HISTOIRE DE FRANCE

TOME SIXIÈME. — LA RÉFORME ET LA LIGUE. - L'ÉDIT DE NANTES (1559-1608).

LIVRE III. —  RÈGNE D'HENRI III.

CHAPITRE PREMIER. — VICTOIRE DES PROTESTANTS ET DES CATHOLIQUES UNIS[1].

 

 

I. — LE RETOUR DU ROI DE POLOGNE.

LA mort de Charles IX et l'avènement d'Henri III semblaient ouvrir à la Reine-mère un nouveau terme de puissance illimitée. Tandis que, sous le règne de Charles IX, elle avait été quelquefois obligée de manier délicatement les dispositions du souverain ou d'emporter à force de persuasions et de larmes l'abandon de quelque dessein et le sacrifice de quelque fantaisie, elle s'assurait qu'elle n'aurait qu'une volonté avec ce fils tendrement chéri.

La translation du pouvoir s'opéra sans secousses. Les maréchaux de Cossé et de Montmorency étaient à la Bastille, le roi de Navarre et le duc d'Alençon, sous la main de Catherine. Charles IX, avant de  mourir, l'avait nommée régente du royaume. Le lendemain de la mort du Roi, le Parlement s'assembla légitimement au palais de sa Majesté à Paris où estant, apres luy entre apareu de la derniere vollunté du feu roy Charles par ses lettres patantes peubliées en icelle Court, il députa vers la Reine-mère les six présidents en la Cour de Parlement, assistés d'aulcuns presidents des enquestes, d'un grand nombre de conseillers, de l'un des avocats et du procureur général de ladicte Cour. Il la suppliait et requérait de vouloir, en l'absence d'Henri III et en attendant son retour, accepter la charge et administration des affaires de ce royaume, luy offrant à ceste fin, toute obéissance et recognoissance en choses qu'il luy plaira ordonner pour le service de leur roy et souverain, comme à sa propre personne. Le prévôt des marchands et le Conseil de ville vinrent le même jour saluer la régente. Elle laissa à Vincennes le corps du roi défunt et s'établit au Louvre, dont elle fit murer toutes les portes sauf une.

Ses messagers arrivèrent à Cracovie le 15 juin ; Henri III était informé depuis quelques heures. Malgré les avis de ses plus sages conseillers, il résolut de partir et d'abandonner à tous les hasards sa couronne de Pologne. Il cacha soigneusement ses projets à ses sujets, qui manifestaient l'intention de le retenir de force. Dans la nuit du 18 au 19 juin, il se glissa hors du château de Cracovie par un escalier dérobé, et, suivi de quelques compagnons, galopa vers la frontière autrichienne. Pendant trois jours, il courues toute bride, s'arrêtant à peine pour dormir ou pour manger, poursuivi par le grand maréchal du palais Tenczinsky. Il sortit heureusement de ses États et arriva le 24 juin à Vienne, où l'empereur Maximilien, beau-père de Charles IX, lui fit un accueil magnifique. Les dispositions de l'Allemagne protestante lui étant suspectes, il prit son chemin par Venise. Les honneurs que lui rendit la Seigneurie dépassèrent toutes les prévisions. Les sénateurs allèrent au-devant du roi jusqu'à Malghera sur la terre ferme. Il fit son entrée, le 18 juillet, sur la galère capitane, que suivaient le Bucentaure et des centaines de gondoles richement décorées. Le soir, la ville s'illumina de feux en forme de fleurs de lys, de pyramides et de colonnes. Des régates, des banquets, des concerts, un Te Deum solennel à Saint-Marc, des bals où les Vénitiennes étalèrent leur beauté luxuriante et superbe, une visite à l'Arsenal, tels furent les spectacles que Venise offrit à son hôte pour montrer sa force, sa richesse et ses séductions.

Ce n'était pas simplement courtoisie ; la République tenait à affirmer son entente avec la France. Elle fêtait l'avènement d'un prince à qui les victoires de Jarnac et de Moncontour avaient fait une réputation de grand capitaine. La puissance de la France était une des garanties de son indépendance, sa meilleure protection contre l'Espagne prédominante en Italie. Les autres États de la péninsule partageaient ses craintes et ses espérances. Les ambassadeurs, les princes, le duc de Ferrare, le duc de Savoie, le Cardinal-neveu accouraient tous pour se recommander au nouveau roi. C'était une manifestation de la clientèle italienne de la France et comme un recours de la faiblesse contre la lourde hégémonie des maîtres du Milanais et du royaume de Naples.

L'ancien roi des Sarmates s'abandonnait volontiers aux charmes de ce lieu de délices. De cette terre de Pologne où le climat était rude et les mœurs violentes, il passait subitement dans un milieu de plaisirs faciles, de corruption cataloguée, tarifée, triomphante. Le jour, il courait les boutiques des marchands : il achetait au joaillier Antonio della Vecchia des bijoux et des pierres précieuses ; au parfumiez du Lys pour 1.125 écus de musc. La nuit, il courait à des rendez-vous et se soûlait de plaisirs.

Huit jours il s'y attarda, et partit l'âme et le corps las. Il s'avança lentement à travers l'Italie du Nord par Ferrare et par Mantoue. Ce n'est que le 12 août qu'il arriva à Turin, malgré les prières de sa mère, qui le pressait de se hâter. Il ne répondait pas même à ses lettres ; du 6 juillet au 6 août, elle resta sans nouvelles directes de son fils. Il avait raison de se reposer sur son habileté ; elle connaissait à fond l'art d'ajourner les difficultés. Les solutions provisoires étaient son triomphe.

Montgomery prisonnier avait été amené à Paris, jugé par le Parlement et exécuté (26 juin). Catherine pardonna à Guitry et aux compagnons de Montgomery ; elle voulait gagner les protestants de l'Ouest et conclure avec eux une trêve, à défaut de paix. Il lui importait de désarmer la Normandie et le Poitou pour porter son principal effort dans le Midi contre Damville. La Noue, brave capitaine, mais politique médiocre, se laissa tenter par le désir d'assurer à son parti et aux marchands de la Rochelle un repos de deux mois. Une suspension d'armes fut signée le 27 juin.

Elle pouvait maintenant se retourner contre Damville, le seul homme capable de réaliser cette union des politiques et des protestants qui était la menace de l'avenir. En même temps qu'elle hâtait une levée de 6.000 Suisses, elle cherchait, par des demi-promesses, à le décider à se rendre sans conditions. Elle protestait que l'intention du roi défunt et la sienne n'avaient jamais été que de lui fournir l'occasion de se justifier (lettre du 3 juin). Elle l'assurait du plaisir qu'elle aurait à le trouver innocent ; pour un temps, le temps de la justification, elle transférait le gouvernement du Languedoc à l'oncle même de l'accusé, au sieur de Villars.

