HISTOIRE DE FRANCE

TOME CINQUIÈME — LES GUERRES D'ITALIE - LA FRANCE SOUS CHARLES VIII, LOUIS XII ET FRANÇOIS Ier (1492-1547).

LIVRE PREMIER. — LES GUERRES D'ITALIE (1492-1518).

CHAPITRE PREMIER. — L'EXPÉDITION DE CHARLES VIII (1494-1495)[1].

 

 

I. — CHARLES VIII ET LES PROJETS SUR L'ITALIE.

LES règnes de Charles VIII et de Louis XII inaugurent les guerres d'Italie, qui mettent la France en contact avec toutes les puissances de l'Europe.

Or, ces guerres ont lieu à un moment où la civilisation européenne se renouvelle. La Renaissance transforme les idées ; la Réforme commençante agit sur les consciences ; la découverte de l'Amérique ouvre à la pensée et à l'activité humaine un monde inconnu ; la politique internationale est modifiée par le développement ou la création des grands États : France, Angleterre, Espagne, Autriche ; le triomphe du principe monarchique change les régimes gouvernementaux ; la poudre à canon, devenue d'un emploi pratique, va bouleverser l'art de la guerre. Et toutes les idées, tous les sentiments trouvent, par la diffusion de l'imprimerie, une expansion extraordinaire.

Alors commencent les temps modernes, pour garder l'expression consacrée.

Si désormais la civilisation se caractérise surtout par la grande place qu'y tient l'antiquité et avec elle l'Italie, qui s'en était la première inspirée, on ne doit cependant pas croire qu'elle soit fondée exclusivement sur l'antiquité et sur l'Italie. La civilisation du moyen-âge, qui fut surtout celle des nations septentrionales, y a aussi marqué sa trace. L'imprimerie, la Réforme, les régimes politiques et sociaux des grands États sont l'œuvre des peuples du Nord.

Mais les hommes du XVIe siècle se persuadèrent que le passé disparaissait en entier et qu'il avait été infécond ; ils ne voulurent plus rien connaître de lui. Ils crurent que tout se créait ou renaissait avec eux et par eux, grâce à l'antiquité retrouvée, et ce fait explique pourquoi le mot de Renaissance a été appliqué à cette époque.

Dans les grands événements du temps, sauf dans la politique, la France ne joua tout d'abord qu'un rôle secondaire, à côté de l'Italie et même de l'Allemagne. Ce n'est pas chez elle que la Renaissance a commencé, que l'imprimerie a été découverte, que la révolution religieuse d'où est sortie la Réforme a été accomplie. Mais, par son contact avec l'étranger, surtout avec l'Allemagne et l'Italie, elle reçut les idées nouvelles, se les assimila et y mit peu à peu la marque de son génie propre.

Au temps des guerres d'Italie s'ouvre donc une période dans notre histoire, comme dans l'histoire générale.

Le mariage de Charles VIII avec Anne de Bretagne, en 1491, et sa réconciliation avec Louis d'Orléans marquent la fin du gouvernement des Beaujeu. A partir de 1492, c'est presque un nouveau règne qui commence : Charles VIII entreprend de diriger les affaires de son royaume[2].

Il avait, à cette date, vingt-deux ans. C'était une pauvre complexion que la sienne. Un buste conservé au musée du Bargello de Florence, œuvre d'art de premier ordre, montre un visage maigre, avec une barbe rare, un nez mince et fortement busqué, une lèvre inférieure proéminente. Deux traits surtout saisissent : la fixité du regard et l'irrégularité de construction de la figure, dont la partie droite parait légèrement plus forte, défaut qu'accentue une sorte de rictus des lèvres. Un être mal conformé, malingre, une organisation nerveuse, non pas sans vigueur, mais sans équilibre.

L'intelligence répondait au type physique : là aussi quelque chose d'incertain, d'incomplet. L'esprit était mince et inconséquent. Le jeune Roi était capable de ces grands desseins, où il entre plus d'imagination que de raison, mais hors d'état do prendre et surtout de suivre les mesures nécessaires pour les faire réussir ; emporté comme tant de caractères timides, entêté comme la plupart des cerveaux faibles ; allant droit devant lui, où le conduisait la passion, avec des élans heureux de générosité, comme lorsqu'il courut délivrer de prison son cousin Louis, ou d'héroïsme, comme à Fornoue ; destiné à se laisser mener, à condition, pour ceux qui voudraient s'emparer de lui, de commencer par flatter sa fantaisie.

Il avait cependant été mieux et plus instruit qu'on ne l'a dit. Il savait le latin assez pour entendre une harangue ; il aimait les lettres et plus encore les arts. Il avait lu, suivant Gaguin, beaucoup de livres, et d'autres que les fameux romans de chevalerie dont on a parlé. Ces romans cependant purent bien avoir quelque influence sur son imagination jeune et ardente ; ils étaient fort à la mode et gardaient une teinte mystique, galante et chevaleresque. Ce qui manquait à ce roi, c'était l'application aux affaires. Je pense le voir, écrit un ambassadeur florentin à son gouvernement, bien que par lui-même il ne soit nullement capable de traiter d'affaires sérieuses. Il s'y entend si peu, il y prend si peu d'intérêt que j'ai honte de le dire. Un envoyé vénitien résume assez brutalement l'impression de tous : Je tiens pour certain que, soit de corps, soit d'esprit, il vaut peu.

Par qui Charles VIII sera-t-il conduit ? Pour le savoir, il faut chercher dans son entourage, car le gouvernement, avec ce jeune homme inexpérimenté et peu soucieux des formes politiques, conserva un caractère tout à fait personnel et intime : gouvernement de cour, d'hôtel, comme on disait encore. Les personnages qui auront une influence ne la devront pas à leurs titres officiels, mais à leur faveur auprès du Roi.

Anne de Beaujeu ne voulait pas renoncer à l'autorité, qui venait de lui être enlevée par un coup de surprise. Énergique, décidée, âpre, elle dirigeait son mari, à qui elle avait fait une si éclatante fortune. La jeune reine, Anne de Bretagne, qui n'avait encore que seize ans, semblait timide et restait effacée. Enfin, le duc d'Orléans, à peine réconcilié avec Charles VIII, espérait sans doute profiter de son titre de prince du sang, pour obtenir, par la volonté de son cousin, le pouvoir qu'il avait essayé d'usurper par la révolte. En 1492, la Reine, Monsieur et Madame de Beaujeu, Louis d'Orléans se rapprochèrent. Le 5 juillet, devant Georges d'Amboise, tenant le fust de la vraye croix et autres saintes et précieuses reliques, ils jurèrent de s'aimer et s'entretenir.

Le plus puissant de leurs adversaires paraissait être le sire de Graville, un vieux serviteur de Louis XI. Le dit Graville, écrit Jaligny, estoit lors le principal ayant autorité en cour, et depuis qu'il estoit entré en cette autorité, il n'avoit point encore abandonné la personne du Roy. Pourtant, il commençait à perdre un peu de la grande situation qu'il avait acquise ; à force de chercher à se couler entre les partis, il avait laissé l'impression d'un homme indécis, flottant, peut-être même peu sûr. Un autre aurait dû plus encore exciter les défiances des coalisés : Étienne de Vesc, plus connu sous le nom de Sénéchal de Beaucaire. Il avait commencé sa fortune auprès du Dauphin, et l'avait poussée vivement pendant les premières années du règne. En juin 1493, l'ambassadeur florentin, intéressé à savoir exactement qui conduit les choses, écrira à la Seigneurie : Le sénéchal est plus selon le cœur du Roi, et plus familier et plus mêlé à toute pratique que tout autre seigneur.

Un troisième personnage grandissait à côté du Sénéchal : Guillaume Briçonnet, représentant de cette bourgeoisie, dont l'importance sociale et le rôle politique croissaient, et que la monarchie du XVIe siècle et la noblesse refouleront comme d'un commun accord. Guillaume Briçonnet. prit un grand crédit sur l'esprit de Charles VIII et lia tout d'abord sa fortune à celle de Vesc. Les ambassadeurs florentins le qualifiaient de uomo astuto e di grande stima e credito appresso del Re[3]. Il parait bien qu'il visait très haut. Devenu veuf, il allait, après être entré dans les ordres, obtenir en 1493 l'évêché de Saint-Malo, et personne n'ignorait qu'il aspirait au cardinalat. Les titres ecclésiastiques avaient le double avantage d'assurer une sorte de sécurité, au milieu des traverses de la Cour, et de remplacer la naissance ; un cardinal, un archevêque passait partout ; un bourgeois, si riche, si ami du prince qu'il fût, devait s'arrêter à un certain degré d'ambition

Le maréchal de Gié, de 1483 à 1491, avait rendu à la royauté les plus grands services. Mais, depuis le mariage breton, il paraissait assez peu à la Cour et ne semblait pas de ceux qu'on avait à redouter pour le moment. Puis venaient des hommes de second plan : La Trémoille, en situation très honorable et très en vue, mais sans influence, malgré la victoire de Saint-Aubin-du-Cormier ; Imbert de Batarnay, seigneur du Bouchage ; Jean de Reilhac, maître des comptes ; le fameux Commynes, qui avait essayé d'avoir la main dans toutes les intrigues, mais l'y avait laissé prendre et venait de sortir de prison, encore compromis par le souvenir de plusieurs affaires véreuses.

La Cour était ainsi pleine de combinaisons ; elles allaient avoir leur contrecoup direct sur la politique étrangère, et la grosse question, autour de laquelle toute partie se liait en 1492, c'était déjà celle de l'Italie. Charles VIII ne songeait qu'à la conquête du royaume de Naples. Entraîné par son imagination romanesque, il rêvait en même temps de reprendre aux Ottomans Constantinople. Ainsi l'expédition d'Italie serait devenue le préliminaire de la Croisade, dont on parlait toujours sans l'entreprendre jamais.

De Vesc et Briçonnet s'emparèrent de l'esprit du Roi et jouèrent, pendant quatre ans au, moins, le rôle de chefs du gouvernement, en se donnant tout entiers à servir les projets de Charles VIII.

Deux familles royales revendiquaient Naples : celles d'Aragon et de France. En 1492, c'était la famille d'Aragon qui se trouvait en possession du trône, avec Ferdinand I. Quant aux prétentions de Charles VIII, elles avaient pour origine première la conquête du royaume par Charles Ier d'Anjou, frère de saint Louis, et les droits réclamés par la seconde maison française d'Anjou, descendant de Jean le Bon, dont les représentants soutenaient avoir reçu l'héritage napolitain par adoption ou par testament[4]. Le dernier d'entre eux, Charles du Maine († 1481), ayant testé en faveur de Louis XI, Charles VIII relevait cette partie de l'héritage, que son père avait laissé tomber. Les jurisconsultes recueillaient partout des pièces (on en cherchait encore en Provence en 1494). On rédigea un mémoire, où l'on confondait, à dessein sans doute, les deux maisons d'Anjou en une seule. Ainsi se forma la version officielle, reproduite en 1494 dans un acte administratif : Pour ce qu'avons esté deuement avertis que le dict royaume nous appartient tant par droitte succession que par testament de la maison d'Anjou.

 A vrai dire, rien de plus douteux que les droits du Roi. Si l'on réclamait Naples en remontant jusqu'à Charles Ier d'Anjou, les Aragonais faisaient observer que le royaume était un fief du Saint-Siège, donné à Charles d'Anjou et à sa descendance, mais à condition de parenté au quatrième degré au plus. Par là, Charles VIII se trouvait exclu. Et, si l'on alléguait que Louis Ier d'Anjou, chef de la seconde maison, avait été adopté par Jeanne Ire, reine de Naples en 1380, ou que Jeanne II, une autre reine de Naples, avait testé en faveur de René Ier d'Anjou, les partisans de la maison d'Aragon répondaient que les constitutions du royaume n'admettaient pas d'actes de ce genre, et que d'ailleurs le testament de Jeanne II était apocryphe. Mais qu'importait tout cela ? il suffisait qu'on eût un texte à discuter, car les droits n'étaient guère mieux assis d'autre part.

