I. — POLITIQUES ET SEIZE. LE groupe des ligueurs intraitables connus sous le nom de Seize avait été pendant le siège l'âme de la résistance. Il avait soutenu la population dans ses épreuves, contenu les royalistes, réprimé les protestations de la misère et de la faim. Il avait uni ses efforts à ceux des curés et des moines et agi avec eux en un tel accord qu'il est difficile de dire s'il était leur instrument ou s'ils étaient ses porte-paroles. Autour des comités de neuf membres, institués dans chacun des seize quartiers, se groupaient plus de 30.000 adhérents, prêtres et laïques, bourgeois et gens du peuple, théologiens et hommes d'action. L'association tenait la ville sous le réseau serré de ses sections et de sa police ; elle éventait les complots, surveillait les suspects, signalait les tièdes. Depuis la Journée des Barricades, elle avait poussé ses membres dans toutes les charges. Elle était maîtresse au Chatelet et à l'Hôtel de Ville : elle faisait le siège du Parlement. Mais si elle récompensait le zèle, elle exigeait des hommes qu'elle avait portés au pouvoir un dévouement sans scrupules. A la moindre défaillance, ils étaient rayés de la liste des affiliés, rejetés du rang des purs, et privés, pour ainsi dire, de leur certificat d'orthodoxie. Il y avait, dans ce parti, des membres que l'ambition seule y avait attirés. Mais la plupart des Seize étaient des fanatiques sincères. Ils faisaient profession de suivre docilement l'inspiration de la Faculté de Théologie et de montrer pour ses décrets la révérence et obeyssance grande comme des enfants aux pères et des soldats à leurs capitaines. Leur foi n'admettait pas de compromis. Ils refusaient au pape même le pouvoir de restituer au Béarnais hérétique et relaps la capacité de régner. Leurs théologiens soutenaient que l'absolution pontificale effacerait la faute sans dispenser de la peine (Culpam, non pœnam absolutio peccati remittit). Leurs actes n'étaient pas toujours d'accord avec leurs principes. Ils exaltaient et limitaient l'autorité du souverain pontife ; ils revendiquaient des libertés et rêvaient d'appartenir à Philippe II, le plus absolu des rois. Ils reconnaissaient l'excellence de la monarchie, ils réclamaient l'élection d'un roi très chrétien, et cependant travaillaient à créer une sorte de démocratie municipale, s'élevaient contre la noblesse, désorganisaient le gouvernement régulier et tendaient à substituer à l'action des pouvoirs légaux le régime des coups de main et des journées révolutionnaires. La haute bourgeoisie qui, à l'origine, avait fait partie des conseils de la Ligue, s'était vite dégoûtée de l'alliance des démagogues. Leurs procédés répugnaient à ses habitudes d'ordre ; leurs sympathies pour Rome et l'Espagne blessaient ses traditions gallicanes et ses susceptibilités nationales. Elle était d'accord avec eux pour ne reconnaître qu'un roi catholique, mais elle n'avait d'autre objection contre le roi de Navarre que son hérésie. L'un de ses plus illustres représentants, Villeroy, se refusait à obéir à Henri IV protestant, sans nier les droits que la naissance et l'hérédité lui conféraient. Si le roy de Navarre, écrivait-il à Mayenne, vouloit de cœur et d'affection, et comme il convient, retourner au giron de l'Église et nostre sainct pere l'y recevoir et le rendre digne de porter le sceptre françois, en ce cas... j'estime qu'il seroit plus utile au public et à vous mesme d'accorder avec luy que de suivre toute autre voye. Les ligueurs modérés ou Politiques acceptaient et même imploraient l'appui de Philippe II, mais à aucun prix ils ne voulaient lui livrer la France. Au fond, la masse de la nation partageait les mêmes répugnances. Villeroy affirmait que l'Espagnol était tellement haï en France que les peuples en oubliaient presque leur haine séculaire contre les Anglais. L'évêque d'Asti, Panigarole, portait le même témoignage et donnait