Damville, aussi fin que Catherine, demandait à aller présenter sa défense au Roi à son passage à Turin et entretenait ainsi la Reine-mère dans l'espérance d'une soumission finale. Mais les actes juraient avec les paroles. Comme si ce n'eût pas été assez de conclure une trêve avec les protestants sans consulter le Roi, il osa encore, le 14 juin, de sa propre autorité, convoquer les États de la province, pour le 2 juillet, à Montpellier. Enfin le 1er août il faisait porter une proposition formelle d'alliance à l'Assemblée générale des protestants réunis à Millau.

Ces représentants des Églises du Languedoc, de la Guyenne, du Dauphiné et des autres Églises dispersées par la tempête agissaient avec la même indépendance que Damville. Ils le reconnurent comme gouverneur et chef général sous l'autorité d'Henri III et, malgré l'opposition d'une minorité intransigeante, votèrent l'union avec les catholiques associés ou politiques.

Ainsi l'alliance des huguenots et des politiques était officiellement déclarée ; les différends religieux étaient relégués au second plan ; la réforme de l'État prenait la première place. Les députés de Millau déclarent qu'ils prisent, desirent et cherissent d'une singulière affection la réconciliation, réunion et communion civile avec tous les dits catholiques compatriotes et autres qui par esprit et sentiment de religion aiment les bonnes loix communes, la droiture, l'honnesteté, la justice et la bonne foy.

Mais s'ils appréciaient les avantages de l'alliance, ils entendaient bien s'y réserver une situation privilégiée. Le maréchal n'aurait pas le droit de rétablir le culte papistique dans les villes occupées par une garnison protestante ; dans toutes les autres, chacun jouirait de l'exercice libre et entier de sa religion. L'Assemblée générale des Églises imposait à Damville un conseil de six ou huit membres, et les mesures prises par lui n'auraient force de loi que si elles étaient contresignées par deux membres au moins de ce comité de contrôle. Il était reconnu, pour l'instant, comme chef des réformés et des catholiques unis ; mais, au cas où il se révélerait un ou deux princes du sang en faveur de la cause, — [ce] dont il y avoit bonne apparence, — le Maréchal était invité à se soumettre à leur autorité.

Il avait d'ailleurs un supérieur, que la même assemblée venait d'élire chef gouverneur général et protecteur au nom, lieu et autorité du roi de France Henri III. C'était Condé qui, de l'étranger où il s'était réfugié, avait lancé, le 12 juillet 1574, un manifeste dans lequel il indiquait les revendications communes des protestants et des catholiques unis, réclamait la liberté de conscience et de culte, la réhabilitation des victimes de la Saint-Barthélemy, le rétablissement des survivants ou des héritiers des morts dans leurs honneurs et dans leurs biens.

L'assemblée de Millau termina ses délibérations par une déclaration qui subordonnait nettement l'obéissance au redressement des griefs. Elle affirmait ses intentions pacifiques moyennant la réunion des États généraux, la punition des massacreurs, le libre exercice de la religion. Et, tout en protestant de son dévouement au Roi, elle suppliait les princes et seigneurs étrangers qu'ayans compassion des misères et destructions de l'un des principaux membres de la chrestienté (la France), de la conservation duquel eux-mesmes dependent en partie, il leur plaise favoriser et aider par tous moyens à eux possibles une si juste et si raisonnable demande (9 août 1574).

C'était une grande illusion de s'imaginer, comme le faisait la Régente, que l'arrivée d'Henri III ramènerait les révoltés à leur devoir. Justement l'occasion s'offrait au nouveau roi de parler en souverain. Damville sollicitait la faveur d'aller l'attendre à Turin pour se justifier. Catherine faisait la leçon à son fils (lettre d'août 1574) : qu'il déclarât nettement sa volonté de faire la guerre ou de conclure la paix aux conditions qu'il jugerait bon de fixer. Si, par aventure, les rebelles n'acceptaient point sa loi, il lui était facile de les réduire avec les six mille Suisses de la nouvelle levée et les troupes que le Prince-Dauphin commandait. Mais qu'il se gardât bien d'accorder une suspension d'armes pendant laquelle il consumerait ses forces sans profit. Il fallait que ses ennemis optassent entre la guerre ou la paix immédiate.

Elle ne voulait pas comprendre que, pour venir à bout des protestants du Languedoc, il fallait les isoler et regagner Damville et le parti des politiques. Henri III écouta d'une oreille distraite la justification de Damville et ses conseils de modération. Il laissa maladroitement échapper l'occasion de rompre l'union des huguenots et des catholiques. Damville quitta le Piémont, en se jurant, dit-on, de ne plus revoir le Roi qu'en peinture.

Désireuse de revoir plus tôt son fils, Catherine partit de Paris le 8 août pour aller à sa rencontre. Elle emmenait le duc d'Alençon et le roi de Navarre, à qui le nouveau roi, sur son conseil, avait entr'ouvert les portes de leur prison. Monsieur affectait un grand repentir de ses fautes. Mais l'opinion publique persistait dans son opposition à la Régente. Elle s'élevait contre ce gouvernement d'une femme étrangère et contre son entourage d'Italiens. Strozzi commandait l'infanterie française. Un cadet de la maison de Mantoue, Louis de Gonzague, marié à l'héritière de Nevers, était chef d'armée et membre influent du Conseil du roi. Le Milanais Birague était chancelier. Les Gondi, Florentins, fils d'un maitre d'hôtel d'Henri II, avaient l'évêché de Paris, une charge de maréchal de France et le gouvernement de la Provence. Beaucoup d'Italiens exploitaient le royaume, banquiers, usuriers, financiers, fermiers d'impôts, et quelques-uns, Sardini, Adjacet, Gondi encore, avaient fait des fortunes immenses. Il était venu du même pays nombre d'astrologues en qui Catherine avait une foi superstitieuse et des parfumeurs que le vulgaire soupçonnait de faire d'autres métiers. Le fournisseur attitré de la Cour, maure René de Milan, fabriquait des senteurs, des coletz et gands parfumez, qui, disait-on, donnaient la mort. En vers, en prose, en français, en latin, les pamphlétaires et les mécontents accusaient la Médicis de livrer le royaume à des mignons italiens (ausoniis cinædis).

Le plus connu des libelles, et le plus digne de l'être, est le Discours merveilleux de la vie, actions et déportemens de la reine Catherine de Médicis[2], qui impute à Catherine non seulement le crime de la Saint-Barthélemy, mais les morts, naturelles celles-là du dauphin François, frère aillé d'Henri II, du prince Porcien, de d'Andelot, du cardinal de Châtillon, de Jeanne d'Albret, de tous ses adversaires ; qui lui reproche d'avoir débauché et dépravé Charles IX, et qui la poursuit jusque dans ses ancêtres, ces Médicis confits en dissimulation, en athéisme, en adultères et en incestes ; qui ne lui fait grâce ni d'une accusation ni d'un soupçon et qui, là où l'histoire scandaleuse est muette, supplée à ce silence par la perfidie des insinuations.

