HISTOIRE DE FRANCE

TOME SIXIÈME. — LA RÉFORME ET LA LIGUE. - L'ÉDIT DE NANTES (1559-1608).

LIVRE III. —  RÈGNE D'HENRI III.

CHAPITRE III. — TROUBLES DANS LES PROVINCES ET GUERRE AUX PAYS-BAS[1].

 

 

I. — CATHERINE, LA COUR ET LE ROYAUME.

HENRI III avait affaibli le pouvoir, en ajoutant aux petits moyens et aux grandes prétentions de la politique maternelle les incohérences et les caprices d'une volonté d'homme nerveux, faible, paresseux. Ce gouvernement, doublement féminin, de la mère et du fils, avait tout à la fois à organiser la paix, à contenir les partis, à calmer les passions religieuses, à gouverner le royaume et la Cour et à décider des questions très délicates de politique extérieure.

L'accord que Catherine avait rétabli dans la famille royale était de nouveau rompu ; le Roi et son frère s'étaient repris à se haïr. Leur entourage entrait dans ces querelles et les aggravait par ses bravades, ses appétits de bataille et de meurtre. En 1516, le Roi commença à vivre dans l'intimité de dix ou douze jeunes gens, beaux de corps et de visage, qu'il trouvait un plaisir suspect à voir parés, attifés, coiffés avec des recherches de femmes, éphèbes équivoques qui ne retrouvaient leurs allures d'hommes que l'épée à la main. Les mignons, comme on les appelait, entretenaient les défiances d'Henri III contre le duc d'Anjou. Les serviteurs du duc d'Anjou travaillaient aussi à aigrir leur maitre ; Marguerite de Navarre, dont le Roi divulguait les amours, se vengeait en incriminant ses goûts pour cette compagnie de beaux jeunes hommes. Bussy, amant de Marguerite, traitait les favoris du Roi de mignons de couchette. Quélus et quelques-uns de ses compagnons assaillirent l'insulteur, un jour qu'ils le trouvèrent hors la ville, près de la porte Saint-Honoré, accompagné seulement d'un ou deux serviteurs. Bussy échappa ; mais quelques jours après, aux noces de Saint-Luc, un des leurs, les mignons narguèrent le duc d'Anjou, que Catherine avait décidé à paraitre au bal du mariage. Le Duc quitta l'assemblée. Cette brusque sortie alarma le Roi qui courut éveiller sa mère au milieu de la nuit, fit garder son frère et emprisonner Simier, Bussy et La Châtre. La Cour, les ambassadeurs étrangers ne savaient que penser de ce coup d'état, lorsque, au milieu de la journée, ils apprirent la délivrance du duc d'Anjou et sa réconciliation avec le Roi. Mais les gens clairvoyants pensaient que le prisonnier ne pardonnerait pas facilement l'outrage : C'est trop peu, disait l'un d'eux, pour faire à bon escient, et trop pour se jouer. Cinq jours après le duc d'Anjou s'enfuyait du Louvre par la fenêtre de l'appartement de la reine de Navarre, et se retirait à Angers, la capitale de son apanage. Quoiqu'il eût pris le soin d'écrire au Roi qu'il ne méditait rien contre le repos du royaume, son éloignement était une menace. Catherine prit la route d'Angers pour négocier un accord. Sa démarche fut mal accueillie ; le Duc affecta d'attendre sa visite dans le château d'Angers comme pour se tenir à l'abri d'une trahison.

La débordée outrecuidance des mignons se tourna contre le duc de Guise dont la popularité commençait à être suspecte à Henri III. Mais ils trouvèrent à qui parler. Les Lorrains avaient aussi leur clientèle de gens d'épée. Deux des mignons les plus aimés du Roi, Quélus et Maugiron, assistés de Livarot, appelèrent Antraguet, Ribérac et le jeune Schomberg, qui étaient de cette bande. La rencontre eut lieu le 27 avril 1578 à cinq heures du matin, au Marché-aux-Chevaux, près de la Bastille. Maugiron fut tué sur place ; Quélus, atteint de dix-neuf blessures, languit trente-trois jours et mourut entre les bras de son maître. Le Roi baisa les corps de ses amis morts, se fit des reliques de leurs cheveux, et leur éleva un superbe tombeau dans l'église de Saint-Paul, mais il n'osa pas poursuivre Antraguet, qui, seul, était sorti du combat sans grave blessure. Ce ne fut pas la seule leçon que reçurent ces beaux fils ; Saint-Mesgrin, autre mignon, faisait à la duchesse de Guise une cour compromettante. Dans la nuit du 21 juillet 1578, il fut, au sortir du Louvre, blessé mortellement par une troupe que dirigeait, dit-on, le duc de Mayenne, frère du duc de Guise.

Les divisions de la Cour étaient l'image en raccourci de l'état du royaume. L'agitation était entretenue dans certaines provinces par le mécontentement que provoquait le redoublement des taxes et des impôts. Les États provinciaux en Bretagne, en Auvergne, en Bourgogne, en Normandie protestaient. Le Midi était en pleine anarchie. Henri III eût bien voulu éloigner Damville, qui pouvait une nouvelle fois se tourner contre lui. Il lui fit offrir le gouvernement du marquisat de Saluces, outre monts ; Damville refusa. Alors le maréchal de Bellegarde redemanda Saluces, dont il s'était dessaisi contre promesse du Languedoc, mais le Roi, qui le détestait autant qu'il l'avait aimé, le laissa à Avignon sans emploi. Ainsi joué, il s'entendit avec Lesdiguières, le chef des réformés dauphinois, avec le duc de Savoie, avec Philippe II lui-même ; et, payant avec l'argent espagnol ses troupes protestantes, il envahit le marquisat au commencement de 1579, et occupa les places fortes, y compris Saluces, la capitale (juin 1579). — En Provence, le comte de Carces, soutenu par la noblesse, disputait le gouvernement au comte de Suze, que le Roi venait de nommer son lieutenant général dans cette province (1578).

