I. — RÔLE DE LA PAPAUTÉ. DES deux ennemis coalisés contre Henri IV, l'Espagne et l'Église, le plus redoutable, après la mort de Sixte-Quint, fut l'Église. Sixte-Quint n'avait, dans les derniers temps, montré que tiédeur pour la cause de la Ligue. La prétention du parti à lui dicter sa conduite l'exaspérait. On s'avisait de lui écrire, en termes respectueux, mais explicites, qu'il devait bien se garder d'absoudre le roi de Navarre. On lui laissait entendre qu'un relaps était définitivement condamné, comme si les clefs de Saint-Pierre n'avaient pas assez de puissance pour ouvrir le royaume du ciel même à un apostat ? Sixte-Quint se croyait le droit de faire du roi de Navarre, s'il venait à résipiscence, non seulement un catholique, mais un roi. Malgré les protestations des ligueurs, il avait bien accueilli le duc de Luxembourg-Piney, délégué des catholiques royaux. Malgré les sollicitations de la Cour d'Espagne, il avait refusé d'excommunier les Vénitiens, qui s'étaient empressés de reconnaître Henri IV et qui lui avançaient de l'argent. Le scandale fut grand. A Paris, on s'indignait contre ce pape politique. Philippe II fit prêcher contre lui. Un jésuite espagnol se permit de l'accuser en chaire : Non seulement la république de Venise favorise les hérétiques, mais... silence, silence, ajouta-t-il en mettant le doigt sur sa bouche, le pape lui-même les protège. Mais sa mort (27 août 1590) amena un revirement. Urbain VII, qui lui succéda, n'occupa que quelques jours le trône pontifical ; le pape élu le 5 décembre, Grégoire XIV, fut tout ligueur, tout Espagnol. Il essaya de détacher d'Henri IV les princes, les cardinaux, les seigneurs, les gentilshommes restés fidèles au représentant du droit dynastique. Par un bref du 28 mars (1591), il commanda au cardinal de Bourbon[2], en vertu de l'obéissance et sous les peines ecclésiastiques et la privation de sa dignité, de quitter sans retard Henri et ses partisans. Il adressa deux brefs semblables l'un au cardinal de Lenoncourt, l'autre au cardinal de Gondi, évêque de Paris, qui, sans se déclarer pour Henri IV, avait quitté son siège et restait en relations avec les royalistes. Le 5 avril, s'adressant à la noblesse, il disait ne pas comprendre par quels conseils les grands du royaume avaient décidé de suivre ceux qui n'ont pas même pour eux les droits du sang, perdus par leur faute et leurs actions, ceux qui n'ont pas reçu la succession du royaume, parce qu'ils ont abandonné la foi de leurs aïeux ; car ils ne peuvent être dignes du royaume, ceux qui sont privés du secours du ciel, et il n'y a pas de royaume là où il y a transgression des lois divines et humaines. Le nonce, Landriano, partit pour la France avec deux monitoires qui proclamaient une nouvelle fois la déchéance du Roi et prononçaient la peine de l'excommunication contre les prélats, les gens du Tiers-État et les nobles qui s'obstineraient à rester fidèles à l'hérétique. Les bulles furent affichées à Notre-Dame le 3 juin 1591. Le Roi ne laissa pas sans réponse cette déclaration de
guerre. Des lettres patentes confirmèrent la promesse qu'il avait faite, le 4
août 1589, de maintenir la religion catholique dans son entier et de se
soumettre à la décision d'un saint et libre concile. La révolte contre son
autorité, disait-il, se couvrait vainement d'un
saint nom de religion. Les ligues et associations que les rebelles
avaient faites avec le roi d'Espagne et les ducs de Savoie et de Lorraine
pour le démembrement du royaume témoignaient assez que ce trouble n'est qu'une faction d'estat, qu'ils ne
tiennent ceste guerre qu'en trafic et commerce et pour y profiter seulement.