 

II. — L'Italie.

ON insiste toujours sur le morcellement de l'Italie à la fin du XVe siècle ; ce n'est pas sans raison. Pourtant si, au lieu de la comparer aux autres États, on la compare à elle-même, on constate que la direction des choses semblait la conduire, elle aussi, vers l'unité. A la place des multiples dominations féodales ou municipales, des États apparaissent : république de Venise, duché de Milan, etc. Seulement l'Italie n'arriva qu'aux unités locales : elle retarda ainsi, comme l'Allemagne, sur la marche suivie par les nations occidentales.

La configuration physique de la Péninsule, la politique de la Papauté, les nombreuses invasions et l'établissement de dominations étrangères, au cours du moyen-âge, avaient produit des découpures bizarres et incessamment changeantes, des États factices et momentanés, des formes de gouvernement infiniment diverses, des habitudes séparatistes et, conséquence de tout cela, l'individualisme, c'est-à-dire l'anéantissement non seulement de toute idée nationale, mais de tout sentiment de solidarité entre Italiens. Le condottiérisme, qui domine au moins autant l'histoire politique ou sociale que l'histoire militaire de la Péninsule, est la manifestation éclatante de ces dispositions. La politique devint toute personnelle. Ville, individu ou État, chacun ne chercha qu'à s'agrandir ; il le fit au hasard de son génie ou de circonstances heureuses. Peu à peu disparait la forme républicaine, à laquelle se substitue la forme princière. Ici encore, l'Italie obéissait aux tendances générales qui entrainaient l'Europe. Seulement, tandis qu'en France, en Angleterre, en Espagne, les souverains mêlaient instinctivement à leurs convoitises particulières la conception de l'État, supérieur à eux et durable, les princes italiens le confondaient avec leur personne ou l'y subordonnaient. Rien de plus frappant à cet égard que l'histoire d'un Ludovic le More ou que les maximes du livre du Prince.

En 1494, six États principaux apparaissent, plus ou moins fortement constitués.

Le royaume de Naples représente la seule unité politique qui se soit maintenue au cours du moyen-âge, mais à travers des bouleversements de dynasties, qui ont introduit dans cette stabilité géographique la situation gouvernementale la plus instable. Si la monarchie, au milieu des troubles, demeura forte, elle ne réussit pas à faire disparaître la féodalité, encore très puissante à la veille de la conquête française. L'activité, la vie politique, industrielle, intellectuelle, se concentraient à Naples ou autour de Naples. Une civilisation sensuelle, éclatante, s'y développa avec exubérance. Au contraire, vers les extrémités du pays, dans les plaines de la Pouille, ce sont des forteresses féodales ou des villes murées, disséminées au milieu de vastes espaces solitaires, et autour desquelles combattront tant de fois les Espagnols et les Français.

Toutes les, incertitudes de la constitution de l'État napolitain apparaissaient et éclataient, à la fin du XVe siècle. Ferdinand y régnait depuis 1458, mais les barons s'y étaient révoltés en 1485 contre lui ; ils avaient appelé René II de Lorraine, car on avait toujours un prétendant sous la main. Ferdinand ne se maintenait que par la terreur et par l'appui incertain de l'Espagne.

L'État pontifical comprenait l'ancien Latium, les Marches et la Romagne. C'est peut-être le plus extraordinaire de tous les États italiens. Cette longue bande mal taillée de territoires composites ne semble correspondre à rien de ce qui fait un pays : l'Apennin central la coupe en deux parties et isole Rome. La partie septentrionale n'en appartenait que, nominalement aux papes, à la fin du XVe siècle : elle se partageait entre les Vénitiens et quelques familles puissantes, telles que les Bentivoglio, les Malatesta, les Montefeltre, types achevés de condottières. Même dans Rome ou dans la Campagne romaine, les Colonna, les Orsini dominaient ; ils occupaient dans la capitale des quartiers fortifiés. Sixte IV (1471-1484) ne parvint à y être vraiment maitre qu'en exerçant la terreur, comme faisait un Visconti à Milan ou un Malatesta à Rimini. Au reste, comme les condottières du temps, les papes travaillaient à fonder un État territorial pour leurs familles.

Ainsi, à la fin du XVe siècle, la puissance de la Papauté temporelle se refaisait lentement ; elle n'était pas encore reconstituée, il s'en fallait de beaucoup. Les papes vont s'attacher à accomplir cette œuvre et, pour y réussir, ils sacrifieront les intérêts italiens et les intérêts religieux.

En 1492, Alexandre VI Borgia montait sur le trône pontifical, qu'il devait occuper jusqu'en 1503. Sa politique sans scrupules était destinée à surexciter toutes les convoitises des princes, mais son rôle ne fut d'abord que secondaire. En 1492, il tenait pour Ferdinand de Naples ; seulement il ne cherchait qu'à louvoyer, prêt à tirer profit de toutes les circonstances.

La Toscane n'était pas encore absorbée dans Florence, mais elle tendait de plus en plus à devenir florentine. Si la République de Sienne gardait un territoire assez vaste, si celle de Lucques restait indépendante, les agrandissements de Florence et la situation favorable de la ville sur l'Arno y marquaient bien le centre prochain de la région politique. Il y avait là une impulsion d'autant plus irrésistible que l'unité d'action s'était établie dans la cité, avec Cosme Ier (1434-1464) et Laurent de Médicis (1469-1492). Cependant il y restait encore quelques familles qui n'avaient pas désarmé, et un vieux levain démocratique. Les difficultés devinrent des dangers avec l'incapable Pierre II de Médicis (1492).

Celui-ci, en effet, s'annonçait comme un médiocre successeur de Laurent, et cela au moment où un personnage extraordinaire, Savonarole, devenait le porte-parole de la cité. Savonarole appartenait à la race de ces grands réformateurs qui n'ont jamais consenti à séparer la morale de la religion. Ami des lettres, même des arts, quoiqu'on en ait dit, il ne leur reconnaissait toutefois qu'un rôle possible dans une société chrétienne : rendre les hommes meilleurs.

Il semble, au premier abord, qu'il rencontrait un milieu peu favorable dans cette capitale de la Renaissance, tombée sous la domination plus ou moins déguisée des Médicis, dans cette ville passionnément entraînée par la joie de vivre. Et cependant, si en Italie la lutte pouvait encore être tentée contre l'humanisme païen, c'était bien à Florence que le dernier combat pouvait se livrer avec quelques chances. Là seulement, en même temps que les sentiments démocratiques avaient gardé des fidèles, un christianisme vigoureux et mystique animait certaines âmes. Il était resté dans l'air quelque chose de Catherine de Sienne.

Précisément l'élection d'Alexandre VI posait d'une façon saisissante pour les croyants le problème de cette rénovation dont parlait Savonarole. L'Italie chancelait, personne n'ignorait qu'il se préparait contre elle quelque chose au delà des monts ou de la mer. En 1492, Savonarole, et en cela il rappelait bien la tradition florentine — Dante invoquant l'Empereur —, s'adressait pour faire triompher ses desseins à Charles VIII ; il prédisait sa venue, il le sollicitait même comme le sauveur promis.

Au nord-est de l'Italie, l'unité se faisait par Venise. La République, après s'être étendue dans l'Orient maritime au moyen-âge, reculait, mais lentement, devant les progrès des Turcs. Sa fortune, sa vie, ses destinées étaient toujours de ce côté. Et l'on s'explique fort bien, malgré l'opinion générale, qu'elle n'ait pas favorisé les projets de Colomb : elle avait trop de clairvoyance pour croire qu'elle en profiterait. Bien plus, de 1492 à 1517, elle ne cessa pas de faire des efforts pour maintenir la direction commerciale vers l'Orient. Mais elle avait aussi songé de bonne heure à étendre vers l'Ouest le cercle restreint où sa capitale se trouvait resserrée. Trévise, Vicence, Vérone, Padoue, Brescia étaient devenues successivement ses sujettes. Ravenne même forma, vers 1440, un avant-poste vénitien au Sud Ainsi, en 1492, Venise s'étendait de l'Adriatique à l'Adda, du Pô jusqu'aux Alpes : État compact, bien formé, appuyé sur une puissance maritime, commerciale et coloniale, encore très imposante. Tout en restant républicaine, sa constitution suivait la même marche que toutes les constitutions européennes. En effet, il n'y a guère ailleurs d'unité plus forte que celle de ce corps gouvernemental : Sénat, Conseil des Dix, Inquisiteurs, etc. Nulle part ailleurs non plus, on ne trouve de politique plus suivie. Cette politique, tout anonyme, car on a peine à y mettre des noms propres, fait songer il celle des ordres religieux.

Malgré tout, des agrandissements ultérieurs n'étaient guère possibles pour Venise ; elle avait contre elle la maison d'Autriche, qui pesait sur l'Italie par les droits de l'Empire. Le Pape, avec son double glaive, était redoutable. On aurait pu trouver de l'air du côté du Milanais, mais le malheur voulut qu'à ce moment même la France y jetât les yeux. Dans toutes les combinaisons où elle se débattit, ce qui est étonnant, ce n'est pas que Venise ne se soit pas étendue, c'est qu'elle se soit maintenue.

En 1492, les Vénitiens se réservaient. Avaient-ils des desseins sur l'Italie ? Tendaient-ils à l'Empire, à l'exemple des Romains, comme le prétendait étrangement l'humaniste Pierre Martyr ; ou voulaient-ils simplement, dans l'intérêt de leur commerce, acquérir des ports sur la Méditerranée ? Toujours est-il qu'ils négociaient avec tout le monde, qu'ils cherchaient à agir dans l'État napolitain, qu'ils avaient continuellement des ambassadeurs en France.

Le Milanais, un État plus qu'une région, est le plus vaste territoire qu'ait réussi à organiser le condottiérisme : il est le type par excellence des États de condottières, soit avec les Visconti, soit avec les Sforza. Vers 1492, il s'étendait à peu près des Alpes au Pô et de la Sesia jusqu'à l'Adda. Plaisance et Parme mêmes y étaient comprises ; des avant-postes étaient poussés jusque vers Pontremoli, que les Sforza disputaient aux Florentins. Toute la vie et la puissance de ce duché reposaient sur la force militaire et sur le génie du prince, vrai prince de Machiavel avant la lettre. La capitale, bien plus que Milan même, était le château de Milan : palais, domaine et forteresse. Certains ducs y vécurent enfermés pendant tout leur règne, dominant de là leur cité, à la fois terribles et terrorisés. Ce fut également l'asile contre les attaques de l'extérieur. Les princes n'étaient pas seulement guettés, épiés par leurs sujets — nulle part plus de conjurations que dans le Milanais — ils avaient de tous côtés des ennemis : à l'Est, Venise ; au Nord, les Suisses, qui convoitaient âprement la vallée du Tessin ; au Sud, Florence, inquiète des progrès des Sforza vers l'Apennin central. A l'Ouest, le duché de Savoie ne semblait pas en état d'agir ; mais, derrière lui, venait la France, suzeraine de Saluces. Surtout, les ducs avaient à redouter les prétentions des Orléans, descendants des Visconti et établis à quelques lieues d'Alexandrie, par la possession de l'Astesan.

Les Sforza s'étaient emparés du pouvoir, au milieu du XVe siècle. Jean-Galéas-Marie Sforza régnait en 1492, mais son oncle, Ludovic le More, gouvernait en son nom et avait entrepris de garder pour lui le titre ducal. Ludovic avait une intelligence vaste et fine : il pouvait comprendre Léonard de Vinci ou Bramante et concevoir les plans politiques les plus déliés. Seulement tout cela se rapetissait par ce qu'il y avait de vicieux dans son âme et de mesquin dans son caractère. Cet esprit si remarquable manquait de suite : Ludovic ne se livrait jamais et pourtant il se reprenait sans cesse. Il avait dans sa politique une tare que rien ne pouvait effacer : son origine. Il procédait d'une double usurpation, celle des Sforza et la sienne même. C'est à couvrir cette situation irrégulière qu'il s'épuisa. Tous les ressorts de sa politique tendirent à compliquer assez les choses autour de lui pour qu'il se dissimulât derrière les nuages amoncelés. Les Italiens du XVIe siècle ont eu pour sa politique un respect incroyable ; preuve de plus que le condottiérisme était au fond de l'âme italienne.

