I. — PREMIERS ACTES D'ADHÉSION. A la résistance rencontrée, Henri IV avait pu mesurer la force de l'idée catholique dans la nation. Il n'avait eu de succès francs qu'au début, alors qu'il enlevait en courant les places fortes de l'Anjou, du Maine et de la Normandie, ou qu'il rompait l'armée ligueuse à Ivry. Le siège de Paris avait brisé cet élan. Depuis, les échecs avaient balancé les succès ; les villes perdues compensaient les villes conquises, les étrangers entraient par toutes les frontières ; l'État était en dissolution ; la lutte s'éternisait. C'est la constatation de cette impuissance qui décida Henri IV à faire à son peuple, malgré ses répugnances, le sacrifice de sa religion. Les effets ne se firent pas attendre. La trêve de La Villette, qui avait été prolongée de trois mois, expirait à la fin de 1593. Les royaux refusèrent de la renouveler. Les gouverneurs et les villes commencèrent à pourvoir à leurs affaires sans se soucier autrement de Mayenne, qui laissa échapper l'occasion de traiter pour tout le parti. Les actes d'adhésion au Roi se multiplièrent. Les grands mirent aux enchères leur soumission, les masses se précipitèrent dans l'obéissance, dès que l'obstacle de la religion fut levé. Le capitaine Bois-Rosé, l'un des défenseurs de Rouen, donna le signal. Il remit au Roi (juillet 1593) Lillebonne et Fécamp, qu'il avait soulevés en avril contre Villars-Brancas. Balagny envoya sa femme traiter pour Cambrai et le Cambrésis. Mais l'adhésion de Vitry, gouverneur de Meaux, l'un des conseillers les plus écoutés de Mayenne, eut un tel retentissement qu'elle passa pour la première des capitulations conclue entre le souverain et les sujets (23 décembre 1593). Vitry, avant d'abandonner la cause des princes lorrains, adressa sa justification à la noblesse ligueuse. Il avait combattu le roi protestant, mais, maintenant qu'il était catholique, il n'y avait plus cause légitime et valable pour lui faire la guerre. Ce ne serait plus une guerre de religion, mais d'État, d'ambition et d'usurpation. En Provence, la réaction royaliste se fit contre le gouverneur du roi, d'Épernon, qui songeait à se créer une principauté et tyrannisait le pays avec son armée de Gascons. Deux des factions ligueuses ; dont l'une était dirigée par la comtesse de Sault et l'autre par le comte de Carces, s'unirent contre lui aux royalistes fidèles. Les principaux seigneurs reconnurent Henri IV ; et le Parlement d'Aix rendit, le 5 janvier 1594, un arrêt qui ratifiait la soumission de la province à son souverain légitime. Ce fut le premier parlement ligueur qui reconnut Henri IV. Lyon ne lui revint qu'à travers deux insurrections, dont la première fut dirigée contre le duc de Nemours, à qui la bourgeoisie lyonnaise reprochait de n'affectionner que les étrangers, de mépriser les libertés municipales, d'entourer la ville d'une ceinture de places fortes pour la mieux brider. Le 21 septembre 1593, la population prit les armes, arrêta le gouverneur et l'emprisonna au château de Pierre Encize. L'archevêque de Lyon, Pierre d'Épinac, le conseiller de Mayenne, avait encouragé sous main la révolte de la ville ligueuse contre un chef ligueur, indépendant et tyrannique. Mais les Lyonnais seuls ne pouvaient tenir tête à la fois aux forces du roi et aux garnisons que Nemours avait établies autour d'eux ; c'est ce que les partisans d'Henri IV surent leur faire comprendre. Une seconde insurrection eut lieu, le 7 février 1594, qui fut franchement anti-ligueuse ; les bourgeois barricadèrent les rues, ouvrirent la porte de la Guillotière à D'Ornano, lieutenant général du Dauphiné, et déposèrent les échevins hostiles à la cause royale. Mayenne n'avait ni soldat ni argent. Villars-Brancas, à qui il avait conféré le titre d'amiral de France, lui fit dire que, puisqu'il ne pouvait le secourir, il ne trouvât pas étrange qu'il pourvût lui-même à ses affaires. Un autre des grands dignitaires du parti, un des quatre maréchaux de la Ligue, La Châtre, abandonna aussi la cause de la Sainte-Union et entraîna dans sa défection Orléans et Bourges dont il était gouverneur. Lui aussi déclarait, comme Vitry, que, si le Roi eût persisté dans son erreur, il n'aurait jamais recherché ni désiré une réconciliation avec lui, mais sa catholicisation lui faisait tomber les armes des mains. Quelques hommes que recommandaient leur grande situation, leur sagesse et leur prudence, entre autres Villeroy, imitèrent les chefs de guerre et se rallièrent. Sur les frontières de la Flandre, sous la main même des Espagnols, les villes ligueuses de Picardie branlaient. Comme l'écrivait, le 25 février 1594, Jean-Baptiste de Taxis à Philippe II : Avec ce qu'il (Henri IV) possédait déjà le voilà un puissant roi de France. La cérémonie du sacre allait encore accroître l'effet de l'abjuration. Elle ne pouvait avoir lieu à Reims, qui était aux mains du duc de Guise, mais l'exemple de Louis le Gros autorisait Henri IV à se faire sacrer dans une autre ville. Il choisit Chartres, chère à la famille des Vendôme, vénérable au peuple