 Le roi de Navarre se plaignait de n'être que le gouverneur nominal de la Guyenne. Bordeaux refusait de le recevoir, et le maréchal de Biron, son lieutenant, continuait à prendre les ordres à Paris. — En Languedoc, Luynes, gouverneur de Pont-Saint-Esprit, n'ayant pas licencié la garnison catholique, les protestants se fortifièrent dans Bagnols. Châtillon, le fils aîné de Coligny, que le Roi avait nommé gouverneur de Montpellier, se refusait à désarmer ; il se posait en adversaire de Damville et encourageait l'agitation protestante. Des partis des deux religions couraient la campagne. Les villes et les châteaux devaient se garder des surprises comme en pleine guerre. Les protestants plus hardis, plus entraînés, terrorisaient la province. Leurs bandes étaient composées de soldats, originaires de Béziers, de Castelnaudary et de Carcassonne, que Damville, par crainte de leur humeur fanatique, n'avait pas voulu laisser rentrer dans leur pays et qui s'étaient emparés de Thezan (5 mai 1578) et de Brugairolles (juillet 1578). De là ils partaient pour battre l'estrade, attaquer les châteaux, ruiner les églises, rançonner les marchands et les voyageurs. Ces hardis compagnons vivaient en communauté, chefs, soldats et ministres du Saint-Évangile, mangeaient aux mêmes tables, vêtus du même costume, sauf que le capitaine portait au cou une chaîne d'or. Ils battirent souvent les compagnies d'ordonnance de Damville, et nul ne se hasardait d'aller les assaillir dans leurs forts. Le capitaine Fournier, dit Poultron, qui commandait à Brugairolles, avait commis plusieurs massacres et fait du butin pour plus de cinquante mille écus. Le capitaine Noguier, qui s'était retranché à Saint-Nazaire, n'oubliait rien de ce que peult faire un homme cruel et inhumain. Bacon le maître de Thezan, a tenu la campagne il y a ja huit moys, tué, massacré, pillé et volé et rançonné les passants et contre le droit de la guerre a despoulhé et rançonné les damoizelles et se peult dire avecque la vérité que despuys ledict temps il a faict dommage audict pays (le Languedoc) pour plus de cent mil escuz et a fait espandre tant de sang innocent qu'il n'est pas creable que Dieu n'en veuille faire vengeance... Les États du Languedoc représentaient la terre couverte du sang du paouvre paysan, des paouvres femmes et petits enfants ; les villes et maysons des champs désertes ruynées et pour la pluspart bruslées et tout cela depuis l'édict de pacification. Ce n'est pas par les Tartares, par les Turcs ny par les Moscovites mais c'est par ceulx qui sont nés et esté nourriz audict pays et qui font profession de la relligion qu'on dist reformée, laquelle religion, par leur monstrueuse et meschante maniere de vivre, ils rendront infame et odieuse à Dieu et au monde[2].

Damville ne parvenait à se faire obéir de ses propres capitaines que par la violence. Jean de Parabère, qui commandait pour lui à Beaucaire, se renforçait de soldats, malgré ses ordres et les plaintes de la province. Le Maréchal excita sous main les habitants, qui, un dimanche, tuèrent Parabère en pleine église et exposèrent sur les remparts sa tête couronnée de paille (7 septembre 1578). Mais le lieutenant de Parabère, Baudonnet, refusa de rendre la citadelle et appela les protestants. Châtillon, à qui Henri III avait écrit de ne bouger de Montpellier, ne laissa pas perdre l'occasion de faire de la citadelle de Beaucaire une place de sûreté ; il amena au secours de Baudonnet une petite armée qui résista cinq mois à Damville (septembre 1578-3 février 1579).

Catherine résolut d'aller dans le Midi pour y rétablir l'ordre. Justement le roi de Navarre réclamait sa femme, la belle Marguerite de Valois. La Reine-mère s'offrit à la conduire à son mari et à commencer par la réunion de ces époux mal assortis l'œuvre de la pacification. La première entrevue eut lieu à la Réole le 2 octobre 1578 ; elle fut cordiale. Henri de Navarre avait de bonne foi exécuté l'Édit de Poitiers, et il pouvait se rendre cette justice qu'il était personnellement sans reproches. Mais il était obligé de compter avec un parti ardent, aigri, et lui-même n'était pas sans griefs et sans rancunes. Quand il se trouva en présence du maréchal de Biron, il ne fut pas maitre de sa colère ; Marguerite eut beaucoup de peine à les accorder.

Au reste Henri ne pouvait rien sans la coopération des Églises. Elles ne se pressèrent pas d'envoyer leurs représentants, et il ne fut pas facile de trouver un lieu de rendez-vous qui rassurât les défiances. Catherine, impatientée d'attendre, se rendit à Auch, où son gendre finit par la rejoindre. Les négociations s'y poursuivirent au milieu des plaisirs ; les dames d'honneur de Catherine, Madame de Sauves, la Cypriote Dayolle, anciennes favorites du roi de Navarre, et d'Atri, la bouffonne, traitaient à leur façon avec les capitaines huguenots. Cette compagnie n'était occupée que de rire, danser et courir la bague. Mais le moindre incident rompait les fêtes et l'entente. Un soir, pendant le bal, un courrier vint dire au roi de Navarre, à l'oreille, que les catholiques avaient surpris la Réole. Sans rien laisser paraître, il avertit Turenne et s'esquiva du bal avec lui. Ils allèrent saisir Fleurante, petite ville catholique. Catherine fut obligée de restituer la Réole aux protestants.

Ce fut seulement le 3 février 1579 que commencèrent à Nérac les discussions sérieuses. Les députés des Églises du Languedoc présentèrent un long cahier de griefs en 38 articles. Les conseillers du Roi, Paul de Foix, Pibrac, Saint-Sulpice, le cardinal de Bourbon s'appuyèrent sur l'Édit pour repousser la plupart de ces demandes. La Reine-mère assistait aux débats, caressait les chefs du parti, et, à l'occasion, parlait royalement et bien hault, menaçant les députés de les faire tous pendre. Ses colères, ses caresses, l'intervention de Turenne et du roi de Navarre, amenèrent les protestants à rabattre de leurs prétentions. Avant tout, ils voulaient le libre exercice du culte par tout le royaume de France et la rétention de cinquante-neuf places sur plus de deux cent neuf qu'ils occupaient. Elle refusa la liberté de culte et leur offrit quinze places de sûreté, mais seulement pour six mois. Les députés acceptèrent ces conditions et le traité fut signé à Nérac le 28 février 1579.

Elle triompha comme si l'expérience ne l'avait pas suffisamment instruite de la vanité des écritures. Sa ténacité, les airs de grandeur et d'autorité qu'elle savait prendre lui faisaient illusion. Elle jouait, depuis son entrée dans le Midi, le rôle d'arbitre entre les partis ; à Bordeaux, elle avait dissous d'autorité les confréries catholiques ; à Toulouse, elle avait fait le meilleur accueil à Damville, mais elle l'avait invité à sortir de la ville parce que sa présence indisposait les habitants. Après le traité de Nérac, elle alla à Castelnaudary où se tenaient les États du Languedoc (29 avril). Bacon se fit acheter sa soumission ; Fournier consentit à livrer Brugairolles. Catherine cueillit au passage l'hommage de Montpellier. Elle longea les murailles de la ville et s'avança hardiment vers la porte par un chemin bordé d'arquebusiers, si étroit que le bout des arquebuses touchait presque à son chariot. Les consuls, en robes rouges et chaperons, vinrent au-devant d'elle en toute humilité ; le peuple même, admirant son courage, montra quelque peu plus de bonne volonté qu'elle n'espérait (29 mai).

Elle réussit encore à pacifier la Provence, où le comte de Carces, la majorité de la noblesse et les catholiques ardents, guerroyaient à feu et à sang contre le comte de Suze et les villes, les huguenots et le Parlement d'Aix qui s'étaient déclarés pour lui. Elle accepta la démission de Suze, nomma gouverneur le duc d'Angoulême, fils naturel d'Henri II (12 juin) et ne laissa à Carces que le titre de lieutenant général du roi. Mais elle avait raison de craindre qu'à la queue jeyst le veleyn (gît le venin). Son voyage finit mal. Elle fut obligée de laisser à Bellegarde le gouvernement usurpé du marquisat de Saluces. Lesdiguières, qu'elle aurait voulu voir, refusa de se rendre à Grenoble, où elle lui donnait rendez-vous, et même à Montluel, dans les États du duc de Savoie. Elle en fut réduite à charger Bellegarde de traiter avec son allié et complice de la veille. L'accord qui fut conclu laissait aux protestants neuf places fortes, Nyons, Gap, La Mure, Livron, Pont-en Royans, Die, etc.

