I. — ESPAGNE ET FRANCE. LORSQUE Charles-Quint eut abdiqué, la situation respective de la France et de la maison d'Autriche se trouva modifiée assez profondément. Philippe II héritait de l'Espagne et des colonies d'Amérique, arrivées alors à leur pleine expansion, des Deux-Siciles et du Milanais, des Pays-Bas, de la Franche-Comté. Époux de Marie Tudor, il pouvait espérer le concours de l'Angleterre, car la reine lui était attachée par un amour très ardent et par la haine que tous deux portaient à la Réforme. N'étant pas Empereur, il ne pouvait disposer des forces, d'ailleurs médiocres, que Charles-Quint avait tirées de l'Allemagne, mais aussi, il n'avait plus à compter avec les difficultés inextricables où son père s'était trouvé engagé pendant tout son règne : protestantisme, libertés germaniques, affaires de Hongrie. Il avait avec son oncle Ferdinand des rapports d'entente diplomatique, mais Ferdinand éprouvait peu de sympathie pour son neveu, qui avait cherché à lui enlever la couronne impériale. La France faisait front aux États de Philippe II par la Guyenne et le Languedoc, par le Piémont, par la Bourgogne, par la Champagne et la Picardie. Les deux puissances se combattirent surtout en Italie et aux Pays-Bas. En Italie, ce fut la suite et la fin de la querelle engagée à l'issue du XVe siècle. Aux Pays-Bas, ce pouvait être la reprise de la politique de Louis XI contre la maison de Bourgogne, mais le gouvernement d'Henri II n'eut jamais que des intentions très vagues ou contradictoires. Avec Philippe II, de nouveaux personnages entraient en scène : Marie Tudor, Emmanuel-Philibert de Savoie, le pape Paul IV, le cardinal Caraffa. Philippe II arrivait au pouvoir à l'âge de vingt-neuf ans. On ne connaissait que peu de chose de lui et l'on ne devinait pas son génie terrible. On le savait seulement hautain, assez peu abordable, encore moins pénétrable. Son âme était dure, ses passions ardentes sous une apparence froide. Prince d'Espagne, il s'était montré laborieux, appliqué ; d'assez bonne heure, il avait affecté de discuter et de juger son père. Il tenait pourtant beaucoup de lui : il préférait la politique aux armes, il était très réfléchi, raisonnait toutes les décisions, mais il n'avait ni sa portée d'esprit, ni sa pondération, ni sa hauteur de vues. Il commença par ne faire que prolonger le règne précédent, car il conserva le même personnel et notamment le cardinal Granvelle. Et puis, tant que l'Empereur vécut (c'est-à-dire jusqu'en 1558), il se sentit encore surveillé et parfois même dirigé. Marie Tudor était vindicative, froidement cruelle, passionnée. Affermie sur le trône seulement depuis le milieu de 1554, elle s'était bien vite abandonnée au fanatisme catholique le plus étroit et le plus sanguinaire. Après avoir « réconcilié l'Angleterre avec le Saint-Siège n, en novembre 1554, elle avait engagé la lutte contre la Réforme : en trois ans, plus de trois cents personnes notables furent suppliciées. A partir de 1556, elle se donna tout entière à la politique de Philippe II. Emmanuel-Philibert de Savoie, fils de Charles III, allait se révéler comme un homme de guerre supérieur. C'était un esprit avisé, très décidé dans ses ambitions, qui étaient simples : il voulait ressaisir la Savoie et le Piémont, qui avaient été enlevés à son père et que celui-ci n'avait pas cessé de réclamer auprès de l'Empereur, en alléguant les liens de vassalité qui les rattachaient à l'Empire. Éconduit par Charles, qui temporisait, repoussé par la France, à qui il avait présenté ses revendications, il ne comptait plus que sur sa valeur militaire pour les recouvrer, non par lui-même, puisqu'il n'avait plus de forces à lui, mais en se mettant au service de Philippe II et en unissant ses intérêts aux siens. Paul IV, élu le 23 mai 1555[1], appartenait à la famille napolitaine des Caraffa. Il avait pratiqué de bonne heure une hostilité ouverte contre Charles, qu'il qualifiait de protecteur des schismatiques et des hérétiques. Pape, il employa les armes spirituelles et temporelles contre Philippe, et d'ailleurs il les employa mal. Avide de gloire, haineux, il eut d'autant plus de hâte d'agir qu'il arrivait au pontificat à près de quatre-vingts ans. Il apportait en tout plus de passions que d'idées, et ses idées mêmes n'étaient pas d'un politique : C'est ung homme, disait Marillac, qui n'entend la conduite des affaires d'Estat qu'en gros, comme philosophe, comme à dire qu'il faut faire l'entreprise de Naples, comme estant la teste des Estats que l'Empereur tient en Italie... que pour n'estre diverti (empêché d'agir), il convient avoir grandes forces en Allemagne et en Toscane. Ce que tout homme de bon sens reconnaîtra juste, ajoutait Marillac, mais le Pape omet de parler des moyens d'exécution, qui sont l'essentiel et le difficile. Carlo Caraffa, neveu de Paul IV, était né en 1517 ou en 1519. A peine son oncle élu pape, il fut promu au cardinalat en 1555. Il faut voir en lui un des derniers condottières italiens, héritiers de l'audace, des talents et des vices des condottières du XVe siècle. Ambitieux, agité, terrible dans ses haines, sans aucun scrupule, il avait commis au moins deux assassinats. Il devint néanmoins tout puissant auprès de son oncle, qui tout d'abord avait été tenté de le renier : Il embrasse et anglobe tout sans qu'on luy ose contredire, écrivait Marillac, et finalement veult tirer seul le principal prouffit du Pape. Et les honneurs, joincts aux imperfections qu'il a de nature, comme d'estre collère, impassiant, incapable d'ouïr homme qui le contredise, lui font espérer... qu'aiant ou par importunité ou par dissimulation gaigné quelque chose, il pourra tousjours en gaigner davantaige. Henri II faisait personne de roi de plus en plus effacé. Ni l'exercice du pouvoir, depuis dix ans, ni l'âge n'avaient donné de force à cet esprit inconsistant, d'énergie à ce tempérament flasque. Il laissait aller les choses, vivant toujours dans son ménage entre sa femme et sa maîtresse, qui continuaient à s'entendre, et partagé dans son gouvernement entre Montmorency et Guise, dont la rivalité allait en s'exaspérant. Le Connétable avait sur ses adversaires l'avantage de tenir Henri II presque en sa main, à la condition de le surveiller sans cesse. Pendant le siège de Metz, il avait fort peu soutenu Guise, et même il avait eu un moment la prétention de lui retirer une partie des troupes de la garnison. Le mauvais vouloir était à peine dissimulé. Aussi le duc écrivait au Roi : Et quoyque puisse dire et protester Monsieur le Connestable, je ne m'amuseray à autre chose qu'à vostre service Je ne puis, Sire, que