I. — LES DEUX GÉNÉRATIONS. VERS l'époque de la mort de François Ier s'ouvre une nouvelle période dans l'histoire de l'esprit français et de la Renaissance : celle du classicisme. Période très glorieuse, à en juger par les noms qu'on y rencontre : Ronsard, du Bellay, Montaigne, Philibert de l'Orme, Pierre Lescot, Jean Goujon, Germain Pilon. Estienne Pasquier, dans ses Recherches de la France, parle de la grande flotte de poètes que produisit le règne d'Henri II ; s'il ne s'était pas borné aux poètes, s'il avait ajouté les savants et les artistes, il aurait donné la note exacte. Le temps restait favorable à la production des œuvres de l'esprit : les guerres ne pesèrent pas très lourdement sur la France ; le protestantisme ne semblait pas encore un péril ; la noblesse et les corps de l'État étaient soumis ; la monarchie forte, entourée d'une aristocratie amie du luxe. Ce concours de circonstances dura même sous le gouvernement de Charles IX, malgré les premiers troubles des guerres de religion. Quand on étudie l'histoire des idées à partir de 1547, on a d'abord à tenir compte d'un fait. Si délicates que soient toujours les délimitations chronologiques dans le cours naturel des choses, qui ne connaît pas d'interruption, on peut cependant établir qu'avec François Ier disparut une génération presque entière. Marot était mort en 1544 ; Marguerite d'Angoulême allait mourir en 1549, Rabelais vers 1553 ; aux environs de 1550, il survivait bien peu des hommes qui avaient fait l'honneur du précédent règne. Au même moment à peu près entrait en scène le groupe des hommes nouveaux : le Roi d'abord, né en 1519, puis du Bellay, né en 1522, Ronsard, en 1524, Lescot, Philibert de l'Orme, Jean Goujon, entre 1510 et 1520. Ces artistes et ces écrivains étaient tous ardents, pleins de confiance en eux, ambitieux de gloire, portés à dédaigner les hommes et les choses qui les avaient précédés. II. — LE DOGMATISME ANTIQUE ET LE SENTIMENT NATIONAL. CETTE génération parle sans cesse de l'ancienne barbarie ; elle se considère comme née d'un meilleur aage, elle veut tout remettre en sa perfection. Pourtant, son œuvre avait été largement préparée pendant toute la première moitié du XVIe siècle. Seulement, ainsi que nous l'avons dit, les prédécesseurs immédiats avaient agi par sentiment plus que par raisonnement ; les nouveaux venus, au contraire, apportèrent non pas seulement des tendances, mais des doctrines, et formulèrent après coup la théorie des faits accomplis. Avec eux l'idée de la Renaissance se précisa ; elle devint théorique, plus encore, dogmatique, par conséquent exclusive, et les principes qui dirigèrent alors les artistes et les écrivains se ramenèrent à deux : l'imitation voulue et raisonnée de l'antiquité, la rupture avec le moyen âge. Le rapprochement des œuvres et des dates est ici très probant. L'Italien Serlio venait de publier chez nous, en 1545 son Premier Livre d'architecture, où, suivant les expressions de Jean Goujon, étaient assez diligemment escrites et figurées beaucoup de choses selon la règle de Vitruve, et a esté le commencement de mettre tèles doctrines en lumière au royaume. Jean Martin avait fait paraître en 1546 la traduction française du Songe de Polyphile[2], qui avait été pour l'Italie et allait être pour la France la grande école d'antiquité. Enfin, en 1547, Vitruve était pour la première fois traduit en français par ce même Martin, et orné de figures par Jean Goujon, qui avait même écrit une épître explicative au lecteur[3]. L'art se mettait ainsi au service de l'érudition et faisait adhésion formelle aux doctrines venues de la Grèce et de Rome[4]. Et c'est en 1549 que Joachim du Bellay publia, la Deffence et Illustration de la Langue Françoise, qui était, à travers toutes sortes de contradictions, l'apologie de l'antiquité grecque et latine et la condamnation de l'œuvre intellectuelle non seulement du moyen âge, mais aussi de la première renaissance française. Aux théories correspondirent les œuvres : le Louvre fut commencé à la fin de 1546 ; quatre livres d'Odes de Ronsard parurent en 1550 ; la première tragédie française, la Cléopâtre, se joua en 1552[5]. Jamais peut-être on n'avait vu dans l'histoire intellectuelle rien qui donne plus l'idée d'un mouvement d'ensemble. Et des métaphores militaires viennent presque naturellement sous la plume des contemporains. Ce fut, dit Pasquier, une belle guerre que l'on entreprit lors contre l'ignorance.... Je compare cette brigade (la future Pléiade), à ceux qui forment le gros d'une bataille. Le dogmatisme antique allait dominer d'autant plus facilement chez nous que l'esprit de la Renaissance triomphait partout, non seulement en Italie, mais en Allemagne, aux Pays-Bas, même en Angleterre et en Espagne. Ainsi se produisait la rupture avec les habitudes nationales, et l'effort factice pour transporter le génie d'un temps ou d'un pays dans un autre pays et un autre temps. Cependant