La situation particulière de Ludovic fut une des causes déterminantes des guerres d'Italie.

Le duché de Savoie comptait à peine parmi les États italiens, à la date de 1492. Les ducs possèdent le Piémont, Nice, la Savoie, le Faucigny, le pays de Vaud, la Bresse, le Bugey. Leur centre de gravité se trouve bien plus au nord qu'au sud des Alpes. Les événements les rejetèrent peu à peu vers la Péninsule. Ils ne pouvaient plus songer à s'étendre vers l'Ouest, après que le Dauphiné, la Provence et la Bourgogne avaient passé à la France ; ni au Nord, depuis que la Franche-Comté était devenue autrichienne et que la Suisse constituait un État militaire de premier ordre. Au XVIe siècle, ils commenceront, entre la France et l'Autriche, cette politique de bascule qui leur donnera un jour de si grands résultats.

De Gènes, il est beaucoup question dans l'histoire du XVe siècle, mais un peu comme il sera question plus tard de la Pologne, dans celle du XVIIIe. En proie à des conflits intérieurs sans trêve, la République, incapable de vivre par elle-même, se donne à tout le monde successivement. La France, le Milanais, le Piémont la possèdent, la perdent et la ressaisissent tour à tour.

Après cela vient une quantité de villes ou de principautés, qui ne valaient que selon la valeur de leurs princes : au Nord, marquisat de Saluces, vassal de la France, marquisats de Montferrat et de Mantoue, membres plus ou moins dépendants de l'Empire ; au Centre, duché de Ferrare. Puis des unités minuscules ; Urbin aux Montefeltre ; Rimini et Fano aux Malatesta ; Faenza et Imoli aux Manfredi ; Mirandole aux Pic ; Bologne aux Bentivoglio. Tout cela eut son rôle dans l'histoire de l'Italie, aux XVe et XVIe siècles, contribua à entretenir les divisions, à gêner les concentrations, mais ne compta qu'indirectement dans la politique européenne. On se servit d'un Bentivoglio, d'un Gonzague, aussi bien qu'en Allemagne d'un duc de Gueldre ou d'un landgrave de Hesse, comme d'appoints pour une diplomatie, ou bien on les enrôla comme généraux, quand ils eurent du talent ou quelques soldats : ils revenaient ainsi à leur origine, au condottiérisme.

Il est remarquable qu'en Italie, dans ce centre de la Chrétienté, le clergé, même comme clergé, n'ait eu qu'un rôle très effacé. On n'y entendra pas parler d'un seul grand évêque. D'autre part, les circonscriptions épiscopales ne correspondaient pas avec les divisions politiques.

Ainsi ce pays, en qui l'on a voulu voir le créateur du monde moderne dans toutes ses manifestations, n'offre que le tableau d'une organisation empirique, arriérée sur bien des points. Notre Europe politique ou sociale n'est en rien sortie de là. Quant à un esprit national italien, on ne saurait le nier absolument ; il se forma beaucoup de la haine de l'étranger, mais il resta, lui aussi, disséminé, dispersé. Même observation pour l'esprit militaire : des qualités guerrières incontestables se perdaient dans le particularisme ; des soldats, des chefs, jamais la nation armée.

Jusqu'à la fin du XVe siècle, l'Italie s'était trouvée maîtresse de son sort. Elle n'avait au dehors qu'un ennemi commun, le Turc. Elle ne fit rien contre lui, ni plus ni moins d'ailleurs que les princes de l'Europe occidentale. Habituée à voir les rivalités intestines et les questions successorales se résoudre chez elle par des compromis, elle ne soupçonna pas qu'un danger pût venir pour elle des prétentions que des rois étrangers avaient à faire valoir sur certaines parties de la Péninsule. Elle ne sentit pas que, derrière ces rois, il y avait les États qu'ils gouvernaient, et que c'était une force toute nouvelle.

Au cours du XVe siècle, les États italiens n'avaient guère cessé de lutter les uns contre les autres, mais leur politique n'avait eu aucune fixité. Venise, Milan, Rome, Florence et Naples s'étaient successivement alliées, combattues, rapprochées. A la veille de 1492, les combinaisons diplomatiques étaient plus instables que jamais. Deux princes surtout se sentaient ou se croyaient menacés. Ferdinand de Naples avait à compter avec le pape Alexandre VI, les Vénitiens, Ludovic Sforza, et il n'ignorait pas qu'un grand nombre de seigneurs napolitains, naguère révoltés contre lui, puis réfugiés en France, sollicitaient Charles VIII de faire valoir ses droits sur le royaume. Ludovic ne pouvait se dissimuler qu'un grand nombre de Milanais étaient disposés à se soulever en faveur de Jean-Galéas-Marie Sforza ; il se savait isolé en Italie.

Ces complications n'avaient rien de plus particulièrement grave par elles-mêmes ; que toutes les autres complications antérieures. Le seul fait nouveau fut que Charles VIII était décidé à agir, et les appels mêmes que lui adressèrent quelques Italiens n'entrèrent que pour peu de chose dans sa décision. Il n'avait pas besoin d'être entraîné.

 

III. — LES ANTÉCÉDENTS DE LA QUESTION-ITALIENNE.

FALLAIT-IL donc faire valoir les droits sur Naples et diriger notre politique vers la Péninsule ? C'est là une des graves questions de notre histoire[5].

Presque tous les historiens se sont montrés sévères envers Charles VIII, et sévères jusqu'à l'injustice. A les en croire, l'expédition d'Italie n'aurait été que le résultat des chimériques ambitions du jeune Roi, inspiré et poussé aux aventures par Ludovic le More. Rien de plus contraire à la vérité ; l'entreprise de Naples est la conséquence fatale d'une attraction qui, depuis deux siècles, s'exerçait sur la pensée de nos rois et la tenait presque incessamment tournée vers l'Italie. Ainsi s'exprime un des derniers historiens de l'expédition de Charles VIII, M. François Delaborde. La thèse est nettement posée, elle groupe autour d'elle nombre d'érudits ; livres, brochures, articles en ont exploré en tous sens les avenues et les alentours.

Les historiens qui pensent que notre intervention en Italie fut légitime et qu'elle s'accordait avec la direction naturelle ou les intérêts de notre politique, font observer que, dès la fin du XIIIe siècle, des relations s'ouvrent entre la France et la Péninsule, avec la conquête du royaume de Naples par le frère de saint Louis, Charles d'Anjou. qu'elles continuent par l'intervention momentanée de Philippe le Bel, par les tentatives de son frère, Charles de Valois, ou de son neveu Philippe, en 1320[6] ; que, vers la fin du XIVe siècle, il se refit des contacts très fréquents d'un côté des Alpes à l'autre : projet de création par le pape Clément VII d'un royaume d'Adria, en faveur du duc Louis d'Anjou ; mariage de Louis d'Orléans, frère de Charles VI, avec la Mie de Galéas Visconti, Valentine (1389) ; expéditions à Naples de Louis Ier d'Anjou, adopté en 1380 par Jeanne Ire de Naples, puis de son fils Louis II, de 1390 à 1400 ; enfin, acquisition de Gênes par Charles VI, en 1396. Ainsi, au début du XVe siècle, la France avait par trois côtés des attaches possibles avec l'Italie : par les Anjou à Naples, par les Orléans à Milan, par le Roi à Gênes[7].

Quant à Charles VII, il épousa Marie, fille de Louis II d'Anjou ; mais, trop occupé en France, il n'agit pas au delà des Alpes. Vers 1450 seulement se produisirent quelques actes positifs, par exemple, en 1452, la ligue de Montils-lès-Tours entre le Roi, Milan et Florence, où quelques historiens voient comme un prélude des futures expéditions, et la reprise de Gênes en 1458.

Le dauphin Louis, de son gouvernement du Dauphiné, entreprit, en 1446 et en 1453, des négociations pour le partage du Milanais ; il ne les poussa pas très à fond. Charles VII était à peine mort que le nouveau Roi renonçait à la politique du Dauphin. Louis XI, tout entier à sa politique d'unification de la France... réglait sa politique extérieure sur les exigences de sa politique intérieure[8].

Les choses ne changèrent pas jusqu'à la veille de 1492 ; on a vu combien la Régente avait été occupée par les troubles intérieurs. Elle se borna à soutenir, en 1486, les prétentions de René II de Lorraine sur Naples, mais de façon assez platonique, et à maintenir, en 14861488, la suzeraineté du Roi sur le marquisat de Saluces. Ceux qui gouvernent veulent éviter les aventures lointaines ; ainsi s'exprimait l'ambassadeur de Florence. C'était du reste l'époque des affaires de Bretagne et des complications les plus serrées. Anne s'y donna tout entière, jusqu'en 1491.

Voilà les faits durant deux siècles, ceux qui ont eu quelque importance ou quelque signification. A-t-on le droit de dire (car on le dit) qu'ils entraînaient invinciblement la Monarchie française vers l'Italie ? Nous ne le pensons pas. En premier lieu, il y a dans cette histoire bien des actes dont on dénature la valeur à force de la grossir[9]. Si les faits sérieusement contrôlés semblent tout d'abord former un groupe imposant, on oublie qu'ils se répartissent sur un espace de deux cent vingt-cinq ans. Et l'on veut voir dans ces tentatives émiettées, séparées souvent par des intervalles d'un quart de siècle, une continuité presque acharnée de direction !

Des relations avec les autres pays, avec l'Allemagne par exemple, on pourrait tout aussi bien conclure que la pensée de nos rois était tournée constamment vers l'Est. Un historien a écrit[10] : On peut dire qu'avec l'avènement de Philippe-Auguste, les relations de l'Allemagne et de la France entrent dans une nouvelle période, celle de l'agression déclarée, de l'effort constant de nos rois, pour reprendre ce qu'ils considèrent comme leur bien à l'est de leur royaume. Et l'on avouera que l'expédition de Louis, encore dauphin, dans l'Est, en 1444, l'annexion laborieusement préparée par Louis XI du duché de Bar, toute la politique de Bourgogne sont au moins autant des actes à tendances que tous ceux qu'on a signalés du côté de l'Italie.

Mais il y a plus encore : l'addition des faits par lesquels on veut prouver la poussée vers l'Italie n'est pas juste, parce qu'on additionne des unités d'espèce différente. Quand Charles d'Anjou conquiert Naples, quand Louis ou René veulent de nouveau s'en emparer, quand Louis d'Orléans épouse Valentine Visconti, même quand Louis dauphin, en révolte latente et constante contre Charles VII son père, porte au delà des Alpes quelque chose de son agitation, où est l'action du gouvernement ? Et, dès qu'on fait le décompte de toutes ces tentatives princières, véritables aventures individuelles, à quoi se réduit l'action monarchique pendant deux siècles ?

A soutenir la théorie que nous combattons, on perpétuerait, une erreur historique à propos non seulement des origines des guerres italiennes, mais aussi de la marche générale et du sens des choses dans notre pays. La France a été féodale pendant des siècles ; ce fut alors le temps des efforts dispersés, où des Français agissaient plutôt que la France. Or, la France, après Charles VII, devint monarchique, et la Monarchie n'avait pas plus à se laisser engager par la politique extérieure des Anjou, des Orléans, qu'elle ne se préoccupait, en annexant leurs États, de se conformer aux traditions de leur administration.

En somme, il est vrai que Charles VIII ou ses conseillers ne furent pas les premiers à tourner leurs regards vers la Péninsule ; que les deux pays avaient eu à plusieurs reprises des relations ; qu'il existait certains liens, des droits éventuels, des prétentions possibles ; qu'on avait songé parfois — nos rois ou quelques-uns de leurs sujets — à s'en servir. Rien de plus.