Il s'élevait au nom des libertés de l'Église gallicane et des dignités et authorités de cest Estat contre les
abus, entreprises et attentats du Nonce et ordonnait à ses officiers de
procéder contre lui (4 juillet 1591). Par un édit du même mois (Édit de Mantes), qui fut une riposte encore plus hardie, il révoquait tous les édits qu'Henri III avait publiés en 1585 et 1588 contre les réformés sous la pression de la Ligue et rétablissait implicitement l'état de tolérance créé par l'Édit de Poitiers (1577). Au moment où il appelait à son secours l'Europe protestante, il était naturel qu'il assurât à ses coreligionnaires la liberté de conscience. Mais l'Édit de Mantes avait une bien plus grande portée : les édits de 1585 et 1588 avaient proclamé sa déchéance comme hérétique. Les annuler, c'était déclarer, en réponse aux bulles du pape, que l'Église ne pouvait rien contre le droit monarchique. A leur tour, les parlements royalistes répliquèrent aux bulles en gallicans exaspérés. Sans attendre les ordres du Roi, la chambre du Parlement siégeant à Châlons (10 juin) cassa, annula, révoqua lesdites bulles et promit dix mille livres à celui qui livrerait à la justice le porteur des bulles, Landriano, prétendu nonce, entré en ce royaume clandestinement sans congé et permission du roy. Le parlement de Tours déclara les bulles monitoriales données à Rome, le premier jour de mars mil cinq cens nonante (1591), nulles, abusives, seditieuses, damnables, pleines d'impietés et impostures, contraires aux saincts decrets, droits, franchises et libertez de l'eglise gallicane ; ordonna de les lacérer et brûler ; fit inhibitions et défenses à tous prélats, curés, vicaires et autres ecclésiastiques de les publier sur crime et peine de lèze majesté ; déclara Grégoire se disant pape, quatorzième de ce nom, ennemy de la paix, de l'union de l'eglise catholique, apostolique et romaine... adhérant à la conjuration d'Espagne et. fauteur des rebelles, coulpable du très cruel, très inhumain et très detestable parricide commis en la personne de Henry III ; arrêta que Marcelline Landriane, soy disant nunce dudict Gregoire, seroit pris au corps et amené prisonnier en la conciergerie du Palais pour là procez luy estre faict et parfaict. Et ce n'étaient pas de vaines menaces. Quiconque aurait été saisi portant copie des bulles, eût payé cette audace de sa vie. Le Nonce ne trouva personne qui voulût se charger du bref destiné au cardinal de Lenoncourt. Mayenne, à qui il demandait de le transmettre, répondit que c'était envoyer un trompette à la mort. Les prélats royalistes se réunirent à Chartres pour aviser (sept. 1591). Ils devaient être peu nombreux. En 1591, quelques évêques seulement osaient prendre parti pour le roi hérétique. La plupart des villes épiscopales étaient de la Ligue ; un évêque royaliste n'eût pu s'y maintenir contre le Pape, les curés, les moines et le peuple. Fumée, évêque de Beauvais, Philippe du Bec, évêque de Nantes, et Renaud de Beaune, archevêque de Bourges, qui s'étaient déclarés pour Henri IV, avaient été chassés de leurs sièges ou s'en tenaient éloignés. L'assemblée de Chartres, dit l'historien Palma Cayet, fut célèbre et s'y trouva nombre de prélats et ecclésiastiques de divers endroicts de la France et mesme plusieurs archevesques et evesques des villes de l'Union.... Ce renseignement vague sent l'exagération. Le vice-légat de France, Sega, dénonçait à Rome, le 10 juillet 1591, les quatre tres scandaleux et coupables prélats qui avaient signé l'Édit de Mantes : Beaune, Du Bec, Fumée et l'évêque de Bayeux. L'évêque de Chartres, Nicolas de Thou, ne lui paraissait pas non plus très sûr. Ces cinq étaient des royalistes zélés ; il y en avait d'autres : Claude d'Angennes de Rambouillet, évêque du Mans, Charles Miron, évêque d'Angers, les évêques de Séez, Digne, Maillezais, Mende, etc., en tout une