des preuves : alors que le duc de Parme venait de débloquer Paris et de sauver la Ligue, la noblesse ligueuse s'amusait des Espagnols, qui n'arrivaient pas à prendre la petite place de Corbeil. Ils en rioient apertement, leur disant les seigneurs que les forteresses ne se prennent pas en France à la veuë de l'artillerie comme en Flandres. Quand Philippe II envoyait de l'argent, il se dépensoit sans profit et les mesmes François s'en jouoient et moquoient ; s'il envoyoit des gens de guerre, toute la France prenoit ombrage. Sauf un petit nombre de fanatiques béats ou de faméliques qui étaient prêts à vendre le royaume à Philippe II, la majorité des catholiques subissait sans l'aimer la tutelle espagnole. Le même Panigarole prévoyait que les prétentions de l'Espagne étaient capables de réconcilier tous les Français. Les déclamations du pamphlet l'Anti-Espagnol[2], dont le titre dit assez l'origine et l'esprit, répondaient non seulement aux haines déclarées des royalistes, mais encore aux antipathies couvertes des ligueurs modérés. L'erreur des Seize fut de négliger ou d'ignorer ces susceptibilités du patriotisme. Il y avait donc des partis dans la Ligue : d'un côté, les violents, de l'autre, les modérés ; d'un côté, les catholiques qui ne repoussaient pas absolument l'idée d'une réconciliation avec Henri IV converti, de l'autre, les sectaires, les intransigeants. Les uns et les autres étaient également résolus à repousser un roi protestant, mais, unis sur cette question de principe, ils étaient en désaccord sur la façon de terminer le conflit et d'organiser le gouvernement de la révolution. Ils se détestaient plus encore entre eux qu'ils ne détestaient le roi de Navarre. La Sorbonne dénonçait à Grégoire XIV les scélérats politiques plus coupables que les scélérats hérétiques et plus dangereux pour la religion. L'intérêt de Mayenne voulait qu'il s'appuyât sur les deux partis, mais il n'avait pas l'autorité nécessaire pour les contenir. Ce grand seigneur, si glorieux de sa race qu'il avait poignardé un de ses serviteurs les plus dévoués, le capitaine Sacremore, pour avoir prétendu à la main de sa belle-fille, n'était pas fait pour entraîner les armées ou manier les foules. Il n'avait pas la bonne grâce et le sourire et la réputation de vaillance qui avait fait de son frère, Henri de Guise, l'idole de la population parisienne. Il se trouvait appelé à conduire une révolution sans avoir aucune des qualités qui font le tribun, le révolutionnaire ou le fondateur de dynastie. Ses goûts le rapprochaient des modérés ; leurs habitudes d'obéissance lui rendaient leurs services agréables ; l'importance qu'ils lui attribuaient dans l'État flattait son ambition. Il n'aimait pas plus qu'eux le roi d'Espagne, en qui il redoutait un concurrent au trône. Car Mayenne rêvait de la couronne ; il croyait qu'Henri IV ne se convertirait pas et même que, converti, il ne rallierait pas la majorité des catholiques. Sur ce point, il pensait autrement que ses conseillers, Villeroy et Jeannin, et il sentait plus vivement qu'eux le besoin de ne pas rompre avec les ennemis jurés du roi de Navarre, avec les Seize. Mais sa politique de bascule était odieuse aux zélés. Ils incriminaient ses sympathies pour le parti qui avait si mal supporté les épreuves du siège et qui, au premier malaise de la faim, parlait déjà de capituler. Ils l'accusaient encore d'oublier le sublime sacrifice de la population parisienne. Ne laissait-il pas le Béarnais barrer les avenues de la ville héroïque ! Il ne faisait pas plus de cas de Paris que d'une bicoque. Il ne lui avait pas suffi d'introduire quatorze super-numéraires dans le Conseil général de l'Union, il s'était fait suivre aux armées de ses membres les plus capables, et n'avait laissé à Paris qu'un fantôme de conseil où siégeaient des hommes sans crédit et où parlaient en maîtres le gouverneur, M. de Belin, sa