La politique des rois capétiens, c'était l'agrandissement territorial dans la zone française. Les derniers grands succès de cette politique avaient été l'acquisition du duché de Bourgogne, après la mort de Charles le Téméraire, en 1477, et le mariage, en 1491, de Charles VIII avec Anne de Bretagne, qui préparait la réunion à la couronne du dernier des grands fiefs. Il en était résulté des complications internationales, Marie, fille de Charles le Téméraire, ayant épousé Maximilien d'Autriche et étant morte en laissant un fils, héritier des revendications sur la Bourgogne. En outre, Maximilien, à partir de 1488, avait prétendu à la main d'Anne de Bretagne et, dans cette politique hostile au roi de France, il avait noué une coalition avec l'Angleterre et l'Espagne. Cette coalition durait encore en 1492. Charles VIII avait donc de quoi occuper ses forces chez lui ou au dehors, et il avait à conserver et à consolider les acquisitions récentes. Il fallait évidemment une imagination maladive, avec une survivance d'idées et de chimères médiévales, pour chercher, dans une situation pareille, à relever les droits des Angevins sur Naples et pour rêver la conquête de Constantinople.

 

IV. — ÉTAT DES PUISSANCES VERS 1494.

DANS cette aventure italienne, Charles VIII devait rencontrer nécessairement les puissances déjà coalisées contre lui et qui, précisément, entraient dans leur période de grand développement. Aussi faut-il décrire, pour l'intelligence des événements qui suivent, l'état de ces puissances à l'ouverture des guerres d'Italie.

 En Allemagne, ni la situation territoriale de l'Empire, ni sa constitution politique ne s'étaient modifiées, dans le droit ou dans la théorie, depuis le XIIIe siècle, mais des changements s'étaient produits dans la réalité. A l'Ouest, les Pays-Bas comptaient toujours, mais seulement de nom, parmi les terres d'Empire ; la maison de Bourgogne leur avait donné une existence à part. La Lorraine, l'Alsace et la Franche-Comté restaient attachées plus étroitement à l'Empire, mais la Suisse était indépendante en fait. Au Sud, les princes de Savoie ne devaient plus se souvenir de leurs attaches impériales que lorsqu'ils y trouveraient leur intérêt contre la France. Ainsi c'était toujours, entre Allemagne et France, la zone indécise où pouvaient s'ouvrir toutes sortes de perspectives.

En Italie, Mantoue, Modène, Parme, Vérone étaient encore considérées comme relevant des empereurs, et Maximilien et Charles-Quint donneront ou vendront l'investiture du Milanais. Charles-Quint lui-même ne renoncera ni à la chimère du couronnement par le Pape, ni à l'ambition de dominer l'Italie ou d'y acquérir des territoires. Au Nord-Est, l'Empire demeurait stationnaire, par suite des premiers progrès de la Moscovie sous Ivan III, qui refoulaient même les Allemands vers l'Ouest.

Resserré géographiquement, l'Empire avait perdu la suprématie en Europe. Son droit éminent sur les couronnes n'était plus guère revendiqué que comme un argument diplomatique dans les négociations, ou comme un moyen de gouvernement auprès de la Diète.

L'unité de l'Allemagne était représentée par l'Empereur, qu'élisaient les sept princes Électeurs, par la Diète surtout, qui se réunissait assez régulièrement depuis le XVe siècle, et qui parait à chaque moment pendant le règne de Maximilien. Dans ce cadre s'agitaient toutes sortes d'éléments : les villes libres impériales, les principautés ecclésiastiques encore très nombreuses, la noblesse immédiate, celle qui ne relevait que de l'Empereur, ou médiate, celle qui relevait d'un prince. Mais, dans ce chaos, un certain nombre de maisons princières émergeaient et commençaient à organiser leurs territoires et leur gouvernement. D'autre part, la bourgeoisie se développait. Alors l'innombrable petite noblesse se trouva comme étouffée ; elle n'eut plus d'autre moyen de vivre que l'activité militaire. D'elle vont sortir les chevaliers errants du début de la Réforme : les Gœtz de Berlichingen, les Frantz de Sickingen, qui se mettront au service de l'étranger aussi bien que de l'Empire.

Quelques-uns de ces éléments, tout historiques et traditionnels, qui ne correspondaient plus à l'état de l'Europe, expliquent la faiblesse de l'Empire. Princes ecclésiastiques, villes et nobles s'y maintiendront, en entravant toute centralisation administrative.

Bien plus importantes sont les maisons princières, maîtresses de véritables États. Quelques-unes anciennes : les Wettin en Saxe, les Wittelsbach en Bavière ; d'autres nouvelles : les familles de Hesse, de Wurtemberg ; les Hohenzollern, devenus électeurs de Brandebourg. D'autres États, beaucoup moins puissants en apparence, le Landgraviat de Hesse, les domaines de Clèves, Berg et Juliers, devaient jouer un assez grand rôle, bien que momentané, entre l'Empire et la France.

Au moment même où allaient commencer les guerres d'Italie, une des maisons princières allemandes, la Maison autrichienne des Habsbourg, se plaçait à la tête de l'Allemagne. L'État qu'elle fonda est un des plus extraordinaires et, pendant quelque temps, fut un L'es plus puissants qui se soient rencontrés dans l'histoire de l'Europe.

L'archiduché d'Autriche, la Styrie, la Carinthie, la Carniole, Trieste, le Tyrol, des domaines dispersés dans la Souabe et dans l'Alsace se trouvèrent réunis entre les mains de Frédéric III, puis de Maximilien (1493-1519). La politique d'unification se compléta et se compliqua quelquefois par la politique des mariages. Mariage avec Marie de Bourgogne, qui assurait à Maximilien ou à son fils Philippe le Beau les Pays-Bas, l'Artois, la Franche-Comté ; mariage, en 1496, de Philippe le Beau et de Jeanne la Folle, fille de Ferdinand et d'Isabelle, qui promettait aux Habsbourg la succession d'Espagne. Enfin la couronne impériale allait être héréditaire en fait dans leur maison. Une grande puissance s'annonçait donc. Il est vrai qu'elle était mal assise. Si elle avait pu discipliner l'Allemagne, elle aurait été la mal-tresse de l'Europe. Car il y avait en Allemagne, dans les villes, dans les corporations, toutes sortes d'énergies. L'Allemand du XVIe siècle est un individu doué d'une activité presque violente. Luther, Ulrich de Hutten, Franz de Sickingen, Gœtz de Berlichingen sont des hommes d'une personnalité singulièrement forte, et le rôle des lansquenets dans les armées européennes est aussi considérable au nue siècle que celui des Suisses.

Mais justement en ces énergies locales ou individuelles était la résistance à la discipline. Maximilien essaya de constituer un gouvernement d'Empire. Il échoua.

Quelle allait être sa politique étrangère ? Plusieurs voies lui étaient tracées : défendre l'Empire contre les Turcs, maintenir ses droits sur les territoires de l'Ouest, faire revivre les prétentions de l'Empire sur l'Italie, reprendre la question de Bourgogne. Dans toutes ces voies, il s'engagea, et après lui, Charles-Quint, mais dans l'intérêt de la dynastie, non de l'Empire. Tous deux n'usèrent de leur titre impérial que pour le faire servir à la grandeur de l'Autriche.

A l'Ouest, ils ne cessèrent pas d'essayer de reprendre les parties détachées de l'héritage bourguignon, en partie usurpé par Louis XI. L'Autriche était donc destinée â se trouver en opposition constante avec la France.

En Angleterre, la constitution territoriale était demeurée telle que l'avaient faite les rois du moyen-âge (Angleterre, Irlande, Pays de Galles), et l'Écosse demeurait indépendante et hostile. La perte des possessions de France, sauf l'attache de Calais, orientait vers des destinées nouvelles la politique anglaise. Cependant, même après que Colomb eut ouvert la route de l'Ouest, les rois anglais ne s'engagèrent qu'avec toutes sortes d'incertitudes dans les entreprises coloniales. Leur attention était toujours attirée vers le continent, et spécialement vers la France. En effet, les souvenirs de la guerre de Cent Ans demeuraient vivaces ; ils maintenaient un courant d'hostilité entre les deux pays. Pendant la seconde moitié du XVe siècle, les souverains anglais n'avaient guère cessé d'intervenir en France, et les souverains' français en Angleterre. Ce jeu de politique allait se continuer au cours du XVIe siècle.

En 1492, Henri VII était sur le trône depuis sept ans. Il avait encore à faire pour s'y maintenir. Les prétendants dynastiques trouvaient carrière, malgré la lassitude générale de la nation. Presque tout son règne fut une lutte pour la couronne.

Cet état de choses, aussi bien que le caractère d'Henri VII, explique son rôle. Arrivé au pouvoir par un coup d'audace et de bonheur, il le reçut, comme un enrichi la fortune, avec le désir d'en jouir. Il sembla le considérer surtout comme un bien personnel ; il consacra toute son habileté à s'y affermir. Il n'eut de conception originale ni dans sa politique intérieure, ni dans sa politique extérieure Non pas qu'on ne retrouve en lui quelque chose de l'esprit britannique. D'abord, il, n'aimait pas la France ; puis il était avide, inquiet, cherchant à gagner partout où se présentait une occasion : en Bretagne, en Guyenne, en Flandre ou en Picardie. Mais il tenait aux bénéfices financiers plus encore qu'aux avantages territoriaux : on a dit avec raison qu'il entreprenait la' guerre pour extorquer des subsides à ses sujets, et signait la paix pour en obtenir de ses adversaires. Cette politique, où la question d'argent tient la place principale, sera encore celle d'Henri VIII, qui succédera, en 1509, à Henri VII.

Ainsi, dans leurs rapports avec la Grande-Bretagne, nos rois allaient avoir perpétuellement à compter avec des mauvais vouloirs et des exigences ; mais, pendant toute la durée des guerres italiennes, l'Angleterre devait se borner presque toujours à une guerre de chicanes : elle restera, en somme, au second plan.

L'Espagne arrivait presque à l'unité, vers la fin du XVe siècle. La longue lutte contre les Maures venait de se terminer par la prise de Grenade, en janvier 1492. La Castille et l'Aragon étaient réunis en fait, depuis le mariage de. Ferdinand et d'Isabelle en 1469. Il ne restait dans la Péninsule que deux États indépendants, le Portugal et la Navarre, celle-ci divisée par les montagnes en Navarre espagnole, au Sud, et Navarre française, au Nord. Par contre, Ferdinand allait reprendre sur Charles VIII le Roussillon, un moment occupé par Louis XI. De plus, la Maison d'Aragon possédait dans la Méditerranée occidentale les îles Baléares, la Sicile, la Sardaigne, et un prince de la famille régnait à Naples. Enfin, un grand fait venait de s'accomplir au profit de l'Espagne : la découverte des Antilles par Christophe Colomb, en 1491 Le Nouveau-Monde s'ouvrait pour elle.

L'action extérieure résulta de l'union entre l'Aragon et la Castille, le premier regarde vers la Méditerranée, la seconde plutôt vers l'Océan. L'Espagne nouvelle eut donc deux directions ; elle pratiqua du côté de l'Est une politique demi-méditerranéenne, demi-italienne ; par là elle agit en puissance européenne. Du côté de l'Océan, au contraire, elle se trouva lancée en pleines nouveautés : conquête d'un monde inconnu, occupation de territoires sans maîtres, colonisation Elle accomplit cette œuvre avec entraînement, la mena parallèlement à son œuvre européenne, mais sans que l'Europe s'en mêlât, ni même, tout d'abord, semblât s'en apercevoir.

