I. — LA NATION LIGUEUSE. A l'Hôtel de Ville, le 4 novembre, Mayenne, étonné des dispositions de l'Assemblée, se serait tourné vers La Chapelle-Marteau : Que vouldroit le peuple ?, lui demanda-t-il. — Monsieur, lui dit La Chapelle-Marteau, ils demandent un roy et veulent en avoir un. — Les Estats, dist M. de Maienne, leur en donneront un ; mais quand ils l'auront, que leur fera ce Roy davantage que je leur fais ? Le chef de la Ligue croyait tenir lieu de roi. Il s'était montré longtemps hostile à l'idée de convoquer les États généraux. Il avait successivement désigné Paris, Melun, Orléans comme lieu de réunion, mais avait toujours trouvé un prétexte d'ajournement. Sur les instances des Espagnols, il s'était, en juin 1592, décidé à choisir Reims. Les lettres de convocation avaient été envoyées aux bonnes villes ; des élections avaient eu lieu ; quelques députés s'étaient même rendus à Reims. Mais Mayenne avait réfléchi que Reims était bien près des Pays-Bas et que si le duc de Parme y venait, accompagné selon sa coutume, il pourrait se rendre maître de la ville et tenir l'Assemblée en sujétion. Il n'y avait rien à craindre à Paris, tant pour la grandeur de la ville que pour estre plus éloignée de la frontière. Aussi Mayenne profita de la mort du duc de Parme (3 décembre 1592) pour transférer les États à Paris. Il se sentit délivré de la tutelle espagnole et libre de jouer le premier rôle. C'était lui qui allait diriger (il le croyait du moins) les États généraux. Philippe II espérait obtenir des députés la reconnaissance des droits de l'Infante. Le duc de Parme avait rassemblé à Arras une armée qui devait intervenir au moment opportun et peser sur les délibérations de toute la force des armes. Lui mort, son successeur, le comte de Mansfeld, marcha sur Noyon, qui barrait la vallée de l'Oise et la route de Paris, et la prit après une furieuse résistance (30 mars 1593). La garnison espagnole qu'il y établit lui assura une nouvelle étape à trente lieues de la capitale. Un ambassadeur extraordinaire, le duc de Feria, partit pour Paris, accompagné d'un légiste, don Iñigo de Mendoza, et pourvu d'argent, en état de convaincre et de corrompre. Le pape Clément VIII, plein de scrupules, continuait à montrer à Henri IV les mêmes dispositions malveillantes que ses prédécesseurs. Les brefs adressés aux grands seigneurs catholiques et aux villes recommandaient l'union de tous les catholiques contre le tyran hérétique : Opposez à sa fureur la valeur d'un monarque très bon et véritablement chrétien. Le nouveau légat, Philippe Sega, cardinal de Plaisance, passait pour un des plus fins diplomates de la Cour romaine. Rome, l'Espagne et Mayenne agissaient en apparence de concert et semblaient poursuivre le même objet : l'élection d'un roi. L'accord des ligueurs et des puissances catholiques inquiétait d'autant plus Henri IV que les divisions des royalistes étaient à leur période aiguë. Sans aller jusqu'à croire que sa vie ait été menacée par une conspiration, il faut admettre qu'il y eut des faits graves de désobéissance et même d'hostilité, puisque le conseil lui fut donné de frapper ces ennemis domestiques et, suivant l'expression d'un contemporain, de mener les mains basses. Il eut la sagesse de n'en rien faire. Mais, en cette crise intestine, il devait appréhender davantage les événements de Paris. Il protesta contre la présomption du duc de Mayenne qui ne se pouvoit accuser plus grande que par cette convocation de tous les ordres du royaume, chose jusques icy moule sous autre nom que celuy des roys, comme par toutes les loix cette authorité leur est seulement (à eux seuls) réservée, et jugée un crime de leze majesté pour tous autres. Il défendait à toutes personnes, de quelque qualité et condition qu'elles fussent, d'aller ou envoyer à la prétendue assemblée tenue ou à tenir à Paris, ny donner passage, confort ou aide à ceux qui iront, retourneront ou envoyeront à ladite assemblée, sous peine d'être convaincus du crime de leze majesté au premier chef (29 janvier 1593). La Cour de Châlons s'en était prise particulièrement au Pape. Elle dénonça cette détestable conspiration contre cette florissante monarchie, la loy fondamentale de laquelle consiste principalement en l'ordre de la succession légitime ; elle décréta de prise de corps Philippe, du titre de Saint-Onuphre, cardinal de Plaisance, fit défenses à tous, nobles, ecclésiastiques, roturiers, d'assister à ladite assemblée sous peine d'être traités comme criminels de lese majesté et perturbateurs du repos public, déserteurs et traistres à leur pays ; et arrêta que les villes où elle siégerait seraient rasées de fond en comble sans espérance d'êtres réédifiées jamais pour perpétuelle mémoire à la postérité de la trahison, perfidie et infidélité (18 novembre 1592). Il n'était pas facile aux députés de se glisser jusqu'à Paris à travers le réseau des provinces, des villes, des châteaux royalistes. Les soldats battaient l'estrade, arrêtaient les marchands et les voyageurs et les mettaient à rançon, quand ils ne les tuaient pas. Les chefs militaires avaient l'habitude de vendre des passeports, mais cette fois il n'y fallait pas compter. Le Roi avait trop d'intérêt à empêcher ce conciliabule de rebelles. Un député, s'il était reconnu, courait risque de mort. Aussi, certaines provinces renoncèrent à se faire représenter aux États généraux. Tandis que les assemblées précédentes avaient réuni de 4 à 500 membres, celle-ci n'en comptait que 128. Des députés se préparèrent à ce voyage comme à la plus dangereuse des expéditions. Bernard, vicomte maïeur de Dijon, se fit désigner un successeur avant de partir. Le clergé institua des neuvaines, ordonna des prières de quarante heures et célébra une procession générale pour appeler la protection du ciel sur les mandataires de la ville. La plupart des habitants notables firent visite à Bernard ; un grand nombre d'hommes, de femmes et d'enfants étaient assemblés par les rues sur son passage ; ils lui faisaient la révérence, les uns se prochant de luy pour baiser ses mains. Il