Le Discours merveilleux est plus qu'un pamphlet, c'est le manifeste de l'opposition coalisée des protestants et des catholiques malcontens. Il résume contre la Régente tous les arguments qu'Hotman avait développés dans la Franco-Gallia. Il travaille à grouper tous les partis contre Catherine de Médicis. Il les ménage tous pour les unir contre elle. C'est avec sympathie qu'on y parle des Guise, et même leur participation à la Saint-Barthélemy y est presque excusée. Mais Catherine est l'ennemie du nom français : elle détient les princes, elle a emprisonné les maréchaux. Il faut, pour le salut de tous, s'élever contre elle. ... A cela mesme vostre devoir et honneur vous appelle, seigneurs et gentilshommes françois. Ce n'est pas pour contenance que vous portez les armes. C'est pour le salut de vos princes, de vostre patrie et de vous mesmes. N'endurez donc pas que les princes soyent esclaves, que les principaux officiers de cette couronne, pour la seule affection que l'on sçait qu'ils portent à la conservation d'icelle, soyent en danger de leur vie, que vous mesmes soyez tous les jours exposez à la mort pour satisfaire à l'appetit de vengeance d'une femme qui se veut venger de vous et par vous tout ensemble. Elle exploite les passions religieuses et divise pour régner. Or, à défaut de croyances communes, n'est-ce rien pour vivre unis que la communauté de race, de pays, de royaume, de souverain. Marchons donc tous d'un cœur et d'un pas. Tous, dis-je, de tous estats et qualitez, gentilshommes, bourgeois et paysans, et la contraignons de nous rendre nos princes et seigneurs en liberté. L'effet de ce pamphlet fut, parait-il, très grand, aussi bien sur les catholiques que sur les huguenots[3].

Catherine se souciait médiocrement des satires. Elle arrivait à Lyon le cœur plein d'espérances et l'esprit rempli de projets. Elle n'avait même pas attendu de joindre le Roi pour lui exposer son programme de gouvernement ; Cheverny était parti pour Turin avec un mémoire où elle lui indiquait les réformes nécessaires, lui expliquait la façon de tenir une Cour, d'avoir de bons serviteurs, de gagner le cœur de ses sujets. Il fallait qu'il prit immédiatement de bonnes pratiques, car, s'il ajournait, ce serait pour toujours et il verrait aultant de desordre qu'il a veu et y (il) ne le fault pas[4].

La rencontre eut lieu le 3 septembre, à Bourgoin. Le lendemain le Roi faisait son entrée à Lyon et il réglait l'ordre des affaires conformément au plan de sa mère. Le Conseil fut réformé et réduit à nombre honnête. Parmi les princes et les seigneurs, seuls le cardinal de Bourbon et le duc de Montpensier furent appelés aux affaires de sa Majesté. Il n'y entra avec eux que huit personnages d'une expérience et d'une capacité éprouvées, le Chancelier Birague, Morvilliers, L'Aubespine, de Foix, Pibrac, Monluc, Cheverny, Bellièvre. Même, les décisions les plus importantes seraient arrêtées entre un plus petit nombre de personnes, dans une quintessence de conseil inouïe où étaient seuls admis Birague et Cheverny avec la Reine-mère.

Les attributions des secrétaires d'État furent amoindries. Ces anciens clercs du secret, chargés de la rédaction et de l'expédition des dépêches, avaient déjà commencé à se transformer en agents suprêmes du pouvoir exécutif. Ils recevaient les rapports des ambassadeurs, ouvraient les paquets et souvent prenaient la responsabilité des réponses. Charles IX, dit-on, avait autorisé Villeroy à signer toutes sortes d'expéditions, disant qu'il n'y avait pas plus de danger qu'il les signât que de les faire. Ils eurent sur la corne, comme écrit un contemporain, et furent ramenés à leurs fonctions primitives.

La distribution des grâces et des dons passait aussi par les mains des secrétaires d'État ; le roi accordait les faveurs, mais ils s'étaient arrogé le droit d'en arrêter l'effet si elles leur paraissaient contraires aux ordonnances. Henri III jugea cette intervention humiliante et ne voulut plus d'entraves à sa générosité. Les finances de l'État en reçurent un coup funeste, mais le nouveau roi tenait à passer pour l'unique dispensateur des grâces sans opposition ni contrôle. Il décida aussi que les placets lui seraient remis en mains propres par les suppliants. Les grands avaient servi jusque-là d'intercesseurs ; il voulut se mettre en rapports directs avec ses sujets les plus humbles et se réserver le bénéfice de ses libéralités.

Ces mesures étaient habiles, à condition qu'Henri III fit sa charge. Or, il ne pensait qu'à s'isoler. Il arrivait de Pologne l'esprit plein de sa grandeur : il portait deux couronnes ; Catherine lui écrivait qu'il était le plus grand capitaine du siècle et qu'il pouvait en remontrer, pour l'expérience, à un homme de cinquante ans. L'Italie lui avait prodigué les honneurs, les réceptions solennelles, l'adulation. Il affecta de se rendre inabordable. Enfermé avec trois ou quatre favoris, il se montrait le moins possible. Ses prédécesseurs souffraient la présence des gentilshommes dans le palais, autour de la table où ils mangeaient en public. François Ier et Henri II disaient à l'occasion un mot aimable à cette noblesse ; ils prêtaient l'oreille à un propos leste comme à une sollicitation. Catherine de Médicis avait maintenu ces façons simples et familières. Elles répugnaient à la majesté d'Henri III ; il aurait voulu manger seul en présence de trois ou quatre personnes. Les grands seigneurs exprimèrent si haut leur mécontentement qu'il reprit l'ancien usage. Mais, pour éloigner les importuns, il fit faire de grandes barrières autour de sa table.

Il ne cessa pas d'être l'homme d'une coterie. La situation extraordinaire qu'il avait eue sous Charles IX, cette espèce de vice-royauté qui excitait la jalousie de son frère, l'avait obligé à se faire une clientèle d'hommes de robe et d'épée, et à organiser, avec la complicité de sa mère, une sorte de gouvernement occulte à côté du gouvernement légal. Catherine craignait qu'il ne parvint pas à rompre ces liaisons et que le roi de France ne sût pas oublier les rancunes et les antipathies du duc d'Anjou. Le jour même où elle lui annonçait la mort de Charles IX (31 mai), elle lui avait écrit : Ne vous laissez aller aux passions de vos serviteurs, car vous n'estes plus Monsieur qui faille dire je gagneray cette part affin d'estre le plus fort. Vous estes le Roy et, tous fault qu'ils vous fassent le plus fort car tous fault qu'ils vous servent et les fault tous aymer et nul haïr que ceux qui vous haïront... Aymez les (vos serviteurs) et leurs faictes du bien, mais que leurs partialités ne soient point les vostres pour l'honneur de Dieu.