quinzaine d'évêques avec les cardinaux de Bourbon et de Lenoncourt. Les ligueurs en comptaient autant, sinon plus. Quant à la majorité du haut clergé, elle attendait les événements. Cette petite Église royaliste, bien qu'elle réprouvât les violences des magistrats et leur imputât l'idée d'un schisme, en appela du pape mal informé au pape mieux informé. Elle déclara : que les dites monitoires, interdictions, sont nulles, tant en la forme qu'en la matière, injustes et suggérées par la malice des étrangers ennemis de la France et qu'elles ne nous peuvent obliger ny autres François catholiques estant en l'obéissance du roy (Chartres, 21 septembre 1591). Sans s'émouvoir de ces protestations, le Pape se posait en ennemi irréconciliable du roi. II dépensait pour la cause catholique les trésors que Sixte-Quint avait amassés dans le château Saint-Ange et refusés aux chefs de la Ligue. Il levait une armée qu'il envoya contre Henri IV sous les ordres de son neveu, le duc de Montemarciano. Il autorisait les ecclésiastiques à s'enrôler pour cette nouvelle croisade. II. — PHILIPPE II. ROME, si agressive que fût sa politique, pouvait la justifier par l'intérêt d'une grande cause ; elle ne méditait pas l'abaissement de la France, ni son démembrement, ni son asservissement à une autre puissance. Mais Philippe II, s'il servait le catholicisme, le faisait servir aussi à l'établissement de sa propre grandeur. Il n'avait fait qu'une guerre sourde aux Valois en représailles de leur politique flamande et de leur complaisance pour les hérétiques. L'avènement au trône d'un protestant, les dangers que couraient les bons catholiques lui permettaient toutes les ambitions. Alors que Charles X régnait encore de nom, l'ambassadeur d'Espagne à Paris, Bernardino de Mendoza, exposait au Conseil général de l'Union que le roi d'Espagne, vieil et caduc, avait suffisamment de royaumes et n'avait besoin de celuy de France. Aussi avait-il toujours secouru les catholiques français sans que jamais il eust eu volonté d'aucune récompense et, bien que les rois de France lui eussent toujours fait couvertement la guerre, tant en Flandre qu'en Portugal, il n'avait pas cherché à tirer vengeance de ces agressions. Ces grandes protestations de désintéressement préparaient une demande ; Mendoza voulait faire nommer Philippe II Protecteur du royaume de France. Il s'entendit avec les Seize et les prédicateurs membres du Conseil, et arrêta avec eux les conditions qui rendraient son projet plus acceptable : Philippe II serait Protecteur pendant la captivité de Charles X ; il pourrait prendre pour gendre un prince de France qui, après la mort du roi régnant, sera couronné roy et il donnerait en faveur de ce mariage la Flandre ou la Franche-Comté pour l'unir au royaume de France ; il assurerait le paiement des rentes de l'Hôtel de Ville de Paris ; il ferait la guerre à ses frais ; il permettrait aux Français le commerce des mers du Sud, dont les Espagnols s'étaient jusque-là si exclusivement réservé le monopole. Après la guerre, l'impôt serait réduit à l'unique taille de guerre, comme au temps de Charles VII et de Louis XII, et, dans le royaume arrondi par les bienfaits du Protecteur, les peuples vivraient en paix sous le sceptre de sa fille et de son gendre. En dehors des fanatiques, personne ne crut que Philippe II observerait la moitié de ces conditions. Parmi les ligueurs, des hommes comme Villeroy et Jeannin, bons Français et meilleurs catholiques, mettaient le principe religieux au-dessus du principe monarchique ; ils acceptaient ou même sollicitaient l'alliance de l'Espagne mais repoussaient sa domination. On les appelait les Politiques parce que dans ce conflit d'intérêts contradictoires, ils joignaient, dit assez finement Panigarole, la religion à l'État, non l'État à la religion. Villeroy fit honte au Lieutenant général de se