par le culte de la Vierge noire et considérée comme une des métropoles religieuses du royaume. A défaut de la Sainte-Ampoule, gardée dans l'église de saint Remy, l'abbaye de Marmoutiers en fournit une qui avait miraculeusement guéri saint Martin. Le 27 février, le Roi, précédé des Suisses, des gardes françaises, des deux compagnies de 100 gentilshommes, se rendit à l'église. A droite du grand autel, étaient les représentants des six pairies ecclésiastiques ; à gauche, les six princes ou grands seigneurs qui figuraient les anciens pairs laïques. L'évêque de Chartres offrit la Sainte-Ampoule à la vénération du Roi et lui fit prêter le serment de protéger le Clergé et les églises et de les maintenir dans leurs biens, droits et privilèges. Le Roi dit qu'il le jurait et l'octroyait. Alors les évêques le présentèrent au peuple, en demandant aux assistants, selon l'usage, s'ils l'acceptaient pour roi. Il prêta le serment du royaume et promit au nom de Jésus-Christ de maintenir son peuple en paix avec l'Église ; de poursuivre l'iniquité ; de faire régner dans les jugements l'équité et la miséricorde et de s'appliquer en bonne foi, suivant son pouvoir, à chasser de sa juridiction et terres de sa sujétion tous hérétiques dénoncés par l'Église. Alors l'évêque de Chartres mêla le baume de la Sainte-Ampoule au Saint-Chrême, et, de ce mélange deux fois saint, il oignit le Roi au sommet de la tête, sur la poitrine, entre les deux épaules, au pli du bras droit, au pli du bras gauche, répétant à chacune des onctions : Ungo te in regem. Les évêques le revêtirent de la tunique représentant le sous-diacre, de la dalmatique, représentant le diacre, et du manteau royal, représentant la chasuble du prêtre. L'officiant lui oignit encore les mains, lui remit le sceptre et la main de justice et lui posa la couronne sur la tète. Ce n'était pas un roi, c'était une sorte de pontife qui sortait des mains de l'évêque oint, sacré, consacré, un évêque du dehors, qui, ce jour-là avait le privilège réservé aux seuls ministres de Dieu de communier sous les deux espèces. L'effet d'une cérémonie pareille devait être immense sur l'imagination des masses. L'élu du Seigneur leur apparaissait comme un être auguste et saint. II. — RÉDUCTION DE PARIS. A Paris, après le sacre, l'agitation redoubla. Des rixes fréquentes mettaient aux mains les Seize et les gens du peuple affiliés au parti politique. La réaction parut si menaçante à Mayenne que, quelque désir qu'il eût de ménager les modérés, il se décida à sévir contre eux. Il bannit les colonels D'Aubray, Marchand et Passait. Le bruit courut que d'autres politiques, le président Le Maître, D'Amours et Du Vair allaient être expulsés. On conseillait à D'Aubray de résister, et L'Estoile assure qu'il n'eût manqué ni de moyens ni de forces, mais il aima mieux se retirer que d'exposer Paris aux hasards d'une bataille. Mayenne fit crier que tous ceux du parti contraire, à l'exception des marchands, eussent à vider la ville dans trois jours. Il mit beaucoup de soldats dans les faubourgs. Les Espagnols, le Légat, le cardinal de Pellevé, le poussaient à épurer encore une fois le Parlement. Il leur répondit que les ordonnances y étaient contraires, mais il lui fallut sacrifier Belin, le gouverneur de Paris, qui leur était devenu suspect. Le Parlement qui, depuis son arrêt en faveur de la loi salique, avait pris la direction du parti politique, protesta contre ce renvoi. Il le prit de très haut avec le Lieutenant général, se plaignit du mépris qu'il témoignait pour ses remontrances, déclara qu'il s'opposerait aux mauvais desseins des Espagnols, ordonna aux garnisons étrangères de sortir de la ville et invita le prévôt des marchands à réunir une Assemblée générale, pour aviser aux mesures nécessaires. Mayenne se croyait sûr de la capitale, parce qu'il comptait sur Lhuilier, le prévôt des marchands, et sur Brissac, le nouveau gouverneur de Paris. Il crut pouvoir aller à Soissons pour conférer avec le comte de Mansfeld, qui rassemblait son armée sur les frontières de Picardie. Mais Brissac ne songeait qu'à s'accommoder avec Henri IV aux conditions les plus avantageuses. Son beau-frère, Saint-Luc, lui servit d'intermédiaire, et le traité qui livrait Paris fut conclu. Brissac s'entendit avec Lhuilier et avec Langlois, l'un des échevins, et s'assura le concours des principaux royalistes. Leurs préparatifs furent si secrètement faits que le duc de Feria ne fut averti que le 21 mars au soir d'une entreprise sur Paris et de la complicité du gouverneur. Il ordonna à deux capitaines espagnols de faire la ronde avec Brissac et de le tuer au moindre indice de trahison. A deux heures du matin, les surveillants, ne découvrant rien de suspect, allèrent se coucher. Alors Brissac, avec le Prévôt des marchands, se rendit à la porte Neuve, pendant que Langlois occupait la porte Saint-Denis. Ils ouvrirent aux troupes royalistes qu'amenaient Vitry, D'O et Saint-Luc. Elles s'avancèrent par la rue Saint-Denis et la rue Saint-Honoré à l'intérieur de Paris. Une