En somme, Catherine n'avait trouvé que des expédients. Il n'était pas vraisemblable que les réformés restitueraient dans six mois les places fortes qu'ils avaient énergiquement réclamées. L'hostilité de la Cour, les imprudences des catholiques, leurs défiances seules, tout leur serait prétexte pour ne pas se dessaisir. La tentation serait encore plus forte si les intérêts et les passions des chefs poussaient à la résistance. Henri de Navarre, attaché par raison à la paix, n'était le maître ni de son parti ni de son entourage, ni même de ses sentiments.

 

II. — LA GUERRE DES AMOUREUX.

DEPUIS l'arrivée de sa femme, sa petite Cour avait changé de caractère. La présence des dames avait transformé cette réunion de capitaines et de conseillers en une société joyeuse et galante. Marguerite apprit à son mari qu'un cavalier estoit sans aine quand il estoit sans amour ; et lui, qui n'avait pas besoin de leçons de ce genre, adressa ses hommages aux suivantes de la Reine, à Rebours, à Fosseuse. Marguerite choisit pour serviteur le vicomte de Turenne. Elle ne cachait pas cette liaison, voulant par là que la publique profession sentist quelque vertu et que le secret fust la marque du vice. La morosité huguenote fondit vite : d'Aubigné avait une maîtresse ; Sully lui-même en prit une. Pau, la ville protestante, où Marguerite ne pouvait pratiquer le catholicisme qu'à huis clos, avait été délaissée pour Nérac. Là raconte Marguerite, de cette diversité de religion, il ne s'en oyoit point parler : le roi mon mary et madame la princesse sa sœur allants d'un costé au presche, et moy et mon train à la messe en une chappelle qui est dans le parc ; d'où, comme je sortois, nous nous rassemblions pour nous aller promener ensemble, ou en un tres beau jardin qui a des allées de lauriers et de cyprez fort longues, ou dans le parc que j'avois faict faire, en des allees de trois mille pas qui sont au long de la riviere, et le reste de la journée se passoit en toutes sortes d'honnestes plaisirs, le bal se tenant d'ordinaire l'apres disneie et le soir.

Tout n'était pas innocent dans cette idylle ; Henri III s'amusait à conter l'histoire amoureuse de la Cour de Nérac et ses indiscrétions exaspéraient sa sœur. Elle anima Turenne ; la maîtresse de son mari, Fosseuse, qu'elle avait bien stylée, et jusqu'aux filles de chambre répétaient au roi de Navarre les paroles de mépris qu'Henri III disait en son cabinet. Toutes les dames s'unirent pour provoquer une rupture. L'intérêt du parti y poussait aussi. Pris entre la nécessité de tenir les engagements de Nérac ou de dénoncer la paix, le roi de Navarre et ses conseillers décidèrent la guerre. Châtillon et Lesdiguières furent avertis de se tenir prêts.

Le prince de Condé donna le branle. Les catholiques l'empêchaient de se mettre en possession du gouvernement de Picardie, que le traité de Bergerac lui avait accordé ; il résolut de s'y établir les armes à la main, traversa secrètement le royaume et surprit, le 29 novembre 1579, La Fère. Catherine courut à Chauny voir le Prince. Elle lui offrit en échange de La Fère la main de Mademoiselle de Vaudémont, sœur de la Reine ; il ne jugea pas la compensation suffisante.

Au printemps de 1580, l'agitation commença dans le Midi. Le roi de Navarre parut subitement devant Cahors avec quelques milliers d'hommes. La ville, bien située à l'extrémité d'une boucle du Lot, avait pour se défendre sa garnison, ses habitants et son brave gouverneur, Jean de Vezins. Les assaillants firent sauter les portes avec des pétards. La bataille continua dans les rues, sur les barricades, contre les soldats du dedans, contre les secours du dehors, pendant trois jours et trois nuits. Henri de Navarre, présent à tout, appeloit et nommoit chacun par son nom, envoyoit des capitaines par la ville ramener leurs hommes à coups d'hallebardes. Il marcha en simple pourpoint, n'ayant que ses gardes devant lui, à l'assaut du collège ; de quatorze barricades dressées dans la grand'rue, il enleva la plus forte. Ses armes étaient faussées par les coups de hallebardes et de pistolets ; ses pieds, fendus et saignants de fatigue, ne le portaient plus. La ville lui resta. Le petit compagnon de Gascogne spirituel, paillard, outrecuidant, se révéla ces jours-là héros et capitaine. Il avait alors vingt-six ans ; son courage comme sa race le mettait hors de pair et le sacrait chef et protecteur des Églises (28-31 mai 1580).

Le parti protestant avait besoin de cette victoire. De toutes ses entreprises, un petit nombre seulement avait réussi. Même parmi les réformés, l'opinion n'était pas favorable à la prise d'armes qu'aucun grief sérieux ne justifiait. A la Rochelle, le maire et la bourgeoisie continrent le peuple. En Languedoc, un parti très nombreux se prononçait contre la guerre ; il était dirigé par les gens de robe, comme Clausonne et Vignoles, et beaucoup de ministres inclinaient dans le même sens. Il n'est pas nécessaire, comme le fait d'Aubigné, d'incriminer la probité de Jean de Serres, un des partisans de la paix ; les gens graves sentaient bien que la religion n'était plus qu'un prétexte ; en trois mois et demi, trois villes protestantes seulement, Aigues-Mortes, Lunel et Sommières, prirent les armes et suivirent Châtillon. Quelques gentilshommes protestants, qui s'étaient emparés de Montaigu, sur la Sèvre nantaise (15 mars 1580), furent obligés d'aller quérir de force un ministre à Saint-Fulgent, car le roi permettant plus que jamais toute liberté en France pour les presches, les ministres estoyent contre eux (ces batailleurs).

La guerre tournait au brigandage. Les huguenots de Montaigu s'étant fait d'abord scrupule de détrousser les voyageurs et de ravager le pays, ils ne firent pas une recrue. Ils décidèrent alors de battre l'estrade ; en dix jours, il leur vint quinze cents volontaires. Ils coururent les grands chemins vers Rouen et Paris et firent un butin immense. D'Aubigné, qui était un de leurs capitaines, célèbre ces chevau-légers de la Réforme, ces estradiots qui l'ont renvié par-dessus tous les coureurs du siècle. Mais ces hardis compagnons n'hésitaient pas à charger des soldats de Ré et de La Rochelle, qui escortaient des marchands à la foire de Saint-Benoît. Telle estoit la division entre les Reformés. Aussi faisaient-ils peu de progrès, et, plus encore que dans la campagne de 1577, la fatigue du parti apparaissait. Après le haut fait de Cahors, le roi de Navarre fut obligé de garder la défensive. Le maréchal de Biron, qui avait reçu le titre de lieutenant général du roi en Guyenne, menait très vivement la guerre contre lui. Il vint insulter même la ville de Nérac, où Marguerite tenait sa cour et se croyait, comme femme et comme reine, inviolable. Un coup de canon porta demi brasse à la muraille, sous les pieds de cette reine. Le gouverneur du Languedoc, Damville, allié équivoque de la Cour, ne se décida à agir que lorsque la révolte gagna toute la province ; mais Mayenne, envoyé contre Lesdiguières, menait rudement les protestants du Dauphiné. Il prit et démantela la Mure, qui était leur principale place d'armes (6 novembre 1580).