je ne vous fasse mes plaintes de ce qu'on me tourmente, à présent que je suys empesché à remparer murailles, apporter ici toutes choses nécessaires et requises pour me fortifier contre l'Empereur, que j'attends icy d'heure à heure. D'ailleurs, François avait laissé auprès du Roi son frère, le cardinal de Lorraine, qui faisait très bonne garde. Simon Renard écrit à Philippe II, en 1556, que les haines s'accroissent entre la maison de Guise et Montmorency. Il en note soigneusement les phases et les alternatives. A un moment où le crédit du Connétable est compromis, il écrit : Avertissant Vostre Majesté pour certain que le Connestable ne faict ordonnances quelconques esdictes finances que ne soit approuvée et signée dudit cardinal de Lorraine, estant bridé de ce coustel là, pour ce qu'il y a grand bruit que ledict Connestable ayt fait sa main sur les finances en ces dernières guerres ; aussy a il acquis pour trois cent mil escuz de bien. Montmorency donnait en effet prise sur lui par son avarice ou par ses préoccupations personnelles, auxquelles il subordonnait la politique. En 1556, il était fort irrité des difficultés que rencontrait la mise à rançon de son fils fait prisonnier à Thérouanne et, en 1557, à propos de ce même fils, il ne s'occupera que d'obtenir la rupture du mariage contracté avec Mademoiselle de Piennes. D'autre part, il avait obtenu un premier succès en faisant enlever à François de Guise — le vainqueur de Metz — le commandement de l'armée royale, qu'il reprit en sa qualité de Connétable. Mais cette quasi-disgrâce avait tourné au bénéfice de son rival, après les humiliantes campagnes de 1553 et de 1554, d'autant que François de Guise, qui suivait l'armée comme simple chef d'une compagnie, s'était illustré au combat de Renty, où il eut la chance d'être blessé. Les favoris pratiquaient, tout comme les souverains, la politique des mariages. Le Connétable fait épouser à son fils François Diane, fille légitimée d'Henri II, et plus tard, en 1558, on négociera le mariage d'une petite-fille de la duchesse de Valentinois avec Henri d'Amville. Mais qu'est cela auprès du triomphe des Guise, préparant et accomplissant, en avril 1558, le mariage de leur nièce Marie Stuart avec le Dauphin : le présent et l'avenir assurés et éclatants ! Et les Guise, à mesure qu'ils grandissent, augmentent leurs prétentions. François osera essayer d'enlever au Connétable la charge de Grand-Maître de la maison du Roi. Il n'y réussira pas, mais son frère, le cardinal de Lorraine, fera au même moment destituer de la charge de colonel général de l'infanterie, d'Andelot, parent de Montmorency, en dénonçant au Roi son adhésion à la Réforme. La rupture par la France de la trêve de Vaucelles eut en grande partie pour cause cette opposition d'intérêts privés. Le Connétable tenait pour la paix, puisqu'il l'avait faite, les Guise pour la guerre, puisqu'elle avait été faite sans eux. Ils sentaient en outre que le Roi, sur cette question, était avec eux : Item, le Roy de France, de son naturel, est adonné à guerre et ambition, qu'est poinct notable, écrivait Renard. Il signalait cependant les difficultés qu'il y avait pour Henri II à rompre la paix : disait la noblesse povre et ruinée de la continuation des armes, le peuple si extrêmement foulé qui n'a moïen de respirer, sinon par une longue abstinence de guerre, l'argent ne se trover en France. Rien ne prévalut sur les passions de Cour et de parti. Les Caraffa furent aussi les grands promoteurs de la guerre. En leur qualité de Napolitains, ils haïssaient les Espagnols. Et puis, le Pape voulait faire grand, et son neveu servait ses passions, au profit de ses propres convoitises. Le cardinal vint en France, au mois de juin 1556, avec la dignité de légat a latere ; il fut reçu en grand honneur, usa de toutes ses finesses d'Italien, mit à pro t son autorité de prêtre, et arracha à Montmorency et au Conseil une promesse d'agir en Italie. Coligny lui-même, d'abord hostile, fut gagné et protesta de son désir de servir le Saint-Siège[2]. La France cependant avait toujours peu d'alliés dans la Péninsule. A Naples les Caraffa avaient un parti, mais le parti espagnol était beaucoup plus nombreux et plus décidé ; Cosme de Médicis, à Florence, tenait toujours pour l'Espagne ; Venise restait très ferme dans sa neutralité, qui lui avait valu, depuis près de trente ans, sécurité et prospérité. Contre Philippe se déclarèrent seulement la République de Sienne qui, depuis la prise de la ville par les Espagnols, s'était reconstituée, mais bien précairement, dans la petite ville de Montalcino, et le duc de Ferrare, dont on acquit fort cher l'alliance inutile, car il exigea 100.000 écus pour accepter le titre de capitaine général de la Ligue en formation, titre dont il fit bientôt exercer les fonctions par son gendre François de Guise. Quant au Pape et au Cardinal, ils s'étaient réservé tous les avantages dans le traité conclu avec Henri II. Si Paul IV promettait l'investiture du Milanais pour le second fils du Roi, il laissait à la France toutes les charges de la conquête, y compris celle de la défense du territoire pontifical : il ne fournissait qu'une armée peu nombreuse et recevait de gros subsides. Le gouvernement d'Henri II chercha d'autres alliances, sans grand succès. Il continua à négocier avec les Allemands. En 1557, Ferdinand écrivait à son neveu le roi d'Espagne : J'ai eu grand soin jusqu'à ce jour d'avertir constamment Votre Altesse de toutes les pratiques françaises dans l'Empire.... Malgré toutes ces précautions, j'ai reçu hier des lettres par lesquelles on m'informe que les Français, redoublant de ruse et d'audace, s'étayent d'inventions diaboliques si préjudiciables et si dangereuses que, à moins d'y porter le plus prompt remède, je puis m'attendre à voir l'Allemagne plongée dans des embarras tels que tous mes efforts ne parviendraient point à l'en faire sortir. Il parlait de l'assistance prêtée à Henri II par l'électeur Palatin, et il constatait que le roi de France gagnait du terrain. Mais les Allemands n'avaient plus le même intérêt qu'autrefois à rechercher un accord avec la France : Ferdinand, réduit aux possessions autrichiennes, était un bien mince empereur et il était plus modéré et plus conciliant que son frère. On n'eut pas grand succès avec les Turcs ; ils s'éloignaient de plus en plus de la France ; en France même, il se faisait contre eux ou contre l'alliance un parti d'opposition assez énergique. Dans la guerre de Metz, ils avaient agi de leur côté en Hongrie ; la prise de Tripoli, en 1551, n'avait été qu'un épisode isolé. En 1552, une