I. — L'AVÈNEMENT DU ROI PROTESTANT CATHOLIQUES. HENRI III, mourant, s'était adressé aux seigneurs, les
avait priés comme ami et leur avait ordonné comme maitre d'obéir à l'héritier
légitime. Dans l'émotion de cette journée tragique, les courtisans ne
songèrent pas à marchander les protestations de fidélité. Mais le lendemain,
Henri de Bourbon trouva les catholiques tout changés. Au lieu des acclamations et, du Vive le roi accoustumé en tels
accidens, (il) nid en mesme chambre le corps mort de son prédécesseur, deux minimes aux pieds avec des cierges,
faisans leurs liturgies, Clermont d'Antragues tenant le menton, mais tout le
reste, parmi les hurlemens, enfonsans leurs chapeaux ou les jettans par
terre, fermans le poing, complottans, se touchans à la main, faisans des vœux
et des promesses, desquelles on oyait pour conclusion : plustost mourir de
mille morts. La plupart des grands et des seigneurs envisageaient avec
horreur l'idée d'un roi protestant. Ils délibérèrent tumultueusement sur la
conduite à tenir. Quelques-uns des plus violents parlaient d'exclure Henri de
Navarre ; un avis plus modéré prévalut. D'O, délégué par l'assemblée, invita
le nouveau roi à se convertir sur l'heure ou à promettre au moins de se faire
instruire en peu de jours. Le Roi, pâlissant de colère ou de crainte, se plaignit d'être pris à
la gorge et refusa une abjuration qui l'eut humilié sans convaincre personne
de sa sincérité. Les heureuses nouvelles qui arrivaient au camp rompirent ces fâcheux discours. Le maréchal d'Aumont, Humières et Givry apportèrent l'adhésion de la noblesse de la Champagne, de la Picardie et de l'Île-de-France. Sancy gagna les Suisses qui promirent de servir deux mois sans réclamer de solde. Le duc de Montpensier, Henri de Bourbon, quoique sollicité par les rebelles, se rallia au chef de sa maison. Cependant la plupart des grands continuaient à se montrer intraitables. Même les catholiques qui ne discutaient pas le droit dynastique mettaient à leur assentiment une réserve et une condition tacites. Henri IV sentait le besoin de contenter ses partisans et de désarmer ses ennemis ; il signa le compromis connu sous le nom de Déclaration du 4 août. Il y promettait de maintenir et conserver en son royaume la religion catholique, apostolique et romaine en son entier, sans y innover ni changer auculne chose, soit en la police et exercice d'icelle ou aux personnes et biens ecclésiastiques. Il affirmait que c'était son plus vif désir de se faire instruire par un bon légitime et libre concile général ou national, qu'il ferait assembler dans six mois, ou plus tôt s'il était possible, pour en suivre et observer ce qui [y] sera conclu et arresté. Les catholiques étaient maintenus dans leurs gouvernements, charges et honneurs ; les protestants gardaient les villes qui étaient en leur pouvoir ; mais toutes les places conquises ou réduites par force ou autrement devaient être commises au gouvernement de nos bons sujets catholiques et non d'aultres. Sur le serment et la promesse qu'il venait de faire, ci-dessus escrite, les princes du sang, les grands officiers de la couronne, gentilshommes et autres reconnurent pour leur roi et prince naturel, selon la loi fondamentale de ce royaume, Henri IV roi de France et de Navarre. La déclaration était signée par deux princes du sang, Conti et Montpensier, trois ducs et pairs, Longueville, Luxembourg-Piney, Rohan-Montbazon, deux maréchaux de France, Biron et d'Aumont, par Dinteville, lieutenant général du roi en Champagne, Rambouillet, Châteauvieux et Manou, capitaines des gardes, Du Plessis-Richelieu, grand prévôt de France, et infinis autres seigneurs et gentilshommes. Ainsi la Noblesse avait mis des conditions à son obéissance. C'était une sorte de contrat qu'elle passait avec le souverain. Et ce ne fut pas seulement au camp de Saint-Cloud que l'Acte du 4 août fut interprété de cette façon. La ville de Châlons écrivit au Roi que, puisqu'il avait promis de ne rien innover en matière de religion, elle lui jurait fidélité. Plusieurs ne l'acceptaient que provisoirement comme souverain. Thomas de Verdun, avocat, général au parlement de Caen, déclara qu'il reconnaissait l'héritier présomptif comme roi, mais que si, dans un délai de six mois, il n'était pas converti, luy Thomas ne lui seroit plus serviteur. Même dans le parti royaliste, le droit monarchique cédait au droit religieux. Aussi y eut-il bien des défections. Montholon rendit les sceaux, qu'il ne voulut pas tenir d'un