Ses craintes n'étaient pas chimériques. Henri III n'était pas à Lyon qu'il dépossédait Retz de sa charge de premier gentilhomme de la Chambre pour la donner à un de ses favoris, Villequier. La Reine lui fit représenter qu'il était malséant de dépouiller ainsi les serviteurs de son prédécesseur ; elle obtint seulement que Villequier et Retz exerceraient la charge six mois chacun. Elle ne put empêcher son fils de faire Bellegarde maréchal de France, bien que les quatre titulaires fussent vivants. Henri voulait récompenser ses fidèles compagnons de Pologne : il créa pour Ruzé une cinquième charge de secrétaire d'État ; Larchant eut la charge de capitaine des gardes que Catherine avait donnée au sieur de Lansac.

Il régla la politique extérieure d'après les mêmes préjugés de puissance absolue, et consulta ses convenances, non l'intérêt supérieur du pays. De ses anciennes conquêtes du Piémont, la France avait gardé, sur le versant italien des Alpes, Pignerol, Pérouse, Savillan et leurs territoires. Avec le marquisat de Saluces, c'était autant de portes pour entrer en Italie. Marguerite de France, duchesse de Savoie, ayant demandé à son neveu, à son passage à Turin, la cession de ces territoires, il consentit sur l'heure sans même avoir consulté son Conseil. Les Italiens qui entouraient Catherine montrèrent en cette circonstance plus de souci des intérêts de la couronne que le roi lui-même. Le chancelier Birague refusa de sceller les lettres de cession. Le duc de Nevers, gouverneur des pays d'outre-monts, exigea qu'un acte public, délibéré en Conseil, enregistrât son opposition. Il ne semble pas, d'ailleurs, que Catherine ait combattu bien vivement ce caprice de son fils. Peut-être même a-t-elle été complice. Le duc de Nevers l'en accuse presque, et l'on ne peut rien conclure en sa faveur de la lettre très embarrassée qu'elle lui écrivit.

 

II. — GUERRE CONTRE LES PROTESTANTS ET LES POLITIQUES.

ELLE est absolument responsable de la tournure que les événements prirent dans le royaume. Il est probable qu'Henri III, qui avait reçu les conseils de l'empereur Maximilien, du doge et même du duc de Savoie, inclinait à une pacification générale. S'il avait ouvert les portes de la Bastille aux maréchaux prisonniers, et s'il avait accordé aux réformés l'exercice de la religion en quelques lieux, ces concessions auraient satisfait les politiques, dissous leur alliance avec les protestants et peut être obligé ceux-ci à désarmer. Des conseillers avisés, comme Paul de Foix, des hommes de guerre comme Monluc, se prononçaient pour les concessions. Catherine, qui se croyait sûre du succès, voulut la guerre comme les catholiques ardents, le cardinal de Lorraine et le chancelier Birague. Quatre armées devaient agir à la fois : l'une, commandée par le duc de Montpensier, opérait déjà en Poitou ; l'autre, sous le maréchal de Retz, irait en Provence ; la troisième, sous le Prince-Dauphin, occuperait la vallée du Rhône ; le Roi marcherait en personne contre Damville.

Damville protestait de son innocence, mais ne cessait pas d'armer. Sommé de licencier ses troupes et de venir trouver le Roi à Lyon ou de se retirer auprès du duc de Savoie, il répliqua par un manifeste très violent (13 novembre) où il accusait des maux du royaume ce conseil d'étrangers conspirateurs de la totale subversion d'iceluy, des princes du sang et de la noblesse, qui travaillent à écarter des charges et dignités les gentilshommes, et réduisent les sujets du roi à vivre comme bestes brustes. contre la Provence et le Languedoc, disait-il, deux armées dont l'une est commandée par le maréchal de Retz, estranger de ce royaume, et l'autre par le duc d'Uzès (Jacques d'Acier), autrefois grand saccageur d'églises, grand démolisseur de couvents, d'églises cathédrales et collégiales, grand voleur des joyaux qui y estoient, lesquelz lui défaillant maintenant, par même moyen la relligion et la piété qu'il disoit avoir embrassée luy ont deffailli. Ils ont voulu, ajoutait-il, le faire assassiner. Mais ce n'est pas pour venger ses injures qu'il a pris les armes. Il a cédé aux remontrances et aux exhortations tant de la part des princes du sang, officiers de la couronne, pairs de France, que de toutes les provinces de ce royaume et il s'est senti obligé de chercher le remède à leurs maux comme officier de la couronne, naturel françoys et yssu de tige des chrestiens et barons de France qui toujours ont eu.devant les yeux la protection, conservation et deffance de leurs roys et de leur royaume en singulière recommandation.

Henri III et sa mère quittèrent Lyon et allèrent s'installer à Avignon, en plein théâtre des hostilités. Alors, suivant son habitude, Catherine se mit à négocier. Elle écrivit à Damville pour lui proposer une entrevue entre Beaucaire et Tarascon ; elle voulait évidemment le rendre suspect aux protestants. Mais il la connaissait bien. Il répondit qu'il ferait savoir à ses alliés les intentions pacifiques de Leurs Majestés.

Pendant que le Roi suivait les processions des pénitents d'Avignon, Damville construisait une citadelle à Montpellier ; il fortifiait Lunel, Nîmes, Beaucaire, convoquait les États du Languedoc sans l'aveu du roi. Henri III convoqua les mêmes États à Villeneuve-lès-Avignon. Il ouvrit la session et protesta que lui seul avait le droit de réunir les représentants de la province. A ce moment, Damville attaquait Saint-Gilles, à quelques lieues de là et battait la place si furieusement qu'on entendait son canon jusque dans Avignon. En même temps les députés des Églises et des catholiques associés se réunissaient à Nîmes pour conclure le grand pacte d'union contre l'autorité royale et pour organiser le gouvernement des provinces du Midi et du Centre (Languedoc, Guyenne, Provence, Dauphiné et la Rochelle). C'était une république qui se formait dans l'État, sous le commandement du maréchal et du prince de Condé, avec ses assemblées, ses armées, ses chambres de justice, ses finances, ses douanes, ses impôts, sa police, ses écoles et ses établissements hospitaliers (règlement du 10 janvier 1575)[5].

Le voyage d'Avignon n'avait démontré que l'impuissance du Roi. La mort du cardinal de Lorraine (26 déc. 1574) affaiblit le parti des zélés, qui voulait la guerre à outrance. Henri III, déjà fatigué, donna l'ordre du départ. Le maréchal de Bellegarde avait été chargé de réduire la ville de Livron qui commandait la route de terre le long du Rhône ; il assiégea cette place mal remparée pendant plus de cinquante jours (17 décembre 1574-20 janvier 1575) sans réussir à la forcer. Le Roi et la Cour défilèrent devant cette bicoque insolente, injuriés par les hommes et défiés par les femmes debout sur les remparts.