action concertée des deux flottes était restée à l'état de projet. On verra peu paraître les Ottomans dans la guerre de 1557, et, en 1558, le Roi se plaignait que l'armée turquesque s'en fust retournée, sans vouloir rien faire ny entreprendre, pour mon service ni le bien de mes affaires, malgré les espérances qu'elle avait données. Il constatait amèrement que les Turcs s'étaient bornés à des pillages, et même s'estoient moquez des grans et sumptueux présens qu'ilz ont reçeu en or, argent et autres choses. Bien plus, il ajoutait qu'ils étaient suspects de collusion avec son adversaire le roi d'Espagne. Par contre, les Turcs s'inquiétaient beaucoup, au milieu de l'année 1558, des négociations entre la France et l'Espagne et redoutaient l'accord des deux puissances. Les conditions réciproques étaient changées depuis François Ier. La reprise de la guerre par Henri II était une faute très grave. Outre qu'elle se faisait sans motif avouable, car de la part de l'Espagne, il n'y eut aucun acte de provocation, elle compromettait une situation excellente, puisque, à Vaucelles, la France avait gardé toutes ses conquêtes : il était bien plus utile de les consolider que de les étendre. Et cette extension, les auteurs véritables de la nouvelle politique la cherchaient encore une fois en Italie, au moment cependant où une direction venait d'être indiquée sur l'Est. Enfin, ils engageaient les hostilités presque sans alliés. II. — GUISE EN ITALIE. AU mois de mai 1556, déjà, Simon Renard écrivait que tous les actes des Français démontraient leur intention de recommencer la guerre et leur mauvaise volonté de vivre en paix avec Philippe II. Il notait leurs pratiques en Allemagne et en Angleterre ; toutes ses lettres sont remplies d'avertissements de ce genre. Il raillait amèrement la manière de procéder du Connétable, qui essayait d'échapper à ses demandes pressantes d'explication, qui parloit entre ses dents, mais qui ne pouvait dissimuler qu'on se préparait à soutenir le Pape. Celui-ci, en effet, se laissait de plus en plus entraîner à des démonstrations belliqueuses. En août 1556, le duc d'Albe lui écrivit une lettre très vive, en se plaignant de ses entreprises ; en septembre, il ouvrit les hostilités, s'empara d'Anagni et d'Ostie, menaça Rome et contraignit Paul IV à signer une trêve, le 19 novembre, bien qu'il eût été soutenu par des troupes françaises que commandaient Strozzi et Monluc. Puis le duc de Guise passa les Alpes, dans les derniers jours de décembre, avec une armée de 12.000 piétons, 400 hommes d'armes et 800 chevau-légers. Le Roi avait déclaré que, le Pape n'ayant pas été compris dans la trêve de Vaucelles, à le soutenir, il n'y avait pas rupture. Mais c'était là de ces combinaisons diplomatiques conventionnelles, dont les événements rompaient brutalement la trame. Du reste, la guerre s'engagea en fait dans le nord de la France : dans la nuit du 5 au 6 janvier 1557, Coligny tenta sans succès de surprendre Douai. On bat le tambour sur toutes les frontières de France et les habitants fuient de toutes parts, écrivait le gouverneur de Landrecies ; puis il y eut une accalmie jusqu'au 5 avril, où les Espagnols essayèrent de s'emparer de Rocroy, agression à laquelle Coligny répondit en prenant Lens, le 23 mai. La guerre avait été déclarée officiellement, le 31 janvier 1557. Pendant ce temps, les choses étaient menées en Italie de façon à compromettre la cause française. Guise n'avait pas voulu se borner à attaquer le Milanais, où il eût concerté ses opérations avec l'armée de Piémont, et il avait poussé sur Rome, avec l'idée de conquérir Naples, soit pour un fils d'Henri II, soit peut-être pour lui-même. Le Pape et Caraffa, qui avaient repris les armes, le 1er janvier 1537, l'appelaient avec instance, s'attendant à voir Rome menacée ; on ne parlait que du siège de 1527, et l'on rappelait avec effroi les horreurs du sac. A Rome, le duc de Guise fut comme désemparé au milieu des intrigues italiennes et pontificales, dont il n'avait pas l'expérience. Il se plaignait de la mauvaise foi du Pape et de Caraffa, qui exigeaient de sa part une action offensive et ne lui fournissaient ni l'argent ni les troupes promises. Il y resta un long mois et ne se décida que le 5 avril à marcher sur Naples, mais il ne dépassa pas même Civitella, dont il dut lever le siège, le 15 mai. A partir de ce moment, il ne fit plus qu'une campagne défensive, jusqu'au commencement d'août, date à laquelle il fut rappelé en France par le Connétable[3]. Le 8 septembre, Paul IV traita avec le duc d'Albe. En Navarre, après la mort d'Henri d'Albret, le 29 mai 1555, Antoine de Bourbon avait pris en main le gouvernement, avec sa femme Jeanne d'Albret. Prince français de sang royal, il fut entraîné, par la singularité d'une situation qui faisait en même temps de lui un souverain étranger, à suivre souvent une politique antinationale. Une sorte de fatalité pesait sur les Bourbons ; elle n'est pas autre chose que le prolongement historique, en plein XVIe siècle, du régime du moyen âge, où les États n'étaient pas encore formés. Au cours même des négociations qui avaient abouti à la trêve de Vaucelles, des pourparlers s'étaient engagés d'un côté avec Henri II, qui proposait à Antoine de lui donner des domaines en France, moyennant la cession de la Navarre, de l'autre avec Charles, qui lui offrait la main d'une fille de Ferdinand pour son fils. Philippe II, ensuite, proposa le Milanais à Antoine, en échange des places de la Navarre française. C'était précisément le moment où la trêve de Vaucelles était officiellement dénoncée, en janvier 1537. Les négociations, auxquelles se mêla Charles-Quint, durèrent jusqu'en juillet, et elles eurent pour résultat une invasion du Béarn, qui d'ailleurs fut vite repoussée ; puis elles se rompirent, lorsque Philippe II, vainqueur à Saint-Quentin, ne crut plus avoir besoin d'un allié au Sud. III. — SAINT-QUENTIN ET CALAIS[4]. LE sort de la guerre se décida au nord-est de la France, et non pas en Italie, ni ailleurs. Philippe Il avait obtenu le concours de Marie Tudor, qui déclara la guerre à Henri II, le 7 juin 1557, et il avait réuni aux Pays-Bas plus de soixante mille hommes commandés par Emmanuel-Philibert de Savoie. Après quelques hésitations apparentes, qui trompèrent ses adversaires, Emmanuel-Philibert parut inopinément devant la ville de Saint-Quentin, le 2 août, et en commença l'attaque, le même jour. Saint-Quentin est situé en amphithéâtre sur la rive droite de la Somme et se prolonge sur la rive gauche par le faubourg d'Isle. La ville était entourée de fortifications à la vieille