roi huguenot ; Vitry, gouverneur de Dourdan, passa du côté de Mayenne, mais il eut la loyauté, avant de changer de parti, de rendre à Henri IV la place où il commandait au nom de son prédécesseur. Ceux-là étaient des hommes de conviction. Le duc de Nevers, entre le Roi et Dieu, souffrait de ne pouvoir prendre parti. Les habiles (comme le chancelier de Cheverny) s'abritèrent derrière une neutralité commode jusqu'au jour où ils entrevirent clairement pour qui, du Roi ou des ligueurs, se déclarait la fortune. Les ambitieux, comme D'Épernon, prirent la route de leurs gouvernements avec la secrète espérance de s'y tailler, à la faveur du désordre général, des principautés. Les protestants ne montrèrent pas plus de loyalisme ; le plus grand seigneur de l'Ouest, la Trémoille, emmena les réformés poitevins et gascons pour ne pas obéir à un parjure qui avait promis de maintenir l'idolâtrie papiste. On parla même en un Colloque tenu à Sainct-Jehan (Saint-Jean-d'Angély) de nommer un protecteur des églises réformées. Il faut dire aussi que beaucoup de gentilshommes étaient à bout de ressources. Obligés de faire la guerre à leurs dépens, ils avaient hâte de rentrer dans leurs maisons pour mettre ordre à leurs affaires et surveiller leurs récoltes. De cette grande armée de 40.000 hommes, et000 à peine restèrent à Henri IV. Il lui fallait avec ces faibles moyens soumettre un royaume en révolte. Presque toutes les grandes villes tenaient pour la Ligue. Tours, Bordeaux, Châlons, Langres, Compiègne et Clermont en Auvergne étaient les seules qui prononçaient le nom du roi et suivaient son parti. n Les parlements fulminaient contre l'hérétique et ses fauteurs ; celui de Toulouse arrêta qu'on ferait tous les ans, le premier jour d'août, des réjouissances publiques en commémoration de la délivrance de Paris, comme ils appelaient l'assassinat d'Henri III. Seul, le parlement de Bordeaux, sous la pression du maréchal de Matignon, gardait une sorte de neutralité. H ordonna des prières pour le repos de l'âme du roi défunt et prescrivit à la fois le maintien de l'Édit d'Union et l'observation de la trêve conclue par Henri HI avec les protestants, mais, dans cet arrêt contradictoire, il ne consentit pas à faire mention du nouveau roi. A la nouvelle de la mort d'Henri III, les duchesses de Nemours et de Montpensier avaient parcouru Paris et publié dans les carrefours et sur les places l'acte héroïque de Jacques Clément. La mère des Guise gravit dans l'église des Cordeliers les hauts degrés de l'autel pour haranguer la foule et annoncer la mort du tyran. Le peuple dressa des tables dans les rues : on but, on chanta, on dansa en confusion du plus petit jusques au plus grand, avec des voix d'allégresse poussées au ciel, par lesquelles ils donnoient des marques de leur injuste réjouissance. Sur les boulevards nouvellement construits, ligueurs et ligueuses vinrent étaler aux yeux de l'armée royaliste les écharpes vertes, symbole de joie, dont ils se paraient en dérision du deuil de leurs ennemis. Les royalistes parisiens étaient abattus par la mort d'Henri III et embarrassés de l'avènement de ce prince huguenot qu'on ne connaissait plus que par les anathèmes de l'Église et les arrêts de l'autorité royale. Mayenne, que la Ligue avait reconnu pour chef, entrevit la couronne au bout de ses efforts. Mais il n'était pas encore temps de la prendre ; cette usurpation lui eût aliéné les souverains catholiques, Philippe II et le duc de Lorraine, gendres d'Henri II, et le duc de Savoie, petit-fils par sa mère de François Ier, qui tous trois, si la loi salique était abrogée, pouvaient prétendre pour eux ou leurs enfants au trône de France. Il fit proclamer sous le nom de Charles X le cardinal de Bourbon, vieux, impuissant et prisonnier d'Henri IV. II. — LES COMBATS D'ARQUES. HENRI IV avait trente-cinq ans. D'une taille moyenne, mais bien prise, sec et nerveux, il était dans la vigueur de l'âge et la plénitude de la force. Sur l'ordre de son grand-père Henri d'Albret, roi de Navarre, qui l'avait gardé tout petit, il n'avait pas été mignardé délicatement. Il mangea souvent du pain commun et fut vu à la mode du pays parmy les autres enfans du village, quelquesfois pieds descaux et nud teste, tant en hiver qu'en esté. De la dureté de son éducation béarnaise comme des épreuves de sa vie, son corps était sorti trempé comme l'acier, résistant et souple. A la chasse, quand il avait lassé les chevaux et les chiens, il courait à pied après la bête