il se formait ou se développait chez tous une sorte de sentiment patriotique, nouveau dans son expression. En effet les humanistes eux-mêmes glorifiaient la nation française, et jusqu'aux ancêtres gaulois, dont on se plaisait à rappeler la valeur et les triomphes, comme pour prendre une revanche de l'infériorité intellectuelle où l'on pensait qu'ils avaient langui si longtemps[6]. Jamais on n'avait attaché tant de prix à être Français qu'à cette époque où on louait tant les Grecs et les Romains. Du Bellay veut que notre langage hausse la teste et d'un brave sourcil s'égale aux superbes langues grecque et latine ; il s'applaudit d'avoir pénétré jusques au sein de la tant désirée France. Pasquier parle sans cesse de la patrie, et il écrit les Recherches de la France. Philibert de l'Orme a l'ambition de créer la colonne française, le style français. Seulement, ils croyaient tous que l'avenir de l'esprit français était dans l'admiration docile du passé gréco-romain. D'ailleurs il faut ici, comme toujours, se défier de l'uniformité dont les formules générales prétendent recouvrir la diversité des hommes et des choses. Le XVe siècle est une époque où les individus étaient héroïquement trempés. Et les tempéraments individuels, par exemple ceux des Français méridionaux, dont l'entrée en scène est un événement dans notre littérature — Brantôme, du Bartas, Montaigne, Palissy — gardèrent leur très forte originalité. Les artistes ou les écrivains ont donc porté souvent deux hommes en eux : l'homme de la doctrine et l'homme de la réalité, qui ne se sont pas toujours accordés. Enfin, les artistes et surtout les écrivains sont des hommes de toutes classes et de toutes professions : membres du clergé, grands seigneurs, gentilshommes, magistrats, professeurs, médecins, bourgeois ; ils vivent dans la vie générale, les uns exerçant leur profession, les autres employés aux affaires publiques. Cette existence, très active, très agitée parfois, les préserva contre le pédantisme d'une abstraite pédagogie. Ces admirateurs des morts si lointains furent très vivants. En outre, comme les écrivains et les artistes sortirent de l'obscurité où étaient demeurés cachés leurs devanciers, comme ils furent honorés et. célébrés de leur vivant, comme leur histoire fut très souvent contée après leur mort, ils sont des témoins de leur temps, des documents éclairés d'une pleine lumière. De ces considérations préliminaires, que nous allons développer, il résulte que l'histoire de la Renaissance française comporte : une description de la société où les écrivains et les artistes tiennent une si grande place ; l'étude de la formation de la doctrine, celle des œuvres et des hommes. Cette étude ne peut s'arrêter à la mort du roi Henri II. La Renaissance française a son développement propre et original, qui se continue normalement jusque vers les dernières années du XVIe siècle. D'ailleurs, la plupart des écrivains et des artistes de la génération d'Henri II vécurent bien au delà de ce règne, abrégé par un accident ; nous suivrons donc l'histoire du classicisme pendant la seconde moitié du siècle, en prenant pour dates extrêmes la mort de Ronsard (1583), de Montaigne (1592), de Germain Pilon (1590), de Bernard Palissy (1590). |
[1] H. Lemonnier, Les origines de l'art classique en France au XVIe siècle (Rev. universitaire, 1895). Nous donnerons plus loin la bibliographie pour les différentes parties du sujet. Elle est si considérable que, même en se bornant à un choix rigoureux, il est plus clair de la sérier.
[2] Le Songe de Polyphile est une sorte de roman mystique, philosophique et archéologique, publié en Italie en 1499.
[3] P. Marcel, Un vulgarisateur, Jean Martin, 1900.
[4] En 1553 parut la traduction du Traité d'architecture d'Alberti, vrai Vitruve italien du XVe siècle.
[5] On peut noter que, quatre ans auparavant, on avait interdit les Mystères, cette forme théâtrale du moyen âge. Il est vrai que les motifs de l'interdiction étaient surtout religieux, mais la disparition du genre des Mystères faisait la place plus large à la tragédie nouvelle.
[6] On accordait même au moyen âge quelques mérites. Du Bellay reconnaît que, depuis l'antiquité, les esprits des hommes n'ont pas estés si Mardis qu'on vouidrait bien le dire.... Je ne produyrai pour tesmoins (ajoute-t-il) que l'Imprymerie, sœur des Muses et diziesme d'elles, et ceste non moins admirable et pernicieuse foudre d'artillerie, avecques tant d'autres non antiques inventions.
Mais il ne voit pas la grande portée historique de cette observation, et d'ailleurs les conquêtes de l'esprit humain dans cet ordre d'idées comptaient pour peu aux yeux des gens du XVIe siècle, parce que, pour eux, la grandeur d'une civilisation se résumait essentiellement dans sa valeur littéraire et artistique. Or, sur ce point, ils ne pouvaient s'empêcher de considérer leurs prédécesseurs comme des barbares, suivant l'expression du temps.