HISTOIRE DE FRANCE

TOME SIXIÈME. — LA RÉFORME ET LA LIGUE. - L'ÉDIT DE NANTES (1559-1608).

LIVRE IV. — HENRI IV.

CHAPITRE VIII. — DÉCLARATION DE GUERRE À L'ESPAGNE[1].

 

 

I. — CARACTÈRE NOUVEAU DE LA LUTTE.

JUSQUICI l'Espagne n'avait agi que comme auxiliaire de la à Ligue. En réalité, elle était trop puissante pour que les chefs de la Sainte-Union pussent être autre chose que ses serviteurs, mais, en droit, elle ne semblait pas combattre pour son propre compte. Henri IV, maitre de Paris et de la plus grande partie du royaume, et sûr de sa réconciliation avec le Saint-Siège, transforma la guerre civile en guerre nationale. Dans la Déclaration du 17 janvier (1593), qu'il fit faire à son de trompe et cry public aux provinces et frontières du royaume, il se disait résolu à combattre dorénavant le roi d'Espagne par terre et par mer, pour se venger des torts, offenses et injures qu'il recevait de lui.

Il poussa le duc de Bouillon contre le Luxembourg et fit envahir la Franche-Comté par les troupes lorraines qu'il avait prises à son service. Il comptait probablement sur le succès de cette double attaque pour couper en deux endroits la route militaire qui reliait le Milanais au Pays-Bas et pour forcer les armées espagnoles à faire un long détour par la Suisse et l'Allemagne. Pendant que D'Haussonville et Tremblecourt, avec les auxiliaires lorrains, prenaient Vesoul, Biron, en Bourgogne, appuyait avec une petite armée les entreprises du parti royaliste et occupait une à une les places fortes du grand fief de Mayenne. Il secourut les habitants de Beaune, qui avaient chassé leur garnison ligueuse et s'empara du château après un siège de trois mois (5 février). Sa présence encouragea la défection de Nuits et d'Autun. Senecey livra Auxonne. Dijon, la capitale de la province, n'était plus contenue que par la terreur. Le Roi se disposait à aller lui-même en Bourgogne et il y donnait rendez-vous aux forces que Montmorency, créé connétable, lui amenait de son gouvernement du Languedoc. Mais les progrès du duc de Nemours empêchèrent le mouvement de concentration. Nemours s'était évadé du château de Pierre-Encize, où les Lyonnais l'avaient emprisonné. Avec 3.000 Suisses que le duc de Savoie lui envoya, il courait le Beaujolais, le Forez et le Lyonnais. Vienne était sa place d'armes et lui gardait le passage du Rhône. Montmorency interrompit sa marche ; il profita de l'absence de Nemours pour se faire livrer Vienne et les villes de Thoissey, de Feurs et de Montbrison (23 avril). Il alla ensuite prendre et fortifier Montluel pour barrer la route de Lyon au duc de Savoie. Ces succès des royalistes ruinèrent Nemours, qui mourut miné par la fièvre et par le chagrin (15 août 1595).

Le connétable de Castille, Velasco, gouverneur du Milanais, avait passé les Alpes et s'était porté au secours de la Franche-Comté. Son armée, forte de 3.000 chevaux et de 15.000 hommes de pied, refoula les Lorrains et enferma Tremblecourt dans Vesoul, où il ne tarda pas à capituler. Mayenne rejoignit les Espagnols et les décida à franchir la Saône, pour aller occuper Dijon qui menaçait de lui échapper. Les habitants avaient pris les armes pour le Roi ; Biron, qu'ils avaient appelé à leur aide, avait refoulé la garnison ligueuse dans le château et obligé le vicomte de Tavannes à s'enfermer dans Talant. Henri IV, informé de la révolte des Dijonnais et des mouvements de Velasco, arriva à grandes journées.

Il résolut de ne pas attendre l'attaque des Espagnols sous les murs de la ville et de retarder leur marche, afin de donner à ses troupes le temps de prendre le château. Il partit de Dijon, le 5 juin, à quatre heures du matin, avec 1.000 chevaux et 500 arquebusiers montés, mais, à Lux, il prit les devants avec quelques centaines de cavaliers et marcha rapidement vers Fontaine-Française, où il donna rendez-vous au gros de sa troupe. D'Haussonville et ses Lorrains furent lancés en avant-garde pour relever la position des Espagnols. Le Roi n'était pas encore parvenu à Fontaine-Française, lorsqu'on lui signala l'approche d'une troupe ennemie. Biron partit en reconnaissance avec sa compagnie ; il chassa soixante cavaliers postés sur une colline au delà de Fontaine et arriva à temps pour recueillir D'Haussonville et ses batteurs d'estrade, que pressaient deux ou trois cents chevaux. La faiblesse de ces détachements trompa Biron ; il crut n'avoir affaire qu'à des éclaireurs et fit dire au Roi de venir le joindre pour les attaquer. Mais il avait à peine expédié ce message qu'il vit au loin surgir les rangées de piques ; c'était l'armée espagnole.

Il se replia, mais il fut poursuivi par la troupe qui avait poussé D'Haussonville et par un autre escadron de 500 cavaliers. Le baron de Lux, qui couvrait sa retraite avec vingt hommes, fut obligé de faire front, eut quatre hommes tués et fut renversé de cheval. Biron tourna pour le secourir et fut vigoureusement ramené ; il reçut à la nuque un coup de coutelas. Une compagnie que le Roi envoya à son aide prit peur et s'enfuit. Seule, la contenance de l'escadron royal arrêta les poursuivants. Le danger que courait Henri IV était grand. Les troupes qu'il avait quittées à Lux n'avaient pas encore rallié ; il n'avait été rejoint que par une compagnie, tandis que les forces espagnoles croissaient à vue d'œil. A la cavalerie qui avait mis Biron en déroute, étaient venus s'ajouter cinq escadrons ; et Mayenne apparaissait à son tour avec 300 chevaux. La fuite était encore possible ; les compagnons du Roi l'engageaient à se retirer, mais il refusa de reculer. Les Français étaient un contre cinq ; une bravoure folle pouvait seule les sauver. Ce prodige se fit.

