HISTOIRE DE FRANCE

TOME SIXIÈME. — LA RÉFORME ET LA LIGUE. - L'ÉDIT DE NANTES (1559-1608).

LIVRE II. — LES GUERRES DE RELIGION SOUS CHARLES IX.

CHAPITRE III. — LA RÉACTION CATHOLIQUE[1].

 

 

I. — LES PROGRÈS DU PARTI CATHOLIQUE.

QUOI que les protestants pussent dire pour leur justification, l'entreprise de Meaux fut une très grande faute. Des modérés comme Castelnau-Mauvissière remarquaient que combien que la juste deffense contre la force et violence fust licite et de droit divin et humain, et que l'on eust pu excuser les huguenots de s'asseurer de quelques villes pour leurs deffenses contre les catholiques, si est ce qu'il n'y a point de loy suffisante pour déclarer la guerre à son Roy, se vouloir saisir de sa personne avec une armée offensive, qui est autre chose que d'en faire une seulement défensive et en cas d'extrême nécessité, et seulement pour conserver ceux qui ont toute bonne et sincère intention. L'opinion se prononçait contre les agresseurs.

Cette prise d'armes de 1567 ruina le parti des politiques. Montmorency, le chef des conseillers prudents, était mort. Michel de l'Hôpital avait perdu tout crédit. Il s'était porté tant de fois garant de la loyauté des huguenots que les violents allaient presque jusqu'à l'accuser de complicité. Il se retira dans sa terre du Vignay, et, les sceaux lui furent ôtés le 24 mai 1568.

L'Église s'était ressaisie et prenait l'offensive. Elle lança les anciens ordres mendiants, si puissants sur le peuple, et les Jésuites, habiles à manier les grands. Moines et prêtres alloient par les villes, villages et maisons des particuliers admonester un chascun de la doctrine des protestants. Dans un pays où les couvents étaient si nombreux et où certaines villes comptaient un prêtre par rue, quelquefois même par maison, cette propagande à domicile était possible et devait être efficace. Ce fut longtemps la seule. Le catholicisme avait perdu l'habitude d'enseigner. La prédication avait été abandonnée ou tournée en mascarade et en réclame par les réguliers, désireux, à l'époque des quêtes, d'emplir leur besace. Les évêques, recrutés parmi les grands seigneurs et les membres du Parlement, servaient le Roi dans ses conseils et ses ambassades et ne paraissaient presque jamais dans leurs diocèses. Hommes d'État, bons diplomates, mais mauvais théologiens, ils étaient le plus souvent incapables d'exposer et de discuter un point de dogme. Au contraire les pasteurs, formés à l'école de Calvin, faisaient de l'enseignement évangélique et de l'exposition doctrinale l'acte principal des cérémonies du culte. Ils arrivaient de Genève rompus à la discussion et munis d'un arsenal de textes.

Parmi les catholiques, les bons prédicateurs furent longtemps rares. Claude Haton, le curé de Provins, signalait avec admiration, en 1561, un jacobin du couvent d'Auxerre, Ivollé, homme de saincte vie, droict de corps, de grande corpulence, bigle d'un œil, noir de visage, rude de parolle... grand exterminateur de toute faulse doctrine, grand adversaire des huguenotz et de leur hérésie. Les Claude de Sainctes, les Vigor, les Benedicti et autres émules d'Ivollé se distinguaient moins par la valeur des réfutations que par la violence des attaques. Mais ils avoient aussi des arguments qui faisaient grande impression. Ils remontraient que depuis quinze ou seize cens ans tous les chrestiens avoient tenu la religion catholique que les protestants s'efforçoient d'arracher et renverser, et qu'il n'estoit pas possible que tant de roys, princes et grands personnages eussent erré si longuement et fussent privez de la grâce de Dieu et du sang de Jésus-Christ, [ce] qui seroit blasphémer contre sa bonté et l'accuser d'injustice[2].

Cet appel au loyalisme et à l'esprit de tradition fut encore mieux entendu après l'agression de Meaux. On ne cessa plus d'accuser les huguenots d'attentat contre les lois divines et humaines. Des ligues s'organisèrent pour la défense de la religion. Déjà pendant la première guerre civile, une association de ce genre avait été conclue sauf le bon plaisir du roi par le cardinal d'Armagnac, le cardinal Strozzi, évêque d'Albi, Monluc et trois autres capitaines au nom des trois États de Guyenne et de Languedoc. L'exemple fut suivi à Angers en 1565, en Champagne en 1568.