Au Nord, le Roi s'était décidé à envoyer une armée contre La Fère. Condé ne s'y laissa pas enfermer et partit pour l'Allemagne (22 mai 1580) afin d'y lever une armée. La Fère, investie à la fin de juillet par le maréchal de Matignon, capitula le 12 septembre.

Les protestants et les catholiques étaient las de cette guerre sans objet. Le duc d'Anjou, qui voulait s'assurer l'appui des deux partis pour l'entreprise qu'il méditait dans les Pays-Bas, proposa sa médiation, que le Roi et la Reine-mère acceptèrent. C'était la première fois que Catherine se refusait le plaisir de conduire une grande négociation, mais elle tenait à contenter son jeune fils pour rétablir la bonne intelligence de la famille royale. Le duc d'Anjou se rendit dans le Midi et conclut avec le roi de Navarre le traité de Fleix (26 novembre 1580), qui confirmait la convention de Nérac, et laissait aux réformés pendant six ans encore leurs places de sûreté. Condé, revenu en Languedoc, se prononça contre cet accord ; il avait promis au comte palatin, le fameux Jean Casimir, Aigues-Mortes et le fort du Peccais comme arrhes d'une nouvelle invasion et il aurait voulu que la France protestante payât. Turenne, envoyé par le roi de Navarre, fit recevoir la paix.

 

III. — LES PAYS-BAS ET LE Portugal.

DEUX ans auparavant (1578), le duc d'Anjou avait fait une première tentative sur les Pays-Bas et repris, pour son compte, les projets de Coligny. Il invoquait les mêmes raisons : le devoir de secourir les opprimés, la nécessité d'employer au dehors l'excédent des forces de la nation, les droits anciens de la France sur la Flandre. Mais, au fond, l'ambition de jouer un rôle était son principal mobile ; il courait d'aventure en aventure pour échapper à sa condition du sujet. Chef des malcontents, allié des huguenots, candidat à la main de la reine d'Angleterre, il rêvait de conquérir en Flandre un État qui l'eût mis au rang des souverains.

Par mariage, par héritage, par achat, par conquête, les ducs de Bourgogne et Charles-Quint, leur héritier, avaient acquis entre la France, la mer du Nord et l'Allemagne des marquisats, duchés, comtés, évêchés et villes : autour du Zuyderzée, la Hollande, la Gueldre, l'évêché d'Utrecht, l'Over-Yssel, la Frise et Groningue ; — aux bouches de la Meuse et de l'Escaut, la Zélande ; — dans la vallée de l'Escaut et de la Meuse, la Flandre, le Brabant, l'Artois, Malines, le Hainaut, Tournai et le Tournesis, Namur ; — et plus à l'Est, à l'écart du groupe compact des autres acquisitions, le Limbourg et le Luxembourg.

Ces dix-sept provinces n'eurent d'abord de commun que leur prince. Chacune avait ses États particuliers, ses coutumes, ses privilèges. Elles relevaient féodalement de la France ou de l'Allemagne. Pendant sept siècles, depuis le traité de Verdun (843), l'Artois, la Flandre et Tournai restèrent vassaux de la couronne de France ; les autres pays faisaient, du moins nominalement, partie du Saint Empire romain germanique. Dans le Hainaut, l'Artois, à Namur et jusqu'aux portes de Bruxelles, le peuple parlait un dialecte français, le wallon ; partout ailleurs, différents dialectes germaniques. Au Sud les relations avec la France et les échanges de toute sorte s'étaient multipliés sous les princes bourguignons : la Cour de Bruxelles était française ; à l'Ouest et au Nord, la voie du Rhin favorisait les communications et les rapports avec l'Allemagne.

Il y avait d'autres contrastes ; la population était terrienne au Sud et à l'Est, maritime au Nord. Dans certaines régions, la noblesse dominait, pauvre au Nord-Est, riche et brillante au Midi ; dans d'autres, c'étaient les communes. Les éléments de l'ordre social, clergé, noblesse, villes se retrouvaient les mêmes partout, mais diversement combinés.

De ces pays si différents, Charles-Quint avait réussi à faire un État. Au traité de Cambrai (1529), il avait obtenu que la France renonçât à sa suzeraineté séculaire sur l'Artois, la Flandre et Tournai.

Pour assurer l'avenir contre toute revendication, il avait raffermi le lien avec l'Allemagne et, sous le nom de Cercle de Bourgogne, fait entrer les dix-sept provinces, avec la Franche-Comté, dans l'organisation administrative et militaire de l'Empire.

Ses prédécesseurs avaient appelé auprès d'eux des députés de chaque province pour leur demander aide et conseil. Ainsi furent constitués, au-dessus des États particuliers, des États généraux, sorte de Parlement fédéral. Charles-Quint les convoqua régulièrement, leur donna de l'importance et de la vie. Il établit à Bruxelles (1531) les trois Conseils collatéraux, conseils d'État, privé et des finances, chargés de l'administration générale. Par la Pragmatique sanction de Bruxelles (1549), il déclara le nouvel État indivisible et inaliénable.

Mais cette création factice fut compromise par les fautes de Philippe II. A toutes les autres causes de division, s'étaient ajoutées les divisions religieuses. Charles-Quint avait refoulé le luthéranisme, mais le calvinisme, plus révolutionnaire, s'était glissé par la frontière française et répandu partout. Philippe, en voulant anéantir l'hérésie et violer les privilèges, souleva les Pays-Bas. Le duc d'Albe et son successeur, D. Luis de Requesens, maintinrent ou soumirent les provinces du Sud, mais échouèrent contre celles du Nord.

En France, en Angleterre, en Allemagne, les gouvernements ou les partis suivaient attentivement cette lutte, qui occupait les forces de l'Espagne, ruinait ses finances et intéressait l'avenir des deux Églises. Après la mort de Requesens (5 mars 1576), l'armée espagnole, que Philippe II laissait sans solde, s'était mise à piller. Les Pays-Bas tout entiers se liguèrent contre cette soldatesque. Le Conseil d'État qui, en attendant le successeur de Requesens, exerçait la régence, fut dissous par une émeute. Les députés des provinces catholiques se réunirent à Bruxelles en États généraux et négocièrent avec le prince d'Orange et les provinces de Hollande et de Zélande. Protestants et catholiques demandèrent le renvoi des troupes espagnoles, le maintien des privilèges du pays et la paix religieuse (Pacification de Gand, 8 novembre 1576). Le prince d'Orange, Guillaume de Nassau, qui jusque-là avait été réduit à défendre sans trop de succès les provinces calvinistes du Nord, apparut comme le chef d'un grand parti national.