La Cour se dirigea vers Reims, où Henri III allait célébrer à la fois son mariage et son sacre. Lors de son voyage en Pologne, il avait remarqué la beauté et la douceur d'une princesse lorraine, Louise de Vaudémont ; il avait résolu de l'épouser sans consulter sa mère, qui négociait en Danemark et en Suède pour lui trouver une femme et une dot. Catherine fit bonne mine à mauvaise fortune, et même elle voulut laisser croire qu'elle avait elle-même choisi sa bru. Le sacre eut lieu le 13 février 1575 et le mariage le lendemain. Au lieu de recevoir une dot, le Roi céda au duc de Lorraine, oncle de la nouvelle reine, ses droits de suzeraineté sur le duché de Bar.

Seules les nouvelles de l'Ouest étaient assez bonnes. Le duc de Montpensier avait fait pendre le gouverneur de Melle, qui, avec 80 hommes et des remparts tout ruinés, avait eu la prétention de soutenir trois jours (19-21 août 1574) l'attaque de toute une armée. Cette procédure, conforme aux idées du temps, découragea les commandants d'un certain nombre de villettes. Le Duc avait occupé ensuite, sans coup férir, Tonnay-Charente et Marans, où il jeta force garnisons pour incommoder les Rochelois. Il se proposait de prendre une à une les places qui leur servaient de boulevards, afin de les bloquer dans l'enceinte de leur ville. Après un premier échec (mai 1574), il était revenu, le 29 août, mettre le siège devant Fontenay et l'avait forcée à capituler le 17 septembre 1574. Il attaqua ensuite Lusignan, que le duc de Rohan défendit quatre mois, malgré une canonnade incessante, des assauts furieux, la ruine des remparts et la famine. La capitulation fut signée le 26 janvier 1575.

Ces conquêtes ne pouvaient avoir tout leur effet que si les Rochelais étaient isolés de la mer, qui leur était, comme on disait, une si bonne nourrice. Un capitaine royaliste, Landereau, pour leur enlever les ressources que leur procuraient la pêche, le commerce et la course, débarqua à l'île de Ré (2 septembre 1575). Il y appelait les forces et les navires du roi quand il fut attaqué par les troupes de la Rochelle, et obligé de se rembarquer.

Le Roi, à qui la guerre profitait si peu, essaya des négociations. Après l'échec de la campagne du Midi, il s'était résigné à reconnaître l'association des catholiques unis et des huguenots. Mais les malcontents des deux religions refusaient de conclure la paix avant de s'être entendus avec le prince de Condé et les huguenots réfugiés en Allemagne. Il avait consenti à faire escorter jusqu'à Bâle les représentants de Damville et des Églises protestantes, qui revinrent à Paris accompagnés des députés du Prince. A l'audience que le Roi leur accorda (11 avril 1575), ils apportèrent une longue pétition de griefs en 91 articles. Le discours que Douvet, sieur d'Arènes, prononça en la présentant, était de forme si respectueuse, si plein de protestations de dévouement et de fidélité, il touchait si discrètement au souvenir de ces massacres dont la plaie saignait encore, que le Roi put se faire illusion sur la modération des suppliants. Et, bien qu'il y fut question de l'Édit de janvier auquel les protestants se référaient toujours comme au meilleur garant des droits de la conscience, Henri III crut obtenir la paix à bon compte. Aussi répondit-il avec bonne grâce qu'il était parti de Polongne les bras tendus pour recepvoir semblablement ses subjects sans distinction de religion. D'Arènes se tourna vers la Reine-mère et la supplia de favoriser une si sainte entreprise et d'ajouter encore à toutes les obligations dont la France lui était redevable.

Ces flatteries, qui durent paraître excessives aux survivants de la Saint-Barthélemy, n'étaient que pour faire passer l'amertume des réclamations. Les confédérés demandaient le libre et entier exercice de la religion protestante sans réserve ni restriction, en tous les lieux du royaume, et même dans les pays qui relevaient de la couronne à un titre quelconque, comme les Trois Évêchés, le marquisat de Saluces et le Comtat Venaissin ; ils voulaient des chambres mi-parties dans chaque Parlement pour les garantir de la partialité des juges catholiques, des places de sûreté, la mise en liberté des maréchaux prisonniers, la convocation des États généraux, la réhabilitation des victimes de la Saint-Barthélemy et la punition des massacreurs.

Henri III s'était retiré pour prendre connaissance des articles. Quand il reparut, ce fut pour déclarer d'un ton irrité qu'il s'ébahissait comment ils avaient eu la hardiesse de se présenter devant lui pour lui faire de telles requêtes. Les discussions qui suivirent entre les députés et les conseillers du roi ne servirent qu'à démontrer l'intransigeance des deux partis. Le Roi ne voulait accorder la liberté du culte que dans les places de sûreté et dans deux villes par gouvernement ; les députés opposaient leurs instructions qui n'admettaient ni restriction ni réserve. Catherine protesta que son fils n'accorderait jamais le rétablissement de l'Édit de janvier. Pour ne pas avoir l'air de rompre, Henri III retint auprès de lui d'Arènes et Beauvoir-la-Nocle, et renvoya les autres députés dans les provinces pour faire modifier leur mandat.

Les négociations n'avaient pas interrompu les hostilités. Des Alpes à l'Océan, dans le Dauphiné, la Provence, le Languedoc, la Guyenne, les protestants et les catholiques associés faisaient la guerre au Roi. Ni d'un côté, ni de l'autre, il n'y avait de grandes armées ; les forces étaient réparties entre plusieurs chefs, qui avaient chacun à peine quelques milliers d'hommes. Montbrun contre Gordes, Damville contre d'Uzès, Joyeuse et La Valette contre les vicomtes de Gourdon et de Paulin, ces capitaines du roi et de l'Union se disputent les places fortes, les châteaux, les villes, les villages. Les bandes rançonnent et pillent. C'est une guerre de surprises, d'embuscades, d'escalades, de coups de main. Les protestants brisent la porte d'Aigues-Mortes avec un pétard ; ils pénètrent dans Castres par un moulin, dans Annonay par une cave. L'un profite des désordres du Mardi gras pour assaillir une enceinte mal gardée, l'autre gagne le haut des remparts, au moment où un jacobin attire les habitants dans une église et prêche contre les hérétiques. Les corps de garde ont raison de se défier des paysans qui conduisent les charrettes au marché ; car ce sont souvent des soldats déguisés, qui ont bientôt fait d'encombrer la porte et d'égorger le poste. Il faut avoir l'œil partout, scruter la campagne, interroger et fouiller les passants, les allants et venants, car la prise d'une ville, c'est le massacre, le pillage et le viol.