Henri chargea avec une telle furie qu'il rompit le premier escadron, et, se jetant sur le second, il le rompit aussi. Avec quelque vingt-cinq compagnons, qui lui restaient, il fournit une nouvelle charge contre 150 chevaux. Il s'exposa comme le plus jeune de ses gentilshommes. Les ennemis s'enfuirent en désordre et cherchèrent un refuge parmi les gens de pied et derrière les escadrons qui n'avaient pas encore donné. L'honneur était sauf. Le roi de France pouvait faire retraite. Ses troupes de renfort commençaient à arriver : il fit front, en reculant, à 1.500 chevaux, qui n'osèrent pas le serrer de trop près. Mayenne pressa Velasco de faire avancer son infanterie et d'accabler la petite troupe victorieuse. Comme le duc de Parme au combat d'Aumale, l'Espagnol ne put croire que le Roi se Mt aventuré, comme un simple batteur d'estrade, sans être épaulé par une armée et il ne voulut pas s'engager à fond. La cavalerie même refusa le combat que lui offraient les troupes royales, maintenant presque au complet, quoique toujours inférieures en nombre (5 juin) : L'affaire avait été chaude, non sanglante ; il n'y eut qu'une soixantaine de morts des deux côtés, mais les conséquences furent considérables. Le lendemain les Espagnols repassèrent la Saône et abandonnèrent les ligueurs de Bourgogne à leur sort. Mayenne, outré de cette désertion, quitta l'armée du Connétable et ne songea plus qu'à faire sa paix avec le vainqueur. Il autorisa même les commandants des châteaux de Dijon et de Talant à traiter.

Libre de ses mouvements, Henri IV porta la guerre sur le territoire ennemi. Il entra en Franche-Comté, sans essayer de forcer le Connétable dans son camp retranché de Gray, et courut tout le plat pays. Les soldats ramassèrent un butin immense. Il y en avoit qui se faisoient en ce voyage tout d'or. Le Roi se voyait déjà maitre de la province ; il somma la garnison suisse catholique de Salins de lui livrer la ville, mais l'intervention des Cantons protestants (alliés de la France) rabattit ses espérances ; ils lui rappelèrent la neutralité dé la Franche-Comté et l'invitèrent à la respecter. Il céda de bonne grâce, consentit à ramener ses troupes, et conclut à Lyon, le 22 septembre, un traité qui renouvelait ces garanties.

Il eût pu mieux employer au Nord les trois mois qu'il avait perdus à cette dévastation infructueuse et au règlement éphémère des affaires du Dauphiné et de la Provence. Bouillon, après avoir remporté quelques succès dans le Luxembourg, avait été forcé de repasser la frontière. Les puissances protestantes refusaient leur concours. Les Provinces-Unies et l'Angleterre rappelèrent leurs troupes (avril-février 1595). La conversion d'Henri IV avait refroidi le zèle d'Élisabeth, et les progrès de la pacification excitaient sa jalousie. Elle trouvait que la France se relevait trop vite.

Il n'y avait plus dans la région de l'Oise et de la Somme que trois places qui n'eussent pas fait leur soumission au Roi, Ham, La Fère et Soissons. Les Français gagnèrent le commandant du château de Ham, le sieur d'Orvillier, et se glissèrent du château dans la ville. Les Espagnols, qui la gardaient, barricadèrent les rues et, pendant douze heures, ils disputèrent le terrain pied à pied. Le feu prit aux maisons ; la flamme faisoit tresbucher la victoire ores d'un costé, ores de l'autre, selon que le vent souffloit. L'arrivée du comte de Saint-Pol acheva la défaite de la garnison, qui fut égorgée sans merci (21 juin).

Ce fut l'unique succès de l'armée royale. A la mort de l'archiduc Ernest (21 fév.), le gouvernement des Pays-Bas avait été donné au comte de Fuentes, grand seigneur et grand capitaine, qui avait toutes les qualités d'un homme de guerre et d'un homme d'État, l'activité, l'énergie, l'autorité personnelle. Il réorganisa l'armée qui, n'étant ni payée ni nourrie, était éparpillée par la maraude, décimée par la maladie, énervée par l'indiscipline. Les soldats recommencèrent à toucher leur solde et réapprirent à obéir. Cette admirable infanterie, dès qu'elle sentit la main d'un chef, se montra digne de son passé.

Fuentes arriva trop tard pour sauver Ham, mais il prit bientôt sa revanche. Il occupa Le Catelet (25 juin), feignit une attaque sur Péronne et, tournant brusquement au nord, investit Doullens, un des boulevards de la frontière. Quinze cents Français eurent le temps de se jeter dans la place. Le Roi chargea le duc de Nevers, son lieutenant général, de rassembler et de faire avancer une armée de secours. Mais le duc de Bouillon, le comte de Saint-Pol et l'amiral de Villars-Brancas, qui avaient amené la noblesse de Normandie, n'attendirent pas l'arrivée de Nevers. Ils résolurent d'attaquer les assiégeants avec quinze cents chevaux et de jeter un secours dans la place. Fuentes marcha à leur rencontre ; il avait confié l'infanterie au Lorrain Rosne, l'un des maréchaux de la Ligue et le meilleur capitaine du parti, et avait pris le commandement de la cavalerie. Quand Bouillon et Saint-Pol aperçurent l'armée espagnole, ils se lancèrent sur elle. Leur première charge fut si rude qu'ils renversèrent l'avant-garde sur le premier escadron, mais leurs chevaux épuisés ne purent fournir une seconde course. Les chevau-légers, les arquebusiers à cheval, les prirent en flanc ; l'infanterie les foudroya d'une salve qui fit paraître tout un enfer de flammes au milieu des blés. Il fallut battre en retraits et abandonner les gens de pied à la fureur des ennemis.