vingtaine de lansquenets, postés au quartier de l'école Saint-Germain près du Louvre, tentèrent de les arrêter. Ils furent dispersés, tués, jetés à la rivière ; ce fut toute la résistance. Le grand Châtelet fut pris sans coup férir. Le petit Châtelet fut occupé, sans plus d'effort, par une troupe de bourgeois royalistes. Vers six heures, le Roi lui-même arrivait à la porte Neuve ; il fut reçu par Brissac, qu'il salua du titre de maréchal de France, par le prévôt des marchands et les échevins royalistes. Il alla à Notre-Dame remercier Dieu et faire chanter le Té Deum. Les cloches de l'église cathédrale annoncèrent aux ligueurs du quartier de l'Université et aux théologiens de la Sorbonne la présence du Navarrais. Cependant Brissac et Lhuilier parcouraient les rues de la ville, proclamaient au nom du Roi une amnistie générale et commandaient à tous les habitants de mettre l'écharpe blanche. Peu de mutins osèrent prendre les armes. Le curé de Saint-Cosme, Hamilton, une pertuisane à la main, cherchait à réunir quelques hardis compagnons. Le conseiller Du Vair le menaça de le faire mettre en pièces, s'il ne rentrait chez lui ; Hamilton disparut. Crucé, avec dix ou douze hommes, se dirigeait vers la porte Saint-Jacques dont il voulait s'emparer. Il rencontra Brissac qui le décida à rentrer en sa maison. De Notre-Dame au Louvre, le Roi passa par des rues où la
foule regorgeait. Elle se pressait pour le voir, aucuns
mesme approchant de luy jusques à l'estrier, les uns criant vive le Roy, les
autres faisant mille acclamations de resjouyssance et d'allegresse meslees
parmy le son des trompettes et clairons. Les cinq à six cents soldats
qui l'escortaient traînaient leurs picques en signe
de victoire volontaire. C'était la contrepartie de la journée des
Barricades. Paris venait de se ressaisir pour se donner à la royauté. Les garnisons étrangères n'osèrent pas bouger. Le Roi leur fit offrir la vie et le droit de se retirer avec armes et bagages. L'après-midi, elles quittèrent la ville. Henri IV s'était placé à une fenêtre près de la porte Saint-Denis pour voir leur départ. Les Napolitains, les Wallons et les Espagnols défilèrent sous ses yeux. Au milieu des bataillons marchaient les représentants du roi d'Espagne, Taxis, Ibarra, Feria, témoins humiliés de cette grande victoire nationale. Le Roi rendit gracieusement leurs saluts aux colonels et aux capitaines ; quand les ambassadeurs passèrent, il leur jeta cet adieu : Recommandez-moi à votre maitre, mais n'y revenez plus. Il était surpris et ravi. Monsieur le Chancelier, disait-il à Cheverny, dois-je croire, à votre avis, que je sois là où je suis ? Et sa joie éclatait dans ce cri d'allégresse : Monsieur de Pluviers, je vous prie me venir trouver incontinent en ce lieu où vous me verrez en mon char triomphant. Les royalistes n'étaient pas moins étonnés ; ils donnaient un air de miracle à cet événement si inattendu et cependant si explicable. On racontait qu'au moment où le Roi entrait à Notre-Dame, un bel enfant tout vêtu de blanc l'avait protégé contre les empressements de la foule et subitement avait disparu, sans que personne l'eût plus jamais revu. Un prodige dont personne ne doutait, c'était celui de la guérison des écrouelles. Henri IV toucha de ses mains, qui, à Chartres, avaient été ointes du Saint-Chrême, cinq à six cents scrofuleux pleins de foi ; quelques-uns guérirent. Comment douter maintenant de son retour sincère au catholicisme ? S'il était resté de cœur protestant, aurait-il possédé ce pouvoir surnaturel ? La Sorbonne, qui tant de fois s'était prononcée contre lui, se déclarait, elle aussi, convaincue de son orthodoxie. Une assemblée générale de tous les docteurs, martres et suppôts de l'Université se tint au Collège de Navarre, le 22 avril, et, à l'unanimité, elle reconnut le seigneur roi Henri comme roi légitime et vrai roi très chrétien, ordonna que tous les sujets lui rendissent entière obéissance, d'une franche et libérale volonté, et réprouva certains ennemis factieux et du parti d'Espagne, qui s'efforçaient d'empêcher sa réconciliation avec le Saint-Siège. La Faculté de Théologie faisait ainsi amende honorable de tout son passé. Le Parlement, bien qu'il eût participé à la rébellion, ne voulait se souvenir que de sa protestation en faveur de la loi salique. Des royalistes, moins oublieux, pressaient Henri IV de révoquer la plupart des magistrats parisiens et d'installer à leur place les magistrats de Châlons et de Tours ; mais il jugea plus habile de reléguer dans leurs terres certains ligueurs trop compromis, de pardonner aux autres et de fondre ensemble les anciens partisans de la Ligue et les Conseillers et Présidents des cours de Châlons et de Tours. Le Parlement épargné, reconstitué et replacé sous la direction du premier président, Achille de Harlay, mettait le plus grand zèle à reconnaître tant d'indulgence. Dès le 30 mars, il annulait tous les arrêts, décrets, ordonnances et serments donnés, faits et prêtés depuis le 29 décembre tee n révoquait le pouvoir qu'il avait