Le vainqueur de Lépante, Don Juan d'Autriche, qui remplaça Requesens, fut obligé, pour se faire reconnaître par les États généraux, de ratifier la pacification de Gand ; mais il ne parvint pas à se faire obéir. Il ne resta que six semaines à Bruxelles très surveillé (1er mai-11 juin 1577). Des deux côtés les soupçons étaient grands. Les États craignaient que Don Juan n'entreprit sur leurs libertés ; Don Juan accusait les États et le prince d'Orange de le réduire à l'impuissance et même de vouloir se défaire de lui. Pour pouvoir parler en maitre, il s'empara de la citadelle de Namur (24 juillet). C'était la rupture ; le prince d'Orange se rendit à Bruxelles (23 septembre 1577) et Don Juan ordonna aux troupes espagnoles, qui avaient reculé jusqu'au Luxembourg, de rentrer dans les Pays-Bas.

Les États généraux se cherchaient partout des alliés. Le prince d'Orange, qui connaissait l'égoïsme et la parcimonie d'Élisabeth, inclinait vers la France et comptait sur les huguenots et les malcontents. Le duc d'Anjou avait envoyé sa sœur, la reine de Navarre, s'enquérir, sous prétexte d'un voyage à Spa, des dispositions des chefs de la noblesse. A Cambrai, à Mons, à Valenciennes, Marguerite trouva les esprits enclins à accepter la protection de la France, mais la plus grande partie de la noblesse catholique voulait assurer les libertés du pays sans rompre avec Philippe II et détestait le prince d'Orange et la démocratie calviniste. Elle appela l'archiduc Mathias, frère de l'empereur Rodolphe II et neveu du roi d'Espagne. Les grandes villes, Bruxelles et Gand, s'agitèrent. Les États, partagés entre les deux partis, avaient nommé le duc d'Arschot, l'un des chefs de l'aristocratie, gouverneur de Flandre ; ils nommèrent par compensation le p rince d'Orange gouverneur du Brabant. Le peuple de Gand arrêta le duc d'Arschot et l'emprisonna ; le prince d'Orange le délivra et se fit nommer lieutenant général de l'archiduc Mathias.

Cependant Don Juan avait été rejoint par les régiments espagnols et par quelques milliers d'hommes que les Guise lui avaient fait passer. Il marcha contre l'armée des États et la dispersa (Gembloux, 31 janvier 1578). Les États députèrent à la diète de Worms Marnix de Sainte-Aldegonde, pamphlétaire et homme d'État, le conseiller et l'ami de Guillaume d'Orange, pour réclamer la médiation de l'Empire. Le duc d'Anjou leur offrit ses services. Malgré l'opposition d'Henri III et les conseils de Catherine, il passa la frontière avec une armée et s'établit à Mons (juillet 1578). Élisabeth, qui redoutait la conquête française plus que le rétablissement de la domination espagnole, soudoya, pour défendre les intérêts anglais, le fameux Jean Casimir. Ce condottiere du protestantisme arriva, en juillet 1578, à Zutphen avec ses bandes allemandes. Les ennemis du gouvernement espagnol étaient si nombreux qu'ils s'annihilaient. Faute d'argent, Casimir abandonna l'entreprise ; le duc d'Anjou rentra en France sans avoir rien fait que prendre Binche et deux autres villettes. L'archiduc Mathias mérita par sa docilité le surnom de greffier du prince d'Orange.

Don Juan était mort le 1er octobre (1578). Son successeur, Alexandre Farnèse, duc de Parme, était un diplomate autant qu'un capitaine ; il profita des divisions entre les peuples des Pays-Bas. L'accord entre les catholiques et les protestants n'avait pas duré ; l'Artois et le Hainaut proscrivaient le culte calviniste ; les protestants pourchassaient le clergé et saccageaient les églises à Anvers, à Malines, à Gand, etc. Le prince d'Orange s'entremit sans succès pour calmer les passions. L'entente des dix-sept provinces se rompit : les catholiques de l'Artois, du Hainaut, des villes wallonnes de la Flandre formèrent l'Union d'Arras (6 janvier 1579) ; les protestants de Gueldre, de Hollande, de Zélande, d'Utrecht, de Groningue et les villes calvinistes de Flandre s'unirent à Utrecht (23 janvier 1579). La scission définitive des Pays-Bas date de là.

Farnèse négocia avec l'Union d'Arras : il consentit à renvoyer les soldats espagnols et à laisser aux troupes indigènes la défense du pays et la garde des places fortes. Philippe II accepta ces conditions, et, le 17 mai 1579, signa le traité de réconciliation avec les provinces catholiques.

Le duc de Parme, appuyé sur elles, ramena ou soumit Malines, Maëstricht, Bois-le-Duc, les provinces de Groningue et de Drenthe et une partie de l'Over-Yssel. Il menaçait la Hollande et la Zélande. C'est alors que le prince d'Orange fit de nouveau appel au duc d'Anjou.

Le moment était favorable : Philippe II avait d'autres soucis. Le roi de Portugal, don Sébastien, élevé par les Jésuites dans la pensée de la Croisade, était allé se faire tuer au Maroc à Alcazar-Kebir (4 août 1578). Son successeur, le vieux cardinal Henri, n'avait plus longtemps à vivre. Lui mort, qui régnerait ? Les prétendants étaient nombreux ; les Portugais auraient donné la préférence à Antonio, prieur de Crato, neveu bâtard du Cardinal, ou à Catherine de Bragance, sa nièce légitime. Mais Philippe II était le plus proche héritier, et son intérêt était encore plus clair que son droit. L'annexion du Portugal achèverait l'unité politique de la péninsule ; elle ajouterait aux Indes occidentales les Indes orientales, à l'Amérique espagnole les colonies portugaises d'Afrique, d'Amérique et d'Asie, aux pays producteurs de l'or et de l'argent les fies à épices ; elle soumettrait tout l'Océan à un seul empire. Pour gagner l'opinion portugaise, Philippe rachetait les compagnons de Sébastien, prisonniers des Maures ; il faisait exposer ses droits par des jurisconsultes des deux nations, répandait l'argent dans la noblesse, travaillait à convaincre le Cardinal-Roi. Mais, tout en négociant, il massait à la frontière ses vieux régiments d'Italie. Prêt à agir, il écartait toute autre pensée. Les provocations de la France et de l'Angleterre ne le détourneraient pas de cette grande affaire. Il était décidé à ignorer la violation des traités et à subir tous les affronts, pour éviter une guerre avec les grandes puissances.

 

IV. — L'ANGLETERRE PROTESTANTE.

ELISABETH d'Angleterre, qui professait, au début de son règne, un protestantisme bien tiède, s'était peu à peu déclarée contre le catholicisme. L'accusation de bâtardise que les catholiques élevaient contre elle, les prétentions de Marie Stuart au trône d'Angleterre, et, après l'emprisonnement de Marie, la bulle de déposition du pape Pie V (15 février 1570), enfin les révoltes et les complots, l'avaient menée de l'indifférence à la persécution. Son intérêt l'obligeait à entretenir les troubles dans les États catholiques, pour qu'ils ne fussent pas tentés de l'attaquer chez elle. Les membres les plus influents du Conseil privé, lord Burghley et Walsingham, auraient voulu qu'elle servit hardiment la cause du protestantisme européen, mais elle n'aimait ni la guerre, ni la dépense, ni les dévouements improductifs. Elle accordait parcimonieusement ses secours, juste assez pour tenir une révolte en cours et un parti en haleine.