créature, et sa mère et sa sœur, les duchesses de Nemours et de Montpensier. Il avait ainsi rompu le lien qui rattachait les municipalités ligueuses à la municipalité parisienne, et soustrait aux Seize le moyen d'agir sur le reste de la France par l'intermédiaire de ce conseil parisien élu. Il avait attiré à lui le gouvernement et l'avait, pour ainsi dire, mis hors de Paris. L'archevêque de Lyon, à qui il avait confié les sceaux, et les quatre secrétaires d'État qu'il avait nommés, De Bray, Pericart, Roissieu et Desportes Baudouin devaient l'accompagner partout. Défense avait été faite à qui que ce fût d'expédier aux gouverneurs et aux maires des ordres qui ne seraient pas contresignés par ces agents de sa volonté. II. — ESPRIT RÉVOLUTIONNAIRE DES SEIZE. LES Seize, après le siège, auraient voulu frapper tous les adhérents, déclarés ou secrets, du roi de Navarre ; mais la haute bourgeoisie, retranchée dans le Parlement, se refusait à mettre la justice au service de leurs rancunes. Ils en éprouvaient une colère que surexcitaient encore leurs appétits. Plus d'un d'entre eux aspirait, dans l'intérêt de son parti ou dans le sien, à siéger à la Grand'chambre. Ameline convoitait, dit-on, le poste de procureur général. La petite bourgeoisie, qui fournissait les éléments ardents de la Ligue, voulait supplanter l'aristocratie parlementaire et s'asseoir sur les fleurs de lys. Les ambitions les plus basses comme les plus hautes, l'esprit de vengeance et l'esprit de parti, l'intérêt de Paris et le sentiment très vif de sa déchéance, tout s'unissait pour aigrir les Seize. Déjà, au mois de septembre 1590, ils avaient député à Mayenne pour lui exposer leurs griefs. Les mémoires qu'ils avaient dressés furent renvoyés à Villeroy, leur ennemi ; il n'y eut pas d'autre réponse. Enhardis par l'échec d'Henri IV à la porte Saint-Honoré et par l'établissement d'une garnison espagnole dans Paris, ils étaient revenus à la charge en février 1591 et avaient remontré les inconvénients que causait l'intermission du Conseil général. Ils se plaignaient de la tyrannie de la noblesse et de l'injustice des magistrats qui ruinoient l'authorité et puissance des ecclésiastiques et la liberté du peuple. Ils demandaient des mesures contre les suspects, la confiscation de leurs biens, leur emprisonnement, leur jugement. Comme ils prétendaient avoir de justes raisons de se défier du Parlement, qui frappait les bons catholiques et ménageait les fauteurs d'hérétiques, ils voulaient qu'une Chambre spéciale fut créée pour juger les uns et les autres. Leur requête fut encore repoussée. La prise de Chartres (avril 1591) avait accru encore leur irritation ; ils ne voyaient partout que des ennemis et des traîtres. Ils crièrent si fort que Mayenne, inquiet lui-même des progrès des royalistes, crut bon de leur donner une satisfaction. Il éloigna de la Chambre des Comptes, de la Cour des Monnaies et du Parlement, quelques membres suspects de royalisme, mais, aux ménagements dont il usait, en annonçant leur suspension aux corps dont ils faisaient partie, il est facile de voir qu'il prenait cette résolution à regret. Il n'a point, déclare-t-il, de griefs contre eux et il ne souffrira pas qu'il soit attenté à leurs biens ou à leur personne. Je désire seullement que pour faire lever quelques soupçons et jalousies, ilz se retirent en lieu où j'auray moyen de les protéger et conserver, en intention qu'en se comportant en gens d'honneur zélez et affectionnez à l'advancement de ceste saincte cause, je les puisse dans peu de jours rappeller avecq la bienveillance du peuple et leur contentement (12 avril 1591). Il écrivait en même temps au Parlement de recevoir comme président Neuilly, l'un des piliers de la Ligue. Le Parlement refusa. Les Seize s'agitèrent et parlèrent de mettre la Cour à la Bastille. Ils reprochaient à Mayenne de différer depuis deux ans la réunion des États