jusqu'à ce qu'il l'eût forcée. Il avait l'âme vigoureuse et saine. Le jour de l'entrevue de Plessis-lès-Tours, les courtisans l'avaient vu avec surprise apparaître vêtu d'un pourpoint qui était usé aux épaules et aux côtés par le frottement de la cuirasse. Sa simplicité jurait avec leur luxe. Sa longue disgrâce l'avait tenu hors de l'atmosphère corrompue de la cour. Ni par excès de culture, ni par fatigue des sens, ni par dépravation du goût et de l'imagination, il n'était porté vers les débauches de l'impuissance ou de la satiété ; sa sensualité, relevée d'une pointe de sentiment, était gaillarde et franche. Après le règne des mignons, la réapparition des maîtresses marque un progrès de la moralité publique. Les passions du nouveau roi étaient avouables ; sa jeunesse les excusait et sa gloire les relevait. Héros aimable et galant, il courait, après la bataille, déposer ses lauriers aux pieds de la favorite du jour. Son cœur n'était jamais inoccupé et il s'y trouvait plus d'une place. Il avait des allures de chevalier avec la tendresse banale du soudard. Avec ces qualités et ces défauts, il était très séduisant. Dans la détresse du début du règne, il devait, pour gagner ou retenir des partisans, compter avant tout sur ses dons personnels. Avare de faveurs (par goût comme par nécessité), peu libéral, il prodiguait les promesses et surtout les compliments. Il faisait appel au dévouement en des termes qui rendaient le refus impossible et le devoir agréable. Il trouvait les mots qui vont au cœur ; il stimulait le zèle et provoquait les sacrifices non en roi qui commande, mais en ami qui invite. Il savait les côtés généreux de la nature humaine et il offrait comme un présent les coups d'épée à donner et à recevoir. Peu d'hommes résistèrent à cette bonne grâce caressante. Il est vrai, le charme était décevant. Aussi inconstant dans ses amitiés que dans ses amours, il oubliait les services comme les injures ; sans rancune, il était aussi sans reconnaissance. Mais quand il priait son serviteur ou sa maîtresse, il était si plein de la sympathie présente, si désireux de communiquer son âme à une âme, qu'il paraissait à tout coup se donner et s'engager tout entier. Henri III, avec sa grâce un peu dédaigneuse, la noblesse du port et du geste et son air de grandeur, imposait plus que ce prétendant qui se faisait compagnon pour plaire et captiver. Mais Henri IV fut un roi à la française, un roi à cheval, soldat et capitaine. Pour entraîner la noblesse, il devait penser toujours à la confraternité militaire, qui la rapprochait de lui, et non à sa dignité, qui le distinguait d'elle. Toujours il se souvint, pour sa gloire et le bien de la France, qu'il était gentilhomme et, se glorifiant de la profession des armes comme de son plus beau titre, il courut gaiment à la conquête de son royaume. Avec les forces dont il disposait, il ne pouvait songer à attaquer Paris. Beaucoup lui conseillaient de se retirer au delà de la Loire pour y refaire son armée. Qui vous croira roi de France, objecta Guitry, quand on verra vos ordonnances datées de Limoges ? Il décampa, le 8 août, et se dirigea vers la Normandie, où il était à portée des secours de l'Angleterre et où la fidélité d'Aymar de Chaste, gouverneur de Dieppe, lui assurait un refuge, une place d'armes et un port. Mayenne l'y suivit. Il annonçait qu'il jetterait le Béarnais à la mer ou le ramènerait enchaîné. A Paris, la confiance était si grande que les curieux louaient des fenêtres dans la rue Saint-Antoine pour voir passer Mayenne triomphant et Henri IV prisonnier. Et ces espérances paraissaient fondées. Mayenne, après sa jonction avec Brissac et le duc d'Aumale, commandait à une belle armée de vingt-cinq à trente mille hommes. Henri IV, qui venait d'envoyer le duc de Longueville en Picardie et le maréchal d'Aumont en Champagne, n'avait plus que douze mille soldats. Mais il choisit habilement son terrain. Il avait remarqué, dans la course qu'il avait faite à Dieppe, l'heureuse position d'Arques, en avant de la ville, dans une vallée étroite où l'Aulne et l'Arques coulent réunies avec la Béthune. Il occupa fortement le château et le village d'Arques ainsi qu'une maladrerie pour barrer toutes les avenues. Mayenne s'avança lentement par Gournay et Neufchâtel et alla se loger, entre Arques et Dieppe, sur la rive droite de la Béthune. Alors commença cette suite d'escarmouches, d'attaques, de marches et contremarches, englobées sous le nom de bataille d'Arques. Les assaillants