HISTOIRE DE FRANCE

TOME SIXIÈME. — LA RÉFORME ET LA LIGUE. - L'ÉDIT DE NANTES (1559-1608).

LIVRE IV. — HENRI IV.

CHAPITRE II. — SIÈGE DE PARIS[1].

 

 

I. — L'INVESTISSEMENT.

À Paris la nouvelle de la déroute d'Ivry était si inattendue, que les Seize, qui en furent les premiers informés, craignirent un revirement de l'esprit public et une défection générale. Pour y préparer l'opinion, ils eurent recours à l'un des prédicateurs les plus populaires, le Père Christin, de Nice. Il monta en chaire le 14 et sur ce thème : Quos bene amo, arguo et castigo, il amena le récit de l'épreuve que Dieu avait infligée à son peuple fidèle. Les Parisiens, d'abord consternés, se ressaisirent très vite ; il ne fallut plus leur parler d'accord avec le roi de Navarre. Si quelqu'un s'avisait de laisser voir des sentiments pacifiques, ils l'assommaient ou le jetaient à la Seine ; ils expédièrent ainsi plus de vingt personnes. Les lenteurs d'Henri IV leur donnèrent aussi le temps de se familiariser avec l'idée d'un siège. Le vainqueur perdit quinze jours à Mantes. Quelques-uns des grands seigneurs de son entourage trouvaient qu'il triomphait trop vite et cherchaient à éterniser la guerre ; ils retardaient l'arrivée des munitions et de l'artillerie dont il avait besoin pour battre Paris.

Aussitôt qu'il put reprendre les opérations, il se dirigea sur Corbeil, dont le gouverneur lui ouvrit les portes, passa sur la rive droite, prit Melun, Provins, Bray-Sur-Seine, Montereau et essaya sans succès de s'emparer de Sens. Bientôt toutes les places fortes aux abords de Paris furent en son pouvoir, sauf Saint-Denis, dont il entreprit le siège en même temps que celui de la capitale. Au commencement de mai, Paris était investi ; mais les deux mois qui s'étaient écoulés depuis la journée d'Ivry n'avaient pas été perdus pour la Ligue. Elle avait choisi comme gouverneur de Paris un frère utérin du duc de Mayenne, le duc de Nemours, jeune homme de vingt-deux ans, qui, à défaut d'expérience, montra beaucoup de zèle et d'activité. La population, qui s'était révoltée contre Henri III, le jour où il avait voulu introduire dans la ville des Suisses et des gardes françaises, appela à son secours 800 arquebusiers français et une garnison étrangère : 1200 vieux soldats allemands et 500 Suisses. Pour garder les remparts, toute la milice bourgeoise fut mise sur pied ; chacun des seize quartiers fournit 3.000 hommes bien armés. Le duc de Nemours pensait que ces soldats citoyens feraient leur devoir à l'abri des fortifications ; mais, malgré leur ardeur, il n'essaya jamais de les aventurer en rase campagne. Une ville de 220.000 habitants, défendue par une garnison de 50.000 hommes, se laissa assiéger par les 12 ou 13.000 soldats d'Henri IV. Pigaffetta, vieux capitaine italien de la suite du légat, compare ces guerriers de remparts à ces chiens qui aboient furieusement au seuil du logis, sans jamais se risquer au dehors.

En tout cas, la maison fut bien gardée. Le premier et presque le seul engagement eut lieu le 12 mai. Les royaux essayèrent d'enlever le faubourg Saint-Martin ; les arquebusiers de la Ligue, abrités dans les maisons et disséminés dans les vignes, les arrêtèrent à coups d'arquebuse. La Noue, qui, sous les balles, essaya de rallier et d'entraîner ses soldats, eut son cheval tué et fut lui-même blessé à la cuisse. L'échec qu'il éprouvait devant les retranchements improvisés d'un faubourg convainquit Henri IV qu'il ne forcerait jamais avec sa petite armée les remparts de la ville et les barricades défendues par la population tout entière. Il résolut de prendre Paris par la famine et changea le siège en blocus.