généraux pour l'élection d'un roi catholique. Quand il se fut décidé à convoquer les États à Reims (mai 1591), ils protestèrent contre le choix de cette ville et demandèrent que l'assemblée nationale se tint à Paris, dans les trois mois. Oudineau, Boucher, Senault et le sieur de Masparault furent chargés de porter à Mayenne leurs doléances. Cette fois ils ne se plaignaient plus seulement de l'administration de la justice, ils incriminaient encore la politique ecclésiastique. L'évêque de Paris, Gondi, était un Italien de race, très fin et très avisé, qui avait trouvé moyen de se faire bien voir des royalistes sans perdre son crédit auprès de Mayenne. Celui-ci avait besoin de négociateurs agréables à tous les partis et qui pussent à l'occasion lui servir d'intermédiaire auprès du roi de Navarre. Gondi, pendant le siège, était resté dans Paris, mais, depuis, il en était sorti et vivait dans une maison de campagne à Noisy. Ses allures et ses attaches étaient suspectes aux zélés qui lui reprochaient d'abandonner son troupeau ; ils auraient voulu que Mayenne remplaçât ce pasteur infidèle, ou tout au moins permit au Chapitre de Notre-Dame de pourvoir aux bénéfices vacants. Ils ne cessaient pas de crier contre la partialité du Parlement. Si l'on voulait redresser cette colonne de la justice qui comme celle de la piété était tellement courbée qu'elle paraissait quasi abattue, il fallait parachever la purgation du parlement... remplir de gens de bien les places des absents. La Chambre des Comptes et la Cour des Monnaies avaient aussi besoin d'une épuration. Les troubles avaient fait fuir de Paris et des autres villes catholiques beaucoup de gens qui avaient cherché asile dans les châteaux et les places fortes de la Ligue ou même dans les pays soumis à la domination des hérétiques, c'est-à-dire des royalistes. Les Seize considéraient ces départs comme des défections. Ils voulaient exclure les émigrés, à leur retour, de tout office public : pendant six mois, s'ils s'étaient absentés avec la permission des magistrats ; pendant un an, s'ils l'avaient fait sans permission ; pour toujours, s'ils s'étaient réfugiés chez l'ennemi. Ces demandes indignèrent la noblesse et les politiques qui entouraient Mayenne. Le président Jeannin échangea de vives paroles avec les députés. Mayenne les paya de mots et les garda deux ou trois mois auprès de lui sans rien leur accorder. III. — GOUVERNEMENT CONSERVATEUR DES POLITIQUES. TANDIS que les Seize ne rêvaient que bouleversement, terreur et massacres, les conseillers de Mayenne s'efforçaient de maintenir les formes monarchiques, le gouvernement monarchique, les traditions monarchiques. Ils n'avaient convoqué les États généraux à Reims que pour y confirmer et amplifier les pouvoirs du Lieutenant général. Aussi longtemps qu'un roi leur ferait défaut, ils comptaient constituer au profit du chef de la Ligue une sorte de royauté anonyme. Dans l'intérêt du parti comme dans l'intérêt supérieur du pays, Mayenne devait remplir l'office qui se trouvait vacant et concentrer tous les pouvoirs entre ses mains pour sauver le royaume de l'anarchie et de la domination étrangère. L'allure indépendante des principales villes inquiétait les politiques. Les maires et les échevins empiétaient sur l'autorité des gouverneurs et mettaient la main sur les deniers de l'État dont les officiers [du roi] et non eulx sont responsables. Ils faisaient des impositions sur le peuple. A Poitiers, après la mort du gouverneur du château, le maire usurpa ce commandement. Brissac, que Mayenne avait nommé gouverneur du Poitou, ne put se faire admettre dans l'assemblée municipale du mois et cent (ainsi nommée parce qu'elle était réunie tous les mois et composée de 100 échevins ou conseillers). Abbeville démolit le château, qui la dominait, avec la permission du duc d'Aumale, mais refusa à ce même duc de loger les troupes de la Ligue ; l'échevinage ordonna que les habitants des campagnes seraient mandés et conviés à fournir un certain nombre d'hommes par village pour la deffense de cette ville. Ailleurs la population choisissait ses chefs militaires. Les gens de Dreux élurent pour leur gouverneur Contenant, malgré Mayenne qui avait désigné Vieux-Pont. Mayenne protesta contre un acte qu'il estimait entre trop de conséquence à son autorité, mais avec quels ménagements ! Sans se soucier du chef de la Ligue et du gouvernement
