I. — PROCÈS ET INTRIGUES DE COUR. LES intrigues de Cour eurent un contrecoup très direct sur la politique et contribuèrent à la compliquer. François Ier restait le même homme brillant, superficiel, tout en paroles. Il est vrai, écrira l'ambassadeur vénitien en 1546, qu'en voyant que les choses de la guerre lui ont si mal réussi, quelques-uns disent que toute sa sagesse est dans sa bouche, non dans son esprit Le vrai est qu'il est mal servi et surtout ne veut pas s'occuper de l'exécution des affaires. D'ailleurs, il était vieilli avant l'âge et sans volonté, et il subissait de plus en plus le joug de madame d'Étampes[2], mêlée à toutes les choses de la politique. La demoiselle, écrivait, avec une âpre ironie, Marie de Hongrie, fait tout ce qu'il lui plaist et tout est gouverné par elle ; raison, en vérité, pour que les choses soient bien menées ! Henri, devenu dauphin par la mort tragique de son frère en 1536 avait en 1540 vingt-deux ans. Tous les témoignages s'accordent à le représenter comme médiocrement intelligent. A la grande différence de son père, il semblait peu adonné aux femmes et mélancolique, parlait peu et sans agrément ; il était entêté dans ses idées comme dans ses amitiés ou ses répulsions ; mais on lui reconnaissait du sang-froid, du jugement, et l'on croyait voir en lui un de ces hommes que l'âge et la pratique des affaires peuvent améliorer. Seulement, il était, lui aussi, sous une servitude qui devait durer autant que sa vie. Diane de Poitiers, veuve depuis 1531, était devenue sa maîtresse, vers 1536, et, bien qu'elle fût de près de vingt ans son aînée, elle exerçait sur lui un empire absolu, qu'elle devait à l'énergie d'un caractère très décidé. Ceux qui tenaient à voir les choses d'un œil favorable prétendaient que son affection pour le Dauphin était mêlée de sentiments quasi maternels, qu'elle lui avait rendu le service de le polir et de le former aux manières de Cour. Mais Diane faisait payer fort cher son amour — ou ses services. La dauphine Catherine de Médicis, mariée à Henri en 1533, était encore bien effacée en 1540 ; son mariage avait été mal accueilli, et on le regrettait encore plus depuis que Henri était devenu héritier de la couronne. Avant qu'elle eût son premier fils, qui naquit en 1544, elle était sans cesse inquiète de la pensée d'une répudiation possible ; aussi elle se faisait très modeste en face de Diane et on la disait molto obediente, ce qui lui avait acquis la sympathie de son mari et de son beau-père. Le fils puîné du Roi, Charles d'Orléans, entrait dans sa dix-neuvième année. Vif, courtois et avenant, aussi en dehors que son frère était renfermé, très aimé des nobles, il était préféré par son père au Dauphin. Cependant la Bretagne devant, d'après les différents contrats de mariage, revenir au second des Enfants de France, le Roi n'était pas disposé sur ce point à faire abandon des intérêts du royaume, qui se confondaient avec les siens, et il surveillait assez étroitement la conduite et les amis de ce fils. Il se forma peu à peu deux partis : celui de madame d'Étampes et celui de madame de Poitiers, car le Roi et le Dauphin ne firent guère que suivre les passions de leurs maîtresses. Le duc d'Orléans tenait pour madame d'Étampes par inimitié contre son frère. Sono di natura contrariissimi, disait l'ambassadeur vénitien, et on spécula plus d'une fois sur leur animosité réciproque. La lutte entre les deux factions remplit la Cour de haines et d'intrigues. Ainsi le fameux épisode de la querelle, qui naquit à ce moment entre La Châtaigneraie et Jarnac, mettait aux prises madame d'Étampes, belle-sœur de Jarnac, et le Dauphin qui tenait pour La Châtaigneraie. Madame d'Étampes fit interdire le duel par le Roi, parce que La Châtaigneraie passait pour trop redoutable. Benvenuto Cellini ne manque pas de la mettre en cause, pour expliquer la faveur excessive du Primatice. Monluc prétend, dans ses Mémoires, avoir été disgracié pour quelque haine que la favorite lui portait, et il ajoute : Et en fist chasser de plus grands que moy qui ne s'en vantèrent pas, et m'estonne de ces braves historiens qui ne l'osent dire. Or Montmorency, combattu par la duchesse d'Étampes, sachant combien peu on pouvait compter sur le Roi, se donna au Dauphin. Ce fut, avec les fautes de sa politique, une des causes de sa nouvelle chute. Il avait contre lui l'amiral Chabot, qui l'avait supplanté une première fois en 1535-1536 ; la reine de Navarre et son mari Henri d'Albret, qui jouaient à ce moment un rôle assez équivoque du côté de l'Empereur ; le cardinal Jean du Bellay ; M. d'Annebaut, qui venait d'être nommé maréchal de France en 1538 : tous chefs du parti de la tolérance religieuse. Ainsi se mêlaient des questions de Cour et de gouvernement et s'envenimaient les discordes. Trois hommes, outre Chabot, étaient des premiers ministres possibles : les cardinaux de Lorraine et de Tournon et le chancelier Poyet[3]. Le premier, frère d'Antoine de Lorraine et de Claude de Guise, avait été fait cardinal à vingt ans ; il posséda neuf évêchés ou archevêchés et quelques-unes des plus belles abbayes du royaume. Entré au Conseil en 1530, il y avait occupé depuis ce temps une grande place et avait été mêlé à toute la diplomatie du temps, comme conseiller ou comme ambassadeur. Vers 1540, on le considérait comme papable et l'on prétendait qu'il disposait de vingt-deux voix dans le Sacré Collège. François de Tournon, né en 1489, archevêque de Bourges en 1525, cardinal en 1530, avait pris part aux négociations préparatoires des traités de Madrid et de Cambrai, représenté la France à Rome, exercé quelque chose comme des fonctions de vice-roi à Lyon, en 1536-1537 ; il est vrai qu'il n'y avait été qu'au niveau, non pas au-dessus de sa tâche. Comme beaucoup d'ecclésiastiques de son temps, il joignait à un fanatisme catholique rigide et exalté des goûts et des activités toutes laïques ; fréquentant les humanistes, que d'ailleurs il persécutait s'ils étaient trop indépendants. Il aimait les lettres, mais surtout se plaisait à la politique : c'était un aspirant perpétuel au pouvoir. Poyet, né à Angers en 1473, avait commencé sa fortune auprès du Roi et conquis une grande réputation, en soutenant, en 1522, les prétentions de Louise de Savoie à la succession de Suzanne de Bourbon. Il avait été nommé avocat du Roi en 1530, était entré au Conseil privé en 1534, était devenu président au parlement de Paris ; il avait coopéré à la direction de la politique extérieure, après la mort de Duprat en 1535, et venait de succéder en 1538 au chancelier Du Bourg. Il s'unit d'abord à Montmorency pour le débarrasser et se débarrasser de Chabot. Amiral de France, chevalier de l'Ordre (de Saint-Michel), gouverneur de Bourgogne, lieutenant général du Dauphin en Normandie, membre du Conseil privé, ami personnel du Roi, ami très intime, prétendait-on, de la duchesse d'Étampes, Chabot semblait inattaquable. Pourtant, en août et septembre 1538, on informa contre quelques-uns de ses officiers ; au début de 1540 contre lui-même. Puis, après une instruction ordonnée par lettres patentes du 16 février et du 8 août 1540, d'autres lettres de novembre et de décembre le renvoyèrent devant une commission, composée du chancelier Poyet, de présidents ou conseillers des parlements de Paris, de Toulouse et de Rouen, et, de maîtres des Requêtes. La commission rendit, le 8 février 1541, un jugement que le Roi s'appropria. Chabot était déclaré coupable d'avoir : en sa qualité d'amiral, vendu à prix d'argent des autorisations pour la pêche et les expéditions maritimes ; d'avoir extorqué de grosses sommes à Ango et à des associés d'Ango ; d'avoir reçu des ambassadeurs portugais 30.000 écus et une tapisserie du prix de 10.000 écus, pour servir contre ce même Ango les intérêts de leur roi ; en sa qualité de gouverneur de Bourgogne, de s'être approprié des aides votées pour la guerre ; d'avoir détourné une partie de l'argent destiné à fortifier les places ; d'avoir commis de nombreux excès de pouvoir ; en sa qualité de membre du Conseil, d'avoir reçu des Agenais 10.000 livres pour faire suspendre un procès dirigé contre eux ; d'avoir fait obtenir des offices à prix d'argent. Il était destitué de ses dignités, offices et honneurs ; déclaré incapable à l'avenir de les recouvrer ou d'en obtenir d'autres ; dépouillé des biens qu'il tenait du Roi ; condamné à de lourdes amendes ou à des restitutions envers les particuliers qu'il avait lésés. L'arrêt ordonnait de le transporter à Rouen et à Dijon pour assister à l'exécution du jugement ; après quoi, il serait enfermé au château de Vincennes. Et cependant, dès le 12 mars 1541, puis en mars 1542, le Roi graciait par des décisions, aussi étranges en la forme qu'au fond, cet homme qui, d'après le jugement, était un si grand concussionnaire et avait tant prévariqué. Il déclarait qu'il maintenait le jugement de février, mais que, pour la grande expérience que nostre dit cousin (Chabot) a en nos plus grans et urgens affaires et estats de nostre royaume, il le rappelait auprès de lui. Il ajoutait qu'il avait