Cette lutte sans trêve ni merci sur tous les points du territoire, les dangers de la résignation, les avantages de l'audace augmentent sans cesse le nombre des combattants. Tout le peuple du Languedoc, dit Fourquevaux, est en armes. L'idée de la religion s'obscurcit, les haines et les ambitions particulières recrutent les partis. Damville qui, parmi les Montmorency, s'était distingué par sa ferveur catholique, commande les protestants, et, le duc d'Uzès, huguenot et grand saccageur d'églises, les catholiques. L'ultimatum de l'assemblée de Montpellier est signé des chefs protestants et du vicaire général de cette ville. Turenne, encore catholique, et qui déclare qu'il aimerait mieux être chien que huguenot, montre le plus grand zèle à débloquer la ville protestante de Montauban (mai 1575). Il est nommé par les protestants et les catholiques unis chef du Haut Languedoc et de la Guyenne.

Aussi les populations finissent par se lasser de ces luttes où la religion ne vient qu'au second rang. Le pays du Vivarais déclare sa neutralité et refuse de se prononcer pour le Roi ou les confédérés. Les gens de Tulle ne veulent plus payer de tailles ni aux catholiques ni aux protestants, mais ils ne peuvent tenir contre les vieilles bandes huguenotes. Et le pays continua à nourrir la guerre qu'il détestait.

Parmi les chefs de partisans, il en est de grande allure comme Montbrun, chef des huguenots du Dauphiné. Lors du voyage d'Avignon, il pille sans scrupules les bagages d'Henri III. On le somme de se soumettre : Comment, dist-il, le roy m'escrit comme roy et comme si [je] devois le recognoistre. Je veux qu'il sçache que cela seroit bon en temps de paix et que lors je le recognoistray pour tel, mais en temps de guerre, qu'on a le bras armé et le cul sur la selle, tout le monde est compagnon[6]. Aussi heureux que François Ier et Jules César, à qui seuls avant lui les Suisses donnaient la louange de les avoir vaincus en bataille rangée, il attaqua vingt-deux de leurs enseignes (un peu plus de 4.000 hommes) sur la route de Châtillon à Die et leur fit mettre bas les armes (13 juin 1575). Mais, quelque temps après, pour empêcher le ralliement des forces catholiques autour de Gordes, il chargea une grosse troupe que d'Ourches, gendre de Gordes, conduisait. Ses compagnons furent tués ; lui-même lut renversé sous son cheval et se brisa la cuisse. Il fut livré au parlement de Grenoble, condamné à mort, et exécuté le 12 août 1575. Un de ses compagnons, Lesdiguières, prit alors la direction du parti.

Le Roi et sa mère auraient volontiers traité les maréchaux prisonniers comme Montbrun, s'ils n'avaient craint la vengeance de Damville. Leur lieutenant en Languedoc, le duc d'Uzès, n'était pas heureux : il avait repris Saint-Gilles, mais il avait été obligé de se retirer du côté d'Avignon. Les protestants surprirent la ville d'Alais le 12 février 1575. Damville, qui avait été malade à mourir (mai 1575), ne mourut pas.

Aussitôt rétabli, il convoqua à Montpellier les représentants des provinces de l'Union pour examiner les contrepropositions du Roi, mais il ne cachait pas à Henri III (1er juillet 1575) que les cruautés et les dévastations du duc d'Uzès avaient extrêmement aigri les religionnaires, et il lui conseillait, dans l'intérêt de la paix, de faire prompte justice. L'Assemblée chargea un conseil élu de dresser les instructions qui devaient être suivies, gardées et de point en point observées par les députés renvoyés au roi. Tout d'abord ils exigeraient l'octroi du libre, entier, général et public exercice de la religion réformée, sans distinction ni exception de lieux, temps et personnes, dans tout le royaume et les pays, terres et seigneuries de l'obéissance, sujétion et protection de sa Majesté, ainsi que la mise en liberté des maréchaux de Cossé et de Montmorency. Si ces demandes n'étaient pas accordées, il leur était interdit de passer outre à la discussion des articles.

 

III. — LA FUITE DU DUC D'ALENÇON.

LA Cour était aussi divisée que le royaume. Le Roi vivait avec une coterie et pour elle. Comme un chef de parti, il avait sa bande de gentilshommes. Le duc d'Alençon avait aussi la sienne. Entre les gens d'épée de ces frères ennemis, les querelles étaient fréquentes. Henri III avait de justes raisons de se défier du duc d'Alençon, faux, perfide, ambitieux, qu'il savait en relations avec Damville, avec La Noue, avec Turenne, avec tous ses ennemis du dedans et du dehors. Il se vengeait comme l'autre complotait, bassement ; il le faisait insulter par ses favoris. L'un d'eux, Louis de Béranger, sieur du Guast, déclarait que si le Roi ordonnait de mettre la main sur son frère, il n'hésiterait pas à lui obéir. Le Duc avait débauché de la bande royale le plus brave des gentilshommes et aussi le plus violent, ce Bussy d'Amboise, si célèbre par son courage, ses duels, une hauteur d'orgueil vraiment royale et l'amour de la reine de Navarre. Henri III, furieux de la défection de Bussy, lâcha contre lui du Guast qui, un soir, l'attendit à la sortie du Louvre et le chargea avec douze ou quinze  hommes à cheval. Bussy échappa par miracle. Le lendemain il voulut braver, menacer, dit Brantôme, mais on lui fit comprendre qu'on joueroit à la prime avec lui et de bon lieu fut adverti de changer d'air et de sortir de Paris.

Les dames prenaient parti et le Roi les y provoquait. Il raillait leurs faiblesses avec délices ; sa malignité n'épargnait pas ses plus proches ; il était aussi médisant que corrompu. Il divulguait les amours de sa sœur Marguerite ; il les dénonçait à Catherine. Il tâchait de piquer l'amour-propre du roi de Navarre et lui faisait honte de son indifférence. Marguerite s'était par dépit et par désir de vengeance jetée dans le parti du duc d'Alençon. Elle lui avait donné Bussy et elle aurait enrôlé dans la même cause son mari, si la belle madame de Sauves, qui servait l'autre parti, ne l'avait retenu. Cette charmeuse, que recherchait aussi le duc d'Alençon, entretenait par ses complaisances calculées la jalousie des deux beaux-frères et les avait brouillés et armés l'un contre l'autre. Avec sa bonne humeur et sa bravoure un peu fanfaronne de jeune Gascon, le roi de Navarre se disait résolu au combat.

Nous sommes presque toujours pretz, écrivait-il, à nous couper la gorge les uns aux autres. Nous portons dagues, jaques de mailles et bien souvent la cuirassine sous la cape... Toute la ligue que sçavez me veult mal à mort pour l'amour de Monsieur et ont faict défendre pour la troisième fois à ma maîtresse (Charlotte de Sauves) de parler à moi et la tiennent de si court qu'elle n'oserait m'avoir reguardé. Je n'attends que l'heure de donner une petite bataille, car ils disent qu'ils me tueront et je veulx gagner les devans[7].