Ce n'était que la moitié du désastre. Villars-Brancas, qui couvrait la retraite, avec la noblesse de Normandie, serré de près par la cavalerie espagnole, se retourna, rompit les escadrons qui le poursuivaient, mais il trouva derrière eux de nouveaux ennemis. Sa cavalerie s'enfuit ; son cheval se renversa sur lui. Les soldats espagnols étaient en train de se disputer ce prisonnier, qui promettait de se racheter à prix d'or, lorsque le payeur général Contreras reconnut l'ancien transfuge de la Ligue et lui fit casser la tête d'un coup de pistolet.

Les Français laissèrent sur le champ de bataille presque tous leurs gens de pied et six cents gentilshommes (24 juillet). Nevers, qui n'avait plus les moyens de faire lever le siège, se borna à couvrir les villes de la Somme. Le gouverneur de Doullens, d'Harancourt, ne sut ni combattre ni capituler à propos. Le 31 juillet, Fuentes fit battre un bastion du château et, par la brèche ouverte, ses soldats se glissèrent dans la ville où ils firent main basse sur la garnison et les habitants. Ils tuèrent plus de quatre mille personnes. Mais qu'y faire, dit le capitaine espagnol qui raconte l'événement ; s'il y en avait moins eu, on en aurait moins tué.

Fuentes, sans perdre de temps, assiégea Cambrai. Les villes d'Artois et du Hainaut, qui avaient beaucoup à souffrir des courses de la garnison, lui fournirent de l'argent et des renforts ; il eut jusqu'à 5.000 pionniers et put mettre en batterie 72 canons. Malgré ces forces considérables, il n'aurait pas réussi à prendre la ville, si les habitants, par haine de Balagny, leur gouverneur, n'avaient débauché les Suisses de la garnison et ne lui avaient ouvert les portes.

La citadelle, où les Français s'étaient retirés, capitula le 7 octobre (1595).

 

II. — LES DERNIERS LIGUEURS SOUMISSION DE MAYENNE.

POURTANT ces défaites n'arrêtaient pas le mouvement qui, depuis l'abjuration, ramenait au Roi les derniers ligueurs. Et même le contraste entre les succès de l'Espagne et la défection de ses anciens alliés prouve une fois de plus quelle part il convient de faire dans la Ligue au sentiment religieux. Sans attendre la nouvelle de l'absolution, Bois-Dauphin avait fait sa soumission (août 1595) ; il livra Château-Gontier et Sablé et reçut le titre de maréchal de France. Il n'avait jamais eu, disait-il, d'autre volonté que d'obéir à son roi, naturel français, étant (quand il serait) de la religion catholique. Mayenne lui-même faisait sa paix. Le 28 octobre, il écrivit à Henri IV pour solliciter sa bonne grâce. Il ne voulait plus penser qu'à être fidèle et à servir comme un obéissant sujet. Le Roi fit au chef de la Ligue les plus larges concessions : par l'édit de Folembray, il lui accorda pour six ans trois places de sûreté : Chalon-sur-Saône, Seurre et Soissons, le gouvernement de l'Île-de-France (moins Paris) et une indemnité de 2.640.000 livres. Les considérants de l'édit sont très remarquables. Mayenne y était loué de n'avoir, ni dans la bonne, ni dans la mauvaise fortune, permis le démembrement du royaume. Sa conduite était excusée par son zèle pour la religion. Le Roi protestait qu'il vivrait et mourrait en la foi catholique, apostolique et romaine ; et même son intention était de procurer à l'advenir le bien et l'avancement de la  religion catholique de tout son pouvoir et avec le soin et mesme affection que les rois ses prédécesseurs. C'était la justification de Mayenne et de la Ligue. Et quand Henri IV déclarait que le chemin de son salut avoit aussi esté celui qui avoit esté le plus propre pour gagner et affermir les cœurs de ses sujets, ne reconnaissait-il pas la victoire que les ligueurs politiques, à la fois catholiques et patriotes, avaient remportée sur les partisans exclusifs du droit dynastique ? Aussi bien, à ce moment, les conseillers les plus écoutés du Roi sont des catholiques ardents, comme Cheverny, ou des ligueurs de la veille, comme Villeroy.

Mayenne avait fait admettre au bénéfice de cet édit de pacification, de grâce et de rémission les seigneurs, les princes et les villes qui suivaient encore son parti. Mercœur et d'Aumale persévérèrent dans la révolte, mais la plupart des chefs firent leur accord. Le marquis de Saint-Sorlin, frère et héritier du duc de Nemours, livra Montbrison en Forez et Ambert en Auvergne. Le duc de Joyeuse lui-même qui, en avril 1595, avait encore soulevé la populace et les moines contre les royalistes et forcé le parlement de Toulouse de se retirer à Castel-Sarrazin, se décida aussi à faire sa soumission. Les marquis de Villars et de Montpezat, qui commandaient en Guyenne, suivaient cet exemple. Le Roi accepta sans marchander les conditions qu'ils lui firent.

Si Philippe II ne pouvait plus songer à conquérir la France, il ne désespérait pas encore de la démembrer. Il trouvait des complices dans les passions des derniers ligueurs, comme dans les ressentiments de certains grands seigneurs royalistes. Le duc d'Épernon, qui avait soulevé contre lui les ligueurs et les royalistes de Provence, était de ces mécontents. Henri IV hésita longtemps à rompre avec ce chef redoutable, maitre de Toulon, de Brignoles, de Grasse et qu'il savait en relations secrètes avec le duc de Savoie et le roi d'Espagne. Il finit par céder aux sollicitations des Provençaux et lui donna pour successeur le jeune duc de Guise, dont le choix symbolisait la réconciliation des partis. Cette politique habile réussit : Sisteron et Riez ouvrirent leurs portes au nouveau gouverneur. Mais d'Épernon traita avec l'Espagne et s'engagea (10 novembre 1595) à faire la guerre au prince de Béarn. Philippe II comptait sur une autre intrigue pour lui livrer Marseille. Le consul Casaulx et le viguier Louis d'Aix, ardents ligueurs, complotaient d'introduire dans la ville une garnison espagnole, mais un des capitaines de la milice, Pierre Liberta, souleva la population contre les traîtres et ouvrit les portes aux troupes royales (17 février 1596).