partait pourtant sous la protection du vicomte de Tavannes, qui s'en allait à Paris avec une grande troupe de gens à cheval. Odet Soret, laboureur, élu par le tiers-état du pays de Caux, pensa ne pas aller plus loin que Rouen. Le gouverneur Villars- Brancas, qui s'était chargé de conduire les députés ligueurs de Normandie, leur avait fait dire de se tenir prêts pour le 12 janvier ; ils ne purent partir que le 8 février ; ils allèrent en zigzags, par étapes inégales, passant de la rive droite à la rive gauche de la Seine et endurant grand froid pour évader les chemins, de peur du danger. Ce n'étaient pas les seules misères. Il fallait vivre. Les villes mesuraient parcimonieusement l'indemnité de route ; elles ne voulaient pas faire les avances. Leurs représentants arrivaient au terme du voyage sans ressources. A Reims, les députés qui avaient répondu à la convocation de Mayenne (juin 1592) avaient été obligés d'emprunter à la ville quelques écus ; ceux qui vinrent à Paris vécurent de distributions dans les derniers jours des États, et, dès le commencement de ses séances, l'Assemblée dut, tant elle était pauvre, emprunter à la municipalité un trompette pour porter un message. Pourtant il ne serait pas juste de se représenter les députés comme des mendiants aux gages de l'Espagne. Les États généraux de la Ligue n'ont pas plus trouvé grâce devant la postérité que devant les contemporains. Royalistes et gallicans, historiens philosophes du XVIIIe siècle n'éprouvent pour eux qu'horreur et mépris. Pour comble d'infortune, ils ont été voués au ridicule, par un des pamphlets les meilleurs de notre langue (si riche pourtant en ce genre d'écrits). La Satyre Ménippée passe, auprès de bien des gens, pour le récit à peine arrangé, pour l'histoire à peu près exacte des États généraux. Elle n'en est, à vrai dire, que la caricature. Elle est un modèle de malice et d'éloquence ; elle soulève les masques, elle découvre, sous les affectations de zèle et les déclarations de désintéressement ; les convoitises âpres et les calculs vils ; elle expose sur les tréteaux les charlatans de la Ligue ; elle marque le triomphe du bon sens sur la fureur sectaire ; de l'esprit d'ordre et de discipline sur les instincts de violence et d'anarchie, du droit dynastique sur le droit théocratique, de l'idée de patrie sur l'idée d'Église, mais il ne faut pas lui demander d'être juste pour un parti dont elle condamne les principes, dont elle déteste les actes. Jamais elle ne distingue entre le ridicule des manifestations et le sérieux des revendications, entre les vues intéressées des chefs et les passions généreuses des masses. Les États généraux de 1593, fidèle image de la nation ligueuse, étaient très dévoués à l'Église, et cependant ils refusèrent d'admettre le légat du pape à leurs délibérations, et ne consentirent à le recevoir qu'en séance solennelle. Ils avaient un sentiment très élevé de leur dignité : ils ne donnèrent le titre de Monseigneur au duc de Mayenne dans leurs messages qu'après avoir reçu de lui de nombreux témoignages de déférence. Ils avaient conscience qu'en eux seuls résidait la toute-puissance ; et ce préjugé était partagé par la nation ligueuse. La plupart des livres imprimés à ce moment portent la mention : avec autorisation des Estats. Les cahiers qui nous sont parvenus sont en très petit nombre. Ils demandent l'élection d'un roi catholique et français, qui ne soit ni hérétique ni fauteur d'hérétique, l'admission du Concile de Trente, le maintien des libertés provinciales et la réduction des tailles au chiffre où elles étaient du temps de Louis XII. — Le clergé d'Auxerre veut que le roi élu soit catholique et, s'il est possible, de la tige royale, agréé par le Saint-Père et par le roi d'Espagne, qui lui donnera sa fille en mariage. La loi salique sera suspendue pour une fois, mais non abrogée. — Reims, la ville des Guise, demande, suivant l'ancienne liberté des États de France, l'élection et création d'un roi. — Les revendications de Rouen ont un caractère très provincial : maintien de la Normandie dans les droits et privilèges de la Charte aux Normands, interdiction au roi de lever aucun impôt sans le consentement des États provinciaux de Normandie. — Troyes exclut formellement Henri de Navarre, même converti, et les Bourbons catholiques ; le nouveau roi sera assisté d'un Conseil, composé des princes catholiques, des officiers de la couronne et de trois personnes des trois ordres de chaque province ; les États provinciaux se réuniront périodiquement ; les États généraux de Paris voteront les fonds nécessaires pour mettre fin aux troubles, mais, l'ordre rétabli, il ne pourra être levé de subsides sans l'avis d'autres États généraux. Le parti ligueur se réclame toujours du passé : il invoque les droits historiques, les libertés, privilèges et franchises des provinces. Il n'a pas d'autre argument contre le pouvoir absolu ; il n'a que l'idée d'un progrès en arrière. Les changements qu'il réclame ne sont que des restaurations. Le programme de la Révolution est un programme de réaction. La séance d'ouverture eut lieu le 26 janvier 1593 au Louvre, dans la salle haute (au-dessus de la salle des Cariatides), avec le cérémonial d'usage. Le Lieutenant général prononça la harangue par laquelle les rois inauguraient les sessions. Il loua l'œuvre de la Ligue depuis 1588 et exhorta les députés à aviser à ce qui estoit à faire pour l'avenir. Il protesta qu'il était prêt à donner sa vie pour le salut de la religion catholique et pour la conservation de l'État. Le duc de Feria, que le roi d'Espagne, protecteur de l'Union, avait délégué auprès de l'Assemblée comme ambassadeur extraordinaire, fut reçu en audience solennelle avec des honneurs presque royaux (2 avril 1593). Douze députés l'attendaient au bas du grand escalier ; le cardinal de Pellevé, quatre évêques et le fils de Mayenne, à la porte de la salle. Précédé de ses estafiers napolitains, espagnols et wallons de la garnison de Paris, il traversa tête nue les rangs des députés et ceux-ci se levèrent et se