mode, dominées au Nord-Est et au Sud-Ouest par des hauteurs, qui plongeaient sur ses parties basses. En amont et en aval, la rivière se divisait en plusieurs bras et était bordée d'étangs marécageux. La population, de 7 à 8.000 habitants, était énergique, mais trop peu nombreuse pour défendre une ligne d'une lieue de circuit, et Coligny, qui réussit à entrer dans la place, pendant la nuit du 2 au 3 août, n'y amena guère que 300 fantassins et au plus 600 cavaliers. Il organisa la défense avec une grande activité ; il fut cependant obligé d'abandonner le faubourg d'Isle et, dès le premier jour il ne compta pour résister avec succès que sur le secours de l'armée royale. Le Connétable en avait pris le commandement et il était venu s'établir au sud de Saint-Quentin, au village d'Essigny-le-Grand, d'où il communiquait avec Coligny, car la place n'était guère investie que par le Nord et l'Est. Le 9 août, il entreprit d'y faire pénétrer des troupes de renfort, en franchissant la Somme et les marais en aval, au Sud-Ouest. Il suffisait, pour réussir, d'agir très délibérément et très vite, puisque le gros de l'armée espagnole était massé assez loin en amont, dans l'angle formé par les remparts d'un côté et la Somme de l'autre. Mais le Connétable agit avec une maladresse et une inexpérience insignes ; il fit porter en queue de ses troupes les barques destinées au passage de la Somme et des marais, et perdit ainsi beaucoup de temps ; il se borna à faire surveiller par un corps peu nombreux la rive gauche de la Somme, en amont de la ville. Le duc Philibert, averti des opérations qui s'accomplissaient au Sud-Ouest avec tant de lenteur, fit passer la rivière à son armée, puis, par un grand mouvement tournant, la jeta en masse sur les forces du Connétable, dispersées entre Essigny et Saint-Quentin ; il les accabla successivement, presque sans les combattre, les poursuivit jusque vers les murs de La Fère. Ce fut un massacre de quatre à cinq heures. Trois mille morts, quatre à cinq mille blessés, six mille prisonniers, parmi lesquels Montmorency, le maréchal de Saint-André, le duc de Longueville, le duc de Montpensier, le comte de La Rochefoucauld. Quelques jours après, Ambroise Paré vit le champ de bataille couvert de corps morts tous enfondrez par pourriture et desvisagez. La faute du désastre retombait entièrement sur le Connétable. A la nouvelle de la défaite, il y eut en France un moment de grand émoi, et les historiens, après les chroniqueurs, ont répété que si Emmanuel-Philibert et Philippe II, qui vint rejoindre l'armée espagnole, avaient marché sur Paris, la ville fût tombée en leur pouvoir, ou que du moins ils eussent imposé au Roi une paix désastreuse. Il est certain qu'ils perdirent du temps à assiéger jusqu'en septembre des petites places telles que Ham, le Catelet, et que, disposant de 55.000 hommes, ils les employèrent peu. Mais, outre qu'Henri II avait encore des troupes, les opérations de la guerre, au XVIe siècle, étaient presque toujours dominées par des questions d'approvisionnement. Or, Emmanuel-Philibert avait les plus grandes difficultés à nourrir ses troupes, et ces difficultés s'augmenteraient à mesure qu'il avancerait en pays ennemi. Puis, on manquait, comme toujours, d'argent au moins autant que de vivres[5] ; et les soldats, fort mal payés, étaient très peu maniables. Enfin, il sembla impossible d'abandonner le siège de Saint-Quentin, et il fut conduit très lentement. Coligny, jusqu'à la dernière heure, fut admirable ; les fortifications étaient en mauvais état, la garnison peu nombreuse, la population démoralisée par l'échec de l'armée royale. Il résista pendant quinze jours encore. Tout l'effort des ennemis se portait à l'est et au nord-est de la place. Le 15 août, 46 gros canons étaient en batterie contre le rempart de l'est, qui devenait intenable ; les vivres commençaient à manquer dans la ville, où quelques-uns parlaient de se rendre. Coligny expulsa, le 21 août, cinq à six cents malheureux, femmes ou vieillards, qui, repoussés par les ennemis, errèrent désespérément dans les fossés. Il semble bien qu'il ait eu, suivant l'habitude des hommes de guerre, des défiances injustifiées à l'égard de la population civile ; car beaucoup de Saint-Quentinois, et à leur tête le maire, Varlet de Gibercourt, se conduisirent avec la plus grande énergie. Cependant, le 25 août, les troupes de Philippe II étaient maîtresses du fossé à l'Est ; le 26, onze brèches avaient été pratiquées dans les murailles. Lorsqu'Emmanuel-Philibert se résolut, le 27, à l'assaut, Saint-Quentin fut emporté comme par surprise. Un capitaine espagnol ayant forcé une des brèches, prit à dos les défenseurs, qui perdirent pied, et la ville fut submergée en quelques instants par les assaillants. Coligny se rendit, pendant que les Espagnols se répandaient partout, pillant, incendiant, massacrant. Ce furent les scènes horribles des prises de villes, et, malgré les efforts de Philippe II, Saint-Quentin fut en quelques heures ruiné de fond en comble. Henri II, injuste envers les habitants et envers Coligny, car il prétendit que Saint-Quentin avait été faiblement défendu, avait eu du moins le temps de réunir des troupes, de recevoir des soldats suisses, de convoquer les nobles du ban et de l'arrière-ban, et François de Guise, revenu d'Italie en toute hâte, approchait. Paris, d'où les habitants commençaient, dès le 12 août, à se sauver, avait voté 300.000 livres et s'était mis en état de défense. L'advantage que mes ennemys ont eu sur moy, écrivait le Roi, n'est pas si grand que je n'aye bonne espérance, avec l'ayde de Dieu, d'en avoir de brief la revanche. Elle se fit cependant attendre, car, en octobre encore, Philippe II prit Noyon, qui fut incendié avec une telle fureur que pas une maison de la ville ne resta debout. Mais. à la fin du même mois, il avait en face de lui une armée de près de cinquante mille hommes, que Guise vint commander. Et Emmanuel-Philibert ne cessait de lui demander de quoi solder ses troupes : Je suis dans un tel état que je ne sais que devenir. En novembre, il licencia son armée. François de Guise en arrivant à Saint-Germain, le 6 octobre, trouva le champ libre ; le Connétable et les plus hauts seigneurs de France prisonniers, le parti de Montmorency abattu par l'effroyable preuve d'incapacité militaire de son chef, le rôle de Coligny lui-même très discuté. Le désastre de Saint-Quentin avait fait oublier l'échec piteux de la campagne de Naples ; François de Guise était l'homme nécessaire, et le Roi s'empressa de le nommer lieutenant général du royaume, ce qui mettait l'armée, chefs et