subordonner à un étranger. Les Espagnols trouvèrent Mayenne si froid qu'ils n'insistèrent pas. Mais les Seize, les prédicateurs avec quelques Jésuites, demandèrent que le Conseil général fût consulté sur cette question du protecteur. Mayenne, d'accord avec le légat Caetani, répondit que le pape (Sixte-Quint) ne trouveroit bon qu'autre que sa saincteté fust déclarée Protecteur de la religion catholique en France. Malgré ce refus, Philippe II envoya les troupes de secours, qui arrivèrent à temps pour se faire battre à Ivry. La mort de Charles X (8 mai 1590), la vacance du trône et le service décisif qu'avait rendu le duc de Parme aux Parisiens assiégés accrurent les exigences du roi d'Espagne. Ses agents commencèrent à traiter la loi salique de préjugé français et à mettre en avant les droits de l'infante, Claire Isabelle Eugénie, fille d'Élisabeth de Valois et petite-fille d'Henri II. D'autre part les ligueurs modérés poussaient Mayenne à traiter avec Henri IV, en l'obligeant à se convertir. Villeroy avait même débattu avec Du Plessis-Mornay les conditions d'un accord. Mayenne, sans rien promettre, n'empêchait rien. Il avait intérêt à faire peur à Philippe II, s'il devenait trop exigeant, d'un rapprochement entre la Ligue et le roi de Navarre. Peut-être aussi était-il las de la guerre et découragé par ses échecs. Il décida d'envoyer à Madrid le président Jeannin, l'un de ses conseillers les plus habiles, pour sonder les intentions du gouvernement espagnol et recommander la politique de désintéressement (avril 1591). Il le chargea de faire quelque ouverture sur un projet de pacification générale où Henri IV lui-même serait compris. Jeannin trouva les ministres espagnols résolus à revendiquer la couronne de France. Il invoqua vainement la loi salique, loi fondamentale de la monarchie, aussi ancienne qu'elle, contemporaine de Pharamond, le premier roi des Francs. Le jurisconsulte D. Rodrigo Çapata lui fit remarquer qu'il ne donnait aucune preuve de cette haute antiquité ; l'exclusion des femmes était une coutume récente, qui datait du règne de Louis le Hutin. Quant aux Bourbons, ils descendaient de saint Louis, bisaïeul de Louis le Hutin, et, lorsque la loi salique avait été appliquée pour la première fois, ils formaient déjà une maison distincte de la maison royale. Ils ne pouvaient donc se prévaloir d'un mode de succession établi dans la famille régnante à une époque où ils étaient déjà séparés d'elle. Pour qu'ils eussent le droit d'invoquer la loi salique, il leur faudrait prouver l'existence de cette loi du vivant de saint Louis. Jeannin ne pouvait pas répondre à ces étrangers, dont il sollicitait l'appui, que la loi salique était la manifestation d'une nationalité jalouse, les Français excluant les femmes pour exclure les étrangers qu'elles pourraient appeler au trône par mariage. Il conseilla alors aux Espagnols d'agir vigoureusement et d'écraser le roi de Navarre, puisqu'ils ne voulaient pas traiter avec lui. On lui promit de lever deux armées, dont l'une serait commandée par Mayenne et l'autre par le duc de Parme ou un autre lieutenant de Philippe II. Mais Jeannin dut s'engager, au nom du chef de la Ligue, à réunir les États généraux, à qui le roi d'Espagne se proposait d'exposer ses droits. La détresse de Mayenne& livrait aux exigences de ses patrons. Déjà les Parisiens avaient réclamé une garnison espagnole. Le 12 février 1591, 1200 Espagnols et Napolitains arrivèrent et furent logés dans les maisons et, les hôtels des royalistes qui avaient fui. Meaux reçut aussi un détachement espagnol. Avec les soldats venaient s'installer à Paris, afin de mieux surveiller les intérêts de Philippe II, Jean-Baptiste de Taxis et D. Diego de Ibarra, qui succédaient à Mendoza comme ambassadeurs. Quand le ligueur Colas, vice-sénéchal de Montélimar, eut assassiné le marquis de Meignelay, gouverneur de