donné à Mayenne ; il sommait le Lieutenant général de l'État et couronne de France de reconnaître le roi Henri IV sous peine du crime de lèse-majesté. Henri IV était entré dans Paris avec l'intention de tout pacifier, de tout pardonner. Il avait fait dire au Légat qu'il serait inviolable comme représentant du Pape. Il avait envoyé rassurer Madame de Nemours, la mère de Mayenne, et aussi Madame de Montpensier, sa sœur, que la voix publique accusait d'avoir armé le bras de Jacques Clément ; le lendemain de son entrée à Paris, il était allé faire visite à ces reines de la Ligue. Exception faite pour quelques-uns des Seize les plus compromis, il avait étendu à tout le parti ligueur le bénéfice de l'amnistie la plus généreuse. Quelques-uns des sectaires s'étaient rendu justice et avaient quitté Paris le jour même où il y était entré. Soixante moines ou prêtres partirent avec les Espagnols, et de ce nombre était Boucher. Quelques laïques reçurent des billets qui les exilaient hors de la capitale ou hors de France. La liste des bannis comprend de 120 à 140 noms. Si l'on tient compte des passions du temps, la clémence du Roi paraîtra extraordinaire. La seule peine qu'il ait infligée à d'implacables adversaires fut un exil indéterminé Pas un ne fut mis à mort par son ordre. S'il n'avait suivi que son propre sentiment, il aurait pardonné à tout le monde. Mais des conseillers, ou plus prudents ou plus rigoureux, l'empêchaient de suivre les inspirations indulgentes d'une expérience habituée à la révolte et à la trahison, comme à l'emploi le plus commun de l'activité humaine. III. — RETOUR DES PEUPLES À L'OBÉISSANCE. L'EXEMPLE de Paris et la clémence du Roi précipitaient le retour des peuples à l'obéissance. Ils n'attendaient pas l'absolution pontificale ; Villars-Brancas livra, non sans récompense, Rouen, Le Havre, Honfleur, Verneuil, Pont-Audemer (mars 1594). Sauf Honfleur et quelques bicoques, toute la Normandie était maintenant royaliste. En Picardie, Péronne et Montdidier abandonnèrent la Ligue. En Champagne, Troyes chassa son gouverneur, le prince de Joinville, un Lorrain (avril 1594) ; à Sens, le gouverneur, d'accord avec les habitants, fit sa soumission et obtint l'investiture royale ; Chaumont suivit l'exemple de Sens et de Troyes. La Bourgogne, ce fief de Mayenne, était entamée. De février à mai 1594, Mâcon, Auxerre, Avallon, passèrent au Roi. Au sud de la Loire, Poitiers, qui s'était maintenue ligueuse au milieu des villes du Poitou royaliste ou protestant, consentit à ouvrir ses portes (juin 1594). La contagion de l'obéissance gagna, au sud-ouest, Périgueux, Rodez, Agen, Villeneuve et Marmande. A Toulouse, le parlement, si ardent contre l'hérésie, cessait de l'être pour la Ligue. Les renseignements secrets que le président Daffis adressait à Henri IV (avril 1594) encourageaient toutes les espérances. De rares faits d'armes interrompaient l'heureuse monotonie de ces négociations. C'était la guerre de sièges qui reprenait avec ses longueurs et ses incertitudes. Pour compenser la perte de La Capelle, que les Espagnols avaient prise malgré ses quatre grands boulevards et ses fossés pleins d'eau, Henri IV alla mettre le siège devant Laon, une des capitales de la Ligue. Le général espagnol, Mansfeld, essaya de ravitailler la place et fut battu. La garnison, après avoir repoussé trois assauts, capitula (2 août). Ce succès détermina la reddition de Château-Thierry. A mesure que les défiances religieuses tombaient, la haine de l'étranger reparaissait dans toute sa force. Les populations commençaient à comprendre que Philippe II, l'Infante écartée, ne pouvait plus poursuivre que le démembrement de la France. Amiens chassa les ducs de Mayenne et d'Aumale et appela Henri IV, qui y fit une entrée triomphale, le 14 août, sous des arcs de triomphe, où s'étalait, avec une naïve impudeur, le zèle de ces nouveaux royalistes : Pourquoy, ô terre, ô mer, voyant sa ferme foy, Ne luy rendez vous pas fidelle obeyssance ? Les habitants de Beauvais députèrent auprès de lui à Amiens pour faire la paix. L'on n'y voyoit plus qu'escharpes blanches, l'on n'oyoit que cris de Vive le roy. Doullens et Noyon s'étaient aussi ralliées. Il ne restait plus en Picardie que trois places qui n'eussent pas fait leur soumission : Soissons à Mayenne, La Fère aux Espagnols, Ham au duc d'Aumale. Ces rapides progrès étonnaient les hommes d'État qui avaient, avant l'abjuration, connu les hésitations et les infidélités de la fortune. Le roi et son conseil, dit le chancelier Cheverny, ne pouvoient quasi fournir à escouter et recevoir cette louable affection de tant de peuples tout à coup miraculeusement revenus et leur pourvoir à tous ensemble. Les Lorrains eux-mêmes suivirent le courant. Le chef de la maison, le duc de Lorraine, conclut sa paix avec Henri IV le 16 novembre 1594. Le jeune duc de Guise ; à qui les Espagnols avaient fait un moment espérer la main de l'Infante, ne leur avait aucune reconnaissance de l'avoir choisi comme pis-aller. Son amour-propre s'aigrissait de la tutelle