réuni les membres de la commission et que ceux-ci n'avaient trouvé l'amiral atteint, convaincu ni crimineulx de crime de lèze-majesté, prodition ou machination à l'égard de nostre personne (ce que nul d'ailleurs n'avait jamais prétendu). Puis, rappelant les services de Chabot, il abolissait tous les cas, fautes, offenses, peines, privations et satisfactions à nous adjugées et, contenues au dit procès, et le restituait en ses biens, dignités, honneurs. Par la dernière décision, le Roi, d'une façon encore plus formelle, proclamait Chabot pur et innocent des ditz crimes de lèze-majesté, prodition et machination, et ordonnait la lecture de ce nouvel arrêt dans toutes les cours de parlement et autres juridictions. Bien plus, le 23 mai 1542, après les lettres patentes du 21, qui supprimaient les gouverneurs des provinces Chabot fut un des premiers à être réintégré, et le Roi disait expressément : Connaissant aussi les grands sens et suffisance, la loyaulté et fidélité qu'il nous porte, le soin et diligence dont il a usé à la conduite et direction de nos plus grands et principaux affaires, au bien et utilité de la chose publique et de nostre royaume ; Nous, à ces causes, désirant l'entretenir és autorités et prééminences qu'il a de Nous, ainsi qu'il le mérite, à iceluy nostre dit cousin continuons, confirmons et autorisons tous et chacuns les pouvoirs, facultés et puissance qu'il a, comme dit est, de Nous, à cause tant d'iceux estats d'amiral, lieutenant et gouverneur de Bourgogne que de la lieutenance de Normandie. II y avait là non plus seulement bénignité et clémence, non plus même simple réhabilitation, mais exaltation du personnage, et il est difficile de trouver un exemple plus frappant du désarroi gouvernemental. En réalité, c'était madame d'Étampes qui triomphait : on prétendait que la réhabilitation de Chabot lui était due, d'autres disaient à sa jeune femme, fort belle. Chabot fit d'ailleurs passer une partie de sa fortune en Franche-Comté, pays d'Empire : l'ambassadeur de Charles pensait que si on l'eust volu pratiquer, on l'eust gaignié aisément. Au contraire, Montmorency avait quitté le pouvoir, qu'il exerçait depuis plus de dix ans. Madame d'Étampes lui en voulait de la contrecarrer ; elle faisait entendre qu'il avait sciemment trompé le Roi, en laissant croire que l'Empereur céderait le Milanais. Marguerite de Navarre était irritée contre lui à cause de la question navarraise. La reine Éléonore, qui seule lui restait fidèle, était de plus en plus reléguée. Le Roi gardait pour son ancien ami un attachement d'habitude, mais il cédait peu à peu aux obsessions de son entourage, et puis il était mécontent des intelligences du Connétable avec le Dauphin. La donation du Milanais par Charles-Quint à son fils Philippe, en octobre 1540, précipita la chute de Montmorency, puisqu'il avait tout sacrifié à l'idée de la cession gracieuse du Milanais à l'un des fils de François Ier. En juin 1541, sa disgrâce fut définitive ; il quitta la Cour, pour n'y reparaître qu'à l'avènement d'Henri II. Poyet devint alors une sorte de premier ministre, mais il avait excité bien des haines par ses mesures financières, par son âpreté à défendre les droits de la couronne, par son fanatisme anti-luthérien, même par ses réformes dans la justice, et par l'ordonnance si remarquable de Villers-Cotterets, qu'il avait fait promulguer en 1539. C'était évidemment un personnage avide, intéressé, sans scrupules. Créature de Montmorency, à qui il écrivait : Je veulx servir le Roy en la charge qu'il m'a confiée par vostre moyen, selon vostre bon advis et non autrement, il l'avait d'abord soutenu contre Chabot, puis trahi, excitant ainsi successivement la colère des amis de Chabot et du Connétable. Or, simple parvenu tel qu'il était, il n'avait pas de parti véritable, rien que des créatures secondaires, qu'il répandait en tous les emplois. Avec son inconséquence habituelle, François Ier le nommait, le 22 juillet 1542, son lieutenant général dans la vallée du Rhône, le Piémont et la Savoie, lui faisait même, dit-on, espérer l'archevêché de Narbonne, et, presque au même moment, signait, le 2 août, l'ordre de l'arrêter et de saisir tous ses papiers, lettres et registres, puis le traduisait devant une commission extraordinaire[4]. Chabot reparaît alors comme chef du gouvernement, mais il meurt le 1er juin 1543, ayant eu tout juste le temps de présider à la reprise des hostilités contre l'Empereur et de les conduire d'ailleurs assez mal. Du moins, ce condamné de 1541 put avoir à Paris des obsèques solennelles, où assistèrent les ordres monastiques, le clergé des paroisses, le Corps de ville, le Parlement, la Chambre des comptes, avec cent neuf serviteurs ou gentilshommes de sa maison. D'Annebaut lui succéda dans ses fonctions d'amiral et dans la direction du gouvernement. En moins de quatre ans, le Roi avait changé quatre fois de ministres. C'était un imbroglio inextricable d'intrigues, une confusion inouïe de pouvoirs. D'Annebaut partagea la charge des affaires avec Saint-Pol et avec les cardinaux de Tournon et de Lorraine. Mais madame d'Étampes fut en réalité la souveraine maîtresse, et le Dauphin plus que jamais écarté. II. — RÔLE D'HENRI VIII ET DE SOLIMAN. PENDANT que se produisaient ces changements incessants dans le personnel gouvernemental, la politique extérieure avait continué à être très confuse. Le spectacle (qu'il faut cependant présenter) en est fastidieux, tant les combinaisons se répètent et sont comme usées à force d'avoir été employées. Il semble qu'après cette longue lutte, de même qu'à la fin des guerres d'Italie, tout le monde en Europe avait le sentiment de l'inutilité des efforts accomplis. Et puis, à quoi bon ce grand appareil de politique cosmopolite, pour aboutir à préparer des guerres que, faute d'argent, les souverains pouvaient à peine commencer et, qu'en tout cas, ils ne pouvaient poursuivre ? Après la trêve de Nice, l'Empereur et le roi de France cherchèrent d'abord à ramener l'Angleterre au catholicisme, en soutenant le parti hostile à Cromwell, grave faute de la part du Roi, puisque c'était en même temps le parti hostile à la France. Au contraire, Henri VIII, sur les avis de Cromwell, reprenait la politique de François Ier en Allemagne, et il conduisait vivement les choses aux contrées de Clèves, dont le duc était disposé à s'unir aux ennemis de l'Empereur. Le 30 octobre 1539, on annonçait déjà le mariage prochain du roi avec Anne de Clèves, qui devait assurer à Henri VIII prompt et aysé secours par la voie d'Allemagne. Dans la pensée de Cromwell, cette alliance avec Clèves, qui entrainait ne alliance avec les confédérés de Smalkalde, se compléterait par un rapprochement avec François Ier, de façon à grouper contre l'Empereur les forces de la France, de l'Angleterre et de l'Allemagne. Mais, outre les hésitations de la diplomatie française, le dégoût qu'Anne de Clèves inspira dès le premier jour à son mari bouleversa toutes les combinaisons, car Henri VIII fut très irrité contre le ministre qui était l'auteur de ce mariage. Cromwell fut subitement arrêté en juin 1540, exécuté le 29 juillet ; Anne répudiée. A qui considère la conséquence des affaires publiqz, écrivait Marillac[5], par là semble qu'ilz changent entièrement de cours. Henri VIII ne se connaissait plus ; il était fou d'avarice et de luxure. Aussitôt Anne répudiée, il avait épousé Catherine Howard, et pourtant on parlait de son projet de reprendre Anne, projet que François Ier lui-même remit en avant, lorsque Catherine Howard eut été arrêtée, en novembre 1541, comme coupable d'adultère. Du reste, en 1540 et 1541, toutes sortes de négociations de mariage eurent cours ; le duc d'Orléans devait épouser tantôt Marie Tudor, fille de Catherine et d'Henri, née en 1516, tantôt Élisabeth, fille d'Henri et d'Anna Boleyn, née en 1533. Mais l'appui prêté par la France aux Écossais, toujours ennemis de l'Angleterre, contribuait à mettre Henri VIII en suspicion contre François Ier. La trêve de Nice et surtout l'entrevue d'Aigues-Mortes avaient rendu très difficiles les relations de François Ier avec le Sultan. Cependant Soliman avait intérêt à ne pas rompre une entente qui lui était utile ; Rincon, nommé ambassadeur à Constantinople en 1538, le comprit et mena fort bien les affaires, de concert avec Guillaume Pellicier, ambassadeur du Roi à Venise depuis 1539. Venise restait, comme au moyen âge, le grand point de contact entre l'Orient et l'Occident, le chemin des ambassades, le point d'aboutissement des nouvelles. D'autre part elle avait, soit en Turquie, soit en Italie, sa politique à elle, et ne voulait point la subordonner à celle de François Ier. Ainsi Pellicier, à Venise, était quelque chose comme un ambassadeur à Constantinople, en arrière-plan ; et il avait pour principale mission, non seulement d'amener la République à s'entendre avec le Roi, mais aussi de surveiller et, s'il le fallait, de contrecarrer ses desseins, en même temps que de chercher à agiter l'Italie. Pellicier — un humaniste entré dans l'Église et devenu évêque de Montpellier — était un diplomate avisé et sans scrupules. Il organisa tout un système de renseignements secrets, acheta des agents de la Seigneurie, noua des intelligences avec les Strozzi et les Fregoso, Florentins et Génois réfugiés à Venise, et qui cherchaient toujours à y conspirer contre le gouvernement de leurs pays. Il avait des relations partout, même avec des femmes, dont l'une lui donna cinq enfants. Lui et Rincon représentèrent la politique hostile à l'Empereur, pendant que s'étalaient ailleurs les apparences d'une amitié cordiale. Cependant, comme les Turcs étaient alors en guerre déclarée contre Venise, et que celle-ci était unie depuis 1538 à Charles-Quint et au Pape, François Ier ne pouvait, sans se compromettre ouvertement, agir de concert avec les Infidèles. Il affecta au contraire de prendre en main les intérêts de la Chrétienté et de favoriser un accord de Venise et de Charles avec Soliman. Celui-ci s'en étonnait, comme il l'avait toujours fait, mais il ne se trompait pas sur la valeur de l'entente officielle du Roi avec Charles. Rincon écrivait : Quelque issue qu'il advienne entre leurs Majestez, nous aurons toujours le Grand Seigneur pour amy comme auparavant. En février 1540, il ajoutait : Les affaires de nostre maistre en ces cartiers, nonobstant que le passage de l'Empereur (en France) les a un peu altérées jusques à présent, sont icy en bonne disposition, grâces à Dieu. En octobre 1540, la paix fut signée entre les Turcs et la République de Venise, qui en attribua la conclusion aux bons offices de Rincon et de Pellicier. C'était un succès pour François Ier. Il espéra en tirer tout le profit et, en janvier 1541, il confia à Rincon, qui devait passer par Venise, la mission de solliciter, pour ébranler les Vénitiens, afin de soy déclarer en alliance avec le Roy de France et le Turc, ou du moins se tenir neutraux, quant à Milan. A la même date à peu près, il adjoignait à Pellicier, comme ambassadeur extraordinaire, le poète Luigi Alamanni qui, en avril, porta en grand apparat de nouvelles propositions d'accord[6] Mais ni Rincon, ni Pellicier, ni Alamanni ne réussirent à gagner les Vénitiens. A ce moment, le roi de Hongrie, Zapolya, mourait, le 20 juillet 1540, laissant un enfant qui venait tout juste de naître. Alors le pays fut encore une fois livré à l'anarchie, entre les partisans de Ferdinand, du fils de Zapolya et des Turcs. Pellicier pensait que la part turquesque s'accordera avec celle de l'enfant Roy, et Rincon voulait amener Soliman à intervenir en faveur du petit prince. Mais le Sultan avait de bien autres ambitions, jugeant l'occasion favorable pour conquérir la Hongrie pour lui-même, de telle sorte que l'Empereur, ayant entendu le grand appareil du Grand Seigneur pour la Hongrie, estoit devenu fort pensif et sollicitant, en soy promenant dans sa chambre. Il avait lieu d'être inquiet : Soliman mit en campagne une armée de mer et une armée de terre, envahit la Hongrie, et remporta auprès de Bude, le 30 juillet 1541, une éclatante victoire. Il se contenta pourtant de l'annexion de la Hongrie orientale et méridionale, en accordant la Transylvanie au fils de Zapolya et en laissant Ferdinand en possession des domaines fort resserrés de la Hongrie occidentale. Malgré tout, c'était pour l'Empereur un grave échec et un gros danger, car les Turcs étaient établis presque aux portes de Vienne. Aussi, à la diète de Ratisbonne, tenue en 1541 sous les menaces de l'invasion ottomane, il avait tout fait pour établir au moins un modus vivendi entre les protestants et les catholiques, et obtenir ainsi le concours de l'Allemagne contre les Turcs, pendant que François ler cherchait à grouper les princes autour de lui, sous prétexte de maintenir les libertés germaniques. Mais les Allemands se défiaient du roi de France ; Charles réussit même à signer un accord avec le landgrave de Hesse et à mettre dans ses intérêts l'électeur de Brandebourg. Alors, il crut pouvoir réaliser l'expédition contre Alger qu'il rêvait depuis longtemps déjà. Il reçut de François Ier, par l'intermédiaire du Pape, une promesse de neutralité qui ne pouvait guère être plus refusée qu'en 1535, et qui, d'ailleurs, n'empêcha pas Pellicier de prévenir Barberousse du départ de la flotte impériale. Puis il entreprit la traversée, en octobre 1541, malgré le conseil de tous ses ministres. La flotte, battue par la tempête, et l'armée s'abîmèrent dans un effroyable désastre, auquel lui-même n'échappa qu'avec peine[7]. Nous nous soumettons à la volonté de Dieu, dit-il en rentrant à Carthagène. III. — NOUVELLE RUPTURE AVEC CHARLES-QUINT. LA guerre entre la France et l'Empereur allait reprendre, et toujours pour la même cause : le Milanais. Or Charles, après l'avoir donné à son fils Philippe, consentait bien à reparler d'une cession possible au deuxième fils de François Ier, mais à titre seulement viager, et à condition que François lei' abandonnât le Piémont et la Savoie. Le roi de France objectait qu'il ne voulait pas renoncer à des provinces qui étaient entre ses mains, pour un domaine dont la succession même lui échapperait. Il avait d'autant plus raison de repousser une offre pareille qu'il s'était établi fortement dans la Savoie et dans le Piémont, qui avaient reçu une organisation toute française, un Parlement, une Chambre des comptes. Malheureusement, on s'y était fort mal pris avec les nouveaux sujets. Le gouverneur du Piémont les accablait d'exactions et composait avec les bandes de soldats mutins et brigands. En 1539, du Bellay, devenir gouverneur en fait, sous l'autorité nominale de d'Annebaut, entreprit de rétablir l'ordre. Il fit preuve de qualités supérieures et se dévoua à une tâche écrasante jusqu'à en mourir[8]. Mais le pays, épuisé par la guerre et par les impôts. restait fort irrité contre ses nouveaux maîtres, et Pellicier y signalait de Venise des intrigues antifrançaises. L'assassinat de Rincon et d'un autre agent français, le Génois Fregoso, contribua à tendre les rapports entre François et Charles ; épisode extraordinaire, où l'on voit combien il y avait peu de garanties de droit des gens pour les diplomates, et aussi jusqu'à quel point les affaires d'Orient étaient considérées comme le nœud de la politique européenne. Rincon avait été renvoyé auprès de François Ier par Soliman, à la fin de 1540. Après un grand détour de Venise par Tirano, par Coire, par Zurich, pour éviter le Milanais, il était enfin arrivé à Blois, vers le 5 mars 1541. Il reçut grand accueil du Roi, avec qui il eut de longues conférences, auxquelles assistait seulement un drogman de la Porte, puis il repartit pour la Turquie avec Fregoso. Tous deux devaient repasser par l'Italie et par Venise. Lorsqu'ils arrivèrent dans le Piémont, Guillaume du Bellay leur manifesta au sujet de leur voyage les plus grandes inquiétudes. Il avait appris par ses agents que le gouverneur du Milanais, le marquis del Vasto, voulait à tout prix enlever leurs dépêches et avait répandu partout des soldats pour les arrêter ; il les engageait donc à prendre encore une fois les voies des Alpes, plus longues, mais plus sûres. Les instances de Fregoso décidèrent Rincon à suivre la route d'Italie, bien que du Bellay eût des advertissements qui d'heure en heure luy redoublaient ; il accepta seulement de laisser à du Bellay ses dépêches. Puis on n'entendit plus parler des deux envoyés royaux, qui avaient quitté le Piémont, le 2 juillet, et l'on crut d'abord qu'ils avaient été seulement arrêtés ; on apprit longtemps après qu'ils avaient été assassinés par des gens apostés auprès de Casal du Montferrat. Jusqu'à quel point le marquis del Vasto et Charles-Quint étaient-ils responsables de ce crime ? Pour le premier, il semble bien qu'il ait donné un de ces ordres équivoques qui autorisent tous les attentats ; quant à Charles, il écrivait que, si Rincon fût tombé entre ses mains, il eust fini ses jours conforme à ses téméritez et offences, ce qui semble indiquer qu'il n'aurait pas respecté en lui le caractère d'ambassadeur[9]. François Ier réclama énergiquement une réparation. Pour remplacer Rincon auprès du Sultan, il envoya un hardi capitaine, Polin de la Garde et, de plus en plus, les relations entre le Roi et le Sultan se resserrèrent. Cette alliance avec les Turcs faisait beaucoup de tort à
François Ier dans l'opinion européenne, et il faut avouer que les raisons par
lesquelles il essayait de la justifier manquaient de solidité. Lorsque
l'évêque de Valence, Jean de Monluc, envoyé à Venise en 1543, passait en
revue dans un discours pompeux toute l'histoire, en invoquant Constantin,
Narsès sur tous religieux, qui n'avait pas
hésité à appeler les Lombards en Italie, puis l'empereur Frédéric II ou
Maximilien Ier lui-même, il faisait de la rhétorique. François Ier ne se
défendait guère mieux, en reprenant encore une fois le prétexte des
négociations engagées depuis plus de dix ans entre Charles et Soliman, et en confondant
des ambassades envoyées pour obtenir la paix avec celles qu'il entretenait
auprès du Sultan pour le solliciter à combattre une partie de la Chrétienté.