Son peuple, ardent pour la Réforme, était, inconsciemment, aussi peu désintéressé. Il ressentait vivement les souffrances des réfugiés flamands, s'indignait que l'Inquisition d'Espagne brûlât des marchands anglais, mais les Espagnols ne lui étaient pas moins odieux comme propriétaires d'immenses colonies et défenseurs intraitables du monopole commercial le plus exclusif. A une époque où la marine anglaise prenait l'essor, les trafiquants et, les navigateurs s'indignaient de se voir fermer les pays de la richesse par un peuple dont la religion paraissait à tout bon sujet britannique une avilissante idolâtrie.

Sans scrupules, Élisabeth et les Anglais harcelaient Philippe II. Déjà en 1564, John Hawkins, commandité par la Reine, avait entrepris d'aller vendre des nègres dans les Antilles, malgré toutes les prohibitions. En 1568, Élisabeth avait fait saisir les navires qui portaient au duc d'Albe la solde de ses troupes ; en 1571 elle expulsa l'ambassadeur d'Espagne, don Guerau de Spes, suspect de complicité avec le duc de Norfolk et d'autres conspirateurs catholiques. Des pirates anglais, huguenots, flamands sortaient des ports anglais pour courir sus aux navires espagnols. En novembre 1577, sir Francis Drake, parti de Plymouth pour une expédition où la Reine avait sa part de profits, avait franchi le détroit de Magellan, pillé les côtes du Pérou et du Chili, saisi les galions chargés d'or et d'argent. Élisabeth fournissait des subsides au prince d'Orange ; elle laissait partir des volontaires pour les Pays - Bas. Elle traita avec les États généraux lors de leur rupture avec Don Juan (7 janvier 1578) et demanda qu'ils lui remissent, en garantie d'un secours d'hommes et d'argent, Flessingue, Middelbourg, Bruges, Gravelines.

Même avant la mort du roi de Portugal, Philippe H, embarrassé de ses luttes contre les Morisques, les Barbaresques et les révoltés des Pays-Bas, avait laissé tomber les provocations. Il reprit en mars 1578 les relations diplomatiques avec l'Angleterre et envoya à Londres Don Bernardino de Mendoza. Après l'ouverture de la succession portugaise, il se montra encore plus patient. Quand il apprit les déprédations de Drake, il chargea l'ambassadeur de représenter à la Reine l'énormité du fait fermement, mais amicalement. Sa résignation faisait scandale. Partout les catholiques se tournaient vers lui comme vers leur chef ; il déclinait les devoirs. Les zélés l'accusaient de tiédeur et d'incapacité ; le bruit courut que par moments il perdait l'esprit.

Cependant la reine d'Angleterre avait de sérieux sujets d'inquiétude ; dans cette seconde moitié de XVIe siècle, le catholicisme reprenait l'offensive, même en Allemagne. L'œuvre de la Contre-Réforme se développait. Après un empereur tolérant, Maximilien II, l'Empire venait d'échoir à son fils, Rodolphe II, élevé à la cour d'Espagne dans les maximes d'intolérance (1576). Les luthériens et les calvinistes allemands s'entre-déchiraient, moins préoccupés de leur cause commune que du monopole de leur église.

En Écosse aussi, les réformés, tout puissants depuis la fuite de Marie Stuart, s'étaient divisés. Morton, régent pendant la minorité de Jacques VI Stuart, puis chef du gouvernement, avait mécontenté les presbytériens, en maintenant, pour complaire à Élisabeth, la hiérarchie épiscopale. Un ancien élève des Jésuites, Esmé Stuart, comte d'Aubigny, que le pape et les Guise avaient envoyé en Écosse (1579), prit un tel empire sur le jeune roi qu'il le décida à faire arrêter (janvier 1581) et exécuter Morton. Le parti anglais fut un moment annihilé.

Comme l'Angleterre était, à ce moment, le seul État d'occident où le protestantisme restât fort et agissant, le pape Grégoire XIII résolut d'attaquer l'hérésie dans son refuge et sa citadelle. Il avait encouragé Don Juan d'Autriche à partir des Pays-Bas pour aller délivrer Marie Stuart et détrôner Élisabeth. Il se concertait avec les Guise ; il essayait d'entraîner Philippe II. Il agit même avec ses propres ressources. Il expédia en Irlande quelques réfugiés anglais et vingt-cinq à trente Italiens et Espagnols qui débarquèrent, le 17 juillet 1579, sur la côte de Kerry et appelèrent les Irlandais aux armes.

L'ordre des Jésuites était associé à tous ces desseins. Il dirigeait le Collège romain, fondé par Grégoire XIII, où étaient élevés de jeunes Anglais, qui juraient d'entrer dans lès ordres et d'aller prêcher en tous lieux, fût-ce en Grande-Bretagne. Il était en relations étroites avec les Collèges de Douai et de Reims, qu'un catholique Anglais, le Dr Allen, avait fondés pour recevoir ses compatriotes et fournir des prêtres à l'Église persécutée d'Angleterre. Là de jeunes hommes se préparaient à l'apostolat et au martyre et les œuvres de propagande religieuse et politique s'organisaient. Allen se rendit à Rome pour se concerter avec Grégoire XIII ; Campian et Parsons, autrefois la gloire de l'Université d'Oxford, furent choisis pour marcher avec sept autres Jésuites à la conquête de l'Angleterre (1579)[3].

Quand les catholiques s'engageaient avec tant d'ardeur, Philippe II pourrait-il se dispenser de les soutenir ? Le règlement de la succession portugaise l'arrêterait quelque temps encore. Mais après ? résisterait-il à la tentation d'assurer le triomphe du catholicisme et de l'Espagne ? Ce passage de la défensive à l'offensive, les Cours de France et d'Angleterre commençaient à le redouter ; et chacune, à sa manière, prenait ses précautions.

 

V. — LE DUC D'ANJOU AUX PAYS-BAS.

UN caprice d'Élisabeth ou un calcul de la politique anglaise, et peut-être l'un et l'autre à la fois remirent en avant le projet de mariage de la Reine avec le duc d'Anjou. Cette fois l'on put croire que l'éternelle fiancée ne se dédirait point. Le Duc alla la visiter à Greenwich ; elle le traita comme un futur mari et s'affranchit de toute étiquette, tant elle avait de plaisir à voir et à entendre son petit Italien, sa petite grenouille (août-septembre 1579).

A ce moment, le duc d'Anjou était en train de devenir prince souverain. Par une convention conclue le 25 octobre 1579, le sieur d'Inchy, gouverneur de Cambrai, lui livrait cette ville, qui dépendait nominalement du Saint Empire romain germanique, et réellement du roi d'Espagne. Le prince d'Orange travaillait pour lui ; les succès du duc de Parme le servaient mieux encore. Les députés des États généraux se rendirent à Tours pour offrir au duc d'Anjou la souveraineté des Pays-Bas.