découvrirent à son passage. Au fond de l'estrade était dressé un dais de velours, qui encadrait un trône vide. Le cardinal de Pellevé, que les trois ordres avaient choisi pour orateur, s'assit sur un fauteuil à droite du trône ; l'ambassadeur d'Espagne, à gauche. Ainsi se trouvaient groupés, autour de ce symbole de la royauté vacante, les deux puissances qui avaient la prétention de la rétablir, d'un côté, la nation, et de l'autre, l'étranger. Le duc de Feria présenta les lettres de Philippe II qui l'accréditaient auprès des États généraux et exposa en latin l'objet de sa mission. Il célébra, avec une emphase espagnole, les services que son maure avait rendus aux rois de France depuis le commencement des troubles et mit en parallèle ses bons offices et le désintéressement de son zèle avec les agressions dirigées contre lui en Portugal et dans les Pays-Bas. Il énuméra tous les secours d'hommes envoyés à François II, à Charles IX et à Henri III, la délivrance de Paris et de Rouen, les six millions d'or qui avaient été dépensés, le concours de la diplomatie espagnole en Cour de Rome pour hâter la convocation et la réunion des États généraux. Les États n'entendirent pas sans humeur le reproche et exprobration que l'ambassadeur avait faits à la France. La lettre que Philippe II leur adressait n'était pas moins maladroite. Il les invitait à ne pas se séparer avant d'avoir élu un roi aussi catholique que les circonstances l'exigeaient. Après avoir commencé sur un ton qui sentait le maître, il poursuivait en créancier qui réclame une dette : Il est bien raison que par delà vous sachiez faire vostre profit de ceste occasion et que l'on recongnoisse en mon endroit tout ce que je mérite de vostre royaume, en me donnant satisfaction, laquelle, ores qu'elle ne soit que pour vostre bien et advantage, si en recevray-je, pour ce regard, très grand contentement.... La courtoisie de cette fin ne rachetait pas l'indiscrétion de la demande. Le cardinal de Pellevé répondit comme il fallait. Il rappela les services que l'Espagne, depuis les temps les plus reculés, avait reçus de la France. Clovis avait vaincu et tué le roi des Wisigoths, Marie, défenseur de l'hérésie d'Arius. Childebert, héritier de la piété paternelle, était allé jusqu'en Espagne combattre Amalaric, qui s'obstinait dans la même erreur. Charles-Martel avait arrêté à Poitiers la marche victorieuse des Arabes, déjà maîtres de l'Afrique et de l'Espagne. Que dirons-nous de Charlemagne et comme s'est-il acquis les titres de grand, et de sainct et d'invincible, sinon qu'ayant heureusement combattu pour la foy, il contraignit les Sarasins, nichez dedans l'Espagne, de se contenir dans leurs bornes et laisser en paix et repos les catholiques du pars. Pellevé n'oublia pas Bertrand Du Guesclin, connétable de France, qui avait renversé Pierre le Cruel et mis sur le trône de Castille la dynastie de Transtamare. Il se trouve encores plusieurs autres tesmoignages de la bienveillance et amitié de nos roys envers les roys d'Espagne. C'était une façon adroite de montrer que la France n'était pas en reste de bons procédés et que l'Espagne avait reçu d'avance le prix de ses efforts en faveur du catholicisme français. Mais, ces réserves faites, l'orateur exalta la maison d'Autriche. Si les princes lorrains, comme nouveaux Macchabées, avaient dépensé libéralement pour la foi leur sang et leur vie, si le pape Clément huitième de jour à autre nous déployait l'humanité de son secours, le roi Philippe surpassait tous ces défenseurs de la foi. Aussi Pellevé lui promettait-il en récompense de son zèle tout le debvoir de bienveillance et d'affection qu'il pouvait espérer des Français catholiques et, sur la terre et dans le ciel, une gloire immortelle. Lorsque pour le loyer de tant de labeurs soufferts en la cause de la religion, elle (Sa Majesté Catholique) sera introduite par la bonté divine dans les celestes tabernacles, non seulement mille millions d'anges, serviteurs du Très-Haut, iront au-devant d'elle, mais une infinité de peuples qu'elle a retirez de l'erreur, de l'infidelité ou de la mechanceté de l'heresie, viendront avec joye et allegresse portails à plains bras les gerbes de leurs mérites. Ne semble-t-il pas qu'en lui montrant les palmes au ciel, l'orateur des États voulait le détourner de chercher sa récompense sur la terre ? II. — LA CONFÉRENCE DE SURESNES. LES Espagnols auraient dû se montrer plus adroits, car l'Assemblée venait d'entrer en relations avec les grands seigneurs royalistes. Ce fut à l'occasion du manifeste que Mayenne avait publié avant la réunion des États, moins pour justifier l'attitude des ligueurs que pour tenter la fidélité des catholiques royaux. Il y avait déclaré impossible de reconnaître le toi de Navarre sans manquer à l'obéissance due au Saint-Siège et sans rompre avec ceste ancienne coustume si religieusement gardée par tant de siècles, en la succession de tant de roys depuis Clovis jusques à présent, de ne recognoistre au throsne royal aucun prince qui ne fun catholique, obeyssant fils de l'Eglise et qui n'eust promis et juré à son sacre, et en recevant le sceptre et la couronne, d'y vivre et mourir, de la défendre et maintenir et d'extirper les heresies de tout son pouvoir : premier serment de nos roys sur lequel celuy de l'obeyssance et fidelité de leurs subjects estoit fondé. Le roi de Navarre, disait-il encore, promettait toujours de se faire instruire en un concile libre et général, mais l'erreur où il s'obstinait avait-elle besoin d'être condamnée encore une fois ? Rome avait excommunié ce prince et l'avait privé du droit qu'il pouvait prétendre à la couronne. Les catholiques royaux n'avaient donc, concluait Mayenne, qu'à s'incliner devant cette décision et à se joindre aux catholiques de la Sainte-Union pour le salut de l'État et de la religion. Les États généraux allaient s'assembler à Paris, auquel lieu, s'il leur plaist d'envoyer quelques-uns de leur part pour y faire ouverture qui puisse servir à un si grand bien, ils y auront toute seureté, seront ouys avec attention et