Blaise de Monluc dit assez bien dans ses Mémoires : Je
ne sçay pas quelle opinion resta à la Seigneurie (de Venise) d'ung si
grant affaire, ny si l'éloquence de mon frère leur fist trouver bon ce qu'ilz
trouvoient si mauvois... Une chose sçay-je
bien, que lors et depuys j'ay tousjours ouy blasmer ce faict, et croy que nos
affaires ne s'en sont pas mieulx portées. Seulement l'alliance turque,
légitime ou non, était utile et commode, car elle n'engageait à rien : le
Sultan n'avait pas les mêmes exigences qu'Henri VIII ou que les protestants
d'Allemagne, et il était cependant pour l'Empereur un adversaire autrement
dangereux. Mais la grande combinaison politique, essayée de 1540 à 1543, fut l'alliance étroite avec le duc Guillaume de Clèves, qui venait d'hériter de la Gueldre, de Juliers, de Zutphen, de Clèves, et était ainsi devenu un des princes les plus puissants de la région rhénane. Il était fort recherché par les luthériens, parce qu'on le savait un des ennemis les plus acharnés de l'Empereur, qui avait des prétentions sur le duché de Gueldre. Ainsi l'alliance avec Guillaume pouvait resserrer les liens entre le Roi et les protestants. La combinaison était fondée, comme tant d'autres, sur l'idée d'un mariage, celui de Jeanne d'Albret, fille de Marguerite et d'Henri de Navarre, avec le duc. Mais les Albret étaient fort mal disposés et songeaient même à une alliance de famille avec Charles-Quint ; Jeanne refusait le duc. Il y eut des pourparlers sans nombre, des scènes de famille, des menaces royales. Marguerite feignait de désapprouver les résistances de sa fille[10] ; au fond elle les encourageait. Le 14 juin 1541, on célébra enfin les fiançailles, puis le mariage, qui ne fut pas consommé. Le duc attendit en vain à Clèves sa femme, qui restait en France sous prétexte de maladie, pendant qu'Henri d'Albret nouait avec l'Empereur des intrigues, où il était question d'une invasion éventuelle de la Guyenne. Soit par suite de son alliance avec le Turc, soit par
suite des hésitations de sa politique, le Roi se trouvait presque entièrement
isolé, au moment où la guerre avec l'Empereur allait recommencer. Venise et
le Pape étaient bien décidés à rester neutres ; les Allemands eux-mêmes
tournaient. Le Roi[11] n'avait plus
guère pour lui que l'Électeur Palatin, l'Électeur de Mayence et le duc de
Saxe ; il essayait désespérément d'agir au Reichstag réuni à Spire. Quelle habileté a ce Roi, écrivait Ferdinand en mai
1542 ; quelle insolence et quelle rouerie pour
troubler l'Allemagne et pour empêcher la campagne contre les Turcs !
Et le 8 juillet : de n'attends rien d'autre de lui
que ce en quoi il persévérera toujours, faire aussi longtemps et aussi
largement le mal qu'il pourra. La Diète cependant ne se laissa pas séduire aux avances françaises, car, dès le mois de février 1542, elle décidait de fournir 40.000 piétons et 8.000 chevaux pour la guerre contre le Turc, et de requérir le roy de France et autres potentatz de la Chrestienté vouloir porter assistance à cestuy affaire. En outre, François Ier était invité à ne plus faire de levées d'hommes dans l'Empire et même à renvoyer les soldats allemands qu'il avait à sa solde. Il n'y avait pas plus à compter sur le roi d'Angleterre : Marillac signalait toutes sortes de négociations engagées entre lui et l'Empereur, et il n'attribuait qu'à l'état d'affaissement moral et physique d'Henri VIII le maintien du statu quo. Les relations étaient déjà si tendues qu'il fut un moment retenu en otage à Londres en 1542, pendant que l'ambassadeur anglais en France subissait la même fortune. François Ier fut obligé de se rejeter sur des alliances avec des États secondaires ; encore ne furent-elles que nominales. Le 19 novembre 1541, il signa un traité avec le Danemark ; le 2 juillet 1542, avec la Suède ; il renouvela, en décembre 1542, les traités antérieurs avec l'Écosse. IV. — CRÉPY ET ARDRES. LE 12 juillet 1542, étant à Ligny, le Roi lança contre l'Empereur le Cry de la guerre, qui fut publié à son de trompes par tout le royaulme. Il reprenait dans ce manifeste tous les griefs accumulés contre Charles, en insistant sur l'injure si grande, si exécrable et si estrange envers Dieu et envers les hommes, qu'il avait reçue de lui par l'assassinat de Fregoso et Rincon. Charles-Quint, cette fois, ne prit l'offensive nulle part ; néanmoins les hostilités furent conduites par François Ier avec une singulière incohérence. Tandis qu'il avait tout intérêt à pousser fortement la guerre à la frontière du Nord-Est, pour enlever le Luxembourg et aller soutenir son allié le duc de Clèves, ou bien même en Piémont, pour inquiéter l'Empereur du côté de l'Italie, ce fut aux Pyrénées orientales qu'il dirigea la principale attaque, avec l'idée de forcer Charles à une bataille, en menaçant le Roussillon. Le Dauphin et le maréchal d'Annebaut reçurent une armée de 40.000 piétons, de 2.000 gens d'armes, de 2.000 chevau-légers ; ils avaient avec eux un ingénieur italien, Jérôme Marin, estimé le plus grand homme d'Italie pour assiéger places. Le Roi se tenait à Narbonne, en attente de la venue de l'Empereur. Mais le siège de Perpignan annoncé à grand fracas fut mené avec une lenteur méticuleuse par le Dauphin et d'Annebaut qui, après quarante jours, décampèrent sans avoir même tenté un assaut. Alors on ramena, mais trop tard, une partie de leurs troupes en Piémont, où les Français luttaient péniblement contre les Espagnols[12]. Au Nord, le duc d'Orléans s'était emparé d'Ivoy et de Luxembourg, mais il avait quitté son armée pour courir à Perpignan dans l'espoir d'une bataille. Alors Luxembourg fut repris par les Impériaux ; tous les avantages obtenus d'abord furent anéantis. Au début de l'année 1543, en février, l'Empereur et le roi d'Angleterre conclurent l'alliance depuis longtemps en projet. Il semblait que la guerre dût se décider au nord et au nord-est de la France. Le Roi cependant la porta encore une fois au sud. Il comptait sur la coopération ottomane pour assurer la supériorité de la France dans la Méditerranée, sans doute aussi dans l'Italie. En effet, Soliman reprit l'offensive dans la vallée du Danube, entra en Hongrie, où les troupes allemandes furent encore une fois battues, et donna ordre à Kheir-ed-Din Barberousse de combiner ses opérations avec la flotte française. Tout annonçait de la part de la France l'intention d'agir énergiquement : le jeune duc d'Enghien avait été nommé, le 18 avril 1543, amiral de l'armée de mer du Levant (dont le commandant effectif était Polin de la Garde) et chef de l'armée de terre réunie en Provence. Kheir-ed-Din disposait de cent galères, mais il ne partit de Constantinople qu'en mai, et s'attarda à ravager les côtes d'Italie, en ayant soin pourtant d'épargner le territoire pontifical. Polin ne manqua pas d'écrire à Paul III que le roi de France était le soutien de l'Église et que le Pape lui devait de n'avoir pas été attaqué. Les Ottomans n'arrivèrent qu'en juillet dans les eaux de
Marseille, où ils trouvèrent la flotte française. L'objectif était Nice, la
seule ville qui restât au duc de Savoie. Il fallut les instances de Polin
pour décider Barberousse — en août seulement — à en commencer le siège.