soldats, à sa discrétion. L'incident de Boulogne, perdu, puis recouvré, avait ramené l'attention sur Calais, depuis deux cents ans au pouvoir des Anglais, et l'idée de reprendre cette ville si française avait été agitée. Brantôme prétend que Coligny fut le premier inventeur de cette entreprise, qu'il avait fait reconnaître les abords de la place en 1556, qu'il avait dressé tous les plans d'attaque. Il ajoute qu'en 1557 ce fut le Roi lui-même qui obligea François de Guise à tenter l'expédition ; que celui-ci, ou par sentiment qu'elle était impossible, ou par la pensée de se faire mieux valoir en cas de succès, résista pendant longtemps[6]. François de Guise eut du moins le mérite de l'exécution. Calais était entouré de sables presque mouvants et de vastes marais ; en hiver la mer en inondait tous les environs, ne laissant accessible qu'une avenue endiguée, dont l'entrée était défendue par deux forts. Mais, précisément parce qu'il considérait la ville comme imprenable, le gouvernement anglais avait l'habitude de n'y conserver, de l'automne au printemps, qu'une garnison de quelques centaines d'hommes. Guise commença les préparatifs dès le commencement de novembre, et, les conduisit avec la méthode, le soin minutieux, l'activité raisonnée, qui étaient les traits caractéristiques de son talent militaire et dont il avait donné les preuves à Metz. Monluc a plaisanté l'habitude qu'il avait d'écrire tous les ordres et. de ne vouloir se fier à aucun secrétaire. Cette minutie mettait partout la clarté et évitait les malentendus : l'expédition contre Calais put être exécutée avec une précision presque géométrique. Le 3i décembre 1557, tous les corps convergèrent vers la ville. Lord Wentworth, qui en était le gouverneur, avait depuis quelque temps le soupçon des projets de Guise, et il avait prévenu Marie Tudor, qui négligea tous les avertissements. Le 1er janvier, le fort de Nieullay fut pris, le fort Risbank investi et enlevé. Alors, on dressa contre la citadelle douze canons amenés de Boulogne par mer. On ne pouvait s'en servir qu'à la marée basse, car ensuite ils étaient recouverts par les eaux. Néanmoins, la citadelle fut enlevée le 4 janvier, et Lord Wentworth, qui n'avait plus que 500 hommes, se rendit, le 6. Immédiatement, le duc se porta contre Guines, où commandait Lord Grey. L'armement, préparé à la dernière extrémité sur les ordres de Marie Tudor, fut retenu dans les ports anglais par les vents contraires, puis dispersé par une tempête ; Guise entrait dans la ville le 8, puis dirigeait contre la citadelle 35 pièces d'artillerie et 12 compagnies de fantassins. Lord Grey, résolu à se défendre jusqu'à l'extrémité, fut trahi par ses soldats qui capitulèrent. Les habitants de Calais et de Guines furent, pour la plupart, expulsés et renvoyés en Angleterre. Le mystère même qui avait entouré les opérations préliminaires, la rapidité de l'exécution, une guerre aussi difficile menée en plein hiver, et surtout le succès éclatant, qui effaçait de l'histoire deux siècles de souvenirs humiliants pour la France, firent de Guise le héros national et populaire. Avec Metz, c'était la patrie agrandie, avec Calais, reconstituée, et ces deux noms s'opposaient glorieusement à celui de Saint-Quentin. Ni le duc ni son frère n'étaient hommes à interrompre le cours de leur fortune. Dès le mois de mai, François reprit la campagne. Il s'empara de Thionville, considérée comme imprenable, et le Roi ne vint à son camp que pour consacrer sa gloire, d'autant plus éclatante que le maréchal de Termes, après avoir pris Dunkerque, se fit battre à Gravelines. Le Roi avait eu de grands besoins d'argent ; pour trouver des ressources, il convoqua non pas des États-généraux, mais une assemblée de notables, où furent appelés les premiers présidents des parlements du royaume, qui formèrent un corps distinct entre la Noblesse et le Tiers. Les notables se réunirent le 7 janvier dans la chambre de Saint-Louis au Palais de Justice. Le 8, les députés des villes apprirent que le Roi demandait trois millions d'écus d'or à emprunter sur trois mille personnes notables. Ils réclamèrent contre une mesure qui leur semblait inquisitoire et obtinrent seulement que le soin de fournir au Roi une partie des trois millions demandés serait remis aux villes. Puis, au moment où ils allaient présenter des doléances, la nouvelle de la prise de Calais emporta toutes les discussions dans un élan d'enthousiasme, et les représentants du Tiers promirent deux millions pour le service du pays. IV. — TRAITÉ DU CATEAU-CAMBRÉSIS[7]. CEPENDANT on songeait des deux parts à la paix. Avant de reprendre la campagne en mai, Guise et son frère s'étaient rendus à Marcoing, où ils avaient rencontré Granvelle, et il parait que, dans cette entrevue, la question de la lutte contre les hérétiques avait été agitée. Toujours est-il que Granvelle avait dénoncé au cardinal les sympathies de d'Andelot pour la Réforme. Montmorency, de sa prison, reprit et chercha à réunir entre ses mains ces trames encore très légères. Les premiers pourparlers de paix furent entamés en septembre par le Connétable et le maréchal de Saint-André, comme lui prisonnier ; ils se poursuivirent officieusement pendant près d'un mois. Le 6 octobre 1558, les plénipotentiaires furent enfin désignés des deux parts ; pour la France, Montmorency, Saint-André, le cardinal de Lorraine ; pour l'Espagne, le duc d'Albe, Guillaume de Nassau, Granvelle. Ils se réunirent à Cercamp, où une trêve fut signée le 17 octobre. Puis on aborda la question de la paix. Les ambassadeurs anglais arrivèrent le 21 octobre[8]. Les principales questions à résoudre étaient celles de la Lorraine, du Piémont et de Calais. On ne traita guère qu'en passant le fait de Metz, Toul et Verdun, quoique Ferdinand eût essayé d'intervenir ; assez vite les ambassadeurs du roi d'Espagne firent bon marché des revendications germaniques : Quant à la restitution des villes de Metz, Toul et Verdun, écrivait Granvelle, nous en avons déjà touché quelque chose à Lille, et je crois que mes collègues seront unanimes pour revenir encore sur ce sujet, s'il est donné suite à la négociation, lors même qu'on n'obtiendrait rien. Cela voulait bien dire qu'on agissait surtout pour la forme. Ferdinand cherchait appui dans la Diète alors réunie à Augsbourg ; il disait que les sacrifices consentis déjà par les ambassadeurs français, au cours des négociations, démontraient que la situation du roi de France était, difficile ; il ajoutait que la France, ayant renoncé à l'Italie, comme elle allait le faire, pourrait porter ses efforts du côté du Rhin. Le gouvernement