tâtèrent le faubourg dieppois du Pollet et les approches du camp d'Arques, puis se décidèrent à une attaque plus sérieuse. Dans la nuit du 20 au 21 septembre, ils franchirent la vallée d'Aulne à la faveur du brouillard et se dirigèrent vers la maladrerie. Quand les lansquenets, qui marchaient en tête, arrivèrent aux retranchements, ils baissèrent leurs drapeaux et leurs piques et crièrent : Vive le roi 1 Les Suisses, qui gardaient la position, crurent qu'ils avaient affaire à des transfuges et leur tendirent la main pour passer le fossé. Mais alors ces Allemands se ruèrent sur la garnison, la tuèrent ou la chassèrent. II y eut un moment de confusion et de désordre. Le Roi, accouru à l'aide, se trouva presque seul et faillit être pris ; un capitaine de lansquenets poussa jusqu'à lui et le menaça de son épieu s'il ne se rendait. Si Mayenne avait soutenu cette pointe audacieuse, la partie était gagnée. Mais il perdit du temps ; quand il se décida à mettre toutes ses troupes en mouvement, le brouillard avait disparu ; les quatre canons du château d'Arques ouvrirent quatre belles rues dans les escadrons et les bataillons qui s'arrêtèrent court. Au même moment, Châtillon accourait du faubourg du Pollet avec quatre cents arquebusiers protestants. C'est Dieu qui t'envoie, Coligny, lui dit le Roi en l'embrassant, Une colonne d'attaque marcha à la maladrerie et la reprit ; les Suisses, en représailles de la trahison, égorgèrent tous les lansquenets qui leur tombèrent sous la main. Mayenne décampa, fit un détour de sept lieues et revint vers Dieppe, par la rive gauche de la Béthune (26 septembre). Cette tentative ne fut pas plus heureuse. Les deux armées restèrent dix jours en présence ; il n'y eut que des escarmouches où les royaux eurent presque toujours le dessus. Les troupes d'Henri IV étaient renforcées par les secours d'Écosse et d'Angleterre. Élisabeth avait senti la nécessité de soutenir contre la Ligue ce souverain protestant ; contrairement à ses habitudes de parcimonie et de lenteur, elle s'empressa d'envoyer 200.000 livres d'argent, 70.000 livres de poudre, 3.000 boulets et des vivres. Le duc de Longueville et le maréchal d'Aumont, avec les troupes de Picardie et de Champagne, avaient fait jonction et marchaient au secours d'Henri IV. Mayenne, craignant d'être pris entre les deux armées royalistes, se mit en retraite le 6 octobre. La grande armée de la Ligue avait fondu entre ses mains. Henri IV eut l'idée d'emporter Paris d'un coup de force. Il déroba sa marche à Mayenne et parut à l'improviste dans les villages de Montrouge, d'Issy et de Vaugirard. Le jour de la Toussaint (1er novembre), il attaqua de grand matin les faubourgs de la rive gauche. En moins d'une heure, les retranchements étaient forcés. Les soldats de Châtillon montèrent à l'assaut au cri de : Saint Barthélemy ! Saint Barthélemy ! Les royaux se répandirent jusqu'aux murs de la capitale et occupèrent, hors de l'enceinte, l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés. Mais ils ne réussirent pas à pénétrer dans la ville ; La Noue, qui comptait passer à cheval la Seine, sous la tour de Nesle, pour tourner le rempart, faillit se noyer ; Harambure, un des plus hardis compagnons d'Henri IV, ne put enfoncer la porte Saint-Germain. Mayenne, précipitant sa marche, arrivait au secours de la place ; le Roi ne pouvait avoir la prétention de forcer la ville et une armée tout ensemble ; mais, pour bien affirmer sa supériorité et sa confiance, il rangea ses troupes en bataille et attendit vainement, le 3 novembre, de huit à quatre heures, l'attaque des ennemis. L'honneur sauf, il se retira et alla reprendre Étampes, que les ligueurs avaient occupée. III. — TOURS, SIÈGE DU GOUVERNEMENT. LES grandes opérations de l'année étaient finies : il disloqua son armée, renvoya Longueville en Picardie, Givry dans la Brie et emmena le reste des troupes. Mais le temps était trop précieux pour qu'il passât l'hiver dans l'inaction. Sa capitale provisoire, Tours, était entourée de places ennemies, Vendôme, Montoire, Château-du-Loir, Le Mans, Bourges, Orléans, et bridée par Montrichard, dont un ligueur, le sieur de Marolles, venait de s'emparer. La population même de Tours, travaillée par les agents de la Ligue, n'était pas sûre. Un certain Le Lièvre, receveur à Ingrande, avait projeté de tuer les membres des Cours souveraines et du Conseil du roi et de donner la ville en proie aux bons catholiques. Le complot fut découvert, et les coupables furent