Barberousse était très mal disposé. Les Turcs
mesprisoient fort nos gens, écrit Monluc.... Barberousse
se faschoit fort et tenoit des propos aigres et piquans[13]. Le 6 septembre,
la ville fut emportée et saccagée, sans que les alliés pussent s'emparer de
la citadelle, que les Espagnols débloquèrent un peu plus tard. Pour donner quelque satisfaction à ces auxiliaires si redoutables et pour continuer à inquiéter les Impériaux dans la Méditerranée, François Ier résolut de mettre Toulon à la disposition des troupes de Kheir-ed-Din. Les habitants reçurent l'ordre de quitter la ville, personnes et biens, sous peine de la hart. En fait, on y laissa les chefs de maisons et artisans, à qui l'on promit d'assurer leur sécurité. Ce fut pour les Toulonnais une dure épreuve, qui ne dura pas moins de six mois, pendant lesquels Barberousse envoya vingt-cinq galères piller les côtes d'Espagne. Lorsque le Roi résolut, en avril 1544, de se dégager d'une alliance si compromettante, il lui fallut payer très cher le départ des Turcs. Trente-deux trésoriers, prétend-on, furent employés à Toulon pendant trois jours à faire des sacs de mil, deux mil, et trois mil escus chacun, pour les remettre à Barberousse. L'Empereur avait saisi l'occasion d'exciter contre François Ier l'opinion, que François Ier ne réussit à ramener à lui ni en Allemagne, ni en Italie. D'autre part, Charles profita de l'inaction de l'armée royale au Nord-Est pour accabler notre dernier allié dans l'Empire, le duc de Clèves. Avec 40.000 hommes, il ravagea le duché, et obligea Guillaume à signer, le 7 septembre 1543, un traité désastreux pour François Ier, car le duc devait renoncer à tout accord avec la France. Marguerite s'empressa d'écrire au Roi pour faire rompre le mariage conclu deux ans avant : Ainsi que, au commencement, ignoramment, je vous suppliois faire ce mariage, vous cachant le vouloir de ma fille ; maintenant... je vous supplie la mettre en liberté devant l'Église et devant les hommes[14]. François Ier cependant avait repris Luxembourg, le 10 septembre, et repoussé devant Landrecies l'Empereur, qui assiégeait la ville avec 40.000 piétons et 13.000 cavaliers, mais il l'avait laissé se retirer sans le poursuivre. En 1544, Charles-Quint prépara une attaque du côté de l'Est, Henri VIII du côté de Calais. C'était sur ces deux points qu'on attendait les grands événements ; ils se produisirent d'abord au Sud par un coup de surprise. Le duc d'Enghien, qui avait reçu le commandement de l'armée de Piémont, assiégeait Carignan. A la nouvelle que del Vasto, qui commandait l'armée impériale, voulait secourir la place, Enghien et son entourage décidèrent de livrer bataille, et ils envoyèrent Monluc au Roi pour demander à la fois de l'argent et l'autorisation de combattre. Monluc a raconté la séance du Conseil, où il parvint à obtenir cette autorisation[15]. Le cas était grave, parce que, depuis les défaites de la Bicoque, de Pavie, de Landriano, on avait évité toute action en rase campagne contre les Impériaux. De plus, le comte de Saint-Pol et l'amiral d'Annebaut, qui assistaient au Conseil, en présence du Roi et du Dauphin, objectaient que la France du Nord était menacée par Charles-Quint et Henri VIII, qu'on n'avait à leur opposer que des forces insuffisantes et des légionnaires improvisés ; qu'entre le Piémont et le royaume à sauver, il n'y avait pas d'hésitation possible. Est-ce l'éloquence gasconne de Monluc, comme il s'en vante, est-ce l'espoir persistant du Roi de ressaisir l'Italie par une victoire ? L'autorisation fut accordée. Les Français occupaient la petite place de Carmagnola au sud de Carignan. Le marquis del Vasto se porta au-devant d'eux, vers Cérisoles (Ceresole). Le lundi de Pâques, à trois heures du matin, au son des trompettes, les Français se mirent en mouvement et se heurtèrent aux ennemis. L'avant-garde, composée de Suisses, de bandes françaises et de gens d'armes, était couverte par 8 pièces d'artillerie ; Enghien s'était réservé le corps de bataille, formé de Suisses, de gens d'armes et des jeunes gentilshommes venus de la Cour à la première nouvelle de la bataille future ; à l'arrière-garde se trouvaient quelques gens d'armes et 3.000 Gruyériens. La bataille, très confuse, n'offre d'autre intérêt que le grand rôle dévolu aux arquebusiers, d'abord répandus en enfants perdus sous les ordres de Monluc, et l'importance une fois de plus constatée de l'infanterie, d'ailleurs infiniment plus nombreuse que la cavalerie. Il semble bien que le combat se soit partagé un moment en deux actions différentes : l'une entre les deux avant-gardes ennemies, l'autre entre un corps de troupes massé par le marquis del Vasto et jeté par un détour sur l'arrière-garde française, qui plia sous le choc. Mais le reste de l'armée se serait rabattu sur le corps de Vasto et l'aurait écrasé. Les ennemis se retirèrent en grand désordre. On prétend qu'ils perdirent plus de 10.000 hommes et que, dans Cérisoles, on marchait sur des monceaux de morts. On prit quantité d'enseignes, de vivres, de bagages, de munitions, presque toute l'artillerie[16]. Les événements donnèrent raison aux prévisions de Saint-Pol et d'Annebaut, car la bataille était à peine gagnée que le Roi était obligé de rappeler ses forces du Piémont vers la frontière du nord de la France, et de reprendre au duc d'Enghien 12.000 piétons. En effet l'Empereur, après avoir essayé encore une fois de pacifier l'Allemagne par le recez de Spire, entreprenait l'invasion de la France concertée avec Henri VIII. Il devait pénétrer en Champagne, le roi d'Angleterre en Picardie, tous deux convergeant sur Paris, sans s'attarder au siège des places, et comptant réunir 80.000 piétons, 20.000 cavaliers, munis d'une forte artillerie. L'armée impériale poussa droit sur Commercy, puis sur Ligny, mais fut arrêtée, du 8 juillet au 17 août, devant la petite place de Saint-Dizier, héroïquement défendue par le comte de Sancerre. A ce moment, François Ier avait pu mettre sous les ordres du Dauphin, du duc d'Orléans et de M. d'Annebaut, 30.000 fantassins, 2.000 hommes d'armes et 4.000 chevau-légers, en leur enjoignant de refuser la bataille et de se borner à empêcher le passage de la Marne. L'Empereur, déjà fort embarrassé dans un pays dénué de vivres, avec une armée indisciplinée et troublée constamment par des querelles, passa par Vitry[17], puis à l'est de Châlons, toujours obligé de se maintenir sur la rive droite de la Marne. Il se préparait à battre en retraite sur Soissons, lorsqu'il apprit que des magasins existaient encore à Épernay et à Château-Thierry ; il se jeta sur ces deux villes et s'en empara. Il n'était alors qu'à vingt lieues de Paris, où la terreur fut grande[18] Le 4 septembre, une assemblée des représentants de la Ville fut tenue et on lui communiqua une lettre assez étrange du Roi. Il se louait des mesures prises par lui contre l'Empereur, qui n'avait pas, disait-il, osé combattre son armée, mais avoit mis son affaire à l'adventure, en marchant sur la capitale. Il voyait, avecques l'ayde de Dieu, le jeu tout assuré, le dict ennemi réduict en telle extrémité, estant ainsy environné et enveloppé, qu'il est impossible qu'il ne soit entièrement perdu et ruyné. Il n'en requérait pas moins les Parisiens de presser les travaux de fortifications. Les membres de l'Assemblée furent sans doute moins rassurés que le Roi, car ils commencèrent par ordonner des processions, puis ils firent fermer une partie des portes, hâter les remparements, réunir de l'artillerie et des munitions, assembler des vivres, chasser une partie des mendiants et les religieux estrangers et autres. La venue du Roi, le 10 septembre, ne calma pas les inquiétudes. Le 13 encore, lors de la procession de la châsse de sainte Geneviève, ne pouvoit passer le peuple pour les chariotz et charettes, chargez de biens des habitans de ladite ville, qui s'en alloient hors ladite ville pour la crainte de l'armée dudit Empereur qui s'approchoit d'icelle. Pourtant les troupes du Dauphin ayant occupé la Ferté et Meaux, qui fermaient la route de Paris, et le roi d'Angleterre, au lieu de marcher vers le Sud, restant attaché aux deux sièges de Boulogne et de Montreuil, l'Empereur se décida à reprendre la route du Nord, sur Villers-Cotterets, puis sur Soissons. C'est là, à l'abbaye de Saint-Jean-des-Vignes, qu'il reçut l'amiral d'Annebaut, porteur de propositions de paix. En réalité, on négociait depuis le siège même de Saint-Dizier, par l'intermédiaire obscur d'un moine espagnol, Gabriel de Guzman, dont il est question à chaque instant dans la correspondance, et qui reçut plus tard le surnom de moine de la paix. On le voit signalé en juillet dans un acte royal, qui ordonne de lui payer 400 