L'offre était subordonnée au concours armé du roi de France. Jusqu'ici Henri III et sa mère s'étaient montrés froids, partagés comme ils l'étaient entre le plaisir de créer des difficultés à l'Espagne et la crainte de la provoquer. Mais ils avaient besoin du duc d'Anjou pour traiter avec les protestants du Midi, et ils savaient qu'ils pouvaient compter sur la patience de Philippe II, tant qu'ils ne lui feraient qu'une guerre couverte. Les conditions posées par les ambassadeurs n'embarrassaient pas Henri III. En même temps qu'il promettait par écrit à son frère de l'assister jusques à sa chemise, il lui faisait jurer de ne montrer cette lettre qu'aux députés et de ne jamais se prévaloir envers lui de cet engagement. Le traité conclu entre les États et le duc d'Anjou à Plessis-lès-Tours (19 septembre 1580) portait seulement que le nouveau souverain des Pays-Bas s'assurerait l'alliance et l'appui du roi de France. Le duc d'Anjou, qui s'en croyait certain, était parti aussitôt pour le Midi et y avait rétabli la paix (traité de Fleix, 26 novembre 1580). Le même jour, Henri III signait à Blois l'engagement (secret) d'aider son frère de tout son pouvoir. Il est vrai qu'il se réservait de n'intervenir qu'au moment où le duc d'Anjou serait effectuellement receu et admis en la principauté et seigneurie des Pays-Bas et où Dieu lui aurait fait à lui-même la grâce de remettre son royaume en bonne paix.

Quand il n'eut plus besoin de son frère, il fut repris de ses hésitations. Catherine engageait le duc d'Anjou à conclure d'abord le mariage d'Angleterre, qui le ferait le plus grand prince après le roy son frère de toute la chrétienté. Il lui serait alors facile, avec l'aide de l'Angleterre et de la France, de mener à bien cette entreprise et même de se faire élire roi des Romains.

Le duc d'Anjou trouvait plus habile de poursuivre à la fois les deux conquêtes. Le mariage semblait sur le point d'aboutir ; il fit entrer ses troupes dans les Pays-Bas. Dans un manifeste qu'il adressa au Parlement de Paris, il justifiait son agression par les intrigues que Philippe II tramait partout pour se rendre monarque du monde. Les bandes françaises, racolées au son du tambourin parmi les soldats des guerres civiles, commirent des ravages épouvantables dans les provinces qu'elles traversaient. La Bourgogne, la Champagne, la Picardie en pâtirent autant que d'une invasion de reîtres. Et déjà Henri III, inquiet des représentations du gouvernement espagnol, écrivait aux gouverneurs de rompre toutes les levées, fussent celles de son frère. Aidez-vous de la noblesse, du peuple, du toxain et de tout ce qu'il sera besoing ; je vous en advoue et vous le commande (22 mai 1581).

Catherine avait tout fait pour retenir le duc d'Anjou. Quand elle le vit bien résolu, elle se décida à l'appuyer sous main. Henri III fut ramené à cette politique, qui consistait à faire la guerre à l'Espagne, tout en l'accablant de protestations d'inaltérable amitié. Cette fois même, le gouvernement français devait s'engager assez avant pour avoir le droit de mettre un prix à sa retraite.

Les affaires du Portugal, s'ajoutant aux affaires des Pays-Bas, autorisaient ce calcul. Le cardinal Henri, qui avait employé ses deux ans de règne (1578-1580) à peser les droits des prétendants à sa succession, s'était à la fin prononcé pour Philippe II. Catherine de Médicis avait posé sa propre candidature comme héritière de Mathilde de Boulogne, femme répudiée d'Alphonse III de Portugal (morte en 1279). La fille des Médicis affichait volontiers ses parentés royales, mais elle ne se faisait pas d'illusion sur le succès de ses démarches ; la revendication de l'héritage portugais n'était qu'un moyen de plus d'arracher une compensation au roi d'Espagne. Quand Philippe eut soumis le Portugal et s'y fut fait reconnaître par les Cortes, elle recueillit don Antonio et embrassa le parti de ce prétendant malheureux. Quelques ambassadeurs s'imaginaient qu'elle voulait se faire céder, en échange de son appui, l'archipel des Açores et les possessions portugaises de la Guinée et du Brésil. Tout autres étaient ses calculs. Elle avait très bien compris qu'il ne fallait pas compter sur la main d'Élisabeth et elle avait formé le projet de marier son fils en Espagne. Pour amener Philippe II à ses vues, il lui convenait d'entretenir l'agitation aux Pays-Bas, et d'inquiéter les Espagnols dans leur nouvelle conquête du Portugal. Son intention était de terminer tous les différends, comme dans une comédie, par un mariage, et de faire donner en dot au duc d'Anjou les villes des Pays-Bas qu'il aurait conquises ou même tous les Pays-Bas. La politique extérieure de cette mère de famille est pleine de combinaisons matrimoniales.

Aussi fit-elle signer au duc d'Anjou, le 5 août 1581, une déclaration par laquelle il s'engageait, au cas où sa mère réussirait, à se départir entièrement de ses entreprises et à restituer ses conquêtes. L'ambassadeur de France à Madrid reçut l'ordre de proposer le mariage du Duc avec une infante (lettre du 23 septembre 1581).

Henri III, tout en continuant à désavouer l'agression, chargeait le sieur de Puigaillard, qui commandait les troupes royales, de côtoyer l'armée de son frère et d'empêcher que les Espagnols ne l'attaquassent avec avantage. C'est sous la protection de ce lieutenant du roi que le Duc dirigea vers Cambrai les troupes que le Roi lui avait défendu de rassembler et qu'il avait abandonnées aux coups des populations.

Le dessein de Catherine, s'il avait été suivi avec persévérance, avait quelques chances de réussir. On voit par la correspondance de Philippe II et du cardinal Granvelle que le roi d'Espagne ne repoussait pas l'idée d'un arrangement. Mais l'esprit de suite était la qualité qui manquait le plus aux Valois. Henri III dépensa aux noces de Joyeuse 1200000 écus qui eussent rendu quelque bon service en Flandre. Le Duc, réduit à reculer sur Le Catelet (sept.), crut être plus heureux en Angleterre. Il se rendit auprès d'Élisabeth, qui, rougissante comme une jeune vierge, lui passa au doigt l'anneau nuptial (22 nov. 1581). Mais l'amour chez elle se compliquait toujours de calculs politiques : elle voulait qu'avant l'hymen Henri III conclût avec elle une ligue offensive. Henri, qui n'avait garde de se brouiller gratuitement avec l'Espagne, renvoya l'alliance après le mariage. Élisabeth ajourna les épousailles.

Une flotte avait été formée à Belle-Isle et mise sous les ordres de Strozzi ; elle fit voile vers les Açores pour reprendre ces îles aux Espagnols, qui venaient d'y débarquer. Le marquis de Santa-Cruz, l'un des grands marins de l'époque, accourut avec l'escadre espagnole. Strozzi avait des forces bien inférieures, mais il lui répugnait de fuir. Il attaqua ; il fut pris et jeté à la mer par l'ordre de Santa-Cruz. Un grand nombre de vaisseaux français avaient fui sans combattre (26 février 1582). C'était la ruine des projets de la Reine-mère.