La Fère, qu'on soupçonnait d'intelligence avec Henri IV, le duc de Parme, pour s'assurer un lieu d'étape des Pays-Bas à Paris, demanda à Mayenne de lui céder cette place forte. La frontière du sud-ouest était, elle aussi, ouverte. Catherine de Bourbon, sœur d'Henri IV, avait réussi à garantir le Béarn et la Navarre, en fomentant des troubles en Aragon ; mais les troupes espagnoles avaient envahi le Languedoc. La province était partagée entre le duc de Montmorency, qui y commandait pour le Roi, et le maréchal de Joyeuse, qui s'était déclaré pour la Ligue. Les quelques milliers de soldats que Philippe II y envoya donnèrent l'avantage aux catholiques et leur permirent d'enlever une vingtaine de petites places fortes. III. — LE DUC DE SAVOIE. IL y avait d'autres prétendants que le roi d'Espagne à la couronne de France. Ils avaient les plus grandes convoitises, mais, dans l'impossibilité où ils étaient de les satisfaire, ils limitaient leur appétit à une ou deux provinces. Le duc de Savoie, Charles-Emmanuel, fils de Marguerite de France et petit-fils de François le était l'homme des vastes ambitions. Il rêvait de fonder, avec Genève, Chambéry et Grenoble, un royaume des Allobroges ou même de reconstituer l'ancien royaume d'Arles. Aussitôt qu'il eut appris la mort d'Henri III, il avait sollicité le parlement de Grenoble de le reconnaître pour roi comme étant le plus proche qui y pût prétendre, à l'exclusion des Bourbons hérétiques ou fauteurs d'hérésie. Le Parlement avait renvoyé aux prochains États généraux une requête qui intéressait tout le royaume. L'assemblée municipale de Grenoble, livrée aux passions ligueuses, accueillit les ouvertures du duc de Savoie. A la nouvelle que Lesdiguières, le chef du parti protestant dauphinois, et D'Ornano, le gouverneur royaliste, s'étaient unis pour conserver la province à Henri IV (13 septembre 1589), elle avait décidé de s'opposer par tous les moyens à leur entreprise. La retraite du Parlement à Romans livra la ville aux catholiques ardents et au gouverneur, D'Albigny, qui était un ligueur furieux et un partisan du duc de Savoie. Mais Lesdiguières, que l'avènement d'Henri IV transformait en chef du parti royaliste, était un rude adversaire pour la Ligue et ses alliés. Rompu à la guerre de montagne, il se constitua le défenseur de la frontière des Alpes et barra la route aux armées du prétendant savoyard. Après avoir longtemps guetté Grenoble, il surprit dans la nuit du 24 au 25 novembre le faubourg Saint-Laurent, sur la rive droite de l'Isère, mais il fallut un siège en règle pour s'emparer de la ville même, qui est sur l'autre rive. La population, par crainte du pillage, accepta enfin la médiation du Parlement et reconnut Henri IV (22 décembre 1590). Lesdiguières fut nommé gouverneur de cette place forte ; ce fut le premier protestant qui obtint une charge aussi importante. Le Conseil du roi viola en sa faveur le contrat de Saint-Cloud et ses dispositions restrictives. Ses services justifiaient assez ce privilège. Charles-Emmanuel avait porté son principal effort sur la Provence, qui devait être la mat-tresse pièce de son futur royaume. Les ligueurs provençaux étaient divisés en deux fractions, dont l'une, dirigée par le comte de Garces, obéissait aux inspirations de Mayenne, dont l'autre, menée par le sieur de Vins et la comtesse de Sault, favorisait les desseins du Savoyard. Le parlement d'Aix, une partie de la noblesse et du clergé, inquiets des progrès du parti royaliste, avaient député au Duc pour lui offrir le titre de Protecteur. Le lieutenant du roi, Bernard de Nogaret, marquis de La Valette, appela à son secours Lesdiguières ; tous deux repoussèrent au delà du Var Charles-Emmanuel, qui s'était avancé jusqu'à Fréjus. Mayenne lui-même s'émut de cette invasion et fit remontrer au duc de Savoie qu'il ne devait pas démembrer le royaume. Mais