livres tournois, pour aller en certains lieux pour aucuns affaires secretz et d'importance concernans le service du Roi. On trouve dans deux mémoires postérieurs du cardinal de Granvelle et dans la délibération de la diète de Spire, en 1544, les causes qui déterminèrent l'Empereur à traiter. Granvelle parle des énormes dépenses, de l'épuisement des finances, des difficultés rencontrées au cours de l'expédition, particulièrement à Saint-Dizier, du dérèglement des soldats. Le duc Maurice écrivait au landgrave Philippe qu'il n'était plus possible de marcher sur Paris à cause du refus des troupes de combattre, faute de solde. Il invoque aussi les périls courus pendant la retraite, le mauvais vouloir des Anglais, les dangers qui venaient des Turcs et du protestantisme. Les délibérations de la diète de Spire montrent, d'autre part, que les Allemands, tout en adhérant à la politique impériale, ne la soutenaient pas sans réserves. Les États faisaient entendre contre l'alliance de la France avec les Turcs les protestations les plus indignées, mais ils attiraient aussi l'attention de Charles-Quint sur la difficulté de continuer la lutte avec François Ier ; ils parlaient des lourds sacrifices déjà accomplis et de la ruine de l'Allemagne. Ils finissaient par supplier très humblement que l'Impériale Majesté veuille absolument déclairer ce que Sa Majesté, aussi ledit sieur roy des Romains, sont enclins de faire, de leur part, pour ladite offension (contre les Ottomans). Il n'y avait pas besoin d'avoir beaucoup pratiqué les Allemands pour deviner, à travers leurs déclarations si enveloppées, qu'ils étaient disposés à laisser retomber sur l'Empereur et sur son frère le poids de la guerre. Et, nouveau recommencement de cette monotone histoire, Charles se retrouvait, en 1544, presque exactement en face des mêmes obstacles qu'en 1525 et 1526. Quant à François Ier, il avait à tenir compte du royaume envahi, du double péril anglais et impérial, de la lassitude de la France, et il était sans doute fort troublé par les désaccords et les intrigues qui se produisaient autour de lui, dans sa famille comme dans son Conseil. Moins que jamais, il était en état de les dominer. Mais il parait certain que la décision de traiter fut prise sans beaucoup de réflexion et surtout exécutée trop hâtivement. Il eût été plus honorable pour les Français, disait Granvelle, de menacer la retraite de Charles que de continuer la dite pratique de la paix, et venir traicter au camp de Vostre dite Majesté. Il faut dire cependant, à la décharge du Roi, qu'il apprit, au moment où d'Annebaut était à Saint-Jean-des-Vignes, la prise de Boulogne par Henri VIII. Le traité dit de Crépy (en Laonnois), signé le 18 septembre, était encore une fois un essai de rapprochement et d'union entre les deux adversaires. La condition essentielle, d'où dépendaient presque toutes les autres, était le mariage du duc d'Orléans, soit avec l'infante Marie, fille de l'Empereur, apportant en dot les Pays-Bas et la Franche-Comté, soit avec une fille de Ferdinand, apportant en dot le Milanais ; c'était l'alternative, sur laquelle l'Empereur devait se décider dans le délai de quatre mois. A ce prix, le Roi donnait à son fils les duchés d'Orléans, de Bourbon, de Châtellerault et d'Angoulême ; il renonçait de nouveau à la suzeraineté de la Flandre et de l'Artois, il abandonnait le Piémont et la Savoie, tandis que l'Empereur abdiquait toutes prétentions à la Bourgogne. Les deux contractants s'engageaient à s'entendre pour combattre les Turcs et pour rétablir l'unité religieuse. C'était la caractéristique du traité. La paix conclue, le Roi envoya le Dauphin combattre les Anglais, mais tout le résultat de la campagne fut d'obliger ceux-ci à renoncer au siège de Montreuil et à se renfermer dans Boulogne et dans Calais. En 1545, un triple effort fut combiné : intervention armée en Écosse pour soutenir le gouvernement de Marie Stuart, devenue reine par la mort de son père, Jacques V, en 1542 ; descente par mer sur les côtes méridionales de la Grande-Bretagne ; attaque sur Boulogne. On avait réuni dans la baie de Seine 150 navires de transport et 25 galères amenées par Polin de la Garde, qui franchit en grand appareil le détroit de Gibraltar ; on avait levé des lansquenets en Allemagne, des piétons dans le Languedoc ; le Roi lui-même était allé jusqu'au Havre avec une partie de la Cour. Tout échoua. Les Écossais, sous prétexte de mésintelligence avec le chef des forces françaises, restèrent cantonnés dans leur pays ; la flotte parvint dans les eaux de l'ile de Wight, le 18 juillet, eut plusieurs engagements avec la flotte anglaise, puis revint devant Boulogne (où toute la campagne consista dans la construction d'un fort), et finit par regagner le Havre. A la fin de 1545, dit l'ambassadeur vénitien, S. M. se retrouvait dans une situation plus incertaine qu'au début, parce qu'elle n'avait rien gagné du côté des Anglais, tout en dépensant beaucoup. Les Écossais étaient fort mécontents ; l'Empereur, très douteux. Aussi le Roi délibéra-t-il de s'accommoder avec les Anglais, le plus tôt possible, pensant que le pis pour lui était de demeurer dans l'incertitude. Le traité signé avec l'Angleterre, à Ardres, le 8 juin 1546, était lourd pour la France, qui s'engageait à payer en huit ans près de deux millions d'écus d'or, et ne devait recouvrer Boulogne qu'après l'acquittement de la somme totale ; elle promettait en outre d'intervenir pour rétablir l'accord avec l'Écosse. De 1544 à 1547, la question la plus grave resta celle des rapports avec l'Empereur. Contre l'exécution du traité, le Dauphin et le Parlement de Toulouse avaient protesté. Le Dauphin, en effet, était de plus en plus engagé dans l'opposition contre son père, et son animosité pour son frère éclatait à tous les yeux. Charles-Quint, à cause de cela peut-être, le ménageait beaucoup : il lui faisait dire qu'il n'avait pas voulu rien traiter qu'il ne fust agréable audit Dauphin, et signamment quant à ce qui concernoit son frère Monsieur d'Orléans. Or, en ce qui concernoit Monsieur d'Orléans et l'alternative, tant importante et pleyne de difficultés, considération et respect, Charles hésita suivant son habitude et, durant les premiers mois de 1545, toute la diplomatie fut occupée de cette grosse affaire. Comme François Ier n'avait aucune hâte de renoncer effectivement au Piémont et à la Savoie, il laissait aller les choses. La mort du duc d'Orléans, le 8 septembre 1545, bouleversa encore une fois les combinaisons, en rendant caduc le traité de Crépy, remit encore en question le Milanais et fut une nouvelle cause de méfiance et de négociations. Pourtant l'Empereur voulait avant tout se donner aux affaires d'Allemagne et à la lutte contre la Réforme. La réunion du Concile, enfin ouvert à Trente en décembre 1545, et la mort de Luther, le 18 février 1546, semblaient être favorables à ses desseins. Le succès qu'il avait obtenu, en 1543, contre le duc de Clèves lui faisait penser qu'il viendrait à bout des protestants par les armes. La violence croissante des haines religieuses, disait un docteur, les attentats continuels des princes et des cités attachés à la nouvelle doctrine ne laissaient plus aucun doute sur l'inévitable nécessité de la guerre. Mais le parti luthérien était fortement organisé, il avait pour chefs le duc Frédéric de Saxe, le landgrave de Hesse, le duc de Wurtemberg. L'Empereur se décida néanmoins, le 20 juillet 1546, à mettre au ban de l'Empire la Saxe et le Wurtemberg. Ce fut le commencement d'une nouvelle phase dans l'histoire de l'Empire et des rapports de l'Allemagne avec la France. François Ier devait en voir à peine le début. Encore une fois, il avait négocié avec les Allemands ; il fournit même au banni florentin Strozzi, ennemi mortel de l'Empereur, 50.000 écus pour lever des lansquenets et secourir les luthériens ; il renoua des relations avec Venise, avec le Pape, mécontent de Charles au sujet du concile. Son ambassadeur en Angleterre, Odet de Selve, ne cessait de poursuivre l'idée d'une alliance défensive entre les deux pays. La mort d'Henri VIII, le 27 janvier 1547, ne le décourageait pas et, huit jours après, il faisait aux ministres d'Édouard VI, successeur d'Henri VIII, des ouvertures auxquelles ceux-ci répondaient fort honnestement. Alors, de nouveau, on parla de guerre, au début de 1547 ; Marie de Hongrie éclatait en reproches contre les menées des Français, tandis que François Ier disait : Je ne connois personne que je doive craindre. Bravade que la maladie allait rendre encore plus vaine. V. — MORT DU ROI. EN effet, le Roi s'affaiblissait de plus en plus, et, avec lui, la Cour et le gouvernement tombaient dans une sorte de décrépitude. Deux