desir de leur donner contentement (5 janvier 1593). Ce manifeste, en apparence habile, trompa les calculs de Mayenne. Le Roi avait riposté par des lettres patentes (29 janvier), où il affirmait que la religion était étrangère à la révolte, et les princes, prélats, officiers de la couronne et principaux seigneurs catholiques, tant du conseil du roy que autres estans près de Sa Majesté avaient répondu par une Déclaration à M. le duc de Mayenne et autres princes de sa maison, aux prélats sieurs et autres personnes ainsi assemblez en ladicte ville de Paris. Avec le congé et permission de leur roi et prince naturel, les royalistes offraient aux ligueurs d'entrer en conférence et communication des moyens propres pour assoupir les troubles, à la conservation de la religion catholique et de l'estat. S'ils voulaient choisir, entre Paris et Saint-Denis, un lieu où traiter cette grande affaire, ils y envoyront et feront trouver de leur part, au jour qui sera pour ce convenu et accordé. Mayenne et son parti affectaient de n'avoir en vue que le maintien de la religion et de l'État, les royalistes offraient d'en débattre avec eux les moyens. C'était une mise en demeure. Cette Proposition avait produit dans les États une vive émotion. Les ligueurs ardents ne voulaient pas entendre parler de conférence. Le Légat, comme la Faculté de théologie, interdisait tout rapport avec les hérétiques et les fauteurs d'hérésie. L'affaire fut un mois en suspens, mais enfin dans cette assemblée, qu'il est d'usage de se représenter comme si passionnée, les avis modérés l'emportèrent. Les plus sages pensaient qu'après les avances de Mayenne un refus était impossible. Les États acceptèrent donc la conférence sous la réserve que leurs délégués n'entreraient en relations ni directes, ni indirectes avec le roi de Navarre, et se contenteraient d'exposer les raisons pour lesquelles les Français ne devaient pas reconnaître un hérétique pour roi. Mayenne, chargé de transmettre cette réponse, s'attacha à justifier encore une fois son parti d'avoir introduit les étrangers dans le royaume. Il fallait souffrir la perte de la religion, de l'honneur, de la vie et des biens ou opposer la force aux hérétiques. Pourquoi les catholiques unis n'auraient-ils pas le droit de recourir aux alliés naturels de la France, au roi d'Espagne, à qui les rois eux-mêmes avaient recouru en pareille nécessité et contre la rebellion des mêmes hérétiques, alors que les adhérents du roi de Navarre appellent les Anglais, anciens ennemis du royaume ? Les ligueurs n'étaient pas des criminels de lèse-majesté pour ne point reconnaître un prince hérétique, et, faisant allusion à ce droit d'hérédité qu'invoquaient ses adversaires : Prenez garde qu'en baissant les yeux contre la terre pour y voir les loix humaines, vous ne perdiez la souvenance des loix qui viennent du ciel. Ce n'est point la nature ny le droict des gens qui nous aprend à recognoistre nos roys, c'est la loy de Dieu et celle de l'Eglise et du royaume, qui requierent non seullement la proximité du sang, à laquelle vous vous arrestez, mais aussi la profession de la religion catholique au prince qui nous doit commander (4 mars 1593). Feria ne sut ou ne put rien empêcher. Trois jours après sa réception solennelle, le 5 avril, les États faisaient savoir aux catholiques royaux leur désir d'advancer le jour de la conférence. On décida de la tenir à Suresnes, et des députés furent nommés par les deux partis. Les États en élurent douze, parmi lesquels l'archevêque de Lyon, Pierre d'Épinac, le gouverneur de Paris, l'amiral Villars-Brancas, le président Jeannin ; les royalistes, huit : Renaud de Beaune, archevêque de Bourges, Bellievre, de Thou, et cinq autres conseillers au Conseil d'État. Ces pourparlers agitaient la population parisienne. Les Seize affichèrent des placards contre ce projet d'entrevue entre les bons catholiques et les fauteurs de l'hérétique ; les politiques déchirèrent les placards ; les Seize frappèrent les politiques. Cependant, la masse du peuple était lasse de la guerre. Le jour où les députés des États sortirent de Paris pour aller à Suresnes, une grande foule, massée près de la porte Neuve, cria tout haut : La paix. Bénits soient ceulx qui la procurent et la demandent. Maudits et à tous les diables soient les autres. Dans les villages de la banlieue, les habitants se mettaient à genoux au passage des députés et leur demandaient la paix à jointes mains. C'était la manifestation de la misère universelle. Ce spectacle était si attendrissant que les représentants des deux partis en furent tout remués et, lorsqu'ils se trouvèrent en présence, ils ne purent se traiter en ennemis. Ils se saluèrent et s'embrassèrent (29 avril). Les premières réunions furent employées à régler les conditions d'une trêve. Les hostilités furent suspendues pendant dix jours dans un rayon de quatre lieues autour de Paris et de quatre lieues autour de Suresnes. Cette mesure ne pouvait être profitable qu'aux royalistes ; en donnant aux Parisiens un avant-goût des douceurs de la paix, elle leur en inspirait encore plus le désir. Aussi, dès qu'ils surent la conclusion de l'armistice, s'empressèrent-ils de sortir hors de cette enceinte où ils avaient été comme prisonniers pendant quatre ans. C'était le mois de mai ; les uns coururent visiter leur maison des champs et voir l'éclosion des premières feuilles ; les autres partirent en bande pour la campagne. Tellement que dès le matin, on vid ceux de la rue de Brilboucher se botter, faire provision de pestés et bouteilles, pour prendre tousjours ce bon temps, en attendant mieux. Les plus pieux et les plus pauvres reprenaient le chemin des sanctuaires de la région. Le 6 mai, 6 à 7.000 personnes se rendirent à Notre-Dame des Vertus près Saint-Denis. Malgré les efforts, les menaces et les cris des prédicateurs, l'élan était irrésistible. Paris débordait hors des murs. Déjeuners sur l'herbe, visites aux champs, processions, pèlerinages, tout lui était occasion de respirer le grand air de la liberté. A Suresnes, cependant, les