exécutés ; cependant l'agitation ne cessa pas. La présence d'Henri IV était donc nécessaire pour nettoyer les environs de Tours et affermir son autorité. Il trouvait sur son chemin Vendôme, ville de son domaine, qui, à l'instigation du gouverneur, Maillé Benehard, et d'un cordelier, Robert Jessé, s'était déclarée pour la Ligue, même avant la mort d'Henri III. Les soldats la prirent d'assaut et la saccagèrent, sauf les églises, que Sa Majesté fit soigneusement conserver. Le Roi, qui avait fait grâce de la vie aux bourgeois, laissa exécuter Maillé Benehard et Jessé. L'exemple fut salutaire ; quatre ou cinq petites villes lui ouvrirent leurs portes. Il écrivit à M. de Souvré que si ceux de Montrichard ne se rendaient pas à la date convenue, il les feroit tous pendre ; la place capitula sans tarder. Il fit son entrée à Tours le 21 novembre, mais pour en sortir aussitôt et marcher contre Le Mans, qu'il somma le 27 novembre. Le gouverneur ligueur du Maine, Bois-Dauphin, qui avait cent gentilshommes et vingt enseignes de gens de pied, répondit comme s'il avait l'intention de s'ensevelir sous les murs de la place, mais, aux premiers coups de canon, il demanda à capituler (2 décembre). Le Roi, pour épargner aux habitants le pillage, interdit la ville à ses soldats. Quelques jours après, il entrait dans Laval acclamé par le peuple et même par le clergé catholique. Il y avait un mois et demi qu'il était parti de Dieppe. Il avait mené, de la Manche aux bords de la Sarthe, une armée embarrassée d'artillerie et de bagages, pris plusieurs villes, débloqué Tours, nettoyé l'Anjou et le Maine et déjà il poussait, du côté d'Alençon, le maréchal de Biron. Il se promettait la pacification de la Normandie et de la Bretagne. Et si la Fortune nous veult rire, écrivait-il à M. de Vivans, je vous asseure que le mauvais temps ny les mauvais chemins ne m'empescheront pas de la suivre en quelque part qu'elle se présente, sans porter envie au duc de Mayenne qui se repose à Paris, où j'espère bien me reposer aussi quelque jour à mon tour. En attendant, il installait son gouvernement à Tours. Les magistrats royalistes échappés de Paris, ayant à leur tète le premier président, Achille de Harlay, y rendaient la justice en son nom. Le même dédoublement s'était produit partout. Il y avait un parlement ligueur à Rouen et un parlement royaliste à Caen ; un parlement ligueur à Toulouse et un parlement royaliste à Carcassonne, un parlement ligueur à Dijon et un parlement royaliste à Flavigny, puis à Semur, un parlement ligueur à Aix et un parlement royaliste qui siégea successivement à Pertuis, Sisteron et Manosque. Henri IV s'était fait reconnaître solennellement par son parlement de Paris séant à Tours ; il assista à la séance où la Cour enregistra son avènement. Il reçut dans cette ville une adhésion précieuse, celle d'une puissance catholique. Le sénat de Venise avait décidé de maintenir auprès du nouveau roi l'ambassadeur qu'il avait accrédité auprès d'Henri III. Jean Mocenigo fut reçu en audience solennelle le 21 novembre, félicita Henri IV sur son avènement et rappela les traités qui unissaient la couronne de France à la République. Cet événement fit sensation et même scandale. Le sénat de Venise était renommé pour sa prévoyance et sa prudence ; l'empressement qu'il mit à entrer en relations avec le roi huguenot déclarait assez sa confiance dans son bon droit et sa fortune. La Cour de Madrid fit les plus vives représentations à la Seigneurie. Le nonce Matteuzzi sortit de Venise. Mais Sixte-Quint, qui admirait les Vénitiens et faisait peu de fonds sur les ligueurs, ordonna à Matteuzzi de retourner à son poste. La République de Venise, disait-il à l'ambassadeur Badoer, chargé d'excuser ses compatriotes, a une bien belle occasion d'engager le Navarrais-à se réconcilier avec le pape ; ensuite le pape le comblera de faveurs et nous l'embrasserons tous[2]. Il osait, malgré les protestations des ligueurs et des cardinaux, recevoir le duc de Luxembourg-Piney, délégué par les grands et les princes catholiques pour justifier la reconnaissance d'Henri IV. Ce pape, violent et politique à la fois, ennemi aussi déclaré de la rébellion que de l'hérésie, souhaitait, s'il ne la prévoyait pas, la solution de l'avenir. Mais Henri IV n'était pas prêt à abjurer. Il lui répugnait de changer encore de religion, et cette fois, par intérêt. Ses victoires lui inspiraient confiance ; il croyait que les armes décideraient entre ses sujets rebelles et lui. Dans