personnages dominaient tous les autres : M. d'Annebaut, de qui l'ambassadeur florentin disait qu'on ne pouvait, sans lui, parler au Roi ou obtenir quoi que ce fût, et madame d'Étampes, toujours mêlée à toutes les intrigues. Le Dauphin, au contraire, était de plus en plus suspect. Il avait fort irrité son père, pendant la campagne de 1544, en lui proposant de rappeler Montmorency. En 1545, il refusa de présider le Conseil privé, considérant en cecy que, comme tout vad mal aujourd'huy, que l'on gecteroyt après cy toute la faulte sur luy. Dès lors il ne fut plus même convoqué. Il n'avait pas tout à fait tort, en disant que tout allait mal. Bien des gens en France étaient mécontents et il y avait partout des agitations. Les actes royaux en portent la trace : en 1543, défense d'afficher tous libelles tendant à exciter des émotions ou séditions chez le populaire ; ordre de courir sus aux gens de guerre qui pillent et rançonnent les habitants. En 1544, au moment de l'invasion de l'Empereur, un agent prétendait avoir entendu de grands seigneurs en France (dire) que... s'il (l'Empereur) espargne le peuple et les gentilshommes et ne demande ryen ny à la noblesse ny au peuple... que cela retirera (amènera) beaucoup de la noblesse à demeurer en leurs maisons. Les mécontentements étaient excités par les demandes d'argent incessantes ou par les abus de pouvoir des officiers du Roi. En 1542, la ville de La Rochelle, laquelle véritablement ressembloit une petite aristocratie maintenue soubz ung roy, était troublée par la lutte entre le peuple et la bourgeoisie[19]. Jarnac, qui y commandait au nom du Roi, voulut sans doute profiter des circonstances pour affaiblir une constitution qui donnait trop de liberté ; il ramena de cent à vingt le nombre des échevins et décida que le maire serait désormais nommé par le gouverneur. Puis, sous prétexte d'une conspiration, il leva deux à trois cents piétons, qu'il voulut introduire dans la ville, malgré ses privilèges ; mais le peuple en armes repoussa les aventuriers, et il fallut faire venir cinquante gens d'armes et deux cents fantassins pour réprimer le mouvement. En même temps, un édit royal ayant étendu la gabelle aux provinces du Sud-Ouest, qui jusque-là en avaient été exemptes, les habitants des Îles, c'est-à-dire les gens d'Oléron, de Marennes, de Saint-Jean-d'Angély, de Libourne, du Bordelais, se soulevèrent, chassèrent les commissaires répartiteurs, se fortifièrent chez eux, au nombre de 10.000, parmi lesquels un certain nombre de nobles, propriétaires de marais salants, et résistèrent au ban et à l'arrière-ban du Poitou qu'on avait levé en toute hâte. C'était le moment où le Roi était occupé par la guerre aux Pyrénées, aux Alpes et aux Ardennes. Quand les hostilités eurent été suspendues, il se rendit dans l'Ouest, déclara les marais salants confisqués, fit arrêter un certain nombre de rebelles, mit La Rochelle en état de siège. Puis il comprit la nécessité de faire des concessions. Il entra dans La Rochelle le 31 décembre, y tint, le 1er janvier 1543, une séance solennelle où étaient des gens de son Conseil et de ses Parlements, déclara pardonner aux rebelles, et voulut souper avec les Rochelais, sans faire à l'avance goûter les mets qu'on lui offrit. Malgré cela, l'irritation persista et, en 1545, le Roi dut retirer à Jarnac le gouvernement de la ville, où il s'était rendu odieux. Pendant l'année 1544, les réquisitions d'argent ne cessèrent nulle part. Aux Parisiens, le Roi demanda, le 23 février 1544, dedans trois jours, 50.000 écus d'or, puis, le 23 avril, 180.000 livres pour l'équipement de 7.500 hommes. Le dernier quart n'était pas encore payé lors de la paix de Crépy. Le Roi invoqua la guerre avec l'Angleterre pour le réclamer très vivement, faisant alléguer que Rouen avait fourni 40.000 livres tournois de plus que Paris, et qu'Amiens venait d'octroyer au premier appel un prêt de 25.000 livres. Aussi qualifiait-il le peuple parisien de rebelle, et inobédient et se déclarait-il très irrité. En février 1545, les villes closes du royaume furent taxées à 800.000 livres, dont 120.000 devaient être données par la Prévôté et Vicomté de Paris. En 1546 et 1547, deux nouvelles taxes de 80.000 livres chacune furent imposées à Paris, sous prétexte de certains advertissemens des grans préparatifz de guerre faits par aucuns puissans princes nos voisinz. Dans ses remontrances, la Ville rappelait qu'elle avait eu à souffrir de la peste, de la cherté du blé, des impôts mis sur presque toutes les marchandises, même sur les vivres, de la ruine des gros négociants ; elle insistait sur les abus d'exemption pour les riches privilégiés qui ne payaient rien, sur la misère des pauvres et des ouvriers qui n'avaient rien, et priait le Roi très humblement d'avoir pitié de ses loyaux subjectz. Le Roi mourut sans avoir répondu. Il s'abandonnait de plus en plus aux passions du parti catholique exalté. De 1544 à 1546, les luthériens furent persécutés, les bûchers allumés dans Paris et en province. Trompé par de faux rapports, dominé par la volonté âpre et fanatique du cardinal de Tournon, il avait autorisé, en janvier 1545, l'exécution d'un arrêt, prononcé par le parlement d'Aix en 1540 contre les Vaudois de Mérindol et Cabrières[20], et il approuva en août 1545 les mesures prises contre eux en avril. Mais, lorsqu'il apprit la vérité, lorsqu'il sut que plus de 800 personnes avaient été massacrées, des femmes et des enfants brûlés dans une église, Mérindol et Cabrières détruits ainsi que vingt-deux villages aux environs, toute la région changée en un désert ; lorsqu'il entendit le cri d'horreur qui s'éleva en Suisse, en Allemagne et même en France, il fut très douloureusement affecté. Ce drame terrible, la mort de son fils François qui survint au même moment, le 8 septembre 1545, et où quelques-uns virent un châtiment du ciel, atteignirent très profondément cette âme, qui n'était pas cruelle, et agirent sur ce tempérament si impressionnable. A la fin de 1544 et au début de 1545, on l'avait opéré d'une fistule au périnée, dont il avait déjà été atteint en 1340. Écrivez à S. M., disait-il à l'ambassadeur de Charles, que j'ai été en grand péril, mais que je vais mieux ; et il reprit peu à peu sa vie habituelle, mêlée d'excès et de profonds abattements. Quand s'ouvrit l'année 1547, il ne fut guère possible de se méprendre sur la gravité de son état. La mort d'Henri VIII, exactement son contemporain, le troubla beaucoup. Il était resté pendant la première moitié de février soit à Saint-Germain, soit à la Muette, mais il s'ennuya et se mit à se déplacer maladivement, allant à Villepreux (lès-Clayes), à Dampierre, puis à Limours, où il resta pendant les jours gras. Et de jour en jour ceux qui estoyent autour de luy le trouvoyent fort changé de complexion et de façons de faire. Il quitta Limours pour Rochefort-en-Yvelines où, le 25, le 26 et le 27 février, il chassa encore ; puis il projeta de revenir à Saint-Germain, en passant quelques jours à Rambouillet, à cause de son plaisir à la chasse et volerie. Il fut repris de fièvres continues, eut un nouvel abcès, qu'on perça le 21 mars, opération désespérée, car, depuis le 10, il était presque à l'agonie[21]. Il succomba dans la nuit du 31 mars, entre une heure et deux heures du matin. Il mourut courageusement. Le Dauphin, parait-il, manifesta beaucoup de douleur ; Madame d'Étampes, dans une chambre voisine, poussait des cris farouches. A l'autopsie, on trouva un apostume (tumeur purulente) en son estomac, les rognons gâtés.... le poumon entamé. |
[1] Ajouter aux sources et aux ouvrages cités en tête de ce livre : G. Ribier, Lettres et Mémoires d'Estat des roys, princes, ambassadeurs... sous les règnes de Françoys premier, Henry II et Françoys II, t. I (commence en 1537), 1686. Correspondance politique de MM. de Castillon et de Marillac, ambassadeurs de France en Angleterre, 1537-1543, publiée par Kaulek, L. Farges et G. Lefèvre-Pontalis, 1885 (Inventaire analyt. du minist. des Aff. étrangères). Correspondance politique de Guillaume Pellicier, ambassadeur de France à Venise, 1540-1547, publiée par A. Tausserat-Radel, 2 vol., 1899 (Inventaire analytique du minist. des Aff. étrangères). Commentaires et lettres de Monluc, maréchal de France, édités pour la Soc. de l'Hist. de France par A. de Ruble, t. I, 1864. Jean Zeller, La diplomatie française vers le milieu du XVIe siècle, d'après la correspondance de Guillaume Pellicier... (thèse de la Faculté de Paris), 1881. P. de Vaissière, Charles de Marillac, ambassadeur et homme politique sous les règnes de François Ier, Henri II et François II, 1510-1560 (thèse de la Faculté de Paris), 1896. A. de Ruble, Le mariage de Jeanne d'Albret, 1877.