Des confréries armées enrôlèrent contre l'hérésie des hommes de toute condition. Tavannes, lieutenant général du roi en Bourgogne, en fonda une à Dijon en 1567 ; il s'en créa d'autres à Bourges, à Chalon et dans presque toute la Bourgogne sous le nom de confréries du Saint-Esprit. Celle d'Autun était placée sous l'invocation de la sainte Croix en souvenir des anciennes croisades contre les infidèles. Toute confrérie avait un fonds commun, un corps de troupe et des émissaires pour surveiller les huguenots. Les confrères, au nom de notre Seigneur Jésus-Christ et par la communion de son précieux corps et sang, contractaient une fraternité pour, de tout leur pouvoir, soutenir l'Église de Dieu, maintenir la foi ancienne et le roi, souverain naturel et très chrétien seigneur. Ils se promettaient assistance mutuelle et secret. Ils juraient obéissance et fidélité au roi. Tavannes voyait dans ces libres associations un moyen d'organiser les catholiques et de les tenir toujours prêts à marcher. C'était retourner contre les huguenots leur système de groupement volontaire et de mobilisation, opposer à l'intelligence autre intelligence, ligue contre ligue.

Catherine était toute disposée à accepter ces concours. Les Lorrains reprenaient le premier rang à la Cour et dans les Conseils. Le cardinal de Lorraine, écrivait un agent anglais, seul fait tout en toute chose. Il flattait Catherine dans sa tendresse pour son second fils, le duc d'Anjou, à qui il promettait de faire donner par le Clergé une pension de deux cent mille francs. La réaction catholique voulait avoir un homme à elle, tout dévoué à ses passions. Catherine était ravie que ce rôle fût confié au duc d'Anjou, cet enfant uniquement chéri. L'ambition maternelle et l'esprit de parti se trouvèrent d'accord pour faire au frère du Roi une situation à part dans l'État.

Les violences recommencent contre les personnes. Le protestant Rapin qui va, au nom du Roi, porter au parlement de Toulouse l'ordre d'enregistrer l'Édit de pacification est saisi, jugé, condamné à mort par ce même parlement pour avoir pris part, en 1562, aux troubles de Toulouse. La garnison d'Auxerre pille les cinquante mille écus que Coligny expédiait aux reîtres pour hâter leur départ de France ; elle assassine un gentilhomme qu'il envoyait pour réclamer. Six hommes masqués tuent dans son jardin le sieur d'Amanzay, lieutenant de la compagnie des gendarmes de d'Andelot. René de Savoie, baron de Cipieres, est massacré à Fréjus avec trente-cinq des siens. D'Aubigné prétend qu'en trois mois les peuples soutenus de gens notables mirent sur le carreau plus de dix mille personnes.

Le gouvernement laissait faire. C'était sa vengeance contre un parti qu'il ne sentait ni docile ni résigné. En effet, les protestants ne se pressaient pas de rendre les villes qu'ils avaient occupées pendant la guerre ; Montauban, Sancerre, Albi, Millau, Castres faisoient compter les clous de leurs portes aux garnisons royales qu'on leur envoyait. La Rochelle, qui, dans la dernière guerre, s'était déclarée pour le prince de Condé (9 janvier 1568), consentait à recevoir le gouverneur du roi, Guy Chabot de Jarnac, mais non les soldats qu'il amenait. Aussi quand Coligny se plaignait des assassinats et des meurtres, la Reine répondait que son fils avait donné l'ordre à ses officiers de faire bonne justice à tous ses sujets sans distinction et que desja l'effect se verroit de sa volunté, si n'eust esté que les armes sont encores plus entre les mains de ceulx qui ne les devroient point avoir que entre les siennes... (août 1568).

Les événements des Pays-Bas tenaient les protestants en alarme. Quand le duc d'Albe y arriva (août 1567), les troubles étaient apaisés. Même les grands seigneurs qui avaient le plus vivement résisté à la politique de Philippe II avaient aidé la gouvernante des Pays-Bas, Marguerite de Parme, à disperser les briseurs d'images. Mais le nouveau gouverneur, après avoir paru disposé à tout accommoder par la douceur, fit arrêter le 9 sept. 1567 et décapiter le 5 juin 1568 les comtes d'Egmont et de Horn, deux des chefs de l'opposition. H réservait le même sort à Guillaume de Nassau, prince d'Orange, qui, plus défiant, s'était mis à l'abri. Une commission, nommée par le Duc, jugea les auteurs et les complices des derniers troubles, et prononça tant de condamnations à mort que le peuple lui donna le surnom de tribunal du sang. Beaucoup d'habitants des Pays-Bas s'enfuirent en Angleterre ; les plus hardis coururent la mer et donnèrent la chasse aux navires espagnols. Le prince d'Orange, réfugié en Allemagne, y levait des soldats pour revenir délivrer ses compatriotes. Les huguenots regardaient, attentifs, au delà des frontières de France. Peut-être le prince de Condé se hâta-t-il de signer la paix de Longjumeau afin d'avoir la liberté d'intervenir en Flandre. Un ancien conjuré d'Amboise, Cocqueville, forma des bandes sur la frontière de Picardie et se prépara à rejoindre le prince d'Orange et son frère, Ludovic de Nassau.