qu'exerçait sur lui Saint-Paul, un des maréchaux de la Ligue, chargé, pendant sa captivité, du gouvernement de la Champagne. Il le tua de sa propre main et, débarrassé de ce surveillant, il traita avec le Roi et lui livra Reims (29 novembre). Seuls Mayenne, Mercœur et le duc d'Aumale s'obstinaient. Il ne faudrait pas croire que les villes et leurs gouverneurs fissent leur soumission sans réserves et que leur retour à l'obéissance eût le caractère d'un acte de contrition. Elles ne se repentaient pas d'avoir combattu le Roi, tant qu'il était hérétique. C'est parce qu'il avait abjuré son erreur qu'elles revenaient à leur devoir. Elles lui faisaient exposer à quelles conditions elles mettraient bas les armes, et lui leur octroyait par édit les garanties qu'elles réclamaient. C'était, sous forme de grâce octroyée, un traité qui n'avait rien d'humiliant pour elles. La période des troubles ayant ranimé le sentiment et l'habitude des libertés municipales, elles demandaient à se garder elles-mêmes, comme Amiens, qui ne voulait d'autres soldats que ses propres bourgeois ; si elles acceptaient une garnison, elles en fixaient l'effectif. Elles ne voulaient pas que le gouvernement bâtit des forteresses et qu'il eût d'autres moyens d'action que sur les cœurs et les volontés des habitants. En matière de religion, elles se montraient particulièrement difficiles. Sans mettre en doute la sincérité de la conversion, la plupart d'entre elles prenaient leurs précautions contre les complaisances que le nouveau converti pourrait avoir pour ses anciens coreligionnaires, et elles proscrivaient l'exercice d'un autre culte que le catholique dans leur enceinte et jusque dans leur banlieue. La Provence même obtint que l'exercice du protestantisme fût interdit dans toute l'étendue de son territoire. Les grands et les seigneurs pensaient surtout à leurs intérêts. L'exemple du sieur de Sesseval, gouverneur de Beauvais, qui se refusa à demander la moindre récompense est unique. Je ne veux point, dit ce vrai gentilhomme, que l'on me reproche à l'advenir d'avoir esté de ceux qui ont vendu au roy son propre heritage. Tous les autres réclamèrent, pour prix de leur soumission, des faveurs, des commandements, de l'argent. Villars-Brancas reçut le titre d'amiral de France et 715.430 écus. Paris coûta au roi 482.000 écus ; Orléans et Bourges, 250.000 écus. Il n'était gouverneur de si petite bicoque qui ne se fit payer très cher sa réduction ; Tombelaine rapporta 20.000 écus au sieur de Boissuze. Les princes étaient encore plus exigeants. Pour signer la paix avec le roi de France, le duc de Lorraine se faisait donner 900.000 écus (2.700.000 livres)[2]. Les Lorrains reçurent ensemble environ 9 millions de livres. Henri IV ne refusait jamais le prix d'une soumission. A Sully, qui voyait avec désespoir les chefs ligueurs nous despouiller dans notre nudité mesme, il répondait : Vous estes une beste d'user de tant de remises... ne vous amusés plus à faire tant... le bon mesnager ne vous arrestant à de l'argent, car nous payerons tout des mesmes choses que l'on nous livrera, lesquelles s'il falloit prendre par la force nous cousteroient dix fois aultant. Le rachat de la France était évalué dans la note présentée aux notables de Rouen (1596) à 6.467.596 écus, et le duc de Mercœur à cette époque n'avait pas encore traité[3]. Il est juste d'ailleurs de reconnaître que certains chefs de la Ligue sortaient de la lutte endettés, ruinés, et que ces indemnités énormes les couvraient à peine de leurs avances et de leurs dépenses. Si Henri IV ne s'était pas converti, il ne les aurait pas eus même à ce prix. Les effets de l'abjuration et du sacre étaient extraordinaires, et, comme dit Cheverny, miraculeux. En un an, le Roi avait recouvré la moitié au moins des provinces et des villes soumises à la Ligue. Avec la fatigue des guerres civiles, son inépuisable libéralité a contribué à ce résultat. Mais combien plus son retour à la religion du pays. IV. — L'ABSOLUTION PONTIFICALE. LE grand mouvement qui ramenait la nation à l'obéissance complétait la démonstration que la résistance de la Ligue avait commencée ; il prouvait la nécessité, pour la dynastie des Bourbons, d'être catholique, si elle voulait être. Aussi le nouveau converti montrait-il plus d'empressement à se réconcilier avec Rome que n'eussent voulu les gallicans. L'hostilité de la Cour romaine était la seule raison ou le seul prétexte qui retint encore certaines provinces dans la rébellion. C'est à Rome qu'il demandait le moyen de les désarmer. Le souci même d'assurer sa vie lui faisait une nécessité de ce rapprochement. Après la conversion, il paraissait encore plus odieux aux fanatiques, qui en suspectaient la sincérité. Un ancien batelier d'Orléans, dont les guerres civiles avaient fait un soldat, Pierre Barrière, rouvrit la série des régicides. Passant à Lyon, il alla consulter des prêtres et des moines sur le projet qu'il avait formé de tuer le Béarnais. Il s'adressa, entre autres, à un dominicain florentin, le père Séraphin