central, los habitants de Saint-Flour juraient de recognoistre
Monseigneur le duc de Nemours gouverneur et lieutenant général au
gouvernement de Lionnois, Baujoullois, Bourbonois, Haulte et Basse Marche,
Forez, cestuy Hault et Bas-Auvergne (12
novembre 1590). Ils créaient un Conseil de l'Union des Catholiques en ce
haut pays (dans la haute Auvergne) pour la manutention de la relligion catholique,
extirpation des hérétiques, deffance dudit pays, bien et repos d'icelluy
et se tirent autoriser par le lieutenant de Nemours absent à maintenir ce
Conseil, à fondre des canons, à reprendre les villes
et forts desquelz les ennemyz (les
royalistes) se sont emparés audict pais
et à prélever 3.000 écus sur le premier fonds des deniers des tailles (1er janvier 1591). Mayenne, qui surveillait,
avec inquiétude l'ambition de Nemours et ce réveil de l'esprit communal, en
faisait doucement ses plaintes : Je ne puys que je
ne loue, écrivait-il à M. de Hurault[3], ce qui a été faict en la ville de Saint-Flour, ayantz
faict paroistre en tous leurs deportemens beaucoup d'affection au bien de
cette sainte cause. Mais de leur donner confirmation particulière pour
approuver davantage ce qui s'y est faict, ce seroit blasmer ce que j'ay esté
contrainct de faire à Paris et en d'autres villes et pourroit apporter trop
de conséquence pour ceulx qui sont encores en quelque humeur de se relever en
estat populaire : estant au contraire besoing de travailler pour faire
revenir tout autant qu'il sera possible soubz l'ancienne forme de la
monarchie, en laquelle nous avons vescu jusques à present (8 avril 1591). Les villes, remarquait le duc
de Nevers, usurpent toute autorité comme si elles étaient des républiques.
Les Malouins tuèrent le gouverneur nommé par Henri III, M. de Fontaines, et
refusèrent d'en accepter un autre, que Mercœur voulait leur donner ; ils
renvoyèrent leur évêque, quoiqu'il se dit bon catholique. Arles, neutre entre
tous les partis, se mit sous la protection et
puissance du pape, en attendant un roi catholique. Dans les grandes villes, la haine pour la noblesse était vive : la démocratie ligueuse lui reprochait de faire guerre courtoise aux gentilshommes royalistes et guerre implacable au manant bon catholique, de voler, de brigander, de piller et de se battre mollement pour la sainte cause de l'Union. Les vieux ressentiments des communes contre les seigneurs reparaissaient. L'auteur des Articles et Mémoires dressés pour les États de Reims et qui est probablement un des conseillers de Mayenne, se plaint que les grandes villes tendent à l'anarchie et s'aliènent par leurs prétentions le cœur des gentilshommes, car il n'y a jalousie qui touche si avant au cœur du Françoys de son naturel genereux et courageux et nourry soubz les lois de la monarchie que l'apprehention d'un Estat populaire et tumultueux et de l'establissement d'une Républicque en laquelle il n'y ait point distinction des rangs et qualitez des personnes ny différence de leur naissance et extraction à celle des hommes de basse condition. Pour revenir tout aultant qu'il sera possible soubz l'ancienne forme de la monarchie, le Lieutenant général exerçait les attributions royales, imposait au Parlement le président de Neuilly, sollicitait du pape l'autorisation de nommer aux bénéfices vacants. Plus tard il fera un amiral et des maréchaux. Comme les anciens rois, il s'arrogeait le