Guise atteignit D'Épernon à Vidauban et le força à passer l'Argens à la nage, avec perte de son bagage. D'Épernon se soumit. Il réussit à se faire donner par les États de la province une bonne somme pour la débarrasser de ses soldats. Henri IV lui laissa ses gouvernements d'Angoumois et de Saintonge et lui promit même le gouvernement du Limousin.

Le parti savoyard ne comptait plus en Provence. Dans ses États, Charles-Emmanuel se défendait mieux. Il avait repris à Lesdiguières Cavour et Briqueras et il négociait avec Henri IV la cession du marquisat de Saluces. Pour en finir avec lui, Lesdiguières résolut de conquérir la. Savoie. A travers les montagnes encore couvertes de neige, il envahit la Maurienne (juin 1597). Mais il avait affaire à un adversaire qui ne s'avouai aurais vaincu. Le Duc parut avec une nombreuse armée dans la vallée du Grésivaudan et construisit, sur la rive droite de l'Isère, le fort Barraux, qu'il décora du nom de Saint-Barthélemy pour narguer les protestants dauphinois. Lesdiguières reprit la forteresse (14 mars), mais il perdit la Maurienne.

C'était avec les renforts espagnols du Milanais que Charles-Emmanuel guerroyait dans les Alpes. En Bretagne, Philippe II soutenait Mercœur, son allié et son concurrent. Aussi entre le chef ligueur et D. Juan del Aguila, commandant des troupes espagnoles, les défiances étaient grandes. Quand le maréchal d'Aumont, envoyé par Henri IV, investit les cl-Meaux de Morlaix, Mercœur appela à l'aide Aguila, qui ne bougea pas. Quand les royaux allèrent assiéger le fort de Crozon, que les Espagnols avaient élevé pour surveiller Brest et la rade, ce fut Mercœur qui refusa ses soldats. Le maréchal emporta la forteresse et massacra la garnison (octobre-novembre 1594). Ainsi fut rompu le dessein qu'avait formé Philippe II d'occuper Brest et de s'assurer un nouveau point de ravitaillement et d'étape sur la route des Pays-Bas.

La mort du maréchal d'Aumont (19 août 1595) et le départ des auxiliaires anglais (février 1595) arrêtèrent les progrès de l'armée royale. Mercœur projetait de porter la guerre dans l'Anjou, le Poitou et le Maine ; Aguila ne voulut pas passer la Loire ; il ne songeait qu'à s'établir solidement dans la province. Les Espagnols menaçaient Saint-Nazaire et se massaient aux portes de Nantes ; ils paraissaient plus décidés à agir contre Mercœur qu'avec Mercœur. La guerre réduite à des courses tournait au brigandage. Tout ce pays, disaient de la Bretagne les Espagnols, est une forêt de voleurs (saltcadores). Dans l'Anjou, le Maine, le Poitou, comme en Bretagne, ligueurs et royalistes pillent et tuent, mais les ligueurs se distinguent. Ils pendent les prisonniers ; ils les attachent aux ailes des moulins ; ils les brûlent ; ils les font mourir de faim ; ils jettent les vivants dans les basses-fosses où pourrissent les cadavres. Pierre Le Cornu, gouverneur de Craon, multiplie les meurtres et les complique de guet-apens. Les trois Saint-Offange, de leurs repaires de Saint-Symphorien et de Rochefort, battent les routes et écument la Loire. Ils blessent ou tuent une soixantaine de huguenots paisibles qui allaient au prêche de La Châtaigneraie (1595). Ils installent à Rochefort une chambre ardente, qui laisse aux prisonniers protestants le choix entre le feu et la messe. Mais, à l'occasion, ils pillent les monastères et massacrent les religieux. Le légendaire baron de Fontenelle, Guy Éder de Beaumanoir, surprend la ville, alors importante, de Penmarch, fait tuer tous les hommes et violer toutes les femmes au-dessus de dix-sept ans. Ce bandit s'attaquait de préférence aux paysans ; il en fit mourir, dit-on, plus de 5000. Il défendait sous peine de mort de les ensevelir. L'odeur des cadavres, déclarait-il, était suave et douce.

 C'est par ces forfaits que finissait la Ligue dans les régions les plus obstinément fidèles au parti. Mercœur ne se décida à traiter que lorsqu'Henri IV, au commencement de 1598, marcha contre lui. Grâce à l'entremise de Gabrielle d'Estrées, il se tira de l'aventure sans trop de dommage : il reçut une forte indemnité et une grosse pension. Il est vrai qu'il fut obligé de fiancer sa fille et unique héritière au bâtard du roi, César de Vendôme, et de laisser à son futur gendre le gouvernement de la Bretagne.

 

III. — LA PAIX DE VERVINS.

AVANT même la soumission de Mercœur, il semblait que le Roi, réconcilié avec la plupart des chefs de la Ligue, fût en état d'en finir avec l'Espagne par quelques succès éclatants. Et pourtant, en 1596 et en 1597, les Français, sauf dans la guerre d'escarmouche où ils excellaient, se montrèrent bien inférieurs à leurs adversaires.

Pour fermer la route des Pays-Bas à Paris, Henri IV assiégea La Fère, que les Espagnols occupaient. La place était entourée de marais qui en rendaient les approches très difficiles. Les assiégeants barrèrent le cours de l'Oise et accumulèrent derrière une levée une masse énorme d'eau qu'ils lâchèrent un jour sur la ville pour la submerger. Ils ne réussirent qu'à noyer les quartiers bas et à obliger les habitants à se loger, pour quelque temps, au premier étage des maisons. La famine seule, après un long siège de six mois, décida la garnison à se rendre (novembre 1595-mai 1596).