Charles-Emmanuel réunit de nouvelles forces à Nice, prit à son service des régiments napolitains et espagnols et rentra en Provence. Il fut accueilli à Draguignan avec enthousiasme. Les petits enfants criaient sur son passage : Vive la Messe ! Vive son Altesse ! et soit chassé La Valette ! L'arc de triomphe sous lequel il passa portait une allusion très claire aux droits qu'il tenait de sa mère, fille de François Ier : De fructu matris tuæ ponam super sedem tuam. De Draguignan, il se rendit à Aix, où il reçut des honneurs extraordinaires ; le Parlement, le clergé et la noblesse allèrent au-devant de lui et le saluèrent du nom de Protecteur de la religion (17 novembre 1590). Il refusa, à son entrée, de marcher sous un dais comme un souverain, mais prit le titre de gouverneur et lieutenant général de la province sous l'autorité de l'État, royal et couronne de France. Le 2 mars 1591 Marseille lui ouvrit ses portes. Bien qu'il n'agit que pour son propre compte, il avait besoin de l'argent et des soldats de Philippe II. Il s'embarqua pour l'Espagne avec six députés provençaux pour y solliciter des renforts. Cependant ses troupes faisaient le siège de Berre. La Valette et Lesdiguières marchèrent au secours de la place ; ils rencontrèrent à Esparron de Pallières les ligueurs et les Savoyards et les ruinèrent dans une série d'engagements (15 et 17 avril). Depuis les Savoyards parurent plutost assiégés que défenseurs de cette province. Charles-Emmanuel essaya de reporter au cœur du Dauphiné la guerre que Lesdiguières venait lui faire en Provence et jusque dans le Piémont. Son frère Amédée de Savoie, renforcé des troupes espagnoles, eut l'ordre de ravager le Grésivaudan et d'attaquer Grenoble. Lesdiguières marcha avec 7.000 hommes à l'ennemi, qui avait 13.000 fantassins et 1.200 chevaux ; il lui livra bataille au pied du château de Bayard, lui tua 2.500 hommes et lui prit 18 drapeaux. La victoire de Pontcharra (6 septembre 1591) délivra le Dauphiné et. permit à l'infatigable capitaine de rejoindre La Valette en Provence et de conquérir Barcelonnette (21 octobre) et Digne (23 octobre 1591). L'année 1591 se terminait en Provence par des succès. Malheureusement La Valette fut tué au début de l'année suivante devant Roquebrune (25 janvier 1592), et sa mort ajourna la ruine des ligueurs. IV. — LES LORRAINS. LE duc de Lorraine, Charles III, époux de Claude de Valois, seconde fille d'Henri II, eût été le plus redoutable des prétendants si tous les membres de sa famille avaient voulu concourir à ses desseins. Mais Mayenne avait ses vues particulières, et Mercœur, chef de la branche cadette de Vaudémont-Lorraine, ne songeait qu'à se créer une principauté en Bretagne. Charles III rêvait la couronne pour son fils ; au besoin il se fût contenté de la Champagne. A la mort d'Henri III, quelques ligueurs de cette province le reconnurent pour Protecteur, mais il ne réussit pas à débaucher la ville de Langres, que le maire Roussat maintint dans le devoir. Cet homme énergique déjoua tous les complots ; il expulsa impartialement un moine qui prêchait l'hérésie et un prédicateur qui recommandait la cause de la Ligue, et se tint ferme dans sa position de catholique et de royaliste. Henri IV se vengea des intrigues de Charles III en lui déclarant la guerre, comme s'il eût voulu en sa personne la faire à toute sa race. Les biens que le Lorrain avait dans le royaume furent confisqués ; les garnisons royalistes de Langres et de Metz ravagèrent ses États. Le duc prétendait des droits sur le duché de Bouillon. Il avait déjà cherché à marier son fils, le marquis de Pont-à-Mousson, à l'héritière, et, sur une réponse évasive d'Henri III, tenté de conquérir le duché. Henri IV, pour lui donner un voisin, qui le tint toujours en cervelle, maria la jeune duchesse, Charlotte de la Mark, à Turenne, que recommandaient son zèle