droit d'intervenir dans les élections municipales et. de pratiquer la candidature officielle. Aux élections du mois d'août 1591, à Paris, il fit élire échevin Roland, que l'expérience ou la fortune avait assagi, contre Louchart, le candidat des Seize. IV. — LE CONFLIT. CETTE nouvelle humiliation acheva d'aigrir ces esprits farouches. Elle contrastait avec les éloges qui leur venaient du dehors ; Grégoire XIV (mai 1591) magnifiait leur zèle pour la foi et animait. leur courage. L'évasion du jeune duc de Guise (août 1591), prisonnier depuis le drame de Blois, leur semblait un miracle de Dieu pour leur fournir le champion rêvé de la bonne cause. Ils adressèrent leurs doléances et leurs demandes à Philippe II, se déclarant les humbles obligés de ce défenseur du catholicisme. Ils lui demandaient un roi. Nous pouvons certainement asseurer vostre Majesté catholique que les vœux et souhaits de tous les catholiques sont de voir vostre Majesté catholique tenir le sceptre de ceste couronne et regner sur nous. Si cette charge lui paraissait, trop lourde, ils le priaient de leur donner pour souverains sa fille, l'infante Claire Isabelle Eugénie, laquelle par ses rares vertus arreste tous les yeux à son object, et le gendre qu'il se serait choisi (ils voulaient dire le duc de Guise). Là-dessus, survint l'affaire de Brigard. C'était un ardent catholique qui, après la Journée des Barricades, avait été nommé procureur du roi en l'Hôtel de Ville. Comme La Chapelle-Marteau, comme Roland, il s'était fort refroidi et, pendant le siège de Chartres, il avait, crime impardonnable au jugement des purs, correspondu avec un de ses oncles, qui se trouvait dans le parti du Roi. Le gouverneur de la Bastille, Bussy-Leclerc, arrêta Brigard, le 6 avril ; le Parlement nomma pour le juger une commission que présidait le premier président Brisson. Ce tribunal trouva-t-il les faits mal établis ou les relations innocentes ? Le fait est qu'il renvoya Brigard absous (octobre 1591). Les Seize jurèrent de se venger de ces politiques corrompus. Dans une réunion qu'ils tinrent, le 2 novembre, Cromé mit à l'ordre du jour la trahison du Parlement. Le curé de Saint-Jacques ouvrit l'avis le plus violent. C'est trop enduré, il faut jouer des cousteaux. Pour passionner l'opinion, Cromé fit imprimer le récit du procès de Brigard. Le procureur général Molé ayant envoyé des huissiers pour saisir les feuilles d'impression, Cromé les chassa et fit garder l'imprimerie par des arquebusiers de la compagnie de Crucé, autre chef de la faction. C'était la guerre. Afin d'assurer le secret de leurs desseins, les Seize déléguèrent leurs pouvoirs à un conseil de dix membres, chargé de penser, d'ordonner et d'agir pour tous. Ce comité de salut public, à qui s'adjoignirent Cromé, Crucé, Soly, Bussy-Leclerc et les curés de Saint-Jacques et de Saint-Cosme, arrêta dans tous ses détails la journée révolutionnaire qui devait terroriser les politiques. Cependant les avertissements ne manquaient pas au premier président du Parlement, Brisson. De Laon, où se trouvait Mayenne, il lui était venu, dès le mois de septembre, l'avis de se méfier. L'abbé de Sainte-Geneviève de Paris, qui avait des intelligences (lacis tous les partis, lui faisait dire qu'on en voulait à sa vie Brisson savait de quelle haine les Seize le poursuivaient, mais, naturellement indécis, il s'en remettait à la Providence du soin de le protéger. La veille même du jour où il devait être frappé, il répondit à Prévost, curé de Saint-Séverin, qui l'engageait à fuir, qu'il s'abandonnait à sa destinée. Dans la nuit du 14 au 15 novembre, les Seize se réunirent chez le curé de Saint-Jacques. Aux premières lueurs du jour, le curé de Saint-Jacques et La Bruyère portèrent aux Napolitains, et le curé de Saint-Cosme, Hamilton, aux Espagnols une déclaration qui expliquait la prise d'armes. Bussy-Leclerc, Louchart, Lenormant et Anroux