A Calais, les Espagnols furent plus expéditifs. Là commandait un sieur de Vidossan, qui avait eu la survivance de son oncle. L'oncle et le neveu, pendant quarante ans, n'avaient eu qu'un seul souci, dépenser le moins d'argent possible aux fortifications, entretenir le moins de soldats possible et tirer le plus d'argent possible de leur charge. L'ancien ligueur Rosne, passé au service de l'Espagne, résolut d'en profiter. Avant que les troupes françaises de la frontière eussent soupçon de son projet, il paraissait devant la place et s'emparait des faubourgs. Le nouveau gouverneur des Pays-Bas, l'archiduc Albert, suivit avec le gros de l'armée. Vidossan, surpris, perdit la tète et se retira dans la citadelle, où la population chercha aussi un refuge. Les assiégeants entrèrent dans Calais (17 avril 1596), n'y trouvèrent personne et firent un butin de plus de 1.500.000 écus. Quelques jours, après ils prirent la citadelle et massacrèrent la garnison (24 avril).

Le gouverneur d'Ardres, Du Bois d'Annebont, était en puissance d'une épouse avaricieuse, qui, pour sauver ses économies, l'obligea à capituler, sans courir les risques d'un assaut. Une garnison de 1.200 hommes abandonna à l'ennemi une ville où le canon n'avait pas encore fait brèche (23 mai 1596).

Pour réparer ces échecs, Henri IV avait besoin d'argent, et il n'en avait pas. Les recettes, très inférieures aux dépenses, rentraient mal ; il n'y avait pas au trésor 25.000 écus. Le Roi fit appel à la nation. Il ne convoqua pas les États généraux dont le nom lui rappelait les audaces de la Ligue ; il désigna et réunit en assemblée de notables 9 prélats, 19 gentilshommes et 52 magistrats, trésoriers de France, maires et échevins. Il s'agissait, disait-il dans la lettre de convocation, de recouvrer ailleurs ce qui ne se trouvera en nos finances et de l'aider à lever une armée, qui empêcherait l'ennemi de ravager le plat pays et de saccager les villes comme bon lui semblerait.

Il se déclarait prêt à appliquer les réformes que les notables voudraient introduire dans l'administration financière et promettait d'y apporter autant de bonne volonté qu'ayt jamais faict prince qui ayt porté ceste couronne.

Cette condescendance, qui n'était pas dans les traditions de la royauté, témoignait de l'extrême nécessité où il était réduit. Dans le discours qu'il prononça, le 4 novembre 1596, à la séance d'ouverture, il déploya toutes les séductions de sa bonne grâce. Je ne vous ay point appelez, disait-il aux notables, comme faisoient mes predecesseurs pour vous faire approuver leurs volontez, je vous ay assemblez pour recevoir vos conseils, pour les crere (croire), pour les suivre, bref pour me mettre en tutelle entre vos mains, envie qui ne prend gueres aux Roys, aux barbes grises et aux victorieux.

L'assemblée vota une taxe d'un sol par livre sur toutes les marchandises vendues ; elle ajourna à un an le paiement des gages dus aux officiers de justice et finances.

Le nouvel impôt ne pouvait procurer de ressources qu'à longue échéance et les besoins étaient urgents. Il fallut recourir aux expédients, emprunts forcés, chambre ardente, poursuites contre les trésoriers, édits bursaux, créations d'offices. Le Roi se fit prêter, sans admettre d'excuse, 300.000 écus par les membres du Parlement et les bourgeois les plus aisés de Paris. Il vendit l'impunité moyennant 1.200.000 écus aux financiers que leurs vols rendaient justiciables de la chambre ardente ; il vendit des charges de judicature et de finances pour une somme égale.

Ces créations d'offices soulevèrent la plus vive opposition dans le parlement de Paris. Le Roi employa raisons et caresses pour convaincre les magistrats. A bout d'arguments, il les menaça d'aller en Flandres se faire donner possible quelque coup de pistolle ; et lors ils sçauroient à leurs despens que c'estoit que de perdre un Roy. Le Parlement refusa encore d'enregistrer l'édit ; il fallut lui forcer la main dans un lit de justice. Le parlement de Rouen se montra encore plus intraitable. Les restes de la Ligue s'agitèrent ; il y eut un complot pour livrer la ville aux Espagnols. L'opposition était si menaçante que le Roi se résigna à réduire de moitié la cotisation qu'il demandait à la ville de Rouen et le nombre des charges qu'il se proposait de créer.

Il cherchait de tous côtés des alliés. Déjà quand les Espagnols avaient attaqué Cambrai (août 1595), il avait député auprès d'Élisabeth M. de La Barrauderie pour la prier de secourir la ville. La Reine avait répondu froidement que de longtemps elle n'avoit travaillé que pour autruy sans pancer à elle. En ce moment, elle préparait une attaque contre les ports espagnols. Sa lettre à Henri IV était plus cordiale : En tout que puis, écrivait-elle, avecq la commodite de mon estat et considération de mon peuple n'auray moins soing de vostre conservation que la mienne. Mais, parmi les villes que le Roi lui montrait menacées par la prise de Cambrai, elle s'étonnait comme la ville de Calais lui a eschappé la plume. Il est vrai qu'elle y pensait pour lui. Son ambassadeur à Paris avait pour instruction de refuser tout secours sinon à la charge et condition qu'il (le Roi) soit content de nous asseurer, soubz sa main privée ou par chiffre ou autrement, que telle part de nos forces soient receues dans ladite ville de Calais, qu'ilz (ces forces) puissent estre bastans pour asseurer la ville contre tous attentatz et suffisans pour s'asseurer eux-mesmes (elles-mêmes) contre toutes praticques et escornes. Henri IV avait placé dans Calais deux compagnies hollandaises ; il refusa d'y introduire des soldats anglais.