Ces rapports entre les protestants français et les révoltés des Pays-Bas gênaient Catherine. Elle négociait le mariage de Charles IX avec une archiduchesse autrichienne et celui de sa fille, Marguerite, avec le roi de Portugal. Or les cours de Vienne et de Portugal obéissaient si docilement à Philippe II que, pour réussir, il fallait d'abord le gagner. Aussi Catherine y prenait quelque peine. Après que Ludovic de Nassau eut été battu par les Espagnols à Jemmingen (24 juillet 1568), elle donna l'ordre au maréchal de Cossé de disperser les bandes huguenotes qui se disposaient à passer la frontière. Cocqueville fut pris et décapité. Les Élamans[3] et autres sujets du Roi catholique furent livrés au duc d'Albe pour les traicter ainsy qu'ils meritent. Elle ajoutait : Quant aux autres François qui sont prisonniers je trouve bon qu'une partie soient punis comme les autres qui ont esté exécutez et le reste soit envoié aux gallères (5 août 1568). Condé avait publiquement désavoué l'entreprise de Cocqueville.

La tentation dut être grande pour Catherine de traiter les chefs protestants comme le duc d'Albe avait traité les comtes d'Egmont et de Horn. Condé et l'Amiral s'étaient retirés dans le Morvan, l'un près de l'autre, à Noyers et à Tanlay. Les catholiques prétendaient qu'ils guettaient de là la frontière d'Allemagne, d'où les secours pouvaient venir. La Cour faisait surveiller la petite ville de Noyers où le Prince demeurait. Un espion fut pris en train de mesurer la hauteur des murailles. Un autre rapportait que les habitants étaient obligés d'aller de nuyt à la garde tant sur les murailles qu'au corps de garde, de faire la cure des fossés, de nourrir et de payer quatre cents soldats. La messe était interdite ; l'église des faubourgs fut démolie et les bois et le plomb transportés au château. Les soldats y traînèrent aussi deux canons de fonte qui de tout temps avaient appartenu à la ville et tiroient gros comme le poing.

Tavannes, chargé de l'exécution, n'attendait que l'ordre d'agir. Son fils lui prête un beau rôle ; un peu humilié de cette besogne de prévôt et désespérant d'une entreprise filée de quenouille, il aurait à dessein fait tomber entre les mains de Condé des billets qu'il écrivait à la Cour en termes mystérieux et capables d'exciter la défiance et la crainte : Le cerf est aux toiles, la chasse est préparée.

Le Prince et l'Amiral prirent l'alarme. Ils sortirent de Noyers le 23 août (1568), escortés de quelques centaines de soldats et menant avec eux leurs enfants, plusieurs dames et demoiselles, et la princesse de Condé qui était enceinte[4] : retraite périlleuse que les fugitifs, hantés de souvenirs bibliques, assimilaient à l'exode des Hébreux hors de la Terre d'Égypte. Lorsqu'ils eurent franchi la Loire, à un endroit où les eaux du fleuve semblaient s'être miraculeusement abaissées pour leur livrer passage, ils tombèrent à genoux et entonnèrent le cantique : Israël au sortir d'Égypte.

Ils se dirigèrent vers la Rochelle. Leur troupe se grossissait des huguenots qui quittaient les villes et les villages pour se joindre à eux ; un monde de charrettes et de chariots suivait. L'escorte inaugurait les fureurs de cette troisième guerre civile par le vol, le viol, le pillage, et se vengeait cruellement des meurtres commis par les catholiques. A quelques uns mesmes de ces bestes brutes (qui n'avoyent d'homme que la face), dit l'historien huguenot, La Popelinière, le Prince et l'Amiral (notable exemple de justice guerrière) firent sur le champ avancer la mort en leur présence. Ce qui rendit l'insolence du soldat, sinon plus rare, du moins plus secrette....

La troupe entra à la Rochelle le 19 septembre. Des Gascons et des Provençaux y étaient déjà cantonnés. D'Andelot, qui amenait les renforts de Normandie et de Bretagne, avait été surpris sur les digues de la Loire près d'Angers par Martigues, lieutenant général du roi en Bretagne ; il perdit une bonne partie de sa troupe, mais passa. Jeanne d'Albret et son fils Henri arrivèrent avec les contingents gascons. Jeanne d'Albret animait le parti de son zèle et le soutenait de son énergie. Les ardeurs de son âme, que l'infidélité de son mari avait laissées sans emploi, s'étaient tournées en attachement passionné pour la Réforme, et en haine pour le catholicisme qu'elle rendait responsable de tous ses malheurs. Elle détestait les Guise avec fureur ; elle les croyait coupables de tels crimes qu'elle ne pensait pas pouvoir, quoi qu'elle inventât, les calomnier. Le manifeste qu'elle publia[5] pour justifier la prise d'armes est entremêlé de contes ridicules, celui, par exemple, d'une petite chienne qu'elle trouva pelotant dans sa chambre, à la Cour, une lettre perdue, qui prouvait l'étroite intelligence des Guise avec Philippe II et leur haine contre les huguenots. Mais si elle choque par l'injustice de sa passion, elle est admirable par la constance dans le dévouement et dans l'effort, par l'amour de la lutte, par la rigidité des convictions, par tout un ensemble de qualités et de vertus viriles, qui force le respect plus qu'il n'inspire la sympathie.