Rien de plus conforme, en définitive, à la situation du Royaume hispanique et à ses intérêts, que cette double politique, où le pays pouvait acquérir une puissance exceptionnelle et durable. Se figure-t-on ce qu'aurait été une Espagne sans voisins, ni limites, ni entraves en Amérique, appuyée dans la Méditerranée sur les îles espagnoles, sur le royaume de Naples, et y complétant presque un cercle d'investissement par les côtes barbaresques, où elle avait déjà pris pied, en 1496, par la conquête de Melilla ? L'ambition de Ferdinand, la manie des mariages et, il faut l'ajouter, le hasard des circonstances, ont poussé le pays dans une troisième voie qui lui sera fatale. Le jour où Philippe le Beau épousa Juana (Jeanne la Folle), fille de Ferdinand et d'Isabelle, les destinées de l'Espagne changèrent. L'alliance avec l'Autriche, toute factice, la poursuite de l'héritage bourguignon ou allemand était une faute qui, malgré les gloires du XVIe siècle, devint un malheur.

En attendant, il se produisait dans la situation du pays un remarquable concours de ces coïncidences heureuses qui, à certaines époques, favorisent une nation. L'autorité des souverains d'Aragon et de Castille s'accrut, à la fin du XVe siècle, et se transforma : toutes les libertés et les forces de la nation ou bien disparurent ou bien passèrent entre leurs mains. Mais, peut-être, le grand bonheur pour la Royauté a-t-il été que l'Espagne recélait toutes sortes d'énergies, qui devenaient libres après la fin de la croisade musulmane, et que ces énergies immédiatement trouvèrent à se tourner vers le Nouveau-Monde ou vers l'Italie. A vrai dire, vers i492, la fusion de la Castille et de l'Aragon était encore incertaine : la véritable union n'était que dans le ménage royal. Quant à l'autorité monarchique, elle avait en face d'elle certaines forces indépendantes : privilèges des provinces ou des villes. Mais Ferdinand, qui régnait en Aragon et dirigeait la Castille, était un personnage remarquable et un politique à longues vues. S'il avait des convoitises ardentes, s'il se plaisait à la lutte, à la fois pour les profits qu'elle donne et pour la joie de se sentir intellectuellement supérieur à ses adversaires, il joignait à toutes ces manifestations d'un tempérament ardent la conception très juste du rôle réservé à la Monarchie et à l'Espagne.

Avec la France, les royaumes ibériques s'étaient généralement maintenus en bons rapports pendant le moyen-âge, tant qu'ils restèrent divisés et que la France monarchique n'atteignit pas les Pyrénées, les Anglais étant maîtres de la Guyenne. Mais, vers le milieu du XVe siècle, la France, délivrée des Anglais, s'est rapprochée des Pyrénées par l'Ouest et par l'Est ; puis l'acquisition de la Provence menace la position de l'Espagne dans la Méditerranée. Dès lors, la rivalité des deux pays est fatale : sur une longue bande de terrain et dans toute la Méditerranée occidentale, depuis le golfe de Biscaye jusqu'à la Calabre, leurs intérêts se trouvent en opposition directe. Le plus redoutable ennemi que la France rencontra en Italie et ailleurs, même avant Charles-Quint, ce fut la puissance espagnole. Les prétentions de Charles VIII sur Naples n'ont été peut-être que l'occasion du conflit inévitable.

A la fin du XVe siècle pourtant, il semblait que l'Europe eût surtout à se préoccuper des événements d'Orient. Vers 1492, à la place de l'Empire byzantin, l'Empire ottoman, grand État à demi asiatique, à demi européen, formait une masse compacte, depuis le Taurus jusqu'au Danube, depuis l'Adriatique jusqu'à la Caspienne. Les Turcs, établis à demeure à Constantinople, ferment l'Orient aux Occidentaux, pour trois siècles au moins. Ils prennent le continent à revers par deux côtés, par la voie du Danube et par celle de la Méditerranée, où précisément ils s'établirent en Afrique, vingt ans après que les Maures eurent été chassés de Grenade. Une querelle de succession s'était, il est vrai, produite après la mort de Mahomet, entre les deux princes Djem et Bajazet. Djem, vaincu dans deux batailles, avait dû laisser le trône à Bajazet ; il errait misérablement, de France en Italie, successivement au pouvoir des chevaliers de Rhodes, d'Innocent VIII, puis d'Alexandre VI. Bajazet, d'autre part, avait échoué dans ses tentatives contre l'Égypte et contre Belgrade. Mais il avait envahi, en 1493, la Carinthie, la Styrie, la Carniole, où se commirent des atrocités qui dépassent l'imagination. La politique ottomane bénéficiait des faiblesses, des indécisions de ses adversaires naturels. Djem demandait en vain à Venise, au Pape, à la France, à l'Allemagne, de soutenir ses prétentions contre son frère. Venise cherchait à se rapprocher du Sultan, les chevaliers de Rhodes eux-mêmes avaient commis la faute de servir Bajazet contre Djem. Les papes étaient prêts, suivant leur intérêt, à soutenir l'un ou l'autre des prétendants. Déjà s'annonçait quelque chose de la diplomatie de François Ier. Les Turcs restaient les ennemis de la Chrétienté, mais de ces ennemis, on pouvait quelquefois se servir contre ses propres adversaires. Ils entraient par là, malgré qu'on en eût, dans le concert européen.

La politique des princes et même des papes demeura incertaine entre les intérêts particuliers de leurs États et les intérêts généraux de la Chrétienté. Cependant, comme il y avait des traditions non oubliées de lutte contre les Infidèles, comme d'ailleurs ceux-ci ne cessaient guère d'attaquer la Hongrie ou la Bohême, on verra plus d'une fois reparaître l'idée de croisade. Maximilien ne manquera pas d'y penser et d'en parler, au milieu de toutes ses tentatives avortées. Louis XII dirigera une expédition dans la Méditerranée orientale ; Léon X et François Ier lui-même reprendront des projets de ce genre, en 1519. Quant à Charles VIII, la pensée de Constantinople, en même temps que celle de Rome et de Naples, hantait son imagination. Presque de bonne foi, lui et Maximilien se figurèrent un moment que l'expédition d'Italie serait le préambule de la conquête de Jérusalem.

Telle était donc l'Europe moderne, à ce moment critique des guerres d'Italie. De grands antagonismes s'y annonçaient. : France, Espagne, Angleterre se touchaient et se surveillaient. La Maison d'Autriche guettait une occasion d'agir. Le gouvernement de Charles VIII comprit que la question italienne menaçait de devenir européenne. Pour conjurer ce danger, il résolut d'obtenir à tout prix la neutralité de l'Angleterre, de l'Espagne, de l'Allemagne.

La rupture du mariage autrichien avait fourni à Maximilien le prétexte d'un virulent manifeste contre la mauvaise foi du roi de France. Il avait sollicité l'appui des souverains d'Europe, et Henri VII avait saisi cette occasion de demander de l'argent à son Parlement. Les mécontents Bretons avaient comploté, en décembre 1491, de livrer Brest et Morlaix aux Anglais[11]. Mais Henri VII, inquiet des menées d'un soi-disant enfant d'Édouard, Perkin Warbeck, à qui Charles VIII accordait sa protection, ne les encouragea que mollement. Leur conspiration fut éventée, et les Anglais ne débarquèrent que le 6 octobre 1492, à Calais ; ils allèrent assiéger Boulogne. Encore une fois on acheta leur retraite. Il en coûta cher, car le traité d'Étaples, conclu le 3 novembre 1492, assurait à Henri VII la somme, considérable pour le temps, de 745.000 écus d'or.

Bien que les Espagnols fussent fort peu menaçants, Charles VIII voulut aussi faire la paix avec Ferdinand et, à l'étonnement général, contre le conseil et l'opinion de tout le monde, dit à deux reprises l'ambassadeur florentin, il lui rendit, par le traité de Barcelone, le 19 janvier 1493, le Roussillon et la Cerdagne, et lui fit abandon des 200000 écus d'or que Louis XI avait prêtés à Jean II. La dureté de Louis XI avait laissé en Roussillon de si mauvais souvenirs, et le gouverneur qui avait remplacé l'habile Boffille de Juge s'était montré si brutal, que la majorité de la population accepta avec joie le retour à la domination espagnole : les Perpignanais firent une procession générale, pour rendre grâce à Dieu qui les avait tirés de captivité. Enfin Charles VIII autorisa la reine de Navarre et son mari Jean d'Albret à accepter le protectorat castillan (1493-1494). Toute la politique de Louis XI sur les Pyrénées était abandonnée[12].

Restait Maximilien, qui réclamait non seulement l'Artois et la Franche-Comté, dot assurée à sa fille par le traité de 1482, mais tout l'héritage de Charles le Téméraire. Le 5 novembre 1492, un certain nombre de bourgeois d'Arras livrèrent la ville aux Bourguignons. Au mois de décembre, les troupes du roi des Romains entrèrent en Franche-Comté : elles furent accueillies favorablement par la population qui, elle aussi, avait subi à contrecœur la conquête française. Les anciens conseillers d'Anne de Beaujeu, comme Graville et Gié, étaient d'avis de pousser la guerre contre Maximilien, et même de garder sa fille en otage. Graville disait assez aigrement aux envoyés de Maximilien : Si le Roy mon maistre vouloit croire mon conseil, il ne vous rendroit jamais fille ne fillette, ville ne villette. Mais Charles VIII ne crut pas son conseil, et, par le traité de Senlis, le 23 mai 1493, il restitua à Maximilien l'Artois, le Charolais, la Franche-Comté, réserve faite de ses droits royaux sur l'Artois et le Charolais. La France ne gardait même Auxerre, Mâcon et Bar-sur-Seine que provisoirement, l'attribution définitive à l'un des deux États devant faire l'objet de négociations ultérieures. La jeune Marguerite d'Autriche fut rendue aux ambassadeurs de Philippe le Beau, le 12 juin.

A ce prix, Henri VII, Ferdinand et Maximilien acceptaient ou paraissaient accepter les faits accomplis, depuis l'ouverture des successions de Charles le Téméraire et de François de Bretagne ; la question de Bourgogne était suspendue, la question de Bretagne se fermait ; en revanche, s'ouvrait la question italienne. Charles VIII lâchait la proie pour l'ombre.

 

V. — CONQUÊTE ET PERTE DE NAPLES.

EN 1492, Briçonnet et de Vesc savaient évidemment quelles étaient les intentions du Roi, où allaient ses rêves, que sans doute ils entretenaient. Dès le mois de mars 1490, le cardinal Balue qui, disgracié sous Louis XI, avait reparu presque dès l'avènement de Charles VIII et était mêlé à toutes les intrigues italo-françaises, lui écrivait : Sire, vous m'avez écrit que je vous face peindre Rome ; je vous la envoieray le plus brief que fère ce pourra. Je la fays fère en tèle manière que vous la puissiez entendre, comme si vous estiez sur le lieu. Etienne de Vesc semblait tout-puissant. Dans les choses d'Italie, lui seul décide plus que le reste des seigneurs. On le donnait comme entièrement dévoué à Ludovic, ce qui veut dire hostile à Naples et à Florence. Briçonnet passait pour non bene amico della nazione nostra, au dire de l'envoyé florentin. La diplomatie italienne usait, au reste, de tous les moyens pour s'assurer des partisans en France. Les amis du Roi, comme on les appelait, étaient pensionnés par Ludovic, d'autres par le roi de Naples. L'ambassadeur de Florence insistait pour qu'on usât des mêmes procédés. La République tenait un puissant moyen d'action dans la Banque florentine, établie depuis longtemps à Lyon, et où beaucoup de grands seigneurs avaient un compte ouvert, avec toutes sortes de jeux d'écritures, permettant de déguiser des prêts ou des dons sous forme d'affaires.

Gié était opposé aux projets qui s'agitaient, Graville plus encore. La duchesse Anne et la Reine n'étaient pas plus favorables à l'expédition ; cela jetait le Roi dans une grande perplexité. C'était à la Cour un mouvement continuel d'ambassades étrangères, pour lesquelles toutes sortes de difficultés matérielles se joignaient aux embarras d'une situation politique inextricable. Le jeune Roi se déplaçait incessamment de Tours à Blois, de Blois à Amboise ; rien de plus curieux que l'émoi des envoyés, à la poursuite des informations, courant la poste, demandant des audiences, dont le jour est sans cesse remis, déconcertés à chaque instant par un voyage imprévu, une partie de chasse.