L'année suivante (1596), aussitôt qu'il sut la prise des faubourgs de Calais par les Espagnols, il fit partir pour l'Angleterre (18 avril) Sancy, chargé de représenter la nécessité, ou d'une réconciliation de la France avec l'Espagne, ou d'une action commune de l'Angleterre et de la France aux Pays-Bas afin de se deslivrer du voisinage de Philippe II. Mais l'ambassadeur devait ôter à Élisabeth toute espérance d'obtenir Calais ; plutôt que de la lui céder, le Roi aimait mieux la perdre ou traiter avec Philippe II. Élisabeth offrit de la secourir à condition de la garder. Henri refusa encore. La citadelle fut prise (24 avril).

Pour empêcher un rapprochement entre la France et l'Espagne, Élisabeth consentit, au moins sur le papier, à une ligue offensive et défensive, que le duc de Bouillon, adjoint à Sancy, venait lui proposer. Deux traités furent signés à Greenwich le 24 et le 26 mai (1596), le premier public, le second secret et qui infirmait presque l'autre. En effet, Bouillon et Sancy accordaient le 26 que la Reine, à cause de ses grandes affaires, assisterait le Roi, non comme il avait été arrêté le 24, de 4.000 hommes dont elle avancerait la solde, mais seulement de 2.000 hommes avec quatre mois de paie, et encore ces 2.000 hommes ne pouvaient être employés que pour mettre en garnison dans les villes de Boullongne et de Monstreul ou près de la personne du roy, lors qu'avec son armée il sera en Picardie prosche de la coste de la mer. Bien plus, les plénipotentiaires français reconnaissaient que l'article du traité du 24 mai, où il était question de dresser au plutôt une armée composée de forces communes, n'avait été inséré que pour la reputation de la ligue et non pour obliger la Royne à aucune despence pour dresser à present le dict corps d'armée. Tout le secours d'Élisabeth se réduisait à ces 2.000 hommes et à un prêt de 20.000 écus à rembourser en septembre prochain. Elle obtenait en échange la promesse que la France ne ferait avec l'Espagne ni paix ni trêve sans son consentement et celui des Provinces-Unies. Henri IV n'était pas en situation de marchander les engagements. Les Hollandais lui prêtèrent 450.000 florins et promirent de lier, l'année suivante, leurs opérations aux siennes. Les ambassadeurs n'obtinrent rien de l'Allemagne protestante, où la conversion du Roi, la haine des luthériens pour les réformés, et la mort de Jean Casimir (1592), de l'électeur de Saxe, Christian Ier (1591), et du landgrave de Hesse, Guillaume le Sage (1592) avaient grandement affaibli la cause française.

Avec les ressources qu'il s'était procurées et les auxiliaires dont il disposait, Henri IV méditait de prendre l'offensive et d'assiéger Arras, capitale de l'Artois. Il avait choisi comme place d'armes Amiens et il y accumulait l'artillerie, la poudre, les approvisionnements. Il aurait bien voulu aussi adjoindre des Suisses aux milices bourgeoises, pour veiller sur l'équipage du siège, mais les habitants se refusaient à recevoir une garnison. Le gouverneur espagnol de Doullens, Fernand Tello Portocarrero, informé de ces grands préparatifs et de l'insuffisance de la garde, s'empara par surprise (11 mars 1597) de cette ville forte, qui fermait la Somme et couvrait Paris. Le Roi était tout occupé des folies de la mi-carême, quand cette terrible nouvelle arriva. Il plia d'abord sous le coup ; la capitale était menacée ; la pacification du royaume compromise. Il ne manquait pas de gens pour se réjouir secrètement de ce désastre ; même quelques ligueurs se réunirent dans une taverne de la rue de la Huchette pour boire à la santé du roi d'Espagne. Et le Roi n'avait pas d'argent pour entrer en campagne. Sa détresse était si grande qu'il offrit à Élisabeth, si elle voulait doubler le chiffre du contingent anglais, de lui céder Calais à condition toutefois qu'elle la gardera, comme appartenante à la couronne de France et pour gaige d'argent prêté et à prêter, jusques à l'entier rembourcement. Mais, s'il s'abattait facilement, il se relevait vite. C'est assez fait le roy de France, il est temps de faire le roy de Navarre. Il courut en Normandie rassurer les villes que le voisinage de l'ennemi épouvantait. Le maréchal de Biron, chargé d'investir Amiens, commença la circonvallation du côté de la Flandre, par où les ennemis pouvaient recevoir du secours. Toutes les troupes qui étaient disponibles furent acheminées vers Amiens ; le ban et l'arrière-ban furent appelés. Le parti protestant boudait, mais la noblesse catholique n'en montrait que plus de zèle. La place, battue de 45 canons, ne pouvait résister longtemps si elle n'était secourue ; le cardinal Albert d'Autriche essaya de la débloquer. Son armée comptait 4.000 chevaux et 15.000 fantassins et s'avançait en bel ordre, l'artillerie en tête, et l'infanterie protégée par le retranchement des chariots. Les Espagnols naturels donnèrent avec tant de vigueur que, s'ils avaient poussé leur pointe, ils forçaient les lignes. Mais l'artillerie française commença le feu ; le Cardinal craignit de s'engager à fond et fit sonner la retraite. Le lendemain, de grand matin, il reprenait le chemin des Pays-Bas (16 septembre). Les assiégés n'avaient plus qu'à se rendre et ils obtinrent de capituler avec les honneurs de la guerre (25 septembre).

Le siège d'Amiens avait duré six mois ; pendant six mois, l'avenir du Roi et du pays avait paru lié au sort d'une ville. Aussitôt qu'elle fut prise, l'armée, écrit Henri IV, se débanda. J'avois jeudy au soir cinq mille gentilzhommes, samedi à midi je n'en ay pas cinq cens. De l'infanterie ce debandement est moindre, bien que tres grand. La France s'était ressaisie pour ce grand effort, mais les volontés étaient lasses. L'argent manquait ; les parlements refusaient aussi âprement les subsides quand l'Espagnol était dans Amiens que s'il avait été à Bruxelles. Il était temps d'en finir. Si la tentative de Philippe II pour conquérir la France avait échoué, Henri IV n'était pas en état de se venger et de rendre coup pour coup.