Barchi, qui s'empressa de faire prévenir Henri IV. Barrière s e rendit à Paris où, pour l'acquit de sa conscience, il allait prendre une dernière consultation sur la légitimité du tyrannicide. Le curé de Saint-André-des-Arcs, Aubry, loua son dessein et lui promit une grande gloire au paradis. Le père Varade, recteur des Jésuites, qu'il vit ensuite, lui donna sa bénédiction, luy disant qu'il eust bon courage, qu'il priast bien Dieu et Dieu l'assisteroit en son entreprise. Barrière fut pris, le 27 septembre, à la porte de Melun, ayant sur lui le grand couteau très pointu et aiguisé des deux côtés qu'il avait acheté à Paris. Il fut condamné comme parricide et sacrilège. Le bourreau lui tenailla les chairs avec un fer rouge, lui brûla la main droite, lui rompit à coups de barre de fer les bras, les cuisses et les jambes, et l'étendit sur la roue, face au ciel, pour y vivre tant qu'il plairait à Dieu. Malgré la rigueur de sa justice, le Roi se sentait insuffisamment protégé. Aussitôt après la cérémonie de Saint-Denis, il avait dépêché au Pape son maitre d'hôtel Brochard de La Clielle pour annoncer au Saint-Père son abjuration et sa volonté de persévérer dans la foi catholique. Le pape Clément VIII était embarrassé de scrupules ; de passions et de craintes. Il redoutait les Espagnols, qui le menaçaient, s'il cédait, d'empêcher l'arrivage des blés de Sicile et d'affamer Rome ; il ne se sentait sûr ni de la sincérité de la conversion, ni de sa durée ; il était indigné que l'Église gallicane eût pris l'initiative de l'absolution, au mépris de ses droits souverains. Cependant il ressentait au fond de l'âme beaucoup de joie d'un événement favorable à la France, heureux pour le catholicisme, et ardemment souhaité par les princes italiens, qui avaient besoin d'une France unie et forte pour faire contre-poids à la puissance espagnole. Naturellement hésitant, et, dans la circonstance, très partagé, il fit dire au duc de Nevers, qui suivait La Clielle, qu'il ne pouvait ni ne voulait recevoir un ambassadeur du roi de France. Pourtant il consentit à laisser venir le duc, un Gonzague, à titre de prince italien (novembre 1593). Il lui donna plusieurs audiences, mais il s'y montra inflexible. Il n'admettait pas la valeur de l'absolution donnée à Saint-Denis ; seul, le Pontife était capable de lier et de délier ; l'acte des prélats français était un attentat aux droits du Saint-Siège. Le duc de Nevers, à ses genoux, le suppliait, invoquant l'intérêt du royaume et de l'Église. Le Pape laissait voir son émotion, mais il ne cédait pas. Le duc de Nevers, découragé, quitta Rome le 14 janvier 1594. Ce furent les envoyés mêmes de Mayenne et de la Ligue, le cardinal de Joyeuse, le baron de Senecey, l'abbé d'Orbais, qui remirent en avant l'affaire de l'absolution (fév.-mars 1594). Les chefs de la Ligue, après les premières défections, qui en faisaient prévoir tant d'autres, avaient compris qu'il fallait se hâter de traiter avec le roi de Navarre, s'ils voulaient sauvegarder les intérêts du catholicisme et les leurs. Ils députèrent à Rome, pour prier Clément VIII de s'entremettre. C'était à lui qu'il appartenait de négocier la paix. Si elle ne se fait pas avec l'autorité du Pape, au profit de tous, exposait Senecey, chacun en conclura une en son particulier, comme plusieurs l'ont déjà fait. Le Pape, pourvu qu'il n'attendît pas la dissolution de la Ligue, pourrait mettre son pardon à un très haut prix, demander qu'Henri IV, dans le traité à conclure, déliât ses sujets du serment de fidélité, s'il revenait à l'hérésie, et que l'Espagne et Rome se portassent garantes de cet engagement solennel. Ces conseils inattendus firent une vive impression sur le Pape, qui montra des dispositions plus conciliantes. Henri IV était prêt à faire une nouvelle tentative, mais, avant d'expédier un ambassadeur à Rome, il tenait à être sûr du succès. Un ancien secrétaire de Paul de Foix, l'abbé d'Ossat, que la reine douairière, Louise de Lorraine, avait envoyé à Rome pour solliciter la réhabilitation d'Henri III. meurtrier du cardinal de Guise, fut l'agent secret chargé de préparer les voies. Clément VIII aurait voulu traiter pour tout le parti ligueur, faire intervenir l'Espagne dans cet accord et unir les deux puissances catholiques contre l'hérétique et le Turc. Henri IV refusait de soumettre les affaires intérieures du royaume au contrôle d'un souverain étranger ; il entendait garder ses alliances et repoussait absolument la prétention qu'avait le Pape, contrairement au droit héréditaire, de lui conférer, avec l'absolution, le droit de régner. D'Ossat sut habilement amener la Cour romaine à céder sur ces points. Dès le mois d'août 1394, les conditions de l'entente étaient réglées et, au mois d'octobre, l'évêque d'Évreux, Du Perron, était désigné pour se rendre à Rome et y traiter la question de l'absolution. La négociation était en bonne voie, quand surgit un obstacle imprévu. Les gallicans ne pardonnaient pas aux ultramontains les doctrines et les actes de la Ligue ; et, parmi les ordres