La défaite des royaux porta au comble l'enthousiasme des Parisiens. L'Église ne se contentait plus d'élever les mains au ciel pour appeler sur ses défenseurs la bénédiction du Dieu des armées ; elle prenait les armes elle-même et s'apprêtait à marcher au combat. Le 14 mai, eut lieu la revue des forces ecclésiastiques : 1.300 moines et quelques prêtres. Les Capucins, les Chartreux, les Feuillants, les Carmes avaient fourni les plus forts contingents. Derrière le Christ crucifié et l'image de la Vierge, qui leur servaient d'enseignes, ils défilèrent par les rues, quatre à quatre, le capuchon bas, la robe retroussée. Rose, l'évêque de Senlis, les commandait en chef ; le curé de Saint-Jacques, Pelletier, sergent de bataille, courait de la queue à la tète de la colonne, alignant les files, réglant la marche et compensant, dit de Thou, l'inégalité de ses jambes par la rapidité de ses mouvements. Le légat du pape Caetani, qui se trouva sur leur passage, leur donna sa bénédiction et les salua du nom de Macchabées. Ils voulurent tirer une salve en son honneur, mais peu habitués au maniement de l'arquebuse, ils tuèrent un de ses gens et blessèrent un serviteur de l'ambassadeur d'Espagne. On eut beaucoup de peine à calmer cet enthousiasme meurtrier.

La foi donnait du cœur aux plus timides ; elle contenait cette population si remuante, si indocile, si amie de ses aises et de ses plaisirs ; elle lui fit envisager courageusement les dangers d'un siège. Aussi les hommes qui prirent la direction de la défense, le duc de Nemours, le Légat, l'ambassadeur d'Espagne, Mendoza, travaillèrent avec l'aide des prédicateurs à entretenir et exciter les passions religieuses. La veille.de la mort de Charles X, le fantôme de roi que la Ligue s'était donné, la Sorbonne, pour couper court à tout compromis avec Henri IV, avait condamné comme hérétiques tous le fauteurs du roi de Navarre ; elle déclara, à la grande indignation de Sixte-Quint, que le prétendant, même absous de ses crimes et censures, ne saurait devenir roi de France (7 mai). Les théologiens de Paris furent, pour cet excès de zèle qui mettait en question l'omnipotence pontificale, déférés au jugement de l'Inquisition romaine. Mais Caetani, qui s'était jeté à corps perdu dans la lutte, interprétait au gré de ses sentiments les instructions du Saint-Siège ; il poussait à la guerre et couvrait de son autorité toutes les mesures de résistance.

 

II. — LA FAMINE.

DÈS les premiers jours du siège, on s'aperçut que le pain manquerait bientôt. Pendant que le Roi tournait autour de la ville, les défenseurs avaient fait quelques approvisionnements ; ils avaient ramassé 3.000 muids de blé, avoine et autres grains, et 10.000 muids de vin. A peu près la moitié de la population avait quitté la ville, mais 30.000 mendiants y étaient restés. Beaucoup de paysans des environs s'étaient réfugiés dans l'enceinte et campaient dans les cours des collèges, avec leurs bœufs et leurs moutons. Il y avait dans Paris plus de 100.000 bouches à nourrir. On calculait qu'en se rationnant bien on pourrait tenir un mois. Afin d'augmenter les ressources, la municipalité fit faire des perquisitions dans les maisons particulières et dans les couvents. Les grains qu'on y recueillit furent destinés à la nourriture des soldats et des misérables. Un bourgeois, nommé Lamy, persuada à la municipalité de choisir dans chaque quartier un boulanger, à qui elle passerait le blé à raison de quatre écus le setier, à charge de vendre le pain aux pauvres six blancs la livre.

L'ambassadeur d'Espagne, Bernardino de Mendoza, distribuait chaque jour 120 écus de pain ; le Légat donnait sa vaisselle plate pour payer les troupes. Il en fallut venir jusqu'à vendre les ornements des églises, et à fondre les vases sacrés qui n'étaient pas indispensables au culte, et les trésors d'orfèvrerie. On se promettait de remplacer dans trois mois les richesses perdues. Mais dans trois mois Paris serait-il délivré ?

En juin, le blé commença à manquer. A la tombée de la nuit on ne rencontrait qu'hommes et femmes... exposant leur misère en paroles et en actions, demandant du pain à grands cris et refusant le plus souvent l'argent qu'on leur offrait parce que beaucoup avaient l'un et manquaient de l'autre. Dans les rues furent installées, de distance en distance, d'énormes marmites où bouillait un mélange d'avoine et de son. C'était la soupe des affamés, cuite, comme ils disaient, dans les chaudières d'Espagne. Le peuple souffrait, et cependant il patientait. H passait ses journées dans les églises, où les prédicateurs prêchaient deux fois par jour, l'entretenant dans sa résolution et ses espérances. Ils lui affirmaient que le duc de Mayenne et le duc de Parme arrivaient à son secours ; ils promettaient le Paradis à ceux qui mourraient. Les femmes protestaient à leurs maris que plustost que se rendre par famine elles voudroient manger tous leurs enfants. Avec les sermons, le spectacle des exécutions trompait les souffrances de la faim. De temps à autre, la découverte d'un complot menait en place de Grève quelques agents royalistes : Regnart, procureur au Châtelet, Noiret, trompette et crieur juré, et bien d'autres encore, que le bourreau étranglait et pendait à la grande joie des fanatiques. C'étaient les fêtes de Paris affamé.