d'Henri II eut un moment quelques inquiétudes, et Marillac fut chargé d'agir auprès de la Diète ; il n'eut pas beaucoup de peine à la ramener. C'est qu'en réalité l'Allemagne était hors d'état d'entreprendre une offensive quelconque. De même que les affaires de Metz, celles de Navarre furent réglées par prétérition, car le cardinal de Lorraine fit savoir confidentiellement qu'on n'y insisterait point. Même la restitution de la Savoie et du Piémont fut assez vite acceptée par les ambassadeurs d'Henri II, moyennant le mariage de Marguerite, fille de François Ier, avec Emmanuel-Philibert ; les termes de la combinaison étaient déjà indiqués dans une note qu'ils remirent en octobre. Ce fut à propos de Calais que les divergences éclatèrent le plus vivement. Le 2 décembre, Granvelle écrivait que les Français ne prenaient pas le chemin de la paix et que leur conduite envers les Anglais était dérésonnable. La mort de Marie Tudor, qui survint, le 17 novembre, et l'avènement d'Élisabeth favorisèrent les prétentions des plénipotentiaires et, comme disait Granvelle, les projets sinistres à l'égard du royaume d'Angleterre. Du reste, Philippe II était assez peu disposé à soutenir les revendications britanniques. Je dois vous dire, écrivait-il à Granvelle, en février 1559, qu'il m'est de toute impossibilité de continuer la guerre ; j'ai déjà dépensé un million deux cent mille ducats que j'ai tirés d'Espagne, et j'ai besoin d'un autre million d'ici au mois de mars prochain.... La situation me semble tellement grave que je dois en venir à un arrangement. Que l'on ne rompe en aucune manière les négociations entamées. Granvelle, tout en affectant de tenir bon pour les Anglais, se désintéressait de la question. Il constatait que les François sont meilleurs advocats de mauvaises causes que les Anglois deffendeurs de la leur bonne et il ajoutait : S'ilz treuvent moyen entre eulx (Anglais et Français) de s'accorder, c'est le chemin à ce que nous désirons, qu'est la paix ; si les François laissent Calais, tant mieulx. Si les Anglois euh-mêmes et sans nostre persuasion le laissent, c'est au moins mal pour, comme qu'il soit, parvenir à la dicte paix. Il fallut plus de cinq mois de négociations pour arriver à la conclusion. Dans l'intervalle, les plénipotentiaires s'étaient transportés de Cercamp au Cateau-Cambrésis, dont le traité définitif, signé le 2 et 3 avril 1559, prit le nom. Le grand moyen de la diplomatie fut encore une fois celui des mariages princiers. Quand on eut décidé qu'Élisabeth, fille d'Henri II, épouserait Philippe II, et Marguerite, fille de François Ier, Emmanuel-Philibert, l'attitude des plénipotentiaires espagnols devint beaucoup moins rêche et hautaine. La France rendait ou renonçait à revendiquer : au Sud, la Savoie, le Piémont, le Bugey, la Bresse, le Montferrat, la Corse, le Milanais ; au Nord, Marienbourg, Thionville, Damvillers, Montmédy. A ce prix, elle conservait, mais seulement en gage, Turin, Chieti, Pignerol, Chivasso et Villeneuve d'Asti ; elle recouvrait. Saint-Quentin, Ham, le Catelet, Thérouanne. Elle gardait Calais pour un terme de huit ans, avec alternative de restituer ensuite la ville ou de payer cinq cent mille écus. De Metz, de Toul et de Verdun, il n'était pas question, l'Empire n'intervenant pas au traité. Aucun acte diplomatique peut-être n'a soulevé plus de controverses que le traité du Cateau-Cambrésis. On a cité maintes fois le passage de Monluc et celui de Brantôme : En une heure, et par un trait de plume, fallut tout rendre, et souiller et noircir toutes nos belles victoires passées, de trois ou quatre gouttes d'encre. En France, parmi les protestations contre le traité, la plus énergique peut-être fut celle du maréchal de Brissac, gouverneur du Piémont, qui, encore à la fin de mai, refusait presque de l'exécuter. Le Roi est le maitre, lui écrivait Montmorency ; le mieux que vous sçauriez faire.... est de ne plus différer ni dissimuler ce que vous devez faire pour obéir et satisfaire à ce qu'il vous commande, car.... il y va de la réputation dudit Seigneur. Brissac ne se résigna qu'à la dernière extrémité. A l'étranger aussi, l'impression fut mauvaise. Marillac écrivait d'Allemagne qu'on était fort esbahy du traité, et il sollicitait son rappel. A Rome, vif mécontentement, peu justifié d'ailleurs, puisque le Pape avait si mal soutenu la France. Pour discuter sainement la question, il faut distinguer le rôle des ambassadeurs français et le traité lui-même. Les représentants d'Henri II s'entendaient mal entre eux et, une fois de plus, les affaires générales furent à la merci de la rivalité de Montmorency et des Guise. François et le cardinal de Lorraine n'étaient pas éloignés de continuer la guerre ; en tout cas, ils voulaient qu'on tint les Espagnols un peu plus serrés. Montmorency, au contraire, se prononça, dès le premier jour, pour la paix, et il fit toutes les avances. On le lui reprocha vivement. Il est certain que sa condition de prisonnier des
Espagnols le mettait à leur discrétion et qu'il obtint d'eux d'être relâché
au prix de deux cent mille écus, au lieu de trois cent mille qu'on avait
d'abord exigés. Or, le Roi lui-même, dans l'exagération de son affection, le
poussait à traiter et se mettait en opposition avec les Guise, sans oser
d'ailleurs faire connaitre ouvertement sa volonté. Mon
amy.... je vous assure que M. de Guyse ne
desire la pays, me remonstrant que j'é plus de moyens de faire la guerre que
je n'us jamés et que je n'an saroys tant perdre, faisant la guerre, que j'en
rans, sy vous venés d'accort (ces mots
sont la condamnation du Roi et du Connétable)... Faytes ce que vous pourés afin que nous ayons la pays ; et
ne monterés séte lestre qu'au Maréchal Saynt André et la brulés après. Ledit
personnage que je vous nomme dans ma lectre a dyst icy à quelquun que, tant
que la guerre durera, pas ung de vous ne sortirés jamés de prison et, pour
ce, pansési, comme chose qui vous touche. Diane n'était pas en reste :
J'ay espérance que vous porterés cet heur que nous