L'Espagne aussi était à bout de ressources ; les Anglais et les Hollandais pillaient ses colonies, détruisaient sa marine, et ravageaient ses côtes. Ce contraste entre la ruine des puissances catholiques et la prospérité des puissances protestantes préoccupait le Pape, qui, déjà en 1595, avait envoyé le cardinal neveu Giovanni Francesco Aldobrandini en Espagne pour recommander au Roi catholique la cause de la paix (1593). Il fallut la reprise d'Amiens et le pressentiment d'une mort prochaine pour convaincre Philippe II de la vanité de ses ambitions. Bonaventura Calatagirone, général des Cordeliers, eut plus de succès qu'Aldobrandini et, sous les auspices de la papauté, les négociations commencèrent à Vervins. La France était représentée par Pomponne de Bellièvre et Nicolas Brûlart, sieur de Sillery ; l'Espagne par le franc-comtois Jean Richardot, par Jean-Baptiste de Taxis et Verreichen.

Le traité de paix, longtemps disputé, souvent rompu, parfois desespéré, fut enfin signé le 2 mai 1598. Le nonce du Pape, Alexandre de Médicis, qui avait suivi à Vervins les plénipotentiaires français, pouvait se féliciter d'avoir contribué à cet heureux résultat. Le traité de Vervins rétablissait les clauses du traité du Cateau-Cambrésis. Le roi de France recouvrait Le Blavet, Ardres, Doullens et Calais. Il souffrait que le traité contint l'affirmation des prétentions de Philippe II et de ses enfants à l'héritage de la maison de Bourgogne pour en faire poursuite par voye amiable ou de justice et non par les armes. Comme il n'était pas à craindre que le parlement de Paris rendit par arrêt la Bourgogne, la revendication équivalait à une renonciation. Des provinces que Louis XI avait enlevées à l'héritière de Charles le Téméraire, le roi d'Espagne ne gardait que le comté de Charolais sous la suzeraineté du roi de France.

Les deux rois étaient d'accord pour comprendre leurs alliés dans le traité. Mais le règlement des difficultés entre la France et la Savoie n'était pas facile. Charles-Emmanuel, s'il consentait à lâcher les quelques points qu'il occupait encore en Provence, refusait de restituer le marquisat de Saluces, sa conquête de 1588. Les négociateurs décidèrent d'ajourner et de remettre à l'arbitrage du Pape la solution du différend. Et, suivant ce, ledict sieur duc demeurera bon prince neutre et amy commun des dicts sieurs rois.

Le roi de France aurait aussi voulu comprendre dans le traité l'Angleterre et la Hollande. Puisqu'il ne pouvait tenir la promesse, faite en 1596 à Élisabeth, de ne pas conclure de paix séparée, il offrait de servir de médiateur entre ses alliés et le roi d'Espagne. Mais l'Angleterre et la Hollande avaient trop d'intérêt à continuer la lutte. Les Hollandais n'espéraient pas que Philippe II leur accorderait la liberté de conscience et l'indépendance. Les Anglais lui faisaient guerre heureuse sur mer, enlevaient au passage les galions chargés d'or et d'argent ; ils crièrent à la trahison, quand le roi de France se retira d'une guerre dont ils avaient tout le profit. Henri IV ne pouvait pas pourtant épuiser le royaume pour une alliée aussi inconstante qu'Élisabeth ?

 

IV. — CHANGEMENTS EN EUROPE.

ENTRE les Provinces-Unies et la France, Philippe II avait à organiser les Pays-Bas. Leur gouvernement direct par la cour de Madrid aurait blessé l'esprit particulariste des populations flamandes ou wallonnes et ôté toute chance de réunir jamais les Belges et les Hollandais ; il fallait prévenir le danger d'une nouvelle révolte et préparer le retour des rebelles à l'obéissance. Philippe II, dans une vue de haute politique, où il entrait peut-être quelque tendresse pour une fille uniquement chérie, fit, des Pays-Bas, de la Franche-Comté et du Charolais, une principauté qu'il donna à l'infante Claire-Isabelle-Eugénie et à son futur époux, l'archiduc Albert d'Autriche[2]. La séparation ne devait être que provisoire. Le roi d'Espagne, dit Cheverny, se réservait pour son fils et ses successeurs le droit de réunir à la couronne d'Espagne les Pays-Bas toutes et quantes fois qu'il leur plairoit, même quand il surviendroit des enfans dudit mariage ; il y avait quelques raisons de croire qu'il n'en surviendrait pas. Les Pays-Bas resteraient sous la suzeraineté de l'Espagne. Le Roi catholique continuerait à fournir de l'argent et des soldats, et, bien qu'il eût pris l'engagement de retirer les garnisons espagnoles, il s'entendait avec l'Archiduc pour se soustraire à cette promesse. Par cette combinaison, Philippe II pensait augmenter la fidélité de ses sujets sans amoindrir la puissance de sa couronne.

Ainsi se termina la longue lutte de la France et de l'Espagne. Les deux pays s'étaient fait la plus rude guerre sans autre résultat que d'en revenir aux stipulations du traité du Cateau-Cambrésis. La APR5 France avait horriblement souffert du passage des armées, des pilleries des soldats et aussi de la fureur de carnage et de destruction qui sont l'accompagnement des guerres civiles. Près de 4 millions d'hommes, dit-on, avaient péri dans un pays qui ne contenait pas plus de 12 à 15 millions d'habitants ; en Picardie, on ne rencontrait que des veuves et des orphelins. Mais la France avait traversé sans périr l'effroyable épreuve des troubles religieux ; elle s'était sauvée des étrangers et d'elle-même. Cette force de résistance était une preuve de vigueur et de jeunesse.

Que l'Espagne, au contraire, avec les ressources du monde catholique et la complicité de la France ligueuse elle-même, ne fût pas parvenue à conquérir ou à démembrer ce pays, divisé contre lui-même, c'était là un indice d'épuisement. Pour soutenir ses vastes projets de domination universelle, Philippe II avait été forcé de tirer la moelle et la substance de ses sujets. Il fit banqueroute à la fin de 1596 et fut forcé de quêter de porte en porte un don gratuit, aumône demandée à des gens qui étaient plus en situation de la recevoir que de la faire.