 

II. — SUCCÈS DU DUC D'ANJOU.

LES protestants entrèrent en campagne pour élargir le cercle autour de la Rochelle ; ils occupèrent Saint-Maixent, Fontenoy, Niort, Saint-Jean-d'Angély, Pons, Saintes, Cognac, la Saintonge et presque tout le Poitou. La Cour était encore une fois surprise par les événements. Coligny, comparant ces succès du désespoir aux maux qu'une plus longue patience aurait amenés, répétait après Thémistocle : Nous estions perdus si nous n'eussions esté perdus.

Les chefs protestants se concentrèrent dans l'Ouest où la plus grande partie de la noblesse tenait pour la Réforme. Orléans, leur ancienne place d'armes, avait l'avantage d'être au centre du royaume et près de Paris. Mais la Rochelle était en communication avec l'Angleterre. Les fies de Ré et d'Oléron lui servaient de boulevards et d'avant-ports ; Saint-Jean-d'Angély, Niort et les places de la Charente la gardaient du côté de la terre. C'était une Vendée huguenote avec tee ouverture sur, la mer.

Le Midi protestant fit un prodigieux effort pour soutenir la cause. Des troupes sortirent du Dauphiné, de la Provence et du Languedoc en si grand nombre qu'elles semblaient, disaient leurs colonels à La Noue, un peuple en quête d'une nouvelle habitation. Sous la conduite de Mouvans et de Jacques d'Acier, vingt-cinq mille hommes s'acheminèrent vers le Poitou. Pendant que le gros de l'armée royale s'assemblait sur la Loire, un Bourbon catholique, le duc de Montpensier, avec quelques milliers d'hommes, manœuvrait en avant de Poitiers ; il alla à la rencontre de l'armée du Midi, et surprit deux régiments logés loin du corps de bataille. Mouvans, qui les commandait, fut tué. Les paysans périgourdins assommèrent, avec délices, les fuyards huguenots (30 octobre 1568).

Cet échec était sans importance ; d'Acier amena ses forces presque intactes à Coligny et à Condé. Ceux-ci étaient maintenant en état de tenir tête au duc d'Anjou qui, avec l'armée royale, avait rejoint le duc de Montpensier. Mais l'hiver était venu. Après quelques escarmouches, on attendit la saison des batailles.

Au printemps, les deux armées se retrouvèrent en présence le long de la Charente. Condé et Coligny avaient l'intention d'aller joindre dans le Quercy une armée qu'avaient réunie les sept capitaines protestants, dits les sept vicomtes. Mais le duc d'Anjou, posté sur la rive gauche de la Charente, surveillait leurs mouvements. Aussi, bien qu'ils occupassent les villes, d'Angoulême à la mer, ils n'osaient s'aventurer au delà du fleuve et se contentaient de garder les passages. Tavannes, qui était le véritable chef de l'armée royale, se saisit du pont de Châteauneuf et apparut au matin sur la rive droite. Condé, avec le corps de bataille, était à Jarnac ; l'infanterie, une ou deux lieues plus loin vers le Nord ; Coligny, avec l'avant-garde, occupait Bassac près de Châteauneuf. Au lieu de se rabattre rapidement sur Condé, il perdit quelques heures à rallier ses coureurs et fut contraint d'accepter le combat dans des conditions désavantageuses. Averti du danger de Coligny, Condé accourut avec trois cents cavaliers ; il chargea d'un élan si furieux qu'il rompit les premiers escadrons ennemis. Mais sa petite troupe fut prise en flanc par deux mille reîtres et par huit cents lances d'ordonnance. Le Prince tomba de cheval et se cassa la jambe. Il venait de se rendre à deux gentilshommes qui lui avaient promis la vie sauve quand les gardes du duc d'Anjou survinrent. Leur capitaine, Montesquiou, reconnut. le prisonnier et lui cassa la tête d'un coup de pistolet (13 mars 1569). D'autres capitaines protestants furent égorgés après la bataille.