Aux Pays-Bas, même échec. Une flotte anglaise avait débarqué le fiancé de la Reine sur les côtes de Zélande. Le 19 février 1582, il faisait son entrée à Anvers. Mais les provinces du Nord, protestantes, étaient mal disposées pour ce prince catholique. Ses ressources étaient presque nulles ; il était une charge bien plus qu'un appui pour le pays. Il eut bientôt contre lui la population même qui l'avait appelé. C'est alors que lui serait venu de France le conseil de s'emparer de quelques villes pour parler en maître à ces bourgeois. Catherine se procura de l'argent ; elle réunit dix à douze mille hommes d'infanterie française et suisse et quinze cents chevaux ; elle mit à leur tête le maréchal de Biron, excellent homme de guerre. Cette armée française alla camper près d'Anvers. Beaucoup de gentilshommes étaient logés dans la ville même. Sous prétexte de passer une revue, le duc d'Anjou sortit avec un brillant cortège, et les portes ouvertes pour lui ne se refermèrent pas. Ses soldats franchirent le pont-levis aux cris de : Ville gagnée, tue, tue. Mais les milices bourgeoises eurent le temps de s'armer et de tendre les chaînes. Du haut des maisons, les femmes et les enfants accablèrent de projectiles les assaillants, qui, attaqués de tous côtés, s'enfuirent ; un petit nombre parvint à sauter les remparts ; la plupart furent massacrés par la population (17 janvier 1583). Dans toutes les villes des Pays-Bas qui avaient une garnison française, de pareils coups de force furent tentés ; ils ne réussirent qu'à Dunkerque, Termonde et Dixmude.

L'indignation provoquée par cette perfidie acheva de ruiner la cause française. La furie d'Anvers réveilla le souvenir mal oublié de la Saint-Barthélemy ; les villes refusèrent de servir de résidence à ce prince félon. Il fut obligé de se retirer à Dunkerque (avril 1583), de licencier presque toute son armée et de livrer les places, dont il s'était emparé, pour recouvrer les prisonniers d'Anvers.

 A chaque nouvel effort il constatait son impuissance ; et il en était réduit à reculer de Dunkerque à Abbeville, d'Abbeville à Cambrai, sa première et sa seule conquête, et de Cambrai à Château-Thierry (octobre 1583). Le dépit aggrava la phtisie qui le minait depuis longtemps. Il se mourait comme Charles IX et du même mal. Jusqu'au dernier moment il garda l'espérance de retourner aux Pays-Bas. La Reine-mère était parvenue à réconcilier les deux frères. Les États généraux, pressés par les Espagnols, faisaient encore une fois appel à l'intervention française. Le péril était si grand qu'ils ne repoussaient plus l'idée d'une annexion à la France ; ils offrirent de céder à Henri III, s'il voulait les assister, deux de leurs places fortes comme base d'opérations, et, au cas où le duc d'Anjou mourrait sans enfants légitimes, ils consentaient que les Pays-Bas demeurassent unis à la Couronne de France (25 avril 1584). Mais le duc d'Anjou était incapable de marcher au secours du prince d'Orange ; il expira le 10 juin 1584.

Il légua à son frère la ville de Cambrai ; c'était tout le prix de la politique équivoque d'Henri III, toute la compensation de dépenses et d'efforts qui avaient irrité les peuples et soulevé un mécontentement redoutable. Les Valois n'avaient su ni oublier ni conquérir ces provinces des Pays-Bas, qui recouraient à leur protection ; ils avaient été tentés par l'ambition et arrêtés par la peur. La mort du duc d'Anjou mit fin même aux velléités d'agrandissement. Henri III abandonna tout projet d'intervention. 

Mais, à ce moment même, Philippe II, maître du Portugal, préparait les représailles.

 

 

 



[1] SOURCES : Baguenault de Puchesse, Lettres de Catherine de Médicis, VI-VII, 1897-1902. Berger de Xivrey, Lettres-missives de Henri IV, I. Diegerick et Muller, Documents concernant les relations entre le duc d'Anjou et les Pays-Bas, 1576-1583, I-V, La Haye, 1889-1899. Groen van Prinsterer, Archives de la maison de Nassau, VI-VIII. Digges, The Compleat Ambassador, 1865. Crosby, Calendar of State papers, foreign series, or the reign or Elizabeth, XI, 1575-77, — et Butler, XII, 1577-78 ; XIII, 1578-79. Correspondencia de Felipe II con sus Embajadores en la Corte de Inglaterra, Coleccion de Documentos inéditos para la historia de España, por el marqués de la Fuensanta del Valle, D. J. Sancho Rayon y D. Francisco de Zabalduru, XC-XCII, 1888. Gachard, Correspondance de Philippe II sur les affaires des Pays-Bas, V, 1879. Le même, Relations des ambassadeurs vénitiens sur Charles-Quint et Philippe II, 1855. Archives curieuses, X. Mémoires-journaux de L'Estoile, I et II. Mémoires de Marguerite de Valois ; de la Huguerie, II ; du duc de Bouillon, S. H. F. Mémoires des sages et royalles Œconomies, de Sully. Histoire universelle d'Agrippa d'Aubigné, IV ; de De Thou, 1734, VII-IX. Luis Cabrera de Cordoba, Felipe Segundo reg de España, edicion publicada de real orden, 1876, I et II.

OUVRAGES À CONSULTER : Histoire du Languedoc (éd. nouvelle) XI et XII. Papen, Histoire de Provence, 1786, IV. Lambert, Histoire des guerres de religion en Provence, I. Dulayard, Le connétable de Lesdiguières, 1893. La Ferrière, Le XVIe siècle et les Valois. Secousse, Mémoire... sur les principales circonstances de la vie... Roger de St Lary de Bellegarde, maréchal de France, 1764. Lettenhove, Les Huguenots et les Gueux, IV, V, VI. Lothrop Motley, History of the Rise, II. Froude, History of England, 1887, IX, X, XI. Green, Histoire du peuple anglais (trad. Monod), I, 1888. M. Hume, Philippe II of Spain, London, 1897. L. von Ranke, Die römischen Päpste in den letzten vier Jahrhanderten, t. XXXVII-XXXVIII, des Œuvres complètes, Leipzig, 1878. Forneron, Histoire de Philippe II, III, 1882. D'Aumale, Princes de Condé, II. Delaborde, François de Bouillon, 1888. Hauser, La Noue. Dr Martin Philippson, West-Europa im Zeitalter von Philipp II, Elisabeth und Heinrich IV, Berlin, 1889 (Collect. Oncken). Le même, Ein Ministerium unter Philipp II. Kardinal Granvella am spanischen Hofe, 1579-86, Berlin 1895. D. Modesto Lafuente, Historia general de España, 1889, X.

[2] Histoire da Languedoc, t. XII, Preuves, col. 1280-1282.

[3] Green, Histoire du peuple anglais, I, p. 460.