Dans toutes les négociations vraiment préliminaires de l'expédition, et dont on peut faire remonter la date à 1491, Ludovic le More parait bien avoir eu le rôle primordial. En 1492, il envoya à Charles VIII un seigneur napolitain réfugié à Milan, le comte de Cajazzo, pour savoir si le Roi serait disposé à prendre parti pour le régent de Milan contre le roi de Naples et ses alliés. En cas de réponse favorable, il demanderait à conclure une ligue particulière et secrète. L'ambassadeur obtint un traité d'alliance et quitta la France, le 5 mai 1492. Traité purement défensif, a-t-on prétendu : dans la forme peut-être, mais le fait important pour Ludovic, c'était d'abord de figurer en nom dans l'alliance et d'engager la main du Roi dans les combinaisons de la politique italienne. Puis (il est facile de voir clair dans son jeu), à mesure que le Roi s'avançait, il feignait de se retirer. A un envoyé de Charles qui, à son tour, lui disait un mot de l'entreprise, il répondait qu'il n'avait rien de particulier à proposer. A ce moment, il semble qu'il ait voulu éviter la venue de Charles VIII dans la Péninsule, après l'avoir sollicitée. Le 22 avril 1493, il signait avec Venise une ligue contre Naples ; il nouait partie avec Maximilien, lui donnait sa nièce Bianca Sforza, avec une dot de 400.000 ducats ; le roi des Romains, en échange, lui promettait l'investiture du Milanais. Charles VIII était mis de côté.

En Italie, les sentiments étaient ceux d'une attente inquiète et plutôt hostile. Alexandre VI continuait à témoigner des sympathies au roi de Naples ; à Florence, Pierre de Médicis prenait très nettement position contre la France, à laquelle cependant un assez nombreux parti florentin était favorable. Venise pratiquait la politique qui consiste à se réserver. Quant aux envoyés milanais — et l'éloge peut s'appliquer avant tout à leur maître Ludovic — ils agissaient comme agissent les sages dans le gouvernement des États ; ils persuadent à leurs ennemis qu'ils veulent faire une chose et puis ils en font une autre. En général, le condottiérisme princier se déclarait contre nous. A sa tête se mettait François de Gonzague, marquis de Mantoue. Enfin on ne pouvait faire fonds ni sur Ferdinand d'Espagne, qui gardait un silence de mauvais augure, ni sur Maximilien, bien qu'il eût consenti, en 1494, à recevoir des ambassadeurs français et à autoriser l'expédition, où il feignait de voir le prélude d'une croisade. Dès ce moment, apparaissait l'inanité des traités si onéreux, conclus à Barcelone et à Senlis.

Au milieu de ces conjonctures, le parti opposé à l'entreprise reprit encore une fois espoir. On manquait d'ailleurs de fonds ; ni la flotte ni l'armée n'étaient prêtes. Il fallait recourir à de nouvelles aides, à des emprunts forcés dans les provinces, faire des retenues sur les pensions. Puis des désordres éclataient. En juin et juillet, des lettres de Charles VIII aux habitants de Troyes feront allusion à des troubles produits en Champagne par les pilleries des gens de guerre. Le mécontentement était vif partout. A dire le vrai (écrivait un peu plus tard le prince de Belgiojoso à Ludovic), sauf M. de Saint-Malo, le sénéchal de Beaucaire, le gouverneur de Bourgogne et le Grand écuyer, je ne crois pas qu'il y ait à cette cour un homme qui n'ait fait ses efforts pour ruiner l'entreprise. Encore sur les quatre, n'y avait-il que Vesc qui marchât in tutto da bon pede. Il avait avec lui Julien de la Rovère (le futur Jules II), qui avait dû fuir en France l'hostilité du Pape.

Mais, malgré les obstacles et les oppositions, Charles VIII ne renonçait pas au grand projet ; les préparatifs militaires commencèrent au début de 1494, et, en janvier, congé fut donné aux ambassadeurs napolitains, qui jusque-là étaient restés en France, où ils étaient accrédités depuis longtemps. Le roi de Naples, Ferdinand. mourut sur ces entrefaites, le 25 janvier 1494. Charles saisit immédiatement l'occasion ; il écrivit à différentes bonnes villes de France pour les entretenir de ses projets contre le royaume de Naples. A ce moment, il était air Lyon. Il y mêlait les plaisirs aux affaires, s'il faut en croire dans sa naïveté le Loyal Serviteur : Le Roy pour lors estoit parmy ses princes et gentilshommes, menant joyeuse vie à faire joustes et tournoys chascun jour et, au soir, dancer et baller avecques les dames du lieu, qui sont voulentiers belles et de bonne grâce.

Un des premiers actes d'hostilité déclarée fut l'expulsion de la Banque florentine de Lyon (juin 1494) ; au même moment, le duc d'Orléans se dirigeait sur Gênes, à la tête d'une troupe d'hommes d'armes, pour occuper le littoral. Gilbert de Montpensier, cousin du Roi, était proclamé capitaine général des troupes de terre. Le 27 juillet, Charles VIII quitta Lyon, où avait été faite une première concentration de l'armée, pour Grenoble, où il prit les dispositions définitives. Pierre, le mari d'Anne de Beaujeu, avait été ordonné lieutenant général du royaume. Anne de Bretagne demeurait effacée ; à Lyon même, elle avait eu parfois l'apparence d'une épouse délaissée.

Il fallait une campagne rapide et décisive pour faire taire les convoitises ou les mauvaises volontés, tout le monde le sentait.

La France pouvait mettre en ligne des troupes nombreuses. L'élément principal en était la cavalerie, qui comprenait la gendarmerie ou grosse cavalerie, et quelques troupes de cavalerie légère, sous les noms de genétaires[13], estradiots, albanais.

La gendarmerie se divisait en compagnies, qu'on appelait compagnies d'ordonnance, comprenant un certain nombre de lances[14]. Dans les compagnies, le nombre de lances n'était pas invariable ; les dénombrements montrent des compagnies de cent, de cinquante, de vingt-cinq lances. A la tête de chaque compagnie, un capitaine ; au-dessous de lui un lieutenant, un guidon, un enseigne, un maréchal des logis[15]

Les estradiots, qui ont formé le premier noyau de la cavalerie légère, venaient d'Orient. On rencontre de ces estradiots dans les troupes françaises, sous le règne de Louis XII ; Commynes en parle, le chroniqueur Jean d'Auton les signale sous le nom d'Albanais. Ils n'étaient tout d'abord que cent, commandés par un capitaine de leur pays, nominé Mercure, mais ils jouèrent un grand rôle pendant les premières guerres, notamment au siège de Gènes. Avant eux, il y avait dans les armées quelques hommes (deux ou trois cents) de cavalerie légère, chargés surtout des reconnaissances.

 Pour l'infanterie, Charles VIII et Louis XII ne cessèrent d'enrôler des soldats, soit en Allemagne, soit surtout en Suisse, jusqu'en 1508 ; on confondait souvent les uns et les autres sous le nom d'Allemands ou de lansquenets. Mais on enrôlait aussi des Français : en 1494 des Picards, des Normands, des Gascons et Dauphinois, au nombre de huit mille. Louis XII, en 1508, essaiera même, nous le verrons, d'organiser une infanterie purement nationale.

 Le commandement général de l'armée appartenait par tradition au Connétable de France. Mais la connétablie resta vacante de 1488 à 1515 ; on ne la verra reparaître qu'avec Charles de Bourbon, en 1515. Charles VIII et Louis XII dirigèrent les troupes qu'ils accompagnèrent en Italie, ou bien ils choisirent des lieutenants, tantôt un seul, tantôt deux ; La Trémoille, Trivulce, d'Aubigny exercèrent cette charge. Celle de grand-maître des arbalétriers ne fut pas occupée sous Charles VIII et Louis XII ; elle devenait d'ailleurs fort secondaire. Au contraire, le grand-maure de l'artillerie, comme l'arme nouvelle qui héritait de ce vieux nom, prenait de l'importance[16].

Dans l'armée de Charles VIII et dans les armées de Louis XII qui opérèrent contre Milan ou contre Naples, l'artillerie tenait une certaine place. On a sur elle des détails assez précis, à propos de l'armée destinée, en 1507, à attaquer Gênes. Jean d'Auton y indique d'abord un maitre de l'artillerie, Paul de Benserade, puis un contrôleur, un trésorier, un prévôt et quatre commissaires. C'est de ces agents mêmes qu'il reçut par écrit, dit-il, des renseignements fort précis. On comptait six gros canons serpentins, quatre coulevrines bâtardes, neuf moyennes, huit faucons, cinquante arquebuses à crochets et sur chevalets. Les munitions garnissaient cinquante charrettes. Il fallait quatre cent six chevaux pour le service des charrois ; cinquante canonniers servaient les pièces : deux cents mineurs étaient employés aux sièges, sous la conduite d'un capitaine. Dans l'armée d'Agnadel, on trouve deux canons, deux grandes coulevrines, quatre moyennes, douze faucons, à l'avant-garde, dix pièces d'artillerie (non déterminées) au corps de bataille.

L'homme d'armes, et sans doute aussi l'archer à cheval, portait l'armure de fer complète, casque, cuirasse, brassards, cuissards, souliers et gantelets de fer. Cette armure défensive arrivait à sa perfection, au temps même où l'emploi de l'artillerie allait la rendre inutile. Commynes raconte, à propos de Fornoue, que les varlets de l'armée française assaillirent les Italiens tombés à terre au moment de la défaite ; ils avaient en main des haches à couper le bois, avec lesquelles ils brisèrent les visières des casques, en donnant de grands coups : Car bien malaisés estoient à tuer, tant estoient fort armez, et ne veiz tuer nul où il n'y eut trois ou quatre hommes à l'environ. Quant aux armes offensives, c'était la lance grosse et bien longue, l'épée, l'estoc, la masse.

Les cavaliers légers portaient le haussecol, le hallecret (cuirasse légère), avec les tassettes jusqu'au-dessous du genou, le gantelet, l'avant-bras, la salade (casque) avec ou sans visière ; ils avaient la lance, l'épée large, la masse. Les fantassins avaient la salade, le jacque, sorte de justaucorps très rembourré qui descendait jusqu'aux genoux, la brigandine (veste recouverte de lames de fer), la rondelle (petit bouclier rond). Ils combattaient avec l'arc, l'arbalète, un peu plus tard l'arquebuse, ou bien ils avaient un épieu long appelé vaige ou guisarme.

Mais l'homme d'armes reste toujours l'élément décisif dans toute action militaire, course, escarmouche, bataille, même siège de ville, même assaut de murailles. Les guerres d'Italie montrent la disproportion extraordinaire qui existe entre la valeur effective du fantassin et celle du cavalier. C'est que la cavalerie est l'arme du gentilhomme, et que celui-ci continuait à recevoir la forte éducation militaire du moyen-âge. Dès l'enfance, on l'exerçait à courir, sauter, jeter la pierre, tirer de l'arc. La Trémoille, comme plus tard François Ier, s'habituait à lutter avec d'autres petits nobles de son âge ; ils se réunissaient, en assemblées et bandes en forme de batailles, et par les champs assailloyent petits tigurions, comme s'ils eussent baillé assault à une ville. Puis venaient les armes proprement dites, c'est-à-dire l'éducation pédagogique militaire : escrime, maniement de la lance, de l'épée, équitation, etc., et de très bonne heure, les joutes. Ce n'était pas là seulement une image élégante de la guerre ; le jeu était singulièrement dur ; on en peut juger par les comptes de dépenses, où l'on voit figurer les lances préparées par quatre, six, sept douzaines, en prévision du nombre de celles qui se briseront. Le combat à pied comprenait souvent sept coups de lance, onze coups d'épée, quinze coups de hache. Olivier de la Marche prétend qu'un jouteur requit soixante et un coups de hache, un autre même soixante-quinze ; au sortir de cet exploit, il fut trouvé aussi frais que quand la visière lui fut close... et l'aleine ne luy estoit guières endommagée.