Coligny parvint à s'échapper ; il rejoignit son infanterie qui restait intacte. Dans ce pays coupé de cours d'eau et de fossés, et où les places fortes tenaient pour la Réforme, il pouvait faire tête à l'ennemi. Les trompettes de l'armée huguenote continuèrent à sonner leurs airs de bravade : Papaux ! Papaux ! Papaux ! Les vainqueurs n'osèrent pas avancer et ne surent même pas prendre Jarnac.

Jeanne d'Albret vint présenter aux soldats le jeune prince de Condé, fils du héros mort, et son propre fils, Henri de Navarre, âgés l'un de quinze et l'autre de seize ans, qui furent reconnus comme chefs de l'armée et du parti : ils n'étaient en réalité que les pages de Monsieur l'Amiral. Mais leur présence dans l'armée huguenote donnait une sorte de légitimité à la révolte, en opposant au Roi, abusé par des conseillers pervers, les princes du sang défenseurs de l'État et de la couronne et protecteurs du roi contre le roi même.

Les huguenots attendaient des secours d'Allemagne et des Pays-Bas. Au mois d'août 1568, Louis de Bourbon, Coligny et Guillaume de Nassau, prince d'Orange, s'étaient promis par traité secret de s'aider, favoriser et secourir l'ung à l'aultre de tout ce que despendra de leurs puissances et forces. Cette alliance devait être si étroite que quand il plairoit à Dieu favoriser l'ung ou l'aultre pals en luy donnant entière liberté de conscience... pour ceste occasion ceulx qui seront si heureulx, ne laisseront de secourir l'autre partye comme si ils estoyent en la mesme peine. Pendant que Condé et Coligny se retiraient à la Rochelle, le prince d'Orange avait armé pour envahir les Pays-Bas. Il y était entré en septembre 1568, mais il n'y avait rien su faire. En novembre, il passa la frontière française et l'on pouvait se demander s'il allait tenter de rejoindre en Poitou l'armée des Princes. A ce moment, le gros des forces royales était engagé dans l'Ouest. Catherine négocia. Le maréchal de Cossé fit dire à Guillaume que le Roi serait content de lui accorder le libre passage pour retourner en Allemagne avec toute la seureté qui se peult donner... et quant et quant de lui faire dresser étapes pour jeter la dite armée hors de nécessité par la pitié qu'il en a. En ce faisant il acquerrait sa bonne grâce et amitié. Malgré les réclamations de l'ambassadeur d'Espagne, Catherine fournissait à Guillaume de l'argent et des vivres. Un Allemand entré au service de la France, Schomberg, travaillait les soldats et les capitaines, furieux de ne pas toucher de solde. Le Prince fut contraint de licencier ses troupes et de se retirer au delà de la Moselle (13 janvier 1569).

Ce premier péril écarté, il s'agissait de barrer la route à l'armée que les protestants d'Allemagne envoyaient au secours de leurs coreligionnaires français. Catherine avait quitté Paris (janvier 1569) et s'était rendue en Lorraine pour être plus près de la frontière. C'est de Metz qu'elle reçut la nouvelle de la victoire de Jarnac. Pendant que les Allemands se rassemblaient sous les ordres du duc des Deux-Ponts, Wolfgang de Bavière, elle eut le temps de réunir des forces, mais elle les fit commander par deux chefs qui ne s'accordaient pas, le duc de Nemours et le duc d'Aumale. Tandis qu'ils attendaient les envahisseurs sur la Meuse, Wolfgang prit par le comté de Montbéliard et la Franche-Comté et entra en Bourgogne. Il prit et pilla Beaune, passa la Loire à la Charité et s'avança à travers le Berry et la Marche. Il mourut (11 juin) la veille du jour où les huguenots et les étrangers firent leur jonction à Saint-Yrieix.

Maintenant les catholiques et les protestants avaient des forces à peu près égales. Le duc d'Anjou, qui s'était retranché sur des hauteurs à la Roche-Abeille (près de Saint-Yrieix), avait laissé deux régiments de gens de pied campés dans un vallon (25 juin). Coligny se jeta sur cette troupe isolée et l'accabla ; Strozzi, colonel général de l'infanterie française, fut pris. Les vainqueurs firent peu de prisonniers et menèrent les basses mains. C'était la vengeance de Jarnac. De l'aveu de d'Aubigné, les réformés, pour ne pas être en reste avec les catholiques, se conduisirent pendant cette troisième guerre civile en diables encharnez (incarnés). Coligny, qui pourtant n'était pas impiteux, fit massacrer les paysans périgourdins par centaines en représailles du meurtre des compagnons de Mouvans. En un chasteau de la Chapelle-Faucher,... il en fut tué de sang-froid, dans une salle, deux cent soixante...