Il avait dépensé, à combattre les ennemis de Dieu et les siens, l'argent nécessaire à la défense de ses États. Au moment où il équipait l'Armada, Drake, qui avait ravagé ses colonies, était venu lui brûler des navires dans la rade de Cadix (1587). Deux ans après, Drake avait attaqué La Corogne et poussé quelques milliers de soldats jusqu'aux portes de Lisbonne. Philippe II prépara une expédition en Irlande, mais ne se garda pas mieux. Une flotte débarqua devant Cadix 8.000 Anglais et 5.000 Hollandais. Il y avait dans la rade 30 bateaux de guerre, autant de transports et 36 navires, richement chargés, qui allaient partir pour l'Amérique ; tout fut pris ou brûlé. Cadix était l'entrepôt du commerce des Indes ; les Anglo-Hollandais la pillèrent méthodiquement ; ils emportèrent jusqu'aux cloches des églises et aux balustrades forgées des balcons (20 juin-7 août 1596). La perte fut évaluée à 20.000.000 de ducats. Philippe, pour se venger, embarqua 140.00 hommes et les expédia en Irlande, mais la tempête brisa cette nouvelle Armada (1597).

Ce fut, sa dernière tentative ; il parut accepter la déchéance navale de l'Espagne. Les Anglais s'étaient montrés supérieurs sur mer, et, symptôme grave, leur bonheur était dû plutôt à l'audace et à l'énergie des particuliers qu'aux efforts du gouvernement. C'était la nation qui se révélait puissance maritime et qui, pour son début, avait ruiné la marine espagnole, affranchi les mers, ouvert la route des colonies.

Les révoltés des Pays-Bas, que Philippe II, après l'assassinat de Guillaume d'Orange, avait eu l'espoir de soumettre, avaient été sauvés par la perte de l'Armada et l'envoi du duc de Parme contre Henri IV. Maurice de Nassau, le fils de Guillaume, prit l'offensive en 1591 et trois ans après les sept provinces maritimes : Hollande, Zélande, Utrecht, Gueldre, Over-Yssel, Frise et Groningue constituaient en fait, sinon en droit, un État indépendant. Elles avaient une marine ; leurs navigateurs, après avoir tenté d'aller aux Indes par le nord de l'Amérique, suivirent la route des Portugais en 1597 et commencèrent en Extrême-Orient des établissements qui devaient devenir un grand empire.

L'Espagne, malgré ses défaites, faisait encore figure de puissance prépondérante. Elle gardait toutes ses colonies, ses annexes d'Europe, sauf la moitié des Pays-Bas, son renom militaire et le prestige des services rendus au catholicisme. Mais elle n'avait pu dompter une révolte ; un nouvel État s'était formé à ses dépens ; elle avait perdu l'empire de la mer ; elle n'avait su ni conquérir la France ni en retenir un lambeau. Le traité de Vervins, qui est la conclusion politique des guerres de religion, marque aussi la fin de la grandeur espagnole.

 

 

 



[1] SOURCES : Lettres missives de Henri IV, IV, Mémoire historique concernant la négociation de la paix traitée à Vervins l'an 1598, Paris, 1667, 2 vol. Mémoires de la Ligue, VI, Archives curieuses, XIII, Discours de Sancy sur l'occurrence de ses affaires, Mémoires d'Estat de Villeroy, 1665, III, Mémoires et correspondance de Du Plessis-Mornay, 1824-1825, VI-IX. Palma Cayet, Chronologie novenaire. Sully, Mémoires des sages et royales Œconomies d'Estat... de Henry le Grand, [1638]. Mémoires de Cheverny, Mich. et Pouj., 1re série, X. Mémoires de Guillaume de Saulx-Tavannes, 1550-1595, ibid., 1re série, VIII. De Thou, XII et XIII. D'Aubigné, Histoire universelle, IX. Matthieu, Histoire de Henri IIII. Davila, Historia delle guerre civili di Francia, 1644, H. Luis Cabrera de Cordoba, Felipe segundo rey de Espana, 1877, IV. Antonio de Herrera, Historia... de los sucesos de Francia, 1598. Coloma, Las guerras de los Estados Baxos desde et anno de 1588 hasta el de 1599, Anvers, 1625. Histoire de Bretagne de D. Morice et D. Taillandier, t. II, 1756, et Mémoires pour servir de preuves à l'histoire de Bretagne, t. III. Du Mont, Corps diplomatique, V, 1re partie. [Mayer], Des États-Généraux et autres assemblées Nationales, XVI. Poirson, Mémoires et documents nouveaux relatifs à l'histoire de France à la fin du XVIe siècle, 1868.

OUVRAGES A CONSULTER : Poirson, Histoire de Henri IV, II. Forneron, Philippe II, IV. Mourin, La Réforme et la Ligue en Anjou, 1856. Grégoire, La Ligue en Bretagne. Dufayard, Lesdiguières. E. Rott, Histoire de la représentation diplomatique de la France auprès des cantons suisses, de leurs alliés et de leurs confédérés, II (1559-1610), Berne et Paris, 1902. Anquez, Henri IV et l'Allemagne. Laffleur de Kermaingant, L'ambassade de France en Angleterre sous Henri IV. Mission de Jean de Thumery, intr., 1886. Le même, Pièces justificatives, 1886. Prévost-Paradol, Élisabeth et Henri IV, 1595-1598, 1862. Picot, Histoire des États-Généraux, 2e édit., IV. J. Lothrop Motley, History of the United Netherlands, La Haye, 1887, III. Baudrillart, La politique de Henri IV en Allemagne, Rev. des Quest. hist., XXXVII, avril 1885.

[2] C'est le cardinal Albert d'Autriche, qui venait de quitter le chapeau.