Les colons aussi en cherchèrent et n'en trouvèrent pas. Un compagnon de Poutrincourt, Marc Lescarbot, avocat au Parlement de Paris, qui a raconté en témoin les débuts de la Nouvelle-France, se louait de cet insuccès comme d'une bonne fortune. La plus belle mine que je sache, c'est du blé et du vin, avec la nourriture du bétail. Qui a de ceci a de l'argent... Au surplus, les mariniers qui vont de toute l'Europe chercher du poisson aux Terres-Neuves et plus outre... y trouvent de belles mines sans rompre les rochers, éventrer la terre, vivre en l'obscurité des enfers, car ainsi faut-il appeler les minières. Ils y trouvent, dis-je, de belles mines au profond des eaux, et au trafic des pelleteries et fourrures d'élans, de castors, de loutres, de martres, et autres animaux dont ils retirent de bon argent au retour de leur voyage. La Nouvelle-France se distinguerait aussi de la Nouvelle-Espagne par sa façon de traiter les Indigènes. Nous ne voudrions, déclare Lescarbot, exterminer ces peuples, icy comme a fait l'Hespagnol aux Indes. Poutrincourt veut les convertir non par la force des armes et la violence, mais par la prédication et les bons exemples. Les exemples n'étaient pas toujours bons. Les Français donnaient aux sauvages le spectacle de leurs discordes religieuses. De Monts, qui était protestant, avait emmené avec lui un prêtre et un ministre. J'ay veu, dit Champlain, le ministre et notre curé s'entrebattre à coups de poing sur le différend de la religion et vidoient en cette façon les points de controverse. Les catholiques mêmes ne s'entendaient pas ; et les suites de ce désaccord furent graves. Après la mort du Roi, les Jésuites, venus à Port-Royal, se brouillèrent avec Poutrincourt, et, faisant sécession, allèrent s'établir sur la limite des possessions anglaises, en un endroit qu'ils nommèrent Saint-Sauveur et où ils bâtirent un fort. Les Anglais prirent le fort (mars 1613) et, quelques mois après, poussèrent jusqu'à Port-Royal, qu'ils détruisirent (nov.). Des colons, les uns moururent de faim, les autres s'enfuirent chez les Indiens. Poutrincourt, désespéré, revint en France et mourut, pendant les troubles de la régence, devant Méry-sur-Seine qu'il assiégeait (1615). En toutes ces entreprises d'outre-mer, comme on le voit, le gouvernement n'est guère intervenu. Il a protégé la colonisation d'une façon aussi peu onéreuse que le commerce, l'industrie. On sent que Sully tient la caisse et favorise au plus bas prix possible. Il est hostile à tout ce qui coûte, aux œuvres de magnificence, aux aventures ; d'ailleurs l'état des finances ne permet pas les prodigalités. Aussi la meilleure part de la rénovation de la France revient à la France elle-même. Henri IV assurait l'ordre au dedans et la paix au dehors ; l'énergie de la nation faisait le reste. |
[1] SOURCES : Lettres missives, IV-VIII. Code Henri III. Fontanon, I et II. R. de Beaurepaire, Cahiers des Etats de Normandie sous Henri IV, I et II. Le Théâtre d'agriculture et Mesnage des champs d'Olivier de Serres, seigneur du Pradel, Paris, 1600. Registre des délibérations de la commission consultative sur le raid da commerce général et de l'establissement des manufactures dans le royaume... publié par Champollion-Figeac, Documents historiques inédits tirés des collections manuscrites de la Bibliothèque Nationale, IV, 1848, Coll. Doc. inédits. Sully, Mémoires des sages et royalles œconomies. Isaac Laffemas, Histoire du commerce de France, Archives curieuses, 1re série, XIV. Legrain, Décade contenant la vie et gestes de Henry le Grand, 1614. Palma-Cayet, Chronologie septenaire. Antoine de Montchrétien, Traicté de l'œconomie politique, dédié en 1615 au Roy..., éd. Th. Funck-Brentano, 1889. Du Mont, Corps diplomatique, V, 2e part. Relation des voyages de M. de Breves, 1628. Ambassade en Turquie de Jean de Gontaut Biron, baron de Salignac (1605 à 1610), publiée par le comte Th. de Gontaut Biron, 2 vol., 1888 et Samuel Champlain, Les Voyages de la Nouvelle-France occidentale dicte Canada, 1632. Marc Lescarbot, Histoire de la Nouvelle-France, 1618. P. Biard, Relation de la Nouvelle-France, 1616.
OUVRAGES A CONSULTER : Fagniez, L'Économie sociale de la France sous Henri IV, 1897 (notre principal guide). P. de Vaissière, Gentilshommes campagnards de l'ancienne France, 1903. Vaschalde, Olivier de Serres, 1886. Poirson, Histoire de Henri IV, III-IV. Ch. Pradel, Un marchand de Paris au XVIe siècle... (B. de Laffemas), Mémoires de l'Académie de Toulouse, 1889-1890. Paul Laffitte, Notice sur Barthélemy Laffemas, Journal des Économistes, mal 1876. Hauser, Le Colbertisme avant Colbert et la liberté du travail sous Henri IV. Lyon et Tours, 1596-1601, Revue bourguignonne, XIII, 1908. Henry Havard et Marius Vachon, Les manufactures nationales, Les Gobelins, la Savonnerie..., 1889. Vignon, Études historiques sur l'administration des voies publiques en France, 1862, I. Laffleur de Kermaingant, L'Ambassade de France en Angleterre sous Henri IV. Mission de Christophe de Harlay, comte de Beaumont, (1600-1606), 2 vol. Paul Masson, Histoire du commerce français dans le Levant au XVIIe siècle, 1897 ; du même, Histoire des Établissements et du Commerce français dans l'Afrique barbaresque (1560-1793), 1908. Donnassieux, Les grandes Compagnies de commerce, 1892. P. Charlevoix, Histoire de la Nouvelle-France, 1744, I. Gravier, Vie de Samuel Champlain, fondateur de la Nouvelle-France, 1567-1695, 1908. Rameau de Saint-Père, Une colonie féodale en Amérique : l'Acadie, I, (1604-1713), 1889. Le P. Carayon, Première mission des Jésuites au Canada, 1864.
[2] On sera peut-être surpris que le mérite de toutes ces mesures ne soit pas uniquement attribué à Sully, mais il ne faut pas perdre de vue que, sous Henri IV, le Conseil du roi était encore l'organe principal du gouvernement. Le surintendant — avec le Conseil de Direction des finances — préparait le travail, mais le Conseil du roi (Conseil d'État et des finances) gardait l'initiative et la décision. Il n'est donc pas toujours facile de distinguer l'œuvre personnelle de Sully. Mais il est certain qu'à partir de 1598 la plupart des mesures prises en faveur de l'agriculture durent être inspirées ou exécutées par lui.
[3] Sur la législation et l'exploitation des mines, voir Fagniez, L'Économie sociale, p. 38-86.
[4] Le temps passé, dit Laffemas, pour tanner les cuirs, ils (les ouvriers) demeuroient un an ou deux à les tanner ou corroyer ; aujourd'huy, ils n'y demeurent pas trois mois. — Tout ce qui se fait de fer en France ne vaut plus rien et se casse bien plus tost qu'il ne se peut user.
[5] Seuls les barbiers, chirurgiens et apothicaires étaient astreints à souffrir examen.
[6] Champollion-Figeac, IV, p. 1-331.
[7] Sully acheta la charge de voyer de Paris et la réunit à celle de grand voyer de France (mai 1603).