Le nombre des armes différentes et les façons diverses de les manier donnaient au corps, à l'œil, à la main, une singulière prestesse. Dans les diplômes de maîtres d'armes — ceux-ci se multipliaient de plus en plus —, on en voit qui pratiquent onze espèces d'instruments de combat.

A cela s'ajoutait l'éducation morale. Dès qu'il comprend ce qui se dit autour de lui, le fils du gentilhomme n'entend parler que de combats, d'actes d'énergie ou d'héroïsme ; il sait en outre que toute

sa carrière se fera par les armes, que l'honneur et aussi la fortune lui viendront par là. Rabelais, qui exprime si bien les sentiments de son temps, n'a pas manqué d'exprimer celui-là car doresnavant que tu deviens homme et te fais grand, dit Gargantua à Pantagruel, il te fauldra issir de cette tranquillité et repos d'estude, et apprendre la chevalerie et les armes, pour deffendre ma maison, et nos amys secourir en tous leurs affaires contre les assenas des malfaiteurs. Gargantua parle en roi ou en seigneur féodal indépendant, qui est censé avoir des terres, des sujets ou des alliés à défendre. Les simples seigneurs avaient les mêmes préoccupations ; d'ailleurs le sentiment général faisait de la profession militaire la profession honorable par excellence. Quand le père de Bayard consulte ses enfants sur leurs projets, il se résigne, non sans ironie, à voir les acnés songer à se faire d'Église ou à garder la maison paternelle ; son cœur se réjouit lorsque le plus jeune proclame sa vocation militaire. L'anecdote, même si elle est controuvée, indique ce qu'on pensait autour du Loyal Serviteur qui la raconte.

Ainsi préparé, dès qu'éclate un bruit d'armes, le jeune gentilhomme part en volontaire pour essayer de se signaler. Car la guerre est un métier où l'on geigne et où l'on s'advance en renommée. A l'âge de seize ans, il prit à Monluc envie d'aller en Italie, sur le bruit qui couroict des beaux faits d'armes qu'on y faisoict ordinairement ; son père lui donna un peu d'argent et un cheval, et il se mit en chemin, remettant à la fortune l'espérance des biens et honneurs que je devais avoir.

Quel était dans tout cela le rôle de la poudre à canon ? Bien que des progrès eussent été réalisés dans l'artillerie, surtout sous Charles VII, la poudre, pendant les guerres d'Italie, ne fut guère considérée que comme un élément secondaire. On l'employait pour l'attaque et la défense des places, on s'en servait dans la marine militaire. Louis XII, les Espagnols, les Italiens se préoccupèrent d'avoir une assez nombreuse artillerie. Pourtant, dans la plupart des batailles rangées, sauf à celle de Ravenne, les canons ne furent pas d'un usage décisif. Cela tient à ce qu'ils étaient encore d'un modèle lourd, difficilement maniable, se servant très lentement. Ce qui devait révolutionner la tactique, c'étaient les armes plus légères, le mousquet et, avant le mousquet, l'arquebuse ; or, si l'on connaissait déjà l'arquebuse, elle n'était pas encore d'un emploi commode, et, de fait, on l'employait peu. On en parle à peine dans les armées de Charles VIII et de Louis XII. Même plus tard, Monluc, à propos des événements militaires de 1513, écrit dans ses Mémoires : Or, il faut noter qu'en la trouppe (d'infanterie) que j'avois, n'estoinct que tous arbalestriers. car encore en ce temps-là n'y avoint point de harquebuzerie parmy nostre nation. Du Bellay donne la date de 1521 pour le premier usage véritable des arquebuses dans l'armée française. Malgré tout, l'artillerie, si elle ne décidait pas absolument du sort des batailles, faisait du mal.

Pendant longtemps, les gens de guerre n'ont su que la maudire. Monluc s'écrie : Que pleust à Dieu que ce malheureux instrument n'eust jamais été inventé, je n'en porterois les marques... et tant de braves et vaillans hommes ne fussent mortz de la main le plus souvent du plus poltronz et du plus lasche, qui n'oseroint regarder au visage celuy que de Loing ils renversent de leurs malheureuses balles par terre. Mais ce sont des artifices du diable pour nous faire entretuer. Cela, tout le monde l'a dit, au XVIe siècle, et presque personne ne comprenait encore que l'artillerie pât être d'un emploi tactique. Brantôme écrira — à propos de la bataille de Pavie — : Le dit marquis de Pescayre geigne ceste bataille avec ses harquebuziers espagnolz, contre tout ordre de guerre et ordonnance de battaille, mais par une vraie confusion et désordre[17].

Ainsi les guerres d'Italie sont encore en grande partie des guerres du moyen-âge. L'homme d'armes français, italien, allemand ou espagnol, le fantassin suisse, voilà les combattants de qui dépendait surtout la victoire.

L'expédition, attendue depuis si longtemps, suspendue à plusieurs reprises, annoncée et niée par les adversaires et les amis de la France, se réalisa enfin. Il s'agissait de traverser l'Italie, du Nord au Sud, pour aller conquérir le royaume de Naples.

Charles VIII avait décidément pour alliés, plus ou moins sors, Ludovic le More, le duc de Savoie, le marquis de Montferrat. Pierre II de Médicis et le pape Alexandre VI s'étaient déclarés contre lui, sans être prêts à faire acte d'hostilité. Le roi de Naples, tout en se préparant à se défendre dans son royaume, avait d'autre part envoyé vers le golfe de Gênes une armée de terre et de mer. Mais Charles VIII — nous l'avons dit — avait confié une avant-garde au duc d'Orléans qui, dès le mois de juin, avait introduit dans Gènes, de concert avec Ludovic, une garnison de troupes suisses et lombardes. Les troupes napolitaines furent repoussées devant Gènes et vaincues à Rapallo (septembre).

Pendant ce temps, la principale armée française avait franchi les Alpes, au col du Mont-Genèvre ; elle arriva, le 9 septembre 1494, à Asti. Déjà l'argent manquait, la marquise de Montferrat en prêta. Incident plus grave : Charles tomba malade et l'on agita la question du retour en France ; mais son entêtement triompha de toutes les hésitations. Le Roi, guéri, se porta sur Pavie, où il eut une double entrevue avec Ludovic et avec Galéas ; il y reçut la femme du jeune duc, qui vint à genoux implorer son appui contre Ludovic, mais qui n'obtint que des promesses vagues. Du reste, Gelées mourut à propos ; Ludovic se proclama duc de Milan et traita avec la France.

Le Roi se dirigea de Pavie vers Florence. A cette nouvelle, Pierre II, épouvanté, se décida à signer un accord avec lui, le 31 octobre, et, quoique les Florentins, excités par Savonarole, eussent chassé Pierre, dont le despotisme leur pesait depuis longtemps, ils ne s'en déclarèrent pas moins prêts à recevoir les troupes royales. Celles-ci passèrent par Pise, ville sujette des Florentins depuis 1406, mais qui épiait toutes les occasions de secouer leur domination, et qui avait précisément compté sur la venue de Charles VIII pour y échapper. Aussi les Pisans se révoltèrent-ils aux cris de Liberté ! Vivent les Français ! Cette révolte des Pisans, les projets menaçants que l'on prêtait à Charles VIII firent qu'il fut accueilli dans la capitale de la Toscane avec bien des méfiances et de sourdes colères. Aussi ses conseillers se hâtèrent-ils d'improviser un traité, qui fut signé le 25 novembre. Puis on reprit la marche vers le Sud et, le 31 décembre, on était à Rome. Le Pape, dont les vices étalés au grand jour avaient excité en Europe une vive indignation, y avait très peur : peur des Français, peur du concile, qu'ils apportaient, disait-on, avec eux. Aussi ne fit-il pas plus de difficultés que les Florentins pour signer un traité. C'était le troisième depuis le passage des Alpes. Ils se valaient tous trois, et il fallait bien de la présomption ou de la naïveté pour s'y tromper.

Ce qui sans doute contribuait à abuser Charles VIII et son entourage, c'est que la campagne militaire avait toute l'allure d'une marche triomphale. Les grands épisodes n'étaient pas des batailles, mais des entrées de villes, où se déployait, dans un pompeux cérémonial, l'appareil militaire.

A Florence, quatre hommes, frappant à deux mains sur d'énormes tambours, presque aussi gros que des tonneaux, et deux joueurs de fifres précédaient sept sergents, marchant sur la même ligne et occupant toute la largeur des rues. Puis venaient des arbalétriers, des archers à pied, annoncés par des tambours tous battant ; les Suisses, armés de pertuisanes très courtes et grosses comme des soliveaux ; les piquiers, avec leurs étendards et des joueurs de flûte ; les hallebardiers du Roi, vêtus à ses couleurs. Cette longue file de piétons servait d'avant-garde à la cavalerie : les gens d'armes, montés sur de puissants chevaux et coiffés de grands panaches multicolores, vêtus de soubrevestes décorées d'or. Enfin chevauchaient, ayant en tête des clairons, des tambourins, les huit, cents gentilshommes de l'ordonnance, couverts de leurs armures de fer bruni ou doré, le heaume en tête surmonté du grand panache, l'écu aux couleurs éclatantes ; puis les pages et les laquais, vêtus d'or ou de velours, et faisant la haie des deux côtés d'un dais, sous lequel s'avançait le Roi, monté sur son fameux cheval noir Savoie. Pardessus son armure couverte d'or, de perles, de pierreries, il portait une jaquette de brocart et un long manteau de velours bleu. Un chapeau blanc à plumes noires, surmonté de la couronne, était retenu sous son menton par des rubans. Les membres du Grand-Conseil, les gens de justice et de finances formaient la queue du cortège[18].

C'est presque dans le même appareil qu'on marchait sur les longues routes poudreuses, de Florence à Rome ou de Rome à Naples. Le Roi généralement était au milieu de sa gendarmerie, que suivaient l'artillerie et un très nombreux charroi, où figuraient des ouvriers de toute sorte et forces courtisanes françaises. On le voyait tantôt à cheval, tantôt dans une voiture attelée de chevaux d'une grande beauté. Les étendards flottaient de l'écu de France couronné, portant pour devises : Voluntas Dei ; Missus a Deo. Les gens de l'entourage du Roi portaient sur leurs habits ses initiales et celles de la Reine ; les tambours menaient grand bruit.

Cependant, on combattait de temps en temps : escarmouches contre des bandes d'aventuriers ou contre quelques petites places qui entreprenaient de se défendre. Rien ne tenait contre la furia francese et aussi le supériorité du nombre. Monte San Giovanni, forte place, fut pris en quelques heures : Je vous assure, écrivait Charles VIII au duc de Bourbon, que je veis le plus bel esbat du monde et ce que jamais je n'avoye veu, et aussi bien et hardiment assaillir qu'il est possible. Ce qu'il ne dit pas, c'est que tous les défenseurs de la place, 900 environ, furent passés par les armes ou jetés par-dessus les murailles.

Tous les événements qui s'étaient produits depuis la venue des Français frappaient l'imagination des Italiens, sans les abuser complètement. Ils ne se gênaient pas pour juger leurs ennemis. Charles VIII, à pied, leur semblait petit et mal fait ; on prétendait qu'il était poltron. On trouvait les soldats et même les gentilshommes brutaux et maladroits, et surtout on les devinait inexpérimentés dans toutes les choses de la politique.

Mais, dans cette heureuse veine de fortune qui accompagne quelquefois les débuts des parties hasardeuses, on apprit l'abdication d'Alphonse en faveur de son fils Ferdinand II : par ce changement de prince sous le feu de l'ennemi toute défense fut paralysée. La marche sur Naples continua plus ardente. Le il. février, entrée à San Germano, le 18 à Capoue, le 22 à Naples. Il y avait cinq mois à peu près qu'on avait mis le pied en Italie. Les contemporains et les historiens ont trouvé que la campagne avait été menée avec une rapidité extraordinaire. Pourtant, puisque les puissances italiennes laissaient passer Charles VIII, cinq mois pour parcourir l'Italie — non pour la conquérir — c'est un large délai. Le retour se fera plus vite.