députés des deux partis commencèrent, le 5 mai, les discussions sérieuses. L'archevêque de Bourges, Renaud de Beaune, parlait pour les royaux ; l'archevêque de Lyon, Pierre d'Épinac, pour les ligueurs. Ils déplorèrent tous deux le misérable état de la France, la ruine des ordres, la désolation de l'Église. La terre mesme nous monstroit ses cheveux hérissés et demandoit d'estre peignée pour nous rendre les fruicts accoustumés. Beaune conclut à la paix comme l'unique remède aux maux de l'heure présente. D'Épinac mit au-dessus de la paix matérielle, dont il reconnaissait les bienfaits, la vraie paix qui estoit le zèle de l'honneur de Jésus-Christ, et pour lequel il estoit venu diviser le pere d'avec le fils et commandoit de quitter biens, parents et alliances pour la querelle et defense de la religion. Mais il ne refusait pas d'écouter les ouvertures qui seraient faites si l'honneur de Dieu et leur devoir à la religion et à l'Eglise le pouvoient permettre. Cependant, pour que la paix fût possible, il falloit que les catholiques fussent unis de volonté et de conseil, pour maintenir et asseurer leur religion et pour s'opposer aux armes et desseins de l'hérésie. L'action ainsi engagée, les deux orateurs étaient entraînés à rechercher les conditions de cet accord. L'archevêque de Bourges ne voyait d'autre moyen pour sauver l'État et la religion, qui y estoit comprise et contenue, que la soumission aux pouvoirs légitimes. Le prince que Dieu, la nature, l'ordre de succession et les lois anciennes du royaume imposaient n'était pas un idolâtre ou faisant profession de la loy de Mahumet ; si, sur quelques points, il se séparait de l'Église, il fallait travailler à le retirer de l'erreur ; et il conjurait les ligueurs de s'y employer avec eux par communs vœux et intercessions. L'archevêque de Lyon confessait que la paix et prospérité des estais despendoit principalement de l'obeyssance que l'on doit au prince et de la concorde des subjects, mais cette concorde ne se pouvoit former s'il y avoit diversité de religion. Ils désiraient un roi ; mais un roi très chrétien de nom et d'effet. Quant à recognoistre et advouer un heretique, pour roy, en ce royaume très chrestien qui estoit l'aisné de l'Église, et ancien ennemy des heresies... c'estoit chose contraire à tout droict divin et humain, aux canons ecclésiastiques et conciles generaux, à l'usage de l'Église et aux lois primitives et fondamentales de cest Estat. Il accumula les exemples et les preuves, cita l'Ancien et le Nouveau Testament, les décrets des empereurs chrétiens, les lois du royaume et les décisions des États généraux, qui déclaraient les hérétiques indignes d'occuper les charges publiques les moins importantes. Comment donc, demandait-il, seroient-ils capables de la plus haute et excellente dignité du monde ? A son tour, l'archevêque de Bourges trouva dans les Écritures et dans l'histoire des textes aussi probants, pour établir l'obligation où étaient les sujets d'obéir, même à des rois païens et hérétiques. En somme, l'archevêque de Lyon ne contestait pas les droits originels d'Henri IV ; il se contentait d'affirmer qu'ils étaient ruinés par l'hérésie. Mais, si le roi de Navarre revenait au catholicisme, que pourrait-il encore lui objecter ? Les royalistes sentirent les avantages de leur position et ils résolurent d'en profiter. Le lundi 17 mai, l'archevêque de Bourges, après avoir constaté que ses adversaires n'avaient pas nié les droits du Roi, ajouta que le seul obstacle à sa reconnaissance allait disparaître, le Roi ayant déclaré qu'il était résolu à se convertir pour avoir cogneu et jugé estre bon de le faire. La déclaration venait à son heure. D'Épinac eut beau répliquer que de telles conversions, suggérées par la raison d'État, ne pouvaient inspirer aucune confiance aux catholiques, le coup était porté. La nouvelle fut bientôt connue d'un bout de la France à l'autre. Henri IV écrivit de sa main à un certain nombre d'ecclésiastiques pour les informer de sa résolution. Quelques curés de Paris : Benoit, curé de Saint-Eustache, Chavagnac, curé de Saint-Sulpice, Morenne, curé de Saint-Merry, avaient, au milieu de la fureur générale, continué à prêcher la modération ; il les invita à se rendre à Mantes le 15 juillet, pour l'instruire des difficultés de la religion. Il s adressa même à Guincestre, un des plus furieux prêcheurs, qui, par un revirement inattendu, s'était changé soudain en apôtre de paix. Benoît et Morenne hésitaient à faire le voyage ; Guincestre alla, raconte L'Estoile, demander l'autorisation au Légat. Maledicat, s'écria le Légat furieux, maledicat, maledicat, tandis que Guincestre tombait à genoux et suppliait : Benedicat, benedicat, benedicat. III. — LES DROITS DE L'INFANTE. LES Espagnols comprirent qu'il fallait à tout prix prévenir l'effet de cette déclaration. Les distributions d'argent s'accrurent. Ils nourrissaient déjà à leurs frais un certain nombre de députés indigents. Ils avaient même fait offrir par Mayenne aux colonels et aux capitaines de la milice parisienne une bonne somme de deniers pour récompense de leurs services. Mais il n'y eut qu'un colonel et deux capitaines qui acceptèrent ce secours, dont il fallait passer les quittances au nom du roi d'Espagne. D'Aubray dit que qui prenoit, s'obligeoit. Le doyen du chapitre de Notre-Dame ne voulut pas du don que Feria offrait aux chanoines ruinés par la guerre. Et le prévôt des marchands refusa de demander aux Espagnols de l'argent pour payer les rentes de l'Hôtel de Ville. D'autres furent plus accommodants. Pendant les six derniers mois de l'année 1593, l'ambassadeur distribua 24.048 écus aux gens des trois ordres : 11.148 écus au clergé, 8.180 écus au tiers-état, 4.720 écus à la noblesse. C'était peu pour gagner une assemblée de 128 membres, mais des sommes plus considérables avaient été promises, et Philippe II était convaincu qu'on tient mieux les hommes par les espérances que par les faveurs. Quand les représentants du roi d'Espagne se crurent assurés du vote, ils pressèrent l'affaire de l'élection. Ils en