aurons quelque bonne pays[9]. D'autre part, le Connétable, peu habitué à la contradiction, irrité des bruits qui couraient sur son compte, manqua de suite dans les idées ; il se montra tout d'un coup exigeant à outrance, irascible à tout propos, si bien qu'après l'avoir accusé d'être trop disposé à la paix, on l'accusait d'y mettre trop d'obstacles. Ces voltefaces rendaient la diplomatie française assez incohérente. De leur côté, les Guise contrecarrèrent plus d'une fois les efforts de leurs collègues, lorsque, par exemple, le cardinal de Lorraine faisait savoir confidentiellement au duc d'Albe qu'on n'insisterait pas sur les droits des Albret à la Navarre. Le seul point sur lequel les ambassadeurs restèrent irréductibles, ce fut la restitution de Calais que, pas un moment, ils ne voulurent même laisser discuter. Mais était-il nécessaire de traiter, et le traité en lui-même, abstraction faite des incohérences de la diplomatie, était-il déplorable ou avantageux ? On doit reconnaître que l'opinion publique demandait la paix (les États convoqués en 1558 avaient sollicité le Roi de la signer) ; que le pays avait fait de très lourds sacrifices et que la situation financière était difficile ; que l'armée avait été désorganisée en grande partie par la défaite de Saint-Quentin, et qu'à la veille même de l'ouverture des conférences, de Termes avait encore été vaincu à Gravelines. Enfin, il y avait quelque intérêt pour la France à ce que les plus hauts seigneurs du royaume et le chef reconnu du gouvernement ne fussent pas éloignés d'elle et maintenus en état de captivité. Seulement Philippe II était dans une situation au moins aussi difficile que son adversaire : il n'avait plus d'argent, il se déclarait incapable de poursuivre la lutte ; il avait à se préoccuper de rétablir l'ordre dans ses États d'Espagne ; il sentait que les Pays-Bas étaient à surveiller. D'ailleurs, il était fort peu belliqueux. De tout cela, on pouvait tirer parti ; les plénipotentiaires français n'en tinrent qu'insuffisamment compte. Ce qui apparaît surtout, c'est qu'ils firent toutes les concessions à Philippe II et ne trouvèrent qu'ailleurs, au préjudice de l'Allemagne ou de l'Angleterre, les dédommagements aux sacrifices qu'ils lui consentirent. Précisément pour cette raison, il était possible peut-être d'avoir vis-à-vis de lui un peu plus d'exigences. Quant au traité en lui-même, il offrait l'avantage de nous donner Metz, Toul, Verdun et Calais, acquisitions précieuses à coup sur, et de nous restituer quelques places perdues dans le Nord-Est, au cours de la guerre. En nous forçant à renoncer formellement à l'Italie, il servait plutôt nos vrais intérêts, mais le grand vice, presque irrémédiable du contrat, était dans l'abandon, sinon du Piémont, au moins de la Savoie, de la Bresse et du Bugey. Les conquêtes faites au Nord compensaient à peine cette perte, qui retarda de plus d'un siècle l'annexion de la Franche-Comté. Enfin il faut noter ici qu'à Marcoing d'abord, à Cercamp ensuite et au Cateau-Cambrésis, l'hypothèse d'une alliance de l'Espagne et de la France contre l'hérésie fut abordée directement ou indirectement. C'est une question très grave que nous retrouverons. CONCLUSION SUR LA POLITIQUE DE LA FRANCE. AVEC l'année 1559, se termine une période de la politique internationale française. A partir de 1494, les rois de France avaient entrepris des conquêtes en Italie, dont l'objet principal était la possession du royaume de Naples et du Milanais. Ils eurent affaire aux prétentions rivales des princes autrichiens et espagnols. Ainsi fut engagée une longue lutte qui, jusque vers 1518, fut à peu près circonscrite en Italie. Lorsque Charles-Quint eut hérité des États autrichiens et espagnols, puis obtenu l'empire en 1519, les forces des deux maisons souveraines, qui avaient été depuis vingt-cinq ans les ennemies les plus acharnées de la France, se trouvèrent réunies en une seule main, et leur politique allait ainsi avoir plus d'unité. En outre, les États de Charles investissaient presque la France, et par cela seul il était menaçant pour elle ; d'autant que la possession par lui de l'héritage de Charles le Téméraire ravivait la querelle de Bourgogne. Enfin, le nouvel et immense État qui naissait semblait assurer à son maître une prépondérance que les rois français ne pouvaient accepter. Alors commença entre France et Autriche la lutte qui devait durer si long. temps. Les prétentions persistantes de François Ier au Milanais et au royaume de Naples, l'attraction vers l'Italie, devenue comme invincible pour les Français, firent qu'elle fut souvent ou parut être le simple prolongement des événements qui s'étaient déroulés jusqu'en 1518. Mais, en réalité, la différence était grande. Les deux adversaires se combattaient en Italie parce qu'ils se combattaient en Europe, tandis qu'auparavant, ils se combattaient en Europe parce qu'ils se combattaient en Italie. Tous les efforts et le sang dépensés en Italie furent stériles pour la France. Elle perdit d'abord le royaume de Naples, puis le Milanais, puis même le Piémont et la Savoie, sur lesquels, en dernier lieu, elle avait reporté ses ambitions. Les quelques places qu'on lui laissa au-delà des Alpes, en 1559, n'étaient guère pour elle qu'une satisfaction d'amour-propre. Sa clientèle dans la Péninsule lui avait définitivement échappé : Venise était neutre, Cosme de Médicis antifrançais, les papes toujours flottants, les petits princes du centre annihilés ou disparus. Directement ou indirectement, l'Italie était devenue espagnole. C'est à la frontière du Nord et de l'Est, où François Ier et même Henri II n'avaient jamais agi qu'avec indécision ou avec indifférence, que des résultats avantageux au royaume furent obtenus. La question de Bourgogne était à jamais fermée et les conquêtes de Louis XI définitivement acquises. Le royaume s'étendait par la possession des Trois-Évêchés et par la reprise de Calais. Non seulement la France était intacte, mais elle avait repris l'effort vers ses frontières naturelles. C'est le grand résultat de la période ; il est curieux qu'il n'ait été obtenu qu'incidemment. Les rois de France furent médiocres dans la politique et dans la guerre. Après Charles VIII et Louis XII, qui lancèrent inconsidérément la France en Italie et qui agirent avec une maladresse, dont on peut dire, pour l'un, qu'elle était puérile, et, pour l'autre, qu'elle avait quelque chose de sénile, François Ier s'acharna à la reprise du Milanais, Henri II laissa renaître la chimère des expéditions napolitaines. Dans les combinaisons diplomatiques, Charles VIII et Louis XII avaient montré toute leur inexpérience. François Ier, avec un sentiment plus juste des nécessités pratiques, manqua d'esprit de suite. Il ne sut pas tirer parti de l'Italie, méprisa trop ses princes et voulut tout leur demander, sans rien faire pour eux. On se rappelle sa conduite, — les conséquences en furent irrémédiables — entre 1526 et 1530 ; il joua en somme le même jeu avec l'Angleterre et l'Allemagne. Soit par un effet de son habituelle inconsistance, soit qu'il ait été gêné par sa qualité de roi catholique dans ses rapports avec des puissances schismatiques ou