Coligny aurait voulu marcher au Nord, s'emparer de Saumur et, par delà la Loire, reporter la guerre dans la région de Paris. Mais ses reîtres allemands rêvaient d'un bon pillage et l'obligèrent à s'arrêter devant Poitiers, quoiqu'il sût bien que ces sièges de grandes villes étaient le tombeau des armées (24 juillet). Le jeune duc de Guise, Henri de Lorraine, qui faisait ses premières armes, se jeta dans la place. Poitiers est sur un promontoire contourné par le Clain. Pour se couvrir d'un plus large fossé, les assiégés firent refluer les eaux de la rivière dans les prairies. Des remparts, ils demandaient aux protestants si sur cette mer-là leur amiral n'avait point de pouvoir.

Une attaque du duc d'Anjou sur Châtellerault fournit à Coligny l'occasion de lever le siège (7 sept.). Il alla offrir la bataille aux catholiques qui la refusèrent, et fut contraint de l'accepter à Moncontour (3 octobre) dans le même état de désarroi qu'à Bassac. Averti que Tavannes survenait, il avait mis sa cavalerie en retraite et se serait dérobé si les auxiliaires allemands n'avaient perdu quelques heures à réclamer leur solde. II fallut combattre. Coligny, dans une charge à la Condé, fut blessé au visage d'un coup de pistolet et forcé de quitter le champ de bataille. La cavalerie s'enfuit ; les lansquenets abandonnés demandaient grâce. Mais les Suisses de l'armée catholique les massacrèrent. Beaucoup de prisonniers furent égorgés. C'étaient les représailles de la Roche-Abeille.

La Reine crut les protestants abattus. Elle se déclarait heureuse que Dieu aye fayst la Brase à son fils d'estre instrument d'un si grand œuvre. Charles IX ne partageait pas sa joie. Ce roi de dix-neuf ans, que sa mère tenait à l'écart du gouvernement et des batailles, montra quelque humeur du succès de Moncontour. Jaloux de son frère, il se rendit à l'armée pour recueillir sa part de gloire. Tavannes voulait poursuivre les vaincus et les anéantir ; les courtisans du duc d'Anjou firent prévaloir l'avis d'enlever une à une les places fortes qui faisaient une ceinture à la Rochelle. Niort fut pris, mais Saint-Jean-d'Angély résista. L'Amiral se déroba derrière la Charente et se dirigea vers le sud à la recherche des Vicomtes.

L'armée royale se ruinait sous les murs de Saint-Jean-d'Angély. Après un mois et demi de siège, il fallut accorder la capitulation la plus honorable (16 oct.-2 déc.). Tout l'avantage de Moncontour était perdu.

L'énergie de la défense, l'inutilité des victoires ramenèrent Catherine aux idées de paix. Castelnau-Mauvissière fut chargé d'aller négocier à la Rochelle avec Jeanne d'Albret. La Reine-mère en voulait aux Espagnols qui ne lui envoyaient aucun secours, et plus encore à Philippe II qui, veuf de sa fille Élisabeth, morte le 3 octobre 1568, refusait d'épouser une autre de ses filles, Marguerite. Même il prétendait prendre pour lui lainée des archiduchesses autrichiennes qu'elle destinait à Charles IX. Aussi inclinait-elle à donner la paix aux huguenots s'ils acceptaient les conditions qu'elle y mettait. Comme elle ne voulait accorder que la liberté de conscience, sans aucun exercice du culte, la guerre continua.

 

III. — LA MARCHE DE COLIGNY.

AVEC quelques milliers d'hommes, qui semaient sur les routes leurs chevaux efflanqués, Coligny était parti de Saintes le 16 octobre pour gagner les bords de la Garonne. Il y donnait rendez-vous aux Vicomtes, qui dominaient dans le Quercy et le Rouergue, et à Montgomery, qui venait de détruire le parti catholique dans le Béarn. Il prit le château d'Aiguillon, au confluent du Lot et de la Garonne, et marcha vers Montauban, où les Vicomtes l'avaient devancé et où il attendit Montgomery ; ils passèrent l'hiver de 1569 à se refaire.

Les chefs catholiques qui devaient lui tenir tête ne s'entendaient pas. Damville, gouverneur du Languedoc, refusa de se joindre à Monluc pour écraser l'Amiral avant sa jonction avec les renforts du Béarn. Tous deux s'accusaient de mauvaise volonté, pendant que Coligny dévastait le Toulousain. L'Amiral avait fait une liste des magistrats et des bourgeois de Toulouse, qui s'étaient signalés contre les fidèles ; leurs maisons de campagne furent brûlées, les meubles donnés en proie au soldat. Sur les ruines, les huguenots écrivirent : Justice de Rapin.