firent la proposition par écrit, et, le 28 mai, Mayenne se décida à la transmettre aux États. Ils y indiquaient les droits de l'Infante à la couronne de France, laissaient l'assemblée libre soit de la reconnaître, soit de l'élire pour reine, et s'engageaient à appuyer de leurs forces et de leurs moyens l'établissement de la nouvelle souveraine. Le lendemain, ils se rendirent au Louvre. Jean-Baptiste de Taxis, qui connaissait mieux que Feria l'art de persuader et qui avait sur lui l'avantage de parler en français, recommanda l'élection de l'Infante comme le seul remède aux misères présentes, comme la solution indiquée par Sa Sainteté et Sa Majesté Catholique et par tous les gens de bien de ce royaume, et comme le couronnement de l'œuvre à laquelle les bons catholiques s'étaient voués. Après lui, le juriste don Iñigo de Mendoza, dans un long discours en latin, accabla sous la masse de ses arguments les partisans de la loi salique ; il prouva surabondamment qu'elle ne remontait pas au delà de Louis le Hutin. Puis la séance fut levée. Les États ne se montrèrent pas disposés à accepter l'Infante sans conditions ; ils firent demander aux ambassadeurs espagnols si Philippe II marierait sa fille à un prince français. En réponse, Taxis leur apporta, le 13 juin, une solution nouvelle. Puisqu'ils ne voulaient pas abroger la loi salique, ils n'avaient qu'a élire l'archiduc Ernest d'Autriche, à qui le Roi catholique destinait sa fille. Vous me direz qu'il n'est pas né en France, je vous l'advoue, mais aussi n'est-il pas contre vos loix et coustumes avoir pour roy un Allemand. L'archiduc était le frère de l'empereur Rodolphe II qui n'était pas marié. Si Dieu l'appelle sans qu'il delaisse enfants masles legitimes, l'archiduc Ernest est son heritier. Bien plus l'archiduc Ferdinand (de Tyrol), leur oncle, n'avait que des filles inaptes à succéder. Tout cela pourroit, avec le temps, tomber sur luy, [ce] qui n'est pas peu de choses. Quel prétendant, et quelles espérances : la couronne impériale, presque tous les domaines de la Maison d'Autriche ! En vérité, Philippe II pouvait-il montrer plus d'amour pour les sujets de sa fille qu'en restaurant à leur profit l'empire de Charlemagne ? Mais c'était trop compter sur la naïveté des États que de chercher à les prendre par un appât aussi grossier. Déjà des protestations individuelles s'étaient produites. Le procureur général Molé avait, au Parlement, fait des remontrances contre l'abrogation de la loi salique. L'avocat général Hotman déclara à Mayenne, au nom des magistrats, qu'ils ne pouvoient ni ne devoient. Mayenne, on peut le croire, était au fond hostile à tout projet qui l'excluait, lui et son fils. Sur sa proposition, les États répondirent que nos loix et mœurs nous empeschent de recognoistre sur nous et appeler pour roy ung prince qui ne soit de nostre nation. Ils ajoutaient, il est vrai, que, si le roi d'Espagne avait pour agréable le choix qui serait fait d'un prince français pour être roi et l'honorait tant que de lui donner en mariage l'infante sa fille, ils lui en auraient infinies obligations. Cette décision était grave, car, si les Espagnols répondaient affirmativement, l'Assemblée n'avait plus moyen de se dédire ; elle était obligée de faire un roi, et, comme le fit remarquer Du Vair, conseiller au Parlement, de retrancher toute espérance de réunion entre les Français. L'orgueil espagnol en décida autrement. Les représentants de Philippe II ne se résignaient pas à abandonner les droits de l'Infante ; ils ne pouvaient admettre qu'elle arrivât au trône par la seule vertu d'un mariage avec un prince de condition inférieure. Ils demandèrent à faire une nouvelle proposition, et, dans une séance solennelle, où étaient présents tous les princes de la Ligue (21 juin), ils déclarèrent que si les États incontinent faisaient roys proprietaires de ceste couronne et in solidum, comme l'on dict, la serenissime infante Isabelle, et de ceux des princes françois, y compris toute la maison de Lorraine, icelluy que Sa Majesté voudra choisir, il (Philippe II) sera tenu dès ceste heure, comme pour lors, de la marier avec lui. Le Légat, qui sentait que l'heure était décisive, s'était fait porter grelottant de fièvre à l'Assemblée. Il prit la parole en italien pour appuyer cette proposition, la seule, dit-il, à laquelle il eut voulu donner son appui, car il reconnaissait aux premières beaucoup de difficultez et que plusieurs les avoient peu agreables, eu esgard à nos loix et coustumes, comme à la vérité telles propositions n'étaient que préparatifs à celle qui vous a esté présentement faite. Comme celle-ci ne tendait qu'à la gloire de Dieu et témoignait de la singulière piété du Roi catholique, qui voulait dedier sa propre fille aisnée au commun bien de la religion et de ceste tres-chrestienne couronne, il considérait comme un devoir de les engager à l'accepter et de saisir une si belle occasion d'assurer la religion catholique en ce royaume. Cette demi-concession ne satisfaisait personne . Elle devait mécontenter particulièrement Mayenne qui n'entendait pas laisser au roi d'Espagne le soin et l'avantage de choisir un roi. Comme l'archevêque de Lyon sut bien le dire aux Espagnols, les États trouvaient qu'élire une reine, estans encores incertains d'un roy, c'était au fond violer la loi salique. Et, d'ailleurs, ils ne pouvaient admettre que le roi d'Espagne se réservât le choix de leur donner un roi, car de constituer roy sur eux, cela dépendoit de leur pouvoir et authorité et non de prince estranger. Les Espagnols répliquaient que l'Infante ne quitterait pas l'Espagne pour venir en France sans une qualité honorable et qu'ils ne pouvaient laisser aux Français la liberté de la recevoir ou de la rejeter. C'est au milieu de ces discussions qu'éclata l'arrêt du Parlement. La Cour.... a conclu et arresté que par ladicte cour en corps, par la bouche de l'un des présidens d'icelle, seront faites iteratives remontrances à M. le duc de Mayenne... à ce qu'il employe l'authorité qui lui a esté commise pour empescher que, sous prétexte