une déclaration datée du Mans, il avait ajourné au 15 mars l'assemblée des princes et des États, qu'il avait promis à Saint-Cloud de réunir dans deux mois pour aviser aux affaires de la religion et de l'État. C'était un premier effort pour se soustraire aux engagements de l'Acte du 4 août et conquérir sa pleine indépendance. Il redemanda les sceaux au cardinal de Vendôme, frère aîné du comte de Soissons[3]. Ce Bourbon négociait sourdement avec les catholiques royaux, las de servir un roi huguenot, et les ligueurs modérés, qui ne reprochaient à Henri IV que d'être hérétique. Entre les royalistes et les ligueurs intransigeants, les uns acceptant Henri IV, même s'il restait protestant, les autres refusant de le reconnaître, même s'il se convertissait, Vendôme cherchait à créer un tiers parti, qui, pour concilier le droit dynastique et le droit religieux, écarterait Henri IV, quoique Bourbon, comme protestant, et le reconnaîtrait lui, Vendôme, parce que Bourbon et catholique. La décision d'Henri IV arrêta, un temps, les progrès de cette intrigue. IV. — LA VICTOIRE D'IVRY. JAMAIS il ne montra plus d'entrain. Il suivit sur la route d'Alençon le maréchal de Biron, qu'il avait envoyé en avant. Le château, très fort d'assiette et bien pourvu de défenseurs, se rend à sa première sommation. Il occupe Argentan et Séez et parait devant Falaise, dont le château, bâti sur un roc commandant à la ville, ayant des fossés fort profonds et environné de deux étangs, pouvait défier une armée. L'un des héros des barricades, le comte de Brissac, s'y était enfermé. Les royalistes y entrèrent par la brèche et obligèrent Brissac, réfugié dans le donjon, à capituler. Ces succès étonnaient le Roi lui-même. Certes, écrivait-il, je fais bien du chemin et vay comme Dieu me conduict, car je ne sçay jamais ce que je doibs faire au bout, cependant mes faicts sont des miracles : aussy sont-ils conduicts du grand Maistre. Le lendemain, il partait pour Lisieux et avait même fortune. J'ay pris cette place, sans tirer le canon que par moquerie, où il y avoit mille soldats et cent gentilshommes. A son approche, les garnisons s'épouvantaient. Les défenseurs de Lisieux sautaient les murailles pour n'avoir pas à affronter son attaque. Honfleur lui donna un peu plus de peine ; il fallut battre la place pour décider le chevalier de Crillon à capituler (28 janvier 1590). Les ligueurs ne possédaient plus guère en Normandie que la ville de Rouen. Cette marche triomphale et, les clameurs des Parisiens émurent Mayenne, qui se mit lui aussi en campagne, en plein hiver, pour nettoyer le pays autour de Paris, comme Henri IV avait fait autour de Tours. Il prit par capitulation Vincennes et Pontoise et parut ensuite devant Meulan, qu'il assiégea par les deux rives (9 janvier-27 février 1590). Le Roi accourut au secours de la place, mais Mayenne refusa obstinément la bataille. Pour l'y forcer, Henri se dirigea vers Poissy, qu'il emporta d'assaut ; il ne réussit qu'à obliger Mayenne à lâcher Meulan et à décamper. Quand il eut rétabli ses affaires dans la région de la Seine, il voulut fermer aux ligueurs l'entrée de la Normandie. Il emporta Nonancourt, et vint mettre le siège devant la forte place de Dreux, qui gardait le passage de l'Eure (28 février 1590). Pour aider Mayenne à se défendre, le duc de Parme lui expédia 500 arquebusiers et 1.200 lances wallonnes, commandées par le comte d'Egmont. C'était la première fois que Philippe II secourait ouvertement la Ligue. Quoique résolu à ne pas la laisser périr, ce prince formaliste crut devoir se justifier de son intervention par le danger imminent de la sainte Église catholique. Dans la Déclaration du 8 mars 1590, il priait et, requérait tous les princes chrétiens catholiques de se joindre à lui pour l'extirpation de l'hérésie et la délivrance du très chrestien roy de France, Charles dixiesme. Il protestait devant Dieu et ses Anges que les préparatifs qu'il faisait ne tendaient à autre but que pour l'exaltation de la sainte Église catholique, apostolique et romaine, repos des bons catholiques sous l'obéissance de leurs princes légitimes, extirpation entière de toutes sortes d'hérésies, paix et concorde des princes chrestiens. Il se déclarait prêt à employer en cette sainte cause ses moyens et sa vie. Le lendemain il ordonnait à l'archevêque de Tolède, grand inquisiteur, de dresser un état des bénéficiers de son royaume qui devraient contribuer, comme s'il s'agissait d'une croisade, à l'entretien des deux