religieux compromis dans les derniers troubles, il y en avait un qui leur était particulièrement odieux par ses origines espagnoles et par son dévouement absolu au Saint-Siège. Ils inclinaient à mettre au compte des Jésuites seuls les responsabilités que les Carmes, les Capucins, les Feuillants et les Jacobins avait encourues comme eux. Les haines que la Compagnie avaient inspirées à ses débuts étaient encore accrues des rancunes, des colères et des passions de ces dernières guerres. Ses adversaires lui prêtaient un rôle sans proportion avec ses moyens. En tout cas, elle ne se pressait pas de reconnaître Henri IV pour roi légitime, de prier pour lui et de faire amende honorable du passé ; elle attendait pour se soumettre que le Pape eût prononcé. Il y avait contre les Jésuites d'autres griefs ; ils étaient habiles, ils étaient heureux. Leurs succès dans la prédication et dans l'enseignement leur avaient fait beaucoup d'ennemis. Tandis que l'Université sortait presque ruinée de ces longs troubles, que ses collèges étaient déserts, ses étudiants et ses professeurs dispersés, ses rivaux avaient continué à prospérer. Ils n'avaient pas suspendu leurs cours, même pendant le siège de Paris. Soutenus par de riches patrons, ils ne réclamaient aucune rétribution et faisaient une concurrence redoutable aux pauvres docteurs et régents, obligés de faire payer leurs leçons. Aussi ne faut-il pas s'étonner que l'attaque ait été conduite par l'Université. Moins d'un mois après la réduction de Paris, elle chargeait son recteur, Jacques d'Amboise, de demander au Parlement l'expulsion de l'Ordre. L'avocat qui s'offrit à plaider sa cause, Antoine Arnaud, est l'ancêtre de cette illustre famille qui a donné au Jansénisme et à l'Église de France la mère Angélique et le grand Arnaud. 11 avait, avec une éloquence ardente, toutes les passions d'un gallican et d'un royaliste. Sa plaidoirie fut un long cri de colère contre cette société détestée, à qui il imputa tous les complots, les attentats et les crimes de la Ligue Il flétrit leur enseignement pervers, qui élevait les générations dans la haine du souverain légitime et qui préconisait le régicide comme un devoir. N'était-ce pas dans leurs maisons de Lyon et de Paris que Barrière avait trouvé les inspirateurs de son détestable parricide ? Boutique de Satan, s'écriait l'orateur, où se sont forgés tous les assassinats qui ont été exécutés ou attentés en Europe depuis quarante ans, vrais successeurs des Arsacides ou Assassins ! L'arrêt ne répondit ni à l'attente de l'Université, ni peut-être même aux sentiments des juges. Les protecteurs des Jésuites, Nevers, Gondi, le cardinal de La Rochefoucauld, le procureur général La Guesle, l'avocat général Séguier s'entremirent en leur faveur. Peut-être le Parlement ne voulut-il pas entraver les négociations pendantes entre le Roi et le Saint-Siège. Le 6 septembre 1594, il donna un arrêt qui équivalait à un ajournement indéfini de l'affaire. Les Jésuites se croyaient sauvés ; ils n'avaient jamais été plus pris de leur ruine. Le 27 décembre 1594, Henri IV, de retour d'une course en Normandie, était descendu à l'hôtel Schomberg, où logeait la favorite Gabrielle d'Estrées. Les courtisans s'empressaient pour lui rendre leurs hommages. Au moment où il se baissait pour relever deux gentilshommes, qui ployaient le genou et lui baisaient la cuisse, il sentit une douleur aiguë à la lèvre supérieure ; les portes furent aussitôt fermées. On trouva le couteau ensanglanté. Il y avait, dans cette foule de visiteurs, un jeune homme que personne ne connaissait. Interrogé, il se trouble ; c'était le meurtrier. Il se nommait Jean Châtel, était fils d'un marchand drapier de Paris et avait, depuis sept mois, quitté le Collège de Clermont, où il avait fait ses études chez les Jésuites. Le Parlement fut chargé de lui faire son procès. Mis à la question, il maintint fermement qu'il n'avait point de complices et que seul il avait conçu le dessein du meurtre. Tombé dans des impuretés abominables et désespérant de son salut, il avait voulu, par une bonne œuvre (c'est ainsi qu'il parlait de l'assassinat du Roi), diminuer son temps d'expiation dans l'autre monde. Les juges lui demandèrent où il avoit apprins ceste théologie nouvelle ; il répondit que c'estoit par la philosophie. Où et par qui la philosophie lui avait-elle été enseignée ? — Au Collège de Clermont, par le père Guéret, avec lequel il avait été deux ans et demi. Il avait entendu dire en plusieurs lieux et aussi chez les Jésuites qu'il estoit loisible de tuer le roy et qu'il estoit hors de l'Église et ne lui falloit obéir ni le tenir pour roy jusqu'à ce qu'il fust approuvé par le pape. La vigoureuse déclamation d'Arnaud était encore dans toutes les mémoires ; les accusations semblaient confirmées par les faits. Les commissaires du Parlement, qui visitèrent le Collège de Clermont, trouvèrent dans les papiers d'un des religieux, le père Guignard, d'anciens écrits où il qualifiait Henri IV de renard de Béarn et regrettait que, le jour de la