allèrent se poster à la tête du pont Saint-Michel et guettèrent le passage du Premier Président. Quand Brisson parut, Lenormant et Anroux lui mirent la main au collet et le conduisirent au Petit-Châtelet. Il fut traduit devant un tribunal improvisé, où Cochery, avocat au Châtelet, faisoit le juge. Cromé l'interrogea pour la forme sur ses relations avec les royalistes et sur l'acquittement de Brigard. L'un des plus fanatiques des Seize, Ameline, assistait à l'interrogatoire, paré d'un rochet noir que coupait une grande croix rouge. Il frappa sur l'épaule du condamné et laissa tomber les paroles de mort : Le Seigneur t'a aujourd'huy touché de lui rendre l'âme et as une grande faveur que tu ne mourras point en public comme traistre à la ville. Le bourreau, Jean Roseau, avait été requis. On le fit entrer dans la chambre du conseil et on lui demanda si le lieu se prêtait à une exécution ; il répondit affirmativement. Alors Cromé lui ordonna d'aller chercher le président Brisson et de le pendre là Jean Roseau, épouvanté, protesta qu'il ne pouvait donner la mort sans ordonnance de justice. On le menaça, s'il n'obéissait sur l'heure, de le pendre lui-même. Il demanda à sortir pour aller chercher des cordes ; le geôlier du Châtelet, Dantan, se chargea de lui en procurer. Il se résigna alors à toucher au Premier Président et lui lia les mains. Brisson demanda la croix qu'il portait pendue à son cou, contre sa chair. Il la baisa plusieurs fois et s'abandonna aux exécuteurs, qui le pendirent à une poutre. En même temps, Choulier avait arrêté Larcher, conseiller à la Grand'chambre, et Hamilton, suivi de quelques prêtres et autres gens de la faction, avait saisi au lit Tardif, conseiller au Châtelet. Les deux magistrats furent conduits devant le corps de Brisson et pendus à côté de lui. A midi, tout était terminé. Le soir, les hommes des Seize firent bonne chère auprès des cadavres ; et Charles Du Sur, épicier, dit Jambe de Bois, inscrivit sur des écriteaux, en gros caractères, les noms des suppliciés et la cause de leur supplice. Le Comité des dix avait décidé d'exposer ses victimes en place de Grève. Le lendemain matin, à quatre heures, une procession sortit du Petit-Châtelet. En tête, venaient une centaine d'hommes armés, munis de lanternes sourdes. A quinze pas, suivaient trois crocheteurs, portant sur leur dos les corps nus de Brisson, Tardif et Larcher qu'escortaient le bourreau et ses valets. Une autre troupe armée fermait la marche. Quand on fut arrivé au lieu ordinaire des exécutions, les cadavres furent attachés à la potence, ayant au cou les inscriptions infamantes : — Barnabé Brisson, l'un des chefs des traistres et hérétique ; — Claude Larcher, l'un des fauteurs des traistres et politique ; — Tardif, l'un des ennemis de Dieu et des princes catholiques. L'effet produit sur le peuple ne fut pas celui que les Seize attendaient. Bussy-Leclerc, l'orateur de la bande, eut beau dire que les politiques voulaient livrer la ville, et que, si les Seize ne les avaient prévenus, tout était perdu, la foule resta indifférente ou s'attendrit ; quelques personnes même blâmèrent l'acte. Le parti voulut au moins arracher au Conseil général de la Ligue l'établissement de ce tribunal d'exception qu'il ne cessait de réclamer. Le curé de Saint-Benoît, Boucher, entré dans Paris quelques heures après les meurtres, présenta à l'approbation du gouverneur et de Mesdames de Montpensier et de Nemours, le projet d'une chambre ardente destinée à juger les hérétiques et les fauteurs d'hérésie. Sur la liste des futurs conseillers figuraient les principaux auteurs du crime ; Cromé était inscrit comme président. Les meurtriers, transformés en juges, pourraient poursuivre régulièrement la ruine de leurs adversaires. Les politiques, qui tremblaient de peur, supplièrent la duchesse de Nemours de les prendre sous sa protection. La mère de Mayenne lui