L'Amiral résolut de continuer sa course à travers le Midi jusqu'au Rhône et de se diriger ensuite vers le Nord, renforcé, au passage, par les contingents-du Languedoc, des Cévennes, de la Provence et du Dauphiné. En mars 1570, il était devant Carcassonne, qu'il n'attaqua point, mais il pilla le pays autour de Narbonne et ses détachements franchirent la frontière du Roussillon pour montrer à Philippe II que tous les huguenots n'étaient pas morts. L'armée protestante brûla les villages autour de Montpellier, s'arrêta un moment à Nîmes, une des capitales de la Réforme, pour reprendre haleine, repartit le 16 avril et s'avança par la rive droite du Rhône, harcelée par les garnisons royales, souvent battue, toujours incendiant et pillant, poussée par les attaques dans une sorte de déroute en avant. Montbrun, qui commandait l'avant-garde, avait passé le Rhône au Pouzin pour aller chercher sur la rive gauche, en Dauphiné, des renforts qui ne vinrent point. La troupe vagabonde traversa tout le Vivarais et arriva à Saint-Étienne où Coligny s'alita, gravement malade. C'est là que le rejoignirent les envoyés du roi, Biron et Malassise, chargés de négocier la paix. Ils continuaient à offrir la liberté de conscience sans la liberté de culte. Un moment, ils purent croire qu'ils dicteraient la loi. Si Coligny venait à mourir, déclaraient-ils, son armée serait trop heureuse de se rendre à discrétion.

Coligny guéri réclama la liberté du culte. Pendant que Biron et Malassise portaient à Catherine son ultimatum, il reprenait sa course. Il n'avait plus d'artillerie et, pour marcher plus vite, fit monter ses arquebusiers sur de petits bidets. Il pilla, au passage, l'abbaye de Cluny (18 juin), incendia celle de la Ferté-sur-Grosne (20 juin), ravagea les environs de Chalon, et au moment où il se cantonnait à Arnay-le-Duc, vit déboucher l'armée royale.

Elle était commandée par le maréchal de Cossé et comptait environ 13.000 hommes. Protestants et catholiques, établis sur deux hauteurs, se faisaient face par-dessus un vallon où courait un ruisseau. Coligny se retrancha, le long du ruisseau, dans un moulin. Cossé ne put forcer ce premier obstacle (27 juin). Mais l'Amiral était trop faible pour attaquer. Dans la nuit du 28 au 29, il se déroba, et, le 4 juillet, arriva à la Charité. Il pouvait tirer de cette ville, de Sancerre et de Vézelay des soldats et des canons, et lutter avec le maréchal de Cossé à armes égales.

La Rochelle soutenait, dans l'Ouest, la fortune du parti protestant. Cette ville, venue une des dernières à la Réforme, avait un esprit d'entreprise que l'usage des libertés municipales avait développé et que la passion religieuse surexcita. Le droit des gens, très vague à cette époque, laissait sur mer le champ libre à tous les aventuriers. Les Rochelais organisèrent la grande flibuste contre les vaisseaux des puissances catholiques français, espagnols, italiens. Leur gouverneur, La Noue, délivrait des lettres de marque. Les prises furent si considérables que l'Amirauté toucha pour sa part (elle prélevait un dixième) trois cent mille livres. Les huguenots agissaient de concert avec les gueux de mer, comme on appelait les pirates des Pays-Bas. Des corsaires, comme Jacques Sore, allaient attendre au large des Açores les navires espagnols, qui revenaient d'Amérique chargés d'or et d'argent[6].

Sur terre, La Noue avait pris Marans, Luçon, les Sables-d'Olonne. Puy-Gaillard, qui commandait les catholiques, surpris près de Luçon, perdit deux beaux régiments d'infanterie (15 juin). Après cette victoire, Niort, Brouage et Saintes se rendirent ; Puy-Gaillard alla s'enfermer dans Saint-Jean-d'Angély.

Catherine voyait se relever dans l'Ouest, en Provence, en Dauphiné, en Languedoc et en Béarn, un parti qu'elle avait cru anéanti. Sa politique matrimoniale ne lui réussissait pas mieux que la guerre. Philippe II avait réglé à son gré, comme chef de la maison des Habsbourg, la question des mariages. Il avait pris pour lui l'aînée des archiduchesses et laissé la cadette à Charles IX. Même, pour bien marquer la différence des rangs, le contrat de mariage du roi de France n'avait été signé qu'un quart d'heure après celui du roi d'Espagne. La Reine-mère croyait aussi que Philippe II avait empêché le mariage de sa fille, Marguerite de Valois, avec le roi de Portugal. Et voilà que Marguerite prêtait l'oreille aux galanteries du jeune duc de Guise. Peut-être le cardinal de Lorraine rêvait-il de marier son neveu avec la sœur de Charles IX. L'outrecuidance des Lorrains exaspéra Catherine. Marguerite fut rudement traitée. Un matin, le Roi et sa mère la firent venir ; ils se jetèrent sur elle, la battirent, déchirèrent ses vêtements. Charles IX voulait faire tuer le duc de Guise, qui fut obligé de déclarer son mariage prochain avec Catherine de Clèves. Le Cardinal quitta la cour. Le crédit des chefs du catholicisme intransigeant était ruiné.