huguenot, son habileté militaire et son activité (15 octobre 1591). La veille même de ses noces, l'époux alla surprendre Stenay. Mercœur, avec une ambition plus limitée, avait plus de chances de réussir. Henri III, qui lui avait fait épouser Marie de Luxembourg, descendante des Penthièvre et des anciens ducs de Bretagne, avait eu l'imprudence de le nommer gouverneur d'une province sur laquelle sa femme pouvait élever des prétentions. Après l'assassinat du duc de Guise, Mercœur avait soulevé la Bretagne et s'était déclaré pour la Ligue. L'esprit particulariste de la province lui offrait un solide point d'appui ; de tous les peuples de la monarchie, les Bretons étaient les moins assimilés et les plus jaloux de leur autonomie. En quelques mois, il se rendit maître du pays ; les royalistes ne réussirent qu'à reprendre Rennes, où siégeait le Parlement (5 avril 1589). Les succès rapides d'Henri IV dans le Maine et la Normandie avaient épouvanté Mercœur, qui se tourna, comme les autres prétendants, vers le roi d'Espagne. La Bretagne était une des provinces qui devait le plus tenter l'ambition de Philippe II. Comme on pouvait discuter si elle était partie intégrante de la couronne ou domaine immédiat de la maison de Valois, il la revendiquait pour sa fille, qui était l'héritière la plus directe de la reine Claude et de la duchesse Anne. Le duc de Mercœur, qui pensait à faire valoir les droits de sa femme, aurait dû se défier de ce concurrent, mais il comptait se servir de lui et l'évincer ensuite. Philippe II faisait probablement le même calcul ; il lui expédia 3.500 soldats (septembre 1590), qui occupèrent le Blavet et s'y fortifièrent en gens décidés à y rester. Mercœur, avec ces auxiliaires, assiégea la forte place d'Hennebont (janvier 1591). Le prince de Dombes, qui commandait l'armée royale, n'avait pas assez de forces pour tenir tête. Henri IV s'adressa à la reine d'Angleterre, qui, inquiète de l'établissement des Espagnols en Bretagne, envoya un secours de 3.000 hommes. La Noue apporta au chef de l'armée l'appui de son expérience militaire. Mais il fut blessé à mort au siège de Lamballe (4 août 1591) et les progrès du parti royaliste s'arrêtèrent. Ainsi, les étrangers entraient par toutes les portes, s'installaient dans les provinces frontières, gardaient la capitale. Ils travaillaient à s'approprier le royaume ou à le démembrer. |
[1] SOURCES : Mémoires de la Ligue, IV. Lettres missives, III. Journal d'un curé ligueur.... suivi du Journal du secrétaire de Philippe du Bec, archevêque de Reims, de 1588 à 1606, p. p. Ed. de Barthélemy, 1886. Isambert, Recueil des anciennes lois françaises, XV. Correspondance de Henri IV avec Rossat, maire de Langres, 1816. Correspondance du duc de Mayenne, 15904591, publ. par Henry et Loriquet, Reims, 1860-1864, 2 vol. Correspondance du duc de Mercœur et des Ligueurs Bretons avec l'Espagne, p. p. G. de Carné, Rennes, 2 vol., 1899. Hérelle, La Réforme et la Ligue en Champagne, 1888. Palma Cayet, Chronologie novenaire. Pierre Matthieu, Histoire de Henri IV. De Thou, XI. D'Aubigné, VIII. Dupleix, Histoire de Henry le Grand, 1633.
OUVRAGES À CONSULTER : L'Épinois, La Ligue et les papes, 1886. Roucaute, Le Pays de Gévaudan au temps de la Ligue, 1900. Forneron, Philippe II, IV. Grégoire, La Ligue en Bretagne, 1856. Henry, Intervention de Charles III, duc de Lorraine, dans les affaires de la Ligue en Champagne, 1568-1606, Nancy, 1864. Dufayard, Lesdiguières. Prudhomme, Histoire de Grenoble, 1888. Papon, Histoire de Provence, 1786, III. Bouche, La Chorographie ou description de Provence et l'Histoire chronologique du mesme pays, 1664, H. Legré, La ligue en Provence, 1867. Italo Raulich, Storia di Carlo Emanuele, II, 1588-1598, 1900. Hauser, La Noue.
[2] C'est le cardinal de Vendôme, qui avait pris le nom de cardinal de Bourbon à la mort du roi de la Ligue, son oncle.