écrivit, et dans les termes les plus pressants, d'accourir à Paris. Le Duc hésitait ; il appréhendait d'entrer en lutte avec ce parti violent, mais enfin l'atrocité du fait le décida. Les Seize allèrent en corps au-devant de lui jusqu'à Saint-Antoine des Champs. Bien que résolu à dissimuler, il ne leur fit pas trop bon accueil. Mais, avant de rien tenter, il voulait se rendre compte des dispositions des Parisiens. Il présida une assemblée à l'Hôtel de Ville où les zélés le supplièrent de tout apaiser, et les politiques, de faire justice. La bourgeoisie était lasse et dégoûtée du joug des sectaires. Même des ligueurs ardents, comme l'avocat général Dorléans et le tailleur La Rue, s'étaient séparés avec éclat de ce parti souillé de sang. Depuis le meurtre du Premier Président, les magistrats refusaient de siéger. Les colonels des compagnies bourgeoises offraient leur aide au Lieutenant général, s'il voulait sévir. Les hommes de guerre qui l'accompagnaient le poussaient à se défaire de cette démagogie factieuse. Les Seize, en cette circonstance, furent mal servis. Mayenne eut les clefs de la Bastille à la première sommation qu'il adressa à Bussy-Leclerc (1er décembre). Il était maintenant, avec les sympathies dont il disposait, le maître de Paris. Jusqu'au dernier moment, il fit bon visage à ceux qu'il avait déjà condamnés. Il accepta le vin que le commissaire Louchart lui envoyait et but à la santé du donateur. Mais, le 4 décembre, Louchart, Ameline, Aymonnot et Anroux furent saisis dans leurs maisons, conduits au Louvre, et pendus sans autre forme de procès. Le chanoine Launay, Cromé, Cochery, prévenus du sort qui les attendaient, s'enfuirent en Flandre. Crucé fut pris, mais Boucher lui sauva la vie. D'autres Seize furent emprisonnés. Si Mayenne avait écouté les Politiques, il n'aurait pas borné là le châtiment. On lui conseillait de frapper les prédicateurs. Mais il était trop avisé pour fermer les bouches qui prêchaient la haine de l'hérésie : il eût encore mieux fait les affaires d'Henri IV que les siennes. Peut-être aussi hésita-t-il à donner le spectacle d'un parti catholique exterminant des prêtres. Satisfait d'avoir effrayé les Seize et consolidé son autorité, il proclama une amnistie générale et commanda le silence et l'oubli sur tout ce qui s'était passé. Il défendait à l'avenir toute sorte d'association et nommément celle des Seize. Le parti des fanatiques et des théologiens, qui avait chassé Henri III de Paris et empêché Henri IV d'y entrer, était brisé. |
[1] SOURCES : Registres des délibérations du Bureau de la Ville de Paris, éd. et annoté par P. Guérin, X, 1902. Mémoires de la Ligue, IV, Archives curieuses, XIII. Dialogue d'entre le Maheustre et le Manant, 1594. Henry et Loriquet, Correspondance du duc de Mayenne, 1590-1591. L'Estoile, V. Palma Cayet, Chronologie novenaire. Abrégé fait par Panigarole, évêque d'Asti, au duc de Savoie sur les derniers erremens de la France. Mémoires d'Estat de Villeroy, 1665, II. De Thou, XI. Matthieu, Histoire de Henry IIII, 1631.
OUVRAGES À CONSULTER : Robiquet, Histoire municipale de Paris, t. III. Labitte, De la Démocratie chez les prédicateurs de la Ligue, 1866. Poirson, Histoire de Henri IV, 1865, I. Prarond, La Ligue à Abbeville, 1576-1594, II, 1868. Ouvré, Essai sur l'histoire de la Ligue à Poitiers, Mémoires de la Société des antiquaires de l'Ouest, XXI, 1854. Grégoire, La Ligue en Bretagne, 1856. Laronze, Essai sur le régime municipal en Bretagne pendant les guerres de religion, 1890. Mourin, La Réforme et la Ligue en Anjou, 1856. Pouy, La Chambre de conseil des États de Picardie pendant la Ligue, Amiens, 1882. Papon, Histoire générale de Provence, 1786, IV.
[2] L'Anti Espagnol ou Brief Discours du but où tend Philippe Roy d'Espagne, se meslant des affaires de France, 1590.
[3] Jacques Hurault II, seigneur de Saint-Denis, commandant pour la Ligue en Auvergne.