armées destinées pour le secours du royaume de France. Avec les renforts du duc de Parme, Mayenne se porta à la délivrance. Le Roi ne l'attendit pas dans ses lignes, et s'avança par Nonancourt sur Saint-André, en face d'Ivry, où les ligueurs venaient de passer l'Eure. Il n'avait que 2.000 chevaux et 8.000 fantassins contre 8.000 cavaliers et 12.000 fantassins de la Ligue. Mais il était résolu à livrer bataille, à tenter en rase campagne la fortune qui n'avait cessé de le favoriser dans la guerre de sièges. Le 14 mars, il approcha l'ennemi de si près qu'il rendit le combat inévitable. Il forma cinq gros de cavalerie, encadrés entre des troupes d'infanterie française, allemande et suisse, et prit le commandement de l'escadron du centre. Il avait à main gauche le duc de Montpensier et le maréchal d'Aumont ; à main droite, le maréchal de Biron et les reîtres de Schomberg. Le corps du maréchal de Biron, placé un peu en retrait de la ligne de bataille, formait une sorte de réserve. En avant de l'aile gauche, Charles de Valois, comte d'Auvergne, et Givry menaient chacun un escadron de chevau-légers et flanquaient l'artillerie. En avant du centre, le baron de Biron, fils du maréchal, avec 200 chevaux, couvrait la troupe du roi. La force de l'armée royale était dans ses deux mille gentilshommes, montés à cru. Les guerres civiles avaient modifié l'armement et la tactique. La cavalerie était armée non plus de lances, mais de pistolets, et, au lieu de charger en haie, c'est-à-dire en lignes distantes de trente ou quarante pas, elle marchait en rangs serrés. L'escadron royal, composé de 600 hommes, était sur cinq rangs de profondeur. Mayenne, lui aussi, avait distribué de la cavalerie entre ses bandes d'infanterie. II se tenait au centre face au Roi ; il avait groupé autour de lui presque tous ses chevaux, sa compagnie et celle du duc de Nemours, qui faisaient ensemble 500 chevaux, les t 200 lanciers wallons du comte d'Egmont, et 400 carabins ou arquebusiers à cheval. C'est sous cette masse qu'il comptait écraser son adversaire. Le grand-maître de l'artillerie royale, Philibert de la Guiche, ouvrit le feu avec ses quatre gros canons et ses deux coulevrines et tua quelques hommes à l'armée ennemie. Rosne, qui commandait la cavalerie légère de Mayenne, attaqua le maréchal d'Aumont et fut vivement ramené. Mais les retires de la Ligue chargèrent les chevau-légers royalistes et les ébranlèrent. Sur cette troupe désunie tomba le choc des lanciers wallons, qui changea l'effroi en déroute. Le baron de Biron, qui essaya de prendre les assaillants en flanc, fut blessé, et sa troupe eut même fortune que les chevau-légers. Les Wallons, maîtres du terrain, heurtaient par bravade l'artillerie de la croupe de leurs chevaux et renversaient les pièces dans la poussière. La victoire paraissait se déclarer pour Mayenne. Un grand nombre de fuyards de l'armée royale s'étaient réfugiés dans le corps du maréchal de Biron. La force de cette réserve s'était encore accrue de quelques centaines de cavaliers que D'Humières venait de lui amener. Le Maréchal les envoya au secours du maréchal d'Aumont qui était en l'air à l'aile gauche ; lui-même marcha ferme vers les Wallons. Ce fut à leur tour de reculer. Il était temps pour Mayenne d'intervenir, il rallia les Wallons, se fit suivre des arquebusiers à cheval et se lança contre l'escadron du Roi. Henri se tourna vers sa troupe : Mes compagnons, Dieu est pour nous, voici ses ennemis et les nostres, voici vostre roi. A eux ! Si vos cornettes vous manquent, ralliez-vous à mon panache blanc, vous le trouverez au chemin de la victoire et de l'honneur. Derrière le Roi la noblesse chargea avec furie ; quoique rudement éprouvée par le feu des carabins, elle s'ouvrit un passage dans les rangs ligueurs et s'y enfonça. Ce fut un combat d'homme à homme, où l'épée et le pistolet firent merveille contre les lances des Wallons. Le comte d'Egmont eut la tête fracassée d'un coup de pistolet ; ses troupes se débandèrent et s'enfuirent. Henri sortait de la mêlée à peine suivi d'une vingtaine de compagnons quand sur lui marchèrent trois cornettes wallonnes qui n'avaient pas encore donné. Il était perdu si Givry, le comte d'Auvergne et le maréchal d'Aumont n'avaient eu le temps d'accourir et de disperser les assaillants. Toute la cavalerie de Mayenne prit la fuite. Son infanterie restait intacte sur le champ de bataille. Un moment, il fut question de lancer contre les Suisses le maréchal de Biron qui n'avait