Heureusement pour les assiégés, cette année-là l'été fut précoce ; les grains arrivèrent plus tôt à maturité. Les Parisiens sortaient par petites troupes et allaient cueillir des épis aux alentours des remparts. L'aventure n'était pas sans risques, la cavalerie des royaux battait l'estrade et chargeait ces moissonneurs d'occasion. Plus d'un rentra dans Paris éclopé, amputé, sanglant. Pauvres étaient les ressources que fournissait cette récolte hâtive, entravée de tant de dangers. Henri IV, d'ailleurs, résolu à en finir, allait rendre le blocus plus rigoureux.

Il venait de recevoir des renforts du centre et du midi : soldats et gentilshommes attirés par le devoir ou par l'espérance du sac de Paris. Son armée s'élevait maintenant à 25.000 hommes de belles troupes ; il était maître de Saint-Denis depuis le 9 juillet. Le 27 juillet, il fit, occuper tous les faubourgs de la rive gauche. Même l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, qui formait en avant des murs comme une forteresse isolée, tomba entre ses mains. De ce côté la ville fut bornée à ses murailles. Les provisions s'épuisaient. Le vin, dont il y avait eu abondance au début du siège, commençait aussi à manquer. Le peuple faisait main basse sur les chevaux, les ânes, les rats, les chats, les chiens, se repaissait d'herbe, de graisse et de suif. Le pain (et quel pain !) n'était plus que le régal des riches. La peau des animaux, leurs os broyés et réduits en farine servirent d'aliment. On osa même enlever au charnier des Innocents les ossements des morts pour les moudre et en fabriquer du pain.

Le bruit de ces souffrances arrivait jusqu'au dehors. La consigne n'était pas si sévèrement gardée que les soldats du roi ne laissassent entrer quelques provisions, destinées aux riches, aux grands de la Ligue et à leurs fournisseurs. Pigaffetta, témoin oculaire, atteste que les boutiques des traiteurs furent pendant tout le siège garnies de gibier et d'aliments de choix. Les grands seigneurs royalistes se licencièrent, dit Palma Cayet, jusqu'à faire passer des vivres à leurs parents et à leurs amis. Henri IV lui-même nourrissait secrètement sa cousine, la duchesse de Guise, d'autres encore. Mais les misérables n'avaient point de protecteurs et mouraient, sans secours, pour la bonne cause. L'âme du roi de France fut touchée par ces misères ; il laissa sortir de Paris les mendiants, les femmes, les écoliers, et même, contre finance, quelques-uns de ses ennemis. Malgré la diminution des affamés, la famine ne cessa pas.

Avec un mois de vivres, Paris avait tenu quatre mois. Les politiques commençaient à relever la tête ; les secours de Mayenne avaient été tant de fois annoncés qu'ils avaient quelque raison de narguer la confiance des ligueurs. Ils avaient un très grand nombre d'alliés secrets, et, parmi eux, le président Brisson, qui les encourageait sous main à faire une démonstration en faveur de la paix.

Les prédicateurs éventèrent le complot et le duc de Nemours prit les mesures nécessaires. Il dispersa la foule qui envahit le Parlement le 8 août en demandant la paix ou du pain. Il fit pendre un des émeutiers, mais se refusa à pousser l'enquête, tant il avait peur de découvrir trop de complices. Maître Jean Prévost, curé de Saint-Séverin, qui avait été l'un des premiers organisateurs de la Ligue, était. parmi les manifestants.

La nécessité était si grande que Nemours et les autres chefs de la défense décidèrent d'ouvrir des négociations avec Henri IV. Ils demandèrent aux théologiens s'il était licite de se mettre en rapport avec un hérétique ; une consultation signée de trois jésuites, Bellarmin, Félix Vincent, Tyrius, autorisa l'entrevue. L'archevêque de Lyon, D'Épinac, et l'évêque de Paris, Gondi, allèrent trouver le Roi près de l'abbaye Saint-Antoine et le supplièrent de mettre le royaume en paix (6 août). Il protesta qu'il se sentait pour son peuple des entrailles de père, mais exigea une soumission immédiate avec menace de faire pendre plusieurs centaines de personnes si l'on différait de lui obéir. Il n'y eut pas moyen de conclure un accord. Les jours suivants furent terribles. Les lansquenets firent la chasse aux petits enfants et en mangèrent trois. La ville allait être obligée de se livrer à merci, lorsque, le 30 août, survint la nouvelle de l'apparition de l'armée de secours.