Le duc d'Alençon, chef reconnu des mécontents et des huguenots, était prisonnier dans le Louvre. Henri III avait la preuve de ses complots ; il le croyait même capable de vouloir attenter sur sa vie. Sa haine était si forte que dans une maladie où il pensa mourir (juin 1575), il invita le roi de Navarre à s'emparer, le cas échéant, de la couronne. Le duc d'Alençon cherchait à fuir la prison, la mort peut-être. Mais le Roi guettait tous ses mouvements et un soir qu'il le vit quitter le bal de bonne heure, il prit l'alarme, voulut le faire arrêter et lui donna des gardes. Catherine eut beaucoup de peine à tout apaiser. Elle prévoyait les dangers que faisaient courir à la famille royale toutes ces discordes. Le Duc profita de ces dispositions pour la tromper. Il multiplia les protestations de repentir, s'excusa de ses intrigues sur ses peurs, et la convainquit de l'innocence de ses intentions. Le 15 septembre 1575 au soir, il s'enfuit du Louvre et de Paris. La Reine-mère, qui avait été prévenue de ce projet de fuite, avait refusé d'y ajouter foi.

Elle fit tous ses efforts pour réparer le mal. Elle envoya le duc de Nevers à la poursuite du fugitif et espéra un moment qu'on pourrait le surprendre à Dreux, n'y ayant pas de si habil hommes que l'on ne lé puise apprendre quelque tour qu'i ne sévet pas encore. François fut plus fin qu'elle ; il se déroba. Le duc de Montpensier ne sut pas ou ne voulut pas lui couper le chemin de la Loire. La Noblesse, malgré l'appel du Roi, se refusait à monter à cheval pour courir après l'héritier présomptif. Henri III était si discrédité, après un an de règne, que plusieurs milliers de gentilshommes se déclaraient pour Monsieur et allaient le rejoindre.

Ce départ était d'autant plus menaçant qu'une invasion se préparait. Condé avait négocié avec les princes allemands et avec l'Électeur palatin. Les subsides de l'Angleterre et la mise en gage des joyaux de la maison de Montmorency lui servirent à lever 6.000 reîtres et 6.000 Suisses. Jean Casimir, fils de l'Électeur, qui avait longtemps marchandé son concours, se décida à se joindre à lui avec 2.000 reîtres et 2.000 lansquenets, quand il eut reçu la promesse du gouvernement de Metz, Toul et Verdun. Pendant que ces forces se rassemblaient, et que Condé annonçait dans un manifeste sa prochaine entrée en France, Thoré prit les devants avec 2000 reîtres, 500 chevaux français et nombre d'arquebusiers. Catherine lui fit dire que s'il ne s'arrêtait pas, elle lui enverrait la tête de son frère. Il continua sa marche et pénétra en Champagne.

La jonction des troupes étrangères avec les rebelles de l'Ouest et du Midi était une éventualité redoutable, surtout si le duc d'Alençon, héritier présomptif, prenant le commandement des coalisés, donnait à l'emploi de la force une apparence de légalité. Catherine courut après son fils. Leur première entrevue eut lieu à Chambord (29-30 septembre). Le Duc exigea d'abord la mise en liberté des maréchaux ; Henri III y consentit d'assez mauvaise grâce (2 octobre). La Reine-mère eut ensuite à débattre les conditions du Duc et des malcontents, mais elle trouvait des difficultés de tout côté. A la Cour, tous ceux qui redoutaient la réconciliation de la famille royale, circonvenaient le Roi et lui remontraient la honte de céder. Catherine craignait de le blesser et, pouf le décider à la paix, se faisait tendre. Vous estes mon tout, lui écrivait-elle. Elle lui rappelait les leçons de l'histoire.

Vous soviegne (souvienne) du Roi Lui unsieme... yl estoit entré (en un mauvais passage) par le conseil de ceux qui voloynt mal à son frère et qui avoynt aysté cause qu'il n'avoist à son avenement à la couronne fayst cas de sa noblesse ni dé vieulx serviteur de son père qui se retirere tous à son frere, car yin ne fesoit cas que de bien peur.... Il fust en la mesure pouine que vous aystes et si donna une batalle, car ceula qui estoyent aupres de lui et de son frere ne voleuret au commensement qu'i flat la pays et apres la batalle feust constreynt de la faire et plus desavantageuse que auparavant. Guarde que ne vous avyegne de mesme.

La paix, il faut faire la paix, c'est le conseil qui revient dans toutes ses lettres. Si la défaite de Thoré à Dormans par le duc de Guise (10 octobre) lui paraissait arriver à propos pour rabattre les exigences des rebelles, ce succès ne lui imposait pas. Elle ne crut le Roi hors d'embarras qu'après avoir signé avec son autre fils l'accord de Champigny. Il y était convenu d'une trêve de sept mois (21 novembre 1575-24 juin 1576). Le duc d'Alençon recevait, pour sa sûreté, pendant ce temps, Angoulême, Niort, Saumur, Bourges et la Charité. Condé aurait Mézières. Le libre exercice du culte était accordé aux protestants dans toutes les places qu'ils occupaient et dans deux autres villes par gouvernement. Les reîtres toucheraient cinq cent mille livres et ne passeraient pas le Rhin.

C'étaient là elle l'espérait, les préliminaires de la paix. Mais le gouverneur d'Angoulême, Ruffec ; celui de Bourges, La Châtre, refusèrent de se dessaisir des villes où ils commandaient. 11 fallut leur chercher des compensations. En outre la Reine-mère comptait sur une discipline qui n'existait pas dans la coalition. Même si son fils l'eût voulu, il n'avait pas le moyen d'arrêter la marche de Condé et de Jean Casimir. La Cour se moquait de la négociatrice ; on répétait qu'elle avait été dupe.

L'armée d'invasion, forte d'environ 20.000 hommes, était au mois de décembre réunie en Lorraine et, le 9 janvier 1576, elle passait la Meuse près de Neufchâteau. Le Roi, qui avait entravé les négociations de sa mère sans se décider à armer, se trouvait pris au dépourvu. Les envahisseurs traversèrent la Bourgogne en la dévastant. De là ils pénétrèrent dans la vallée de la Loire et marchèrent au rendez-vous que les confédérés s'étaient fixé au centre de la France, dans la plaine de la Limagne. Catherine pouvait espérer que le duc d'Alençon garderait au moins la neutralité. Peut-être favorisa-t-elle la fuite du roi de Navarre (2-5 février 1576) pour rendre aux protestants leur chef naturel et dégoûter son fils d'un commandement qu'il faudrait partager. Mais le duc d'Alençon craignait le ressentiment de son frère et calculait les avantages qu'un succès décisif pouvait lui procurer. Il accusa les ennemis qu'il avait à la Cour d'avoir voulu l'empoisonner, et, sur ce prétexte, renia ses engagements (décembre 1575), Il se rendit au camp de Villefranche où Turenne le joignit avec 3.000 arquebusiers et 400 chevaux. Damville avait refusé de sortir du Languedoc.