hérétiques, il laissa trop voir qu'il songeait uniquement à se servir d'elles. Quant à l'entente avec les Turcs, dont il a été tant loué par les historiens et souvent tant blâmé par la plupart des contemporains, elle était encore plus embarrassante pour lui, et il ne faut pas s'étonner qu'il y ait eu plutôt coïncidence et identité d'intérêts que véritable alliance. Ce qu'on doit peut-être reprocher surtout à François Ier, c'est l'incertitude de sa politique, à partir de 4530, puisqu'il hésita continuellement entre le rapprochement avec l'Empereur et la lutte décidée contre lui. Quant à Henri II, on ne voit pas très bien ce qu'il a voulu. Sans doute, il y a l'heureuse inspiration de la campagne d'Austrasie. Mais peut-on y trouver autre chose qu'une velléité, quand on observe combien elle est ensuite peu poussée, et qu'on revient à la guerre de Naples ? Les opérations militaires ne furent guère mieux conduites. Qu'on se rappelle la plupart des campagnes en Italie, sous Louis XII et François Ier, les déplorables opérations de 1553 et 1554 au nord-est de la France, ou celles qui préparèrent et suivirent le désastre de Saint-Quentin, on aura surtout sous les yeux le spectacle de l'incohérence : quelques belles actions comme Marignan, la défense de Mézières, celle de la Provence, celle de Metz, la prise de Calais ; des actes éclatants et nombreux de noble héroïsme français ; point de conceptions militaires, ordonnées, conduites par une volonté. Les rois ne surent pas trouver d'hommes de mérite. Sans parler des ministres d'occasion, tels que les de Vesc, les Duprat, les Annebaut, c'est un médiocre homme d'État que Georges d'Amboise, qui, de 1498 à 1510, dirigea tout le gouvernement ; c'en est un insuffisant que Montmorency, qui joua le même rôle de 1530 à 1540 et de 1547 à 1559. Et quels conducteurs d'armée que les Lautrec, les Bonivet, et que Montmorency, surtout dans ses années séniles ! La France n'a connu dans cette période que deux grands hommes de guerre : Gaston de Foix, mais il n'eut que quatre mois à lui ; François de Guise, mais on serait presque tenté de dire qu'il combattait à son propre service, autant qu'à celui du Roi. En réalité, le royaume s'est soutenu et il a grandi à cette époque par la classe moyenne : par les gentilshommes héroïques, chefs ou hommes d'armes des compagnies d'ordonnances, qui versèrent leur sang sur tous les champs de batailles ; par les admirables diplomates, pris dans le clergé, dans la noblesse ou dans la haute bourgeoisie, qui, jusqu'aux extrémités de l'Europe, et non sans danger quelquefois, se dévouèrent à une politique dont ils voyaient et dont ils palliaient souvent les faiblesses ; par les bourgeois qui servirent la royauté dans la magistrature ou dans les fonctions civiles, ou qui l'aidèrent de leurs bourses, et qui, répandus dans les municipalités, formèrent comme le corps solide et consistant de la nation. C'est là qu'il faut chercher non pas des grands hommes, puisque l'occasion suprême leur manqua, mais des hommes de valeur et de dévouement. En 1559, une ère est close. Les conditions de la politique internationale vont se transformer, ou plutôt il n'y a plus de politique internationale au sens étroit du mot, car les intérêts se subordonnent à des passions, et ce qui divise surtout les nations et les hommes, ce sont des divergences religieuses. En effet, en France et dans toute l'Europe, le protestantisme, sous sa double forme luthérienne et calviniste, s'est répandu et organisé. Il compte des adhérents convaincus, décidés à se défendre, prêts à l'offensive. En même temps, le concile de Trente reconstitue le catholicisme, et un grand parti catholique se forme, à qui la crainte et l'horreur des hérésies donnent un renouveau de foi. Question italienne, question espagnole, question allemande, question navarraise, tout cela est à l'arrière-plan. Il semble que les individualités nationales s'atténuent, que le patriotisme s'efface dans la religion. Être coreligionnaire, c'est presque être compatriote. Or, c'est le moment où Charles-Quint disparaît, où meurent Henri II et Marie Tudor. Ainsi la cause de l'orthodoxie va être représentée par Philippe II, la cause de la Réforme par Élisabeth. Entre les deux, l'Europe va être partagée pendant près de quarante ans. Quant à la France, elle aura des rois mineurs ou incapables de la gouverner ; elle tombera aux mains des partis. Son histoire monarchique sera suspendue, et presque son histoire internationale. |
[1] Georges Duruy, Le cardinal Carlo Caraffa (thèse de la Faculté de Paris, 1882).
[2] H. Patry, Coligny et la papauté en 1556-1557, Bullet. de la Soc. de l'hist. du protestantisme français, 1902.
[3] Decrue, Montmorency, t. II, p. 196, dit que la lettre de rappel est antérieure au désastre de Saint-Quentin, mais il ne s'agissait que de revenir vers le Milanais.
[4] La guerre de 1557 en Picardie. Bataille de Saint-Laurent, siège de Saint-Quentin, par Emm. Lemaire, Henri Courteault, Elie Fleury, Ed. Theillier, Ed. Eude, A. Patoux, L. Déjardin, H. Tausin (Exposés et documents), Soc. acad. de Saint-Quentin, 1886.
[5] Le 26 juin déjà, il n'y avait à Bruxelles que 1.800 florins disponibles. Le 19 juillet. Philippe II demandait à tout prix de l'argent et déclarait que ses soldats mouraient de faim.
[6] Voir Delaborde, Gaspard de Coligny, t. I, p. 320, 321. De la Place (Commentaires de l'estat de la religion...) prétend que le mérite de l'entreprise revient à Henri II et que Montmorency y avait songé.
[7] A. de Ruble, Le traité de Cateau-Cambrésis (s'occupe plus particulièrement de l'exécution du traité), 1889.
[8] La question des prisonniers et des rançons occupait les souverains et les diplomates au moins autant que les plus grandes affaires politiques ; on a sur ce point de nombreuses ordonnances de Philippe II : souvent il se chargea lui-même de régler les chiffres et surtout der percevoir les sommes payées, sauf à s'engager à les restituer plus tard à ses soldats ou à ses officiers. La rançon de Montmorency — nous le disons plus bas — fut une des causes du traité du Cateau-Cambrésis.
Il existe nombre de documents sur le prix auquel on se rachetait couramment : un homme d'armes gentilhomme devait donner de 50 à 100 écus. Mais, quand il s'agissait d'un personnage connu pour riche, on exigeait souvent de lui jusqu'à 200 et 400 écus. Pour les grands seigneurs, il n'y avait pas de limites ; on comptait par 50.000 et 60.000 livres.
[9] Lettres inéd. de Dianne de Poytiers, p. 155. De Ruble, dans le Traité de Cateau-Cambrésis, a abrégé le passage de la lettre d'Henri II, ce qui en modifie un peu le sens.