Le duc de Parme s'était décidé, sur un ordre formel de Philippe II, à dégarnir les Pays-Bas et à suspendre la lutte contre les Provinces-Unies. II entra en France avec l'armée espagnole et rejoignit à Meaux le duc de Mayenne qui avait réuni quelques milliers d'hommes. La Noue conseillait de harceler l'ennemi, tout en continuant de bloquer Paris. Henri IV, tenté par l'espérance de vaincre en bataille rangée le plus célèbre capitaine de l'époque, leva le siège, et marcha avec toutes ses forces au-devant des Espagnols. Le duc de Parme manœuvrait pour délivrer Paris sans hasarder une action décisive. Il dépassa Clayes, établit son camp entre la Marne et un marais, et se couvrit de retranchements. La position qu'il occupait était si forte que les royaux n'essayèrent pas de l'attaquer ; ils se bornèrent à l'observer. Le huitième jour, le général espagnol feignit de vouloir combattre, et pendant qu'Henri IV prenait ses dispositions pour le recevoir, deux de ses régiments franchirent la Marne sur un pont de bateaux et, à couvert de l'armée royale et devant elle, attaquèrent et prirent Lagny (7 septembre). Maître des deux rives de la Marne, Parme communiquait librement avec Paris et assurait son ravitaillement.

Paris était sauvé. Treize mille personnes étaient mortes de faim ; la fièvre chaude après le siège en tua plus de 30000. Aussi les prédicateurs portèrent-ils aux nues la ville héroïque. Qu'on se rappelle les souffrances de la famine, dit Panigarole, évêque d'Asti, l'un des compagnons du Légat. Il n'y avait ni viande, ni poissons, ni laitage, ni fruits, ni légumes. Je dirais presque qu'il n'y avait ni soleil, ni ciel, ni air.... Qu'on parle maintenant du siège de Béthune, du siège de Jérusalem, qu'on parle de Titus et de Sennachérib ! C'est un miracle. C'était le miracle du fanatisme.

 

III. — L'ISOLEMENT APRÈS LA DÉLIVRANCE.

L'ARMÉE royale était, sans avoir combattu, gravement atteinte. Les gentilshommes qui y servaient à leurs frais étaient à bout de patience et de ressources. Pour éviter la désertion, Henri IV leur donna congé et ne garda que les troupes soldées. Mais, avant de lâcher ce Paris qu'il avait cru tenir, il voulut encore risquer un coup de main. Dans la nuit du 9 au 10 septembre, ses soldats tentèrent l'escalade des remparts du côté du faubourg Saint-Antoine. Quelques Pères jésuites, qui montaient la garde en cet endroit, renversèrent les premiers assaillants et crièrent à l'aide. Les postes voisins eurent le temps d'accourir et de repousser l'attaque.

Le Roi ne put empêcher non plus Farnèse d'occuper Saint-Maur, Charenton et Corbeil et d'ouvrir aux Parisiens la vallée de la Seine après celle de la Marne. Il le poursuivit dans sa retraite vers les Pays-Bas, sans pouvoir l'entamer (novembre).

Henri IV ne songeait pas à recommencer le siège. Puisqu'il ne pouvait avoir Paris de force, il entreprit d'occuper les châteaux qui protégeaient sa banlieue et ses campagnes, et les places fortes qui assuraient ses communications avec le reste du royaume. C'était encore le blocus, mais à distance.

A peine les Espagnols se furent-ils éloignés que les capitaines royalistes reprirent Lagny et Corbeil. Paris souffrit de nouveau non de faim, mais de misère. Les bandes royalistes arrêtaient les convois. Les marchands et les voyageurs n'osaient plus s'aventurer au dehors que sous la protection de fortes escortes. Il n'y avait plus de travail, plus d'argent. Aux portes mêmes, Saint-Denis était occupé par une garnison royaliste. Les ligueurs firent un effort pour se dégager. Le chevalier d'Aumale fit couler ses troupes vers Saint-Denis, passa les fossés sur la glace et escalada les remparts. Les défenseurs surpris s'enfuirent. Mais le chevalier, au lieu de poursuivre sa victoire, courut s'enfermer à l'auberge de l'Épée Royale, où logeait la belle Raverie, qu'il avait autrefois aimée. Le gouverneur, De Vic, eut le temps de se reconnaître. Il réunit quelques compagnons et chargea les assaillants qui se croyaient déjà les maîtres. D'Aumale sortit pour faire tête et fut tué. La Raverie reconnut son cadavre aux chiffres d'amour qu'elle luy avoit de longtemps gravé et figuré dans le bras (3 janvier 1591).