[2] Mariée en 1536 à Jean de Brosse et faite duchesse d'Étampes en 1537. En 1540, elle avait trente-deux ans.
[3] Ch. Porée, Un parlementaire sous François Ier, Guillaume Poyet, 1471-1548, 1898.
[4] Poyet fut enfermé à la Bastille. Le 3 avril 1544 seulement, le Roi nomma une commission extraordinaire pour le juger, ainsi que deux de ses complices. Poyet ne put obtenir le ministère d'un avocat, en vertu de l'ordonnance même de Villers-Cotterets ; il parait qu'il se défendit très habilement. Si méritée que puisse être la mauvaise réputation faite au chancelier, l'arrêt rendu contre lui, le 23 avril 1545, ne contient que des imputations assez vagues ; rien de semblable à celles qui avaient été dirigées contre Chabot. La condamnation est relativement douce : Poyet doit payer 100.000 livres d'amende (sans confiscation de ses biens), être maintenu en prison jusqu'à parfait paiement, être confiné pendant cinq ans en telle ville et sous telle garde qu'il plaira au Roi, être destitué de son office de chancelier. Ses complices ne sont taxés qu'à 2oo livres chacun et suspendus seulement de leurs offices. On dirait presque que le procès avait été entamé pour laver la mémoire de Chabot.
Le Roi fut très mécontent de la bénignité des juges, sur lesquels à plusieurs reprises il avait pesé. Puis il se radoucit, lorsque Poyet lui eut versé morio livres, y compris les frais. Poyet fut mis en liberté, le if juillet 1545 ; en avril 1548 il obtint du Parlement un arrêt l'autorisant à poursuivre à ses risques et périls la révision de son procès, mais il mourut la même année, avant d'avoir pu suivre sur cet arrêt. Juridiquement il n'était certainement pas plus coupable que bien d'autres.
[5] Il venait de succéder à Castillon, comme ambassadeur à Londres.
[6] Voir Hauvette, Luigi Alamanni (thèse de la Faculté de Paris), 1903.
[7] Pellicier écrivait de Venise, en décembre 1541 : La nouvelle du naufrage et grant perte de l'Empereur s'est continuée, voyre de plus en plus pyre, jusques-là que sa personne estoit venue en danger d'astre pérye ou bien tombée entre les mains de ses ennemis. Ces seigneurs (la Seigneurie de Venise) en sont demeurez bien estonnez et effrayez, non pour la perte particulière de l'Empereur, mals pour ce que, s'il estoit vrai qu'il fust venu à meschef, n'ayans plus cest objet de pouvoir tourner à son party (de l'Empereur), toutes fois et gnaules que le Grand Seigneur vouldroit les contraindre à choses qui ne leur fussent agréables. Ils seraient exposez à tous les appétits du dit Grand Seigneur.
[8] Il succomba à Lyon en janvier 1543, au moment où il revenait en France.
[9] En 1535 déjà, un agent de François Ier auprès de Soliman, un Ragusain, Séraphin del Pozzo, avait été pris par les Espagnols, enfermé à Sinigaglia, puis à Naples, et relâché seulement sur les représentations énergiques de Dodieu de Vély, ambassadeur du Roi. On se rappelle, d'un autre côté, l'exécution sommaire de Maraviglia par les ordres de Sforza.
[10] On prétend qu'elle la fit fesser. Jeanne, de son côté, avait menacé d'entrer au couvent, de se jeter dans un puits.
[11] Ses menées étaient fort surveillées ; il y avait de part et d'autre un service d'espionnage. On écrivait à l'Empereur qu'on avait vu un Français entrer dans la maison du duc Frédéric ; des pamphlets, des manifestes couraient dans l'Empire. Cela compose toute une littérature.
[12] Les campagnes des Alpes, racontées avec force détails par Monluc, ne sont à étudier que pour la connaissance des habitudes militaires du temps, de l'esprit des chefs et des soldats, de la manière de combattre ; on n'a guère là que la sensation d'une guerre stérile en résultats, purement professionnelle, pourrait-on dire.
[13] Lorsqu'il mourut, en 1546, on écrivait au Roy : Je n'ay veu homme par deça plus contraire ù tout ce qui touchoit vostre service.
[14] Le mariage ne fut annulé par la cour de Rome qu'en avril 1545, après d'épineuses négociations.
[15] Martin du Bellay, dans ses Mémoires, ne cite pas le nom de Monluc ; il dit simplement qu'Enghien dépescha un gentilhomme ; il ajoute que le duc demandait surtout au Roi de lui envoyer de l'argent, car la solde était en retard de trois mois. Il prétend que, pour l'autorisation de livrer bataille, le Roi s'en remit à l'avis des capitaines qui assistaient Enghien ; il ne parait pas avoir connu la scène qui, d'après Monluc, se serait passée au Conseil. Le récit qu'il donne de la bataille diffère également de celui de Monluc sur un certain nombre de points importants.
[16] Les appréciations sur les conséquences possibles et sur l'importance de la victoire de Cérisoles varièrent à l'infini chez les contemporains, dès le lendemain de la bataille. Ce ne fut guère autre chose qu'une action très héroïque et assez désordonnée.
[17] Un acte officiel du 25 avril 1545 exempte de tailles pendant vingt ans Vitry-le-François, construite au lieu de Montcourt, en remplacement de la ville de Vitry-en-Perthois, brillée par les Impériaux. Mais Martin du Bellay qui, dans ses Mémoires, parle avec détails d'escarmouches et de combats autour de l'ancien Vitry, ne dit nulle part que la ville ait été brillée ou détruite, et plus loin il écrit simplement : Vitry-le-François, qui est une ville qu'il (le Roi) avait commencée sur la rivière de Marne, à une lieue de Vitry-en-Perthois, pour ce qu'il ne trouvoit qu'on pus fortifier ledit lieu de Vitry-en-Perthols, pour l'incommodité de l'assiette, commandée de trois ou quatre montagnes. (Voir aussi Paillard.)
[18] Ch. Paillard, L'invasion allemande en 1544, 1884, Projets d'évasion de François Ier..., Appendice ; Rev. hist., t. VIII, 1878.
[19] Arcére, Histoire de la Rochelle, 2 vol., 1756-57.
[20] Il restait en Provence, à Mérindol et à Cabrières (Mérindol faisait partie du gouvernement de Provence, Cabrières, du Comtat-Venaissin, terre pontificale), quelques descendants des Vaudois du XIIe siècle. C'étaient des gens de mœurs très simples, de vie très paisible. Seulement leur attachement aux doctrines religieuses de leurs ancêtres les rendait fort suspects et, assez vite, au XVIe siècle, on les confondit avec les réformés. A partir de 1535, ils avaient été dénoncés et, le 18 novembre 1540, le Parlement d'Aix avait condamné au feu dix-sept habitants de Mérindol, banni leurs femmes et leurs enfants, confisqué leurs biens, ordonné la destruction de Mérindol. Le Roi, sollicité très fortement par les luthériens d'Allemagne et par Guillaume du Bellay, avait accordé, en février 1541, des lettres de rémission aux condamnés, à condition qu'ils se convertissent dans le délai de trois mois. Mais le Parlement d'Aix, dont le Premier Président était le baron d'Oppède, et les évêques de Provence étaient de plus en plus animés contre les hérétiques. Ils reprirent la procédure et quand François après cinq ans, eut autorisé l'exécution de l'arrêt, le baron d'Oppède, qui fut le grand meneur de l'affaire, convoqua les gentilshommes de la région, se fit accompagner de Polin de la Garde, qui amena une partie des troupes alors réunies à Marseille, et dirigea une véritable expédition militaire contre des populations inoffensives et désarmées. Les troupes entrèrent le 15 avril 1545 à Mérindol, le 20 à Cabrières. Poursuivis au début du règne d'Henri II, d'Oppède et Polin furent absous, après une longue procédure.
[21] Ch. Paillard, La mort de François Ier, et les premiers temps du règne de Henri II (avril-juin 1547), Rev. histor., t. V, 1877.