Saint-Barthélemy, on ne l'eût pas dépêché comme les autres huguenots. Guignard glorifiait aussi l'acte de Jacques Clément. Ces doctrines concordaient si bien avec les aveux de Châtel que le Parlement était entraîné à frapper les professeurs du régicide et l'ordre tout entier. Châtel fut tiré à quatre chevaux (29 déc.), le père Guignard pendu et le père Guéret banni. Les prêtres et écoliers du Collège de Clermont et tous autres soy disants de la dicte Société furent bannis de Paris et du royaume comme corrupteurs de la jeunesse, perturbateurs du repos public, ennemis du roy et de l'Estat. La condamnation des Jésuites produisit à Rome une profonde impression. Le parti espagnol fit tous ses efforts pour exciter les passions. D'Ossat craignit un moment que les négociations ne fussent rompues. Mais l'intérêt du catholicisme et de l'Italie parla plus haut que le ressentiment. Le Pape recommença à s'apaiser. Henri IV d'ailleurs mettait le plus grand soin à adoucir le coup ; il ne forçait pas la main aux parlements de Bordeaux et de Toulouse qui refusaient d'exécuter l'arrêt du parlement de Paris. Il lui importait trop de se réconcilier avec le Souverain Pontife. Du Perron et D'Ossat, ses procureurs en Cour de Rome, furent chargés de présenter à Clément VIII les déclarations et excuses et de le supplier d'octroyer sa sainte bénédiction et souveraine absolution (10 mai 1595). Le Pape ordonna des processions, qu'il suivit pieds nus ; il implora la lumière divine et enfin, le 30 août, il déclara en consistoire qu'il accordait l'absolution, sous certaines conditions : le Roi reconnaîtrait l'insuffisance de l'absolution de Saint-Denis, il ferait publier le concile de Trente, il rétablirait le catholicisme dans le Béarn, il donnerait les charges dé l'État de préférence aux catholiques. Du Perron et D'Ossat souscrivirent toutes ces clauses. Clément VIII savait bien que la plupart de ces exigences n'étaient pas exécutables, au moins de longtemps. Aussi ne se refusait-il pas à prononcer d'avance l'absolution. Au fond, il ne tenait qu'à réduire à néant la cérémonie de Saint-Denis pour punir l'orgueil de l'Église gallicane. Le 17 septembre (1595), devant le Pape, assis sur un trône, entouré de la Cour pontificale, en présence des ambassadeurs de Savoie, de Ferrare et de Venise, comparurent les procureurs du roi de France, qui allaient s'humilier pour lui. Ils passèrent entre une double haie de pénitenciers et se prosternèrent aux pieds du Pape. Ils renièrent l'absolution de Saint-Denis et implorèrent la seule absolution vraie, celle du Souverain Pontife. Alors Clément VIII prit une verge et en frappa les épaules des deux pénitents agenouillés. La réconciliation d'Henri IV avec la Cour de Rome était accomplie. L'honneur restait au Pape qui avait humilié l'Église gallicane et le roi très chrétien ; mais les avantages les plus sérieux compensaient cette pénitence subie par procuration. Même après l'abjuration et le sacre, les doctrines de la Ligue restaient redoutables, et la défaite du parti n'avait pas emporté tout le trouble moral qui s'était développé dans la fureur de la résistance. Pour pacifier les âmes, comme pour achever la conquête de son royaume, Henri IV avait besoin du pardon pontifical. |
[1] SOURCES : Discours de la légation du duc de Nevers, Mémoires du duc de Nevers, II, 1665, Desjardins, Négociations diplomatiques de la France avec la Toscane, V., Coll. Doc. inédits. Mémoires de la Ligue, VI. Mémoires de Condé, VI, 1743. Mémoires d'Estat de Villeroy, I, 1865. Lettres du cardinal d'Ossat, publ. par Amelot de la Houssaye, Amsterdam, 1708, I. Les ambassades et négociations de l'illustrissime et reverendissime cardinal du Perron, 1633. Lettres inédites du roi Henri IV au chancelier de Bellièvre du 8 février 1581 au 33 sept. 1601, p. p. E. Halphen, 1872. Mémoires de Cheverny, Mich. et Pouj., 1re série, X. De Thou, XII. D'Aubigné, Histoire universelle, IX. P. Matthieu, Histoire de Henry IIII. Legrain, Décade contenant la vie et gestes de Henry le Grand..., 1633. Fontanon, Les Edicts et Ordonnances des rois de France, 1611, IV, et passim.
OUVRAGES A CONSULTER. L'Épinois, La Ligue et les papes. Prarond, La Ligue à Abbeville, III, 1873. Histoire de Languedoc, XI et XII. Grégoire, La Ligue en Bretagne. A. Hellot, Fécamp au temps de la Ligue, La Légende de Bois-Rosé, Yvetot, 1897. Douarche, L'Université de Paris et les Jésuites, 1889. Abbé Degert, Cardinal d'Ossat, 1884. Le P. Prat, Recherches historiques et critiques sur la compagnie de Jésus en France du temps du P. Colon, Lyon, I et V, 1876-1878. Poirson, Histoire de Henri IV, I.
[2] Sully dit 3.766.825. D'après son état, les Lorrains (Mercœur compris) auraient reçu plus de 18 millions de livres. Voyez comment Poirson, Vie de Henri IV, 1865, t. I, p. 661 et suiv. essaie d'expliquer ces différences.
[3] Sully évalue la rançon totale de la France à la somme de 32.142.981 livres, plus forte d'un tiers que le chiffre déclaré aux notables de Rouen, mais les chiffres de Sully sont très sujets à caution.