L'armée des confédérés montait maintenant à 30.000 hommes, force capable de dicter la loi au Roi. Mais François de Valois fut repris par ses indécisions habituelles ; il n'osait marcher sur Paris de peur d'offenser mortellement son frère ; il redoutait aussi les exigences des protestants victorieux. Condé, Jean Casimir et Turenne se lassèrent de ses tergiversations et lui firent signifier que si, à tel jour, il ne se décidait pas à marcher, ils aviseroient ce qu'ils avoient à faire sans plus s'attendre à luy. Cette sommation l'obligea à se mettre à leur tête. La Loire était franchie, les reîtres campaient autour de Montargis et de Pithiviers ; le Roi n'avait plus qu'à subir les conditions des vainqueurs. Il leur envoya sa mère pour débattre et réduire leurs exigences. La paix fut signée et les clauses en furent promulguées sous forme d'Édit de pacification, au château de Beaulieu, près de Loches (6 mai 1576).

Henri III déclarait que les désordres et excès faits le 24 d'aoust et jours ensuyvans étaient advenus à son très grand regret et déplaisir. Les victimes de la Saint-Barthélemy étaient réhabilitées, ainsi que La Molle et Coconat, complices malheureux de François d'Alençon.

 L'exercice du culte, interdit dans la ville de Paris et dans les endroits où se trouvait la Cour, mais pour le temps seulement qu'elle y résidait, était autorisé par toutes les villes et lieux du royaume, pays d'obéissance et protection du roi, sans restriction de temps et de personnes. Les religionnaires recevaient huit places de sûreté ; des chambres mi-parties seraient instituées dans chaque Parlement. C'était la ratification presque intégrale des demandes que les députés des Églises et de Damville avaient présentées en mars 1575 à Henri III. Les chefs des politiques furent dédommagés de leur disgrâce ou récompensés de leur résistance. Les maréchaux de Cossé et de Montmorency avaient été déjà rétablis dans leurs charges et dignités ; Damville gardait ce gouvernement du Languedoc qui faisait de lui une sorte de vice-roi très indépendant. François d'Alençon obtenait en apanage l'Anjou, la Touraine et le Berry, au centre même du royaume. La Charité, que lui cédait un article secret, lui assurait le passage du fleuve à l'endroit où les bandes et les fugitifs protestants l'avaient tant de fois franchi. Au Sud-Ouest, le parti des huguenots et des malcontents s'appuyait sur le roi de Navarre, qui venait de rentrer dans ses États et de quitter le catholicisme.

Jean Casimir avait abandonné ses prétentions sur les Trois Évêchés, mais il réclamait le paiement d'anciennes dettes, quatre mois de solde, et l'indemnité de guerre que le Roi lui avait promise. Malgré l'habileté du surintendant des finances Bellièvre, qui fit argent de tout, le règlement se faisait attendre ; Jean Casimir déclara qu'il ne quitterait pas le royaume avant d'être payé. Les reîtres se répandirent dans les campagnes et s'indemnisèrent aux dépens des habitants ; ils prirent d'assaut les villages qui résistaient et commirent des excès effroyables. Cette armée étrangère se retira lentement à travers la Champagne et la Bourgogne, et, comme Bellièvre ne parvenait pas à s'acquitter, Casimir le fit arrêter et l'emmena prisonnier à Heidelberg pour y assister à son entrée triomphale.

 

 

 



[1] SOURCES. Lettres de Catherine, V. Teulet, Supplément à la Correspondance diplomatique de Bertrand de Salignac de La Mothe Fénelon, VII, 1568-1575, 1840. Mémoires d'Estat de Villeroy, I, 1622. Mémoires de l'Estat de France sous le règne de Charles IX, III. Haag, La France protestante, X : Pièces justificatives. Archives curieuses, IX. Tommaseo, Relations des ambassadeurs vénitiens, II, Coll. Doc. inéd. Mémoires de Philippe Hurault, comte de Cheverny, Michaud et P., 1re série, X ; de Monluc, S. H. F., III ; de Marguerite de Valois, S. H. F. Mémoires de Jean Philippi touchant les choses advendes pour le faict de la religion à Montpellier et dans le Bas-Languedoc, Société des Bibliophiles de Montpellier, 1880. Mémoires de Gamon, notaire d'Annonay, 1552-1586, p. p. Brun-Durand, 1888. Mémoires de J. Gaches sur les guerres de religion à Castres et dans le Languedoc, 1555-1610, p. p. Charles Pradel, 1879. Mémoires-journaux de Pierre de l'Estoile, librairie des Bibliophiles, 1815, I. Chroniques fontenaisiennes, p. p. la Fontenelle de Vaudoré, 1841, I. Lettres adressées à Guy de Daillon, comte de Lude (1575-1585), Archives historiques du Poitou, XIV. Comte Baguenault de Puchesse, Mémoires du duc de Bouillon, 1901. [La Popelinière], L'Histoire de France, II (1570-1577), 1581. D'Aubigné, Histoire universelle, IV et V. De Thou, Histoire universelle, 1734, VII. Pierre Matthieu, Histoire de France sous les règnes de François Ier, Henri II,... Louis XIII, 1831, I.

OUVRAGES À CONSULTER : De Nolhac et Solerti, Il viaggio in Italia di Enrico III, Turin, Roux, 1890. Histoire générale du Languedoc de D. Vaissette, édit. nouvelle, 1889, XI et XII. Anquez, Histoire des Assemblées politiques des réformés, 1859. F. von Bezold, Briefe des Pfalzgrafen Johann Casimir, I, 1882. D'Aumale, Princes de Condé, II. Decrue, Le parti des politiques. Hauser, François de La Noue.

[2] L. Clément, Henri Estienne et son œuvre française, 1898, p. 32, pense qu'Henri Estienne, sans être le seul auteur du discours, y a mis la main.

[3] L'Estoile, Mémoires-journaux, I, p. 77, sept. 1574.

[4] Mémoire pour montrer à Monsieur le Roy mon fils (8 août), Lettres de Catherine, V, P. 73.

[5] Histoire du Languedoc, XII, Col. 1112 sqq.

[6] Brantôme, éd. S. H. F., V, p. 423-424.

[7] Lettres missives, I, p. 81. Berger de Xivrey date à tort cette lettre de janvier 1576, car elle est évidemment antérieure à la fuite du duc d'Alençon, c'est-à-dire au 15 sept. 1575.