Le 14 juillet, un armistice était conclu avec les protestants et deux semaines après la paix était faite. L'Édit de pacification de Saint-Germain accorda aux Réformés la liberté de conscience dans tout le royaume, et l'exercice public de leur culte dans tous les lieux où il s'était pratiqué avant la guerre, dans les faubourgs de deux villes par gouvernement, et dans les demeures des seigneurs hauts-justiciers. Les protestants obtinrent pour deux ans quatre villes de sûreté, la Rochelle, Montauban, la Charité et Cognac. Le Roi avouait pour ses bons parents et amis le prince d'Orange, Ludovic de Nassau, ces sujets rebelles de Philippe II, qui avaient soutenu à main armée leurs coreligionnaires français. Le vent avait tourné, l'alliance espagnole et la cause catholique étaient compromises. Le duc d'Anjou lui-même promit de maintenir la paix de Saint-Germain.

 

 

 



[1] SOURCES : Lettres de Catherine de Médicis, III. Mémoires et Poésies de Jeanne d'Albret, éd. de Ruble, 1893. Teulet, Correspondance diplomatique de Bertrand de Salignac de la Motte-Fénelon, ambassadeur de France en Angleterre de 1568 à 1575, 1810, I-III. Pouliot, Correspondance du cardinal de Granvelle (1565-1586), faisant suite aux Papiers d'État du cardinal Granvelle, III, 1881. Collection de chroniques belges inédites. Groen van Prinsterer, Correspondance inédite de la maison d'Orange-Nassau, 1836, III. Relation de la bataille de Jarnac et Relation des choses notées en ce voyage que j'ai fait en France au camp du duc d'Anjou, Monuments historiques inédits, publ. par Champollion-Figeac, IV, Coll. Doc. inédits. La Noue, Discours politiques et militaires, 1587. Mémoires de Gaspard de Saulx, seigneur de Tavannes, M. et P., 1re série, VIII ; de Castelnau-Mauvissière, le Laboureur, I et II ; de Monluc, S. H. F., III et IV ; de Claude Haton, S. H. F., II ; de Mergey, M. et P., IX. Jean de Serres, Mémoires de la troisième guerre civile, 1568-1569, 1571. Bordenave, Histoire du Béarn et de la Navarre, de 1517 à 1572, publiée par Paul Raymond, S. H. F., 1873. [La Popelinière], La Vraye et Entière histoire des troubles et choses mémorables avenues tant en France qu'en Flandre, 1568-1570, La Rochelle, 1573. Amos Barbot, Histoire de la Rochelle, 1199-1575, publiée par Denys d'Aussy, Archives historiques de la Saintonge et de l'Aunis, XVII, 1889. De Thou, Histoire universelle, 1734, V. D'Aubigné, Histoire universelle, S. H. F., III. Davila, Historia delle guerre civili, Paris, 1644, I.

OUVRAGES À CONSULTER : D'Aumale, Princes de Condé, II. Delaborde, Coligny, III. Forneron, Les ducs de Guise, II. Bouillé, Histoire des ducs de Guise, II. Pingaud, Les Saulx-Tavannes, 1876. Segesser, Ludwig Pryffer und Sein Zeit, t. I : Die Schweizer in den drei ersten französischen Religionskriegen, 1563-1570, 1880. A. Waddington, La France et les protestants allemands sous Charles IX et Henri III, Revue historique, 1890, XLII. Léon Merici, Le comte de Montgomery, 1895. Abord, Histoire de la Réforme et de la Ligue dans la ville d'Autun, I, 1855. Renard, Histoire civile, ecclésiastique et littéraire de la ville de Nîmes, éd. de 1875, V.

[2] C'est l'argument exposé par Ronsard dans l'Élégie à Guillaume des Autels. Voir Brunetière, Un épisode de la oie de Ronsard, Revue des Deux-Mondes, 15 mai 1900.

[3] Allemands. Peut-être faut-il lire Flamans.

[4] Françoise-Marie d'Orléans-Longueville, seconde femme de Condé.

[5] Ce manifeste a été réédité par de Ruble, avec des lettres et quelques pièces de poésie, sous le titre assez inexact de Mémoires de Jeanne d'Albret.

[6] Sur la course à la Rochelle, voir Registre de l'Amirauté de Guyenne au siège de la Rochelle (1569-1570), Archives historiques du Poitou, VII, 1878 ; et dans le Bulletin de la Société du protestantisme français, 1854, l'analyse des Ordonnances du Conseil de la Reine de Navarre.