de religion, ce royaume qui ne dépend d'autre que de Dieu et ne recognoist autre seigneur, quel qu'il soit en ce monde, pour sa temporalité, ne soit occupé par estrangers (28 juin). Le président Le Maitre, suivi de vingt conseillers, porta à Mayenne cet arrêt qui condamnait à la fois les prétentions ultramontaines et les ambitions espagnoles. L'opinion publique avait trouvé son organe. C'était un nouveau pouvoir avec lequel il fallait compter. Même si les Espagnols s'étaient montrés plus traitables, les États n'avaient plus l'autorité morale nécessaire pour dénouer la crise. Ils s'étaient laissé gagner de vitesse par le Parlement, qui protestait d'avance contre toute décision contraire à la loi salique et au droit héréditaire. Aussi firent-ils réponse aux représentants de Philippe II, qu'il serait non seulement hors de propos, mais encore périlleux pour la religion et pour l'État de créer et établir un roi. Le Légat chercha à ramener les esprits par une nouvelle concession : il prit sur lui d'annoncer que le prince français que Philippe H destinait à sa fille était le jeune duc de Guise, le fils, cher aux Parisiens, du héros des Barricades. Mais la déclaration venait trop tard, et personne, même le principal intéressé, ne prit au sérieux ce dernier expédient de diplomates aux abois. IV. — L'ABJURATION. L'OPINION passait aux royalistes. La déclaration de l'archevêque de Bourges, l'annonce de l'abjuration avaient levé les derniers scrupules des politiques. Les espérances d'une réconciliation et la crainte de la guerre étaient si générales et si vives, qu'en dépit des clameurs des zélés et des plaintes des Espagnols, les États n'avaient pas osé rompre les conférences de Suresnes. Et pourtant que pouvaient-ils attendre d'une négociation, s'ils n'étaient pas décidés à se soumettre ? Leurs députés ne reconnaissaient qu'au Pape le droit d'absoudre le roi de Navarre et. de le réconcilier avec l'Église. Mais les royalistes protestèrent contre cette prétention, au nom de l'indépendance de la couronne. Ils voulaient bien donner satisfaction au chef de l'Église en ce qui touchait la conscience, ils se refusaient absolument à le constituer juge de la capacité ou de l'incapacité du royaume. Le Roi se ferait absoudre et irait à la messe ; il enverrait alors une ambassade à Rome pour demander la bénédiction du Pape et lui prêter l'obédience. Mais il n'attendrait pas les décisions de la Cour romaine pour agir comme roi et comme catholique ; car pour parler librement ils ne vouloient pas mettre le roy en cette peine et hazard et. sa couronne en compromis au jugement des estrangers. La question se posait maintenant entre les prétentions ultramontaines et les libertés gallicanes. La discussion devint si aigre et les propos si violents que l'archevêque de Bourges menaça de se retirer. La prolongation de la trêve souleva d'autres difficultés. Aux conférences qui se tinrent à La Villette, à partir du 11 juin, les royaux proposèrent de renouveler et d'étendre à toute la France l'armistice qui touchait à sa fin. Les chefs de la Ligue avaient conscience que, si leurs adhérents mettaient bas les armes, ils ne les décideraient jamais à les reprendre. Aussi ne se pressaient-ils pas d'accepter. Henri IV profita de leurs hésitations pour assiéger et prendre Dreux (8-17 juin). Ce succès donnait une grande force à l'appel que les royaux adressèrent aux ligueurs en faveur de la paix et de la réconciliation de tous les Français. Quelle malédiction nous peut maintenant conseiller d'aiguiser nos cousteaux contre ceux auxquels nous sommes obligés de désirer tout bien et toute prospérité. Mayenne, le Légat, les Espagnols eux-mêmes, sentaient tellement l'impossibilité de continuer la lutte qu'ils finirent par se résigner à la trêve générale. Elle fut signée à La Villette le 31 juillet 1593 ; elle devait durer trois mois. Depuis six jours, Henri IV était catholique. La cérémonie de l'abjuration eut le caractère, l'aspect riant d'une fête. C'étaient en effet les épousailles du roi et de la France. La vieille basilique de Saint-Denis était parée de ses plus belles tapisseries et les rues qui y menaient étaient jonchées de fleurs. Les Suisses, fifres et tambours sonnant, les officiers de la prévôté de l'hôtel, la garde écossaise et française, 12 trompettes, 5 à 600 gentilshommes précédaient le Roi qui s'avançait revestu d'un pourpoint et chausses de satin blanc, bas à attaches de soye blanche et souliers blancs, d'un manteau et chapeau noir. Les Parisiens étaient venus en foule, malgré les défenses ; ils le saluaient au passage des cris de : Vive le roi A la porte de l'église, au milieu d'un groupe d'évêques et de moines, l'archevêque de Bourges, assis en une chaire couverte de damas blanc, attendait. Le Roi se présenta : Qui êtes-vous ? — Je suis le roy. — Que demandez-vous ? — Je demande à estre receu au giron de l'Eglise catholique, apostolique et romaine. — Le voulez-vous ? — Ouy, je le veux et le desire. Henri s'agenouilla ; il jura de vivre et mourir dans la religion catholique, apostolique et romaine ; il renonça à toutes les hérésies qu'elle condamne. L'archevêque lui tendit l'anneau, qu'il baisa, puis lui donna l'absolution. Il le prit par la main et l'introduisit dans l'église. Le nouveau converti entendit la messe et, à genoux devant le grand autel, il réitéra son serment et sa rétractation ; il se confessa et communia. La pompe de la cérémonie, les promesses de repos et de paix dont elle était le gage, le retour de la royauté traditionnelle à l'Église traditionnelle touchèrent tellement les assistants que grands et petits pleuroient tous de joye, continuant de mesme voix à crier : Vive le roy ! Vive le roy ! Vive le roy ! Au sortir de la basilique, largesse fut faite au peuple. Le soir, après les vêpres et le sermon, Henri IV galopa jusqu'au sommet de Montmartre, pour contempler ce Paris qui valait bien une messe (25 juillet). Les nouvelles de Saint-Denis produisirent dans la capitale une émotion extraordinaire. Les prêcheurs de la Ligue furent impuissants à enrayer le