 Henri IV fit une nouvelle tentative sur Paris. Ses soldats, déguisés en paysans et chargés de sacs de farine, se présentèrent à la porte Saint-Honoré, mais ils furent reçus à coups d'arquebuse (20 janvier). Les Parisiens ajoutèrent la Journée des Farines aux quatre fêtes révolutionnaires qu'ils avaient fondées en souvenir des défaites de la royauté et de ses partisans : Journée des Barricades, Journée du Pain ou de la Paix, Levée du siège, Escalade.

Mais leur joie fut courte. Henri IV, qui menaçait Meaux, Pontoise et semblait, par delà Provins, viser Sens et. Troyes, alla investir subitement Chartres, l'un des greniers de la capitale (9 février). L'émotion des Parisiens fut grande ; 5.000 petits enfants défilèrent en procession dans les rues, appelant l'assistance divine sur la ville assiégée. Les prédicateurs recommandèrent aux prières du peuple la nourrice de Paris. Le jeudi 7 mars, jour de l'Évangile de la Chananéenne, ils tournèrent en allégorie le récit du livre saint. Chartres était la fille de la Chananéenne et le diable qui la tourmentait était le Béarnais. Ce fut pendant tout le carême un débordement d'injures populacières contre le Roi, qu'ils appelaient chien, hérétique, fils de p...., athée et tyran. Et même, le mercredi saint, le prédicateur de la Sainte-Chapelle, en des termes trop pittoresques pour être reproduits ici, cria que le Béarnais violait les nonnains. La Faculté de Théologie décida un pèlerinage à pied à Notre-Dame de Chartres, si la ville n'était pas prise. Les Parisiens vinrent en si grand nombre à Notre-Dame de Paris pour souscrire à ce beau vœu qu'un petit enfant périt étouffé et qu'une femme grosse avorta.

Chartres pourtant ouvrit ses portes au roi de France (19 avril). Tous les curés et prédicateurs de Paris crièrent fort de ceste reddition de Chartres : si que par les plaintes et. regrets qu'ils en faisoient en leurs chaires esmouvoient à pitié le menu peuple et faisoient pleurer à chaudes larmes les femmes, par les piteuses apostrophes qu'ils faisoient à Nostre Dame, laquelle ils prenoient comme à partie, lui reprochans de les avoir laissés au besoin, nonobstant tant de belles prières, présents et offrandes qu'ils lui avoient faits.

La prise de Château-Thierry par Mayenne était une faible compensation à la perte de Chartres. La foi des Parisiens recevait de trop cruels démentis ; dans les classes inférieures commençaient à apparaître des signes de fatigue. Mais les 50 coquins (c'est ainsi que L'Estoile appelle les meneurs de la Ligue) avec leurs 50.000 adhérents tenaient encore la capitale.

Henri IV poursuivait son système d'isolement. Il s'empara de Louviers le 6 juin, de Noyon le 19 août. Ses lieutenants, Montpensier et Biron, réduisirent la plus grande partie de la Normandie. Impuissant à prendre Paris, il l'entourait d'un réseau presque continu de villes royalistes.

 

 

 



[1] SOURCES : Lettres missives de Henri IV, III. Mémoires de la Ligue, IV. L'Estoile, IV et V. Corneio, Histoire du siège de Paris, Mémoires de la Société de l'Histoire de Paris, VII, 1880. Relation de Pigaffetta, ibid., II, 1876. Mémoires d'Estat de Villeroy, II, 1665. Journal du siège de Paris en 1590, p. p. A. Franklin, 1876. Los sucesos de Flandes y Francia del tiempo de Alejandro Farnese por el capitan Alonso Vazquez, Coleccion de Documentos inéditos para la historia de España, LXXIII-LXXIV. Archives curieuses, XIII. Palma Cayet, Chronologie novenaire. D'Aubigné, VIII. De Thou, XI. Pierre Matthieu, Histoire de Henri IIII, 1631. Dupleix, Histoire de Henry le Grand, 1633. Davila, Historia delle guerre cita di Francia, 1644, II. Doudini, Historia de rebus in Gallia gestis ab Al. Farnesio, 1750.

OUVRAGES À CONSULTER : Labitte, De la Démocratie chez les prédicateurs de la Ligue, 2e édit., 1866. Poirson, Histoire de Henri IV, 1865, I. Manfroni, La legazione del cardinale Caetani in Francia, 1589-1590, 1893. L'Épinois, La Ligue et les papes, 1886. P. Robiquet, Histoire municipale de Paris, t. III : Règne de Henri IV, 1904.