pas combattu. Le Maréchal, qui connaissait par expérience la solidité des montagnards, refusa d'exposer la victoire au hasard d'un nouvel engagement. Sur son conseil, le Roi amena du canon pour les battre comme une forteresse ; en même temps, il leur faisait porter des paroles de paix. Ils mirent bas les armes et obtinrent les conditions les plus honorables. Les Français qui s'étaient réfugiés dans leurs rangs eurent les mêmes avantages. Mais les lansquenets, en représailles d'Arques, et le reste de l'infanterie française furent massacrés (14 mars). Les ligueurs fuyaient les uns vers Chartres et les autres vers Mantes. Le Roi se lança à leur poursuite, et ne s'arrêta qu'aux portes de Mantes, où Mayenne venait de se réfugier. Il était neuf heures du soir, il avait couru huit lieues et passé douze heures à cheval. La déroute fut aussi meurtrière que la bataille ; les ligueurs perdirent plusieurs milliers d'hommes et laissèrent aux mains des royalistes la cornette blanche, la générale des Espagnols, celle du colonel des reîtres, seize autres de cavalerie, quatre-vingts enseignes de gens de pied. Le même jour, ils essuyaient une autre défaite au centre de la France. Le comte de Randan, gouverneur de l'Auvergne pour la Ligue, était vaincu et tué dans la plaine d'Issoire (14 mars 1590). Le parti royaliste devint prépondérant dans la province. La bataille d'Ivry n'avait été qu'un combat de cavalerie où le Roi avait fait des prouesses de paladin à la tête de ses gentilshommes. La relation officielle ou Discours véritable de la victoire... exalta la brave noblesse, qu'elle associa à la gloire du Roi. Sa fidélité ne reluisait pas moins que sa vaillance. S'il y a de la rébellion, elle vient de la boue et de la fange du peuple suscité et ému par les factions des étrangers. Le Roi se pose en chef de la classe militaire. Il la caresse et il la flatte, il la ménage jusque dans les rangs ennemis. Plusieurs fois dans le combat, il avait recommandé d'épargner la noblesse française. Le soir de la bataille, il reçut à sa table, contrairement à l'étiquette, les chefs de son armée, déclarant que ceux qui courent les mêmes dangers sont dignes de partager les mêmes honneurs. Il se croyait sûr du succès et n'imaginait pas que la bourgeoisie et le peuple de la Ligue osassent lui résister.... Ce n'est pas avec les murailles, dit le Discours véritable, mais avec les hommes qu'on peut faire la guerre, qu'ils (les ligueurs) sentent bien qu'ils n'en ont plus.... |
[1] SOURCES : Berger de Xivrey, Lettres missives de Henri IV, III. Isambert, Recueil des anciennes lois françaises, XV. Mémoires du duc d'Angoulême, Mich. et Pouj., XI. Journal militaire de Henri IV depuis son départ de la Navarre, publié par le Comte de Valori, 1821. Discours de Sancy sur l'occurrence de ses affaires, Mémoires d'Estat. de Villeroy, III. Discours de la prise d'armes, Mémoires de Nevers, 1665. Mémoires de la Ligue, IV. L'Estoile, V. Archives curieuses, XIII. D'Aubigné, Hist. universelle, VIII. De Thou, XI. Palme Cayet, Chronologie novenaire, 1589-1598. P. Matthieu, Histoire de Henry IIII roy de France et de Navarre, 1631. Scipion Dupleix, Histoire générale de France..., IV, 1689. Legrain, Décade contenant la vie et gestes de Henri le Grand, 1616. Davila, Historia delle guerre civil di Francia, Paris, 1644, II. Luis Cabrera de Cardoba, Felipe segundo, III, 1877.
OUVRAGES À CONSULTER : A. Poirson, Histoire du règne de Henri IV, 1865, I. Weill, Les théories sur le pouvoir royal, 1891. Vicomte d'Estaintot, La Ligue normande. Lair, Histoire du Parlement de Normandie depuis sa translation à Caen, juin 1589, jusqu'à son retour à Rouen en avril 1594, Caen, 1861. Cte J. Delaborde, François de Chastillon, comte de Coligny, 1891. Forneron, Histoire de Philippe II, 1882, IV. L'Épinois, La ligue et les papes, 1886. I. Raulich, La contesa fra Sisto V e Venezia per Enrico di Francia, Venise, 1892. Desjardins, Les Parlements du roi, 1589-1598, 1919. Imberdis, Histoire des guerres religieuses en Auvergne, 1848. Roucaute, Le pays de Gévaudan au temps de la Ligue, 1585-1596, 1900. Segesser, Ludwig Pfyffer und seine Zeit, 1882, III, 2e partie, 1569-1594.
[2] Sixte-Quint, troublé par les représentations de la faction espagnole, se plaignit quelques jours après que Venise fût allée trop vite. Mais il ne lui garda pas longtemps rancune. Cf. Raulich, La contesa, etc.
[3] Le prince de Conti, frère aîné de Soissons et de Vendôme, bègue, sourd et presque imbécile, ne comptait pas.