courant de sympathie. Guarinus railla grossièrement les pauvres gens, qui prenaient pour une preuve d'orthodoxie la présence d'un hérétique à l'église. Mon chien, fus-tu pas à la messe dimanche ? Approche-toi, qu'on te baille la couronne. Boucher releva avec une âpre ironie le caractère étrange de cette abjuration. Quelle cendre, quelle haire ? quels jeusnes ? quelles larmes ? quels soupirs ? quelle nudité de pieds ? quels frappements de poitrine ? quel visage baissé ? quelle humilité de prières ? quelle prostration par terre en signe de pénitence ? Les gens de guerre embastonnés, les fifres, les tambours sonnants, l'artillerie et escopetterie, les trompettes et clairons, la grande suite des gentilshommes, les demoiselles parées, la délicatesse du pénitent, appuyé sur le col d'un mignon, pour le grand chemin qu'il y avoit à faire, environ cinquante pas, depuis la porte de l'abbaye jusqu'à la porte de l'église ; la risée qu'il fit, regardant en hault, avec un bouffon qui estoit à la fenêtre : En veux-tu pas estre ? Le ders (dais), l'appuy, les oreillers, les tapis semez de fleurs de lys, l'adoration faite par les prélats à celuy qui se doibt submettre et humilier devant eux, sont les traicts de ceste pénitence. Mais la satire ardente ou bouffonne ne trouvait plus guère d'écho. Mayenne s'épuisait en efforts pour arrêter la dissolution du parti. Il s'avisa de faire renouveler par les États le serment de l'Union, comme si la parole jurée pouvait arrêter la force des choses. Il liait sa cause à celle de la Cour de Rome et faisait voter par l'Assemblée l'admission du concile de Trente. Les manifestations de dévoilaient aux intérêts de l'Église romaine ne rendaient pas au chef de la Ligue la faveur de l'opinion. Son parti même l'abandonnait : il ne pouvait plus compter sur les modérés, et il était odieux aux Seize. Cette faction fit paraître, en ces derniers jours des États généraux (décembre 1593), un pamphlet admirable, le Dialogue du Maheustre et du Manant, où elle justifiait sa conduite et ses doctrines. C'est le manifeste de l'extrême-gauche ligueuse et comme le testament de ce parti. Cette œuvre, qui a disparu dans le rayonnement de la Satyre Ménippée et à qui les historiens comme les lettrés n'ont accordé qu'une attention distraite, expose avec chaleur et quelquefois avec éloquence les idées, les tendances et les rêves de la partie la plus avancée de la démocratie catholique. Hostile au Parlement, dont elle préconise l'épuration, à la noblesse, qu'elle accuse d'avoir trahi et exploité l'Union, aux ligueurs modérés, dont elle flétrit la duplicité, elle exalte le zèle du peuple, des prédicateurs et. des Seize. Ceux-là du moins, subordonnent toute considération au seul respect de l'honneur de Dieu et de son Église. La grandeur et la sûreté de l'État ne viennent qu'après. Qu'on ne leur parle pas de la loi salique : Les vrais heritiers de la Couronne, ce sont ceux qui sont dignes de porter le caractere de Dieu. S'il plaist à Dieu nous donner un Roy de nation Françoise, son nom soit benist ; si de Lorraine, son nom soit bénist ; si Espagnol, son nom soit benist ; si Allemand, ion nom soit benist. De quelque nation qu'il soit estant catholique et remply de piété et justice, comme venant de la main de Dieu, cela nous est indifferent. Nous n'affectons la nation, mais la religion. Les scrupules patriotiques des politiques paraissaient à ces sectaires misérables et méprisables. C'est aux chefs de la Ligue, à leurs conseillers et à leurs inspirateurs, c'est à l'aristocratie ligueuse qu'ils attribuaient l'échec du mouvement. Mayenne était particulièrement coupable ; il n'avait eu d'autre souci que d'assurer sa propre fortune au dépens de tous les partis ; il n'avait su que comprimer les ardeurs, enchaîner les dévouements et arrêter les vengeances des serviteurs de Dieu et de l'Église. Le dialogue du Maheustre et du Manant ne releva pas les Seize, mais il contribua à discréditer Mayenne, suspect d'ambition et d'impuissance. Les États généraux ne pouvaient plus rien pour lui. Ils s'étaient déclarés incapables de faire un roi et ils n'avaient pas reçu d'autre mandat ; ils n'avaient donc plus qu'à se dissoudre. Le 8 août, ils se prorogèrent jusqu'au mois d'octobre. Seule la célébration de la messe des États rappelait aux Parisiens qu'il existait une représentation de la Nation. La conversion d'Henri IV décidait tout ; les Ligueurs n'avaient su que lui opposer sa religion, il venait de la quitter. La logique, le bon sens et le besoin de repos allaient faire le reste. Quand les députés revinrent à Paris après plusieurs mois d'absence, ils trouvèrent les esprits si changés et jugèrent leur présence si inutile qu'ils ne songèrent qu'à s'en retourner. Inaugurés avec éclat, respectés au début par la nation ligueuse, caressés par Rome et par l'Espagne, les États généraux de la Ligue disparurent sans bruit. |
[1] SOURCES : Procès-verbaux des États généraux de 1593, publ. par Auguste Bernard, Coll. Doc. inédits, 1842. Lettres d'Etienne Bernard, maire de Dijon, sur rassemblée des États généraux de la Ligue, Bibliothèque de l'École des Chartes, 3e série, I, 1849-1850. [Honoré du Laurens], Discours et rapport véritable de la conférence (de Suresnes), Paris, 1593. Mémoires d'Estat de Villeroy, III et IV, 1685. Ch. Read, La Satyre Ménippée, suivant l'édition princeps de 1594, Librairie des Bibliophiles, 1876. F. Giroux, Le premier texte manuscrit de la Satyre Ménippée, Laon, 1897. Dialogue d'entre le Maheustre et le Manant. L'Estoile, V et VI. Mémoires de Marillac, M. et P., XI. Mémoires de Groulart (premier président au Parlement de Normandie), ibid., XI.
OUVRAGES A CONSULTER : G. Picot, Histoire des États généraux, 2e éd. IV. P. Richard, Pierre d'Épinac, archevêque de Lyon (1578-1599), 1901. Stähelin, Der Uebertritt Königs Heinricht des Vierten oon Frankreich zür römisch-katholischen Kirche, Bâle, 1858. L'Épinois, La Ligue et les papes. Labitte, De la démocratie chez les prédicateurs de la Ligue. Frank, Satyre Ménippée, Oppein, 1884. Poirson, Histoire de Henri IV, I.