Ce n'était pas tout d'arriver, il fallait s'établir. Là commencèrent les difficultés. Les obstacles militaires furent aisément emportés : le Castel Nuovo, le château de l'Œuf, Gaète, Tarente, Gallipoli furent pris dans le courant de mars. Mais le pays napolitain n'était pas facile à garder, avec sa féodalité puissante et un populaire, surtout à Naples, remuant, prompt à la révolte. On débuta par des concessions : confirmation des Capitoli, c'est-à-dire des privilèges de Naples, y compris le maintien de l'esclavage sur les blancs et noirs, car il y avait encore des esclaves en Italie. Mais bientôt on fit main basse sur tout ce qui était à prendre. A nul (Napolitain) ne fut laissé office ni estat, tous offices et estats furent donnés aux Français ; ces mots de Commynes sont au plus une légère exagération.

La curée commença au profit d'Étienne de Vesc : il reçut les comtés d'Avellino, d'Atripalda, les duchés d'Ascoli, de Nola. Il eut la charge de grand chambellan, la surintendance du royaume, la présidence de la Chambre des comptes. Les Colonna, nobles romains alliés à la France, obtinrent plus de trente fiefs ; même la domesticité royale eut sa part dans les dépouilles. Un procédé très employé était celui des mariages : Charles VIII fit épouser au sire de Ligny la duchesse d'Altamura, qui possédait une partie de la Pouille. La Chancellerie française, dont quelques membres s'étaient transportés à Naples avec le Roi, essaya en vain de s'opposer à ces entraînements. Ce qui donnait à la conquête un air d'exploitation, c'est que beaucoup de Français s'empressaient de revendre ce qu'ils venaient d'obtenir, montrant ainsi qu'ils n'étaient venus que pour s'enrichir et repartir. Partout, en somme, le bouleversement des situations et des fortunes. Et puis l'insolence des vainqueurs, tout comme deux siècles plus tôt, et leur libertinage : Les Français sont des gens poltrons, sales et dissolus ; les Français sont une race fort déréglée, disent les chroniqueurs italiens, très haineux.

Que faisait cependant Charles VIII ? Il s'était établi à Naples et s'y croyait consolidé ; il laissait agir autour de lui, visitait les palais,  les parcs, ne songeait qu'aux cérémonies. Il devisait de ses houssures et accoutrements, pour faire son entrée et feste d'investiture. Quant à la croisade, but ou prétexte de l'expédition, nul ne paraissait plus y songer. Bien que l'évêque de Gürck, ambassadeur de Maximilien, fût venu tout exprès de Rome à Naples pour en entretenir le Roi, celui-ci ne parlait plus guère de son départ pour Constantinople. Mais, à vrai dire, ces projets sur Constantinople avaient-ils jamais été autre chose qu'un prétexte à la conquête de Naples ou qu'une lubie d'imagination ?

En Italie, voici le chemin que prenaient les choses. Maximilien et Ferdinand d'Espagne avaient entamé des négociations avec Venise. Ludovic abandonnait l'alliance française, pour se donner le rôle de champion de l'indépendance italienne ; il agissait auprès de la République et parlait d'une intervention européenne. Commynes, qui était à Venise et signalait à de Vesc les bruits de Ligue, n'en fut pas moins à demi dupé ; il se laissa prendre à des propositions d'arrangement, qui n'avaient d'autre but que de dire une chose et d'en faire une autre. La Ligue fut signée pour vingt-cinq ans, le 25 mars 1495. Elle comprenait le Pape, Venise, le duc de Milan, Maximilien, Ferdinand et Isabelle, — les princes étrangers à la Péninsule ne s'engageant que pour leurs possessions italiennes. On la notifia, le 1er avril, à Commynes, en insistant sur son caractère purement défensif et sur les mots maintien de la paix, qui y figuraient. Mais la joie manifestée dans Venise, les désordres qui éclatèrent à Rome contre les Français montrèrent la portée de l'acte qui venait de s'accomplir. En fait, les princes étrangers et les États italiens s'unissaient pour défendre contre Charles VIII l'indépendance de l'Italie. C'est la première des coalitions contre la France. — C'est déjà la Sainte-Ligue, a-t-on écrit. Ces mots, en partie exagérés, suffisent à juger la politique qui aboutit à de tels résultats.

Dans les épisodes qui suivirent apparut toute la naïveté de nos gouvernants. De Vesc ne sut que s'emporter, lorsqu'il reçut la nouvelle de la coalition. Charles VIII eut des propos d'enfant : C'est une grande honte, moi qui vous ai toujours tout dit !Quelles mauvaises gens que ces Lombards et le Pape tout le premier ! s'écriait-il.

Il y avait longtemps qu'en France on se sentait menacé et qu'on se montrait inquiet ou mécontent. Du Bouchage un des conseillers du Roi resté en deçà des monts, écrivait que le pays ne voulait plus donner d'argent. Maximilien avait commencé des armements. Une lettre officielle du 26 février 1495, écrite par le Roi aux habitants de Troyes, en contient la nouvelle.

Cependant, le 12 mai, l'entrée solennelle à Naples s'accomplissait en grande cérémonie. Le Roi y parut, vestu en habit impérial, d'un grand manteau d'escarlatte avec son grand collet renversé, fourré de fines hermines mouchettées, tenant la pomme d'or ronde et orbiculaire en sa main droicte, et en la senestre son grand sceptre impérial, et sur sa teste une riche couronne d'or à l'impérialle, garnie de force pierreries, contrefaisant ainsy bravement de. l'Empereur de Constanttinople, selon que le Pape l'avoit ainsy créé et que tout le peuple d'une voix le crioit Empereur très auguste. Les belles et grandes dames du pays paroissoient aux rues et aux places principalles, lesquelles en passant présentoient au Roy leurs jeunes enfans. Puis, le Roi se rendit à la cathédrale, où le chef de saint Janvier était sur le maître-autel. Le lendemain, il donna un banquet, où assistaient les grands seigneurs du royaume qui, le repas fini, lui firent serment de fidélité avec de belles protestations. Le 20, Charles VIII quittait la ville en y laissant Montpensier comme vice-roi.

Il fallait se hâter, si l'on voulait rentrer en France. Dès le 6 avril, Ludovic avait engagé la lutte contre Louis. d'Orléans qui, songeant à faire valoir ses prétentions sur le Milanais, était resté avec ses troupes dans. le nord de l'Italie et inquiétait fort le duc. Louis avait même réussi à. se saisir de Novare. Mais, au. même temps, les Vénitiens avaient pris les armes, ainsi que les princes voisins. Le marquis de Mantoue, François de Gonzague, généralissime de la Ligue, était à la tête d'une armée assez forte. Le 1er juin, Charles VIII rentrait dans Rome, ayant, refait en dix jours le chemin fait en trente, quelques mois avant ; le 13, il pénétrait dans Sienne (treize jours de marche au lieu de vingt). On esquiva Florence, qui cependant ne s'était pas déclarée contre la France, et on passa par Pise. On en sortait le 23 juin. Là commençaient les vraies difficultés de la retraite.

Dès qu'on s'éloigne de Pise vers le Nord, on aborde une région extrêmement ardue : à gauche la mer, à droite les contreforts des Apennins, venant tomber presque à pic demie Méditerranée. Du petit bourg de Viareggio à Sarzana, la route file le long de la côte, dominée par des plateaux abrupts, qui se hérissent de châteaux — encore subsistant en partie — ou de petites villes : Pietra-Santa, Montignoso, garni de tours, le vieux château carré de Sarzanello. Vers le Nord, plus de passage du tout ou un passage tellement compliqué qu'il est inabordable. Une autre route se dirige de Sarzana vers Parme et franchit le col de Pontremoli. Mais les cols des Apennins, même peu élevés, ne sont que parois à pic, sables torrides, forêts sans chemins ; tout cela, joint à la chaleur de juillet, semblait devoir arrêter l'armée. Il fallait, en outre, s'engager dans ces redoutables défilés, presque en présence des ennemis, qui campaient sur le versant oriental avec 15.000 chevaux et 24.000 fantassins[19]. Gonzague, qui les commandait, était arrivé, le 25 juin, à Ponte di Taro ; il y avait été rejoint par le condottière vénitien, Cajazzo. La prise de Pontremoli par le maréchal de Gié fit hésiter les troupes de la coalition et permit de franchir le col, non sans difficultés, surtout pour l'artillerie.

Le 5 juillet, l'armée française entrait à Fornoue, d'où elle poussa droit à l'ennemi. Rien de plus confus que les récits de la bataille, si ce n'est peut-être la bataille elle-même ; on négociait encore alors qu'elle était déjà engagée. Charles VIII s'y conduisit en brave chevalier. Il semble bien qu'il y eut deux faits essentiels : le 'gros des Français chassa devant lui les troupes vénitiennes ; les bandes du marquis de Gonzague opérèrent un mouvement tournant et pillèrent les bagages des nôtres, de telle sorte que, des deux côtés, on put s'attribuer la victoire. Le marquis fit élever la chapelle della Santa Vittoria et y plaça le tableau de Mantegna, où il est agenouillé en actions de grâces devant la Vierge[20]. Les calculs des historiens italiens, qui considérèrent la bataille comme durissima et qui comptèrent 3.000 morts — un tiers du côté des Français, deux du côté des troupes coalisées — donnent l'avantage à Charles VIII ; il obtint en définitive ce qu'il cherchait, le passage. Mais les coalisés n'étaient pas en déroute, car ils entreprirent de poursuivre le roi de France, qui décampa assez vite, pour arriver, le 15 juillet, à Asti. Il y avait soixante jours qu'on avait quitté Naples ; la retraite avait duré trois mois de moins que la marche offensive.

La situation restait très difficile. La Ligue semblait prête à agir. Maximilien, à la diète de Worms tenue en juin, faisait appel aux puissances ennemies de la France et il envoyait à Milan une armée de 10.000 hommes ; des troupes espagnoles se rassemblaient à la frontière des Pyrénées ; Ludovic assiégeait le duc d'Orléans dans Novare, avec le concours du marquis de Gonzague. L'armée française erra pendant près de deux mois entre Turin et Chiari, attendant des secours qui ne venaient point. Le désarroi était grand dans le Conseil royal, toujours très divisé : Gié, Commynes pour la paix. Briçonnet contre. Certaines discussions menacèrent de tourner en voies de fait. Pourtant on traita avec Florence, le 26 août, mais au prix d'une condition impossible à réaliser : la restitution de Pise aux Florentins. Le 16 septembre, on signa une trêve et, le 9 octobre, la paix avec Ludovic, moyennant la restitution de Novare. Dès le 15, Charles VIII reprit la route de France.

Pendant ce temps, le royaume de Naples était presque entièrement perdu malgré la victoire de d'Aubigny à Seminara (28 juin). Des soulèvements éclataient dans la capitale, où Ferdinand II rentra le 7 juillet. Les Français surpris dans les rues furent massacrés ; de Vesc n'eut que le temps de s'enfuir au Castel Nuovo. Quant aux provinces, elles furent facilement recouvrées par le roi vainqueur. Montpensier essaya de se défendre avec 10.000 hommes qui lui restaient ; il envoya de Vesc en France, pour demander à tout prix des. secours. Mais, le 20 juillet 1496, il capitula dans Atella ; le 19 novembre, Gaète ouvrit ses portes. Tarente se rendit le 25 février 1497 et, le même jour, une suspension d'armes fut signée pour tout le royaume[21]. Les vrais vainqueurs étaient les Vénitiens, qui avaient reçu de Ferdinand les ports de la Pouille, en récompense de leur intervention diplomatique contre Charles.

Tout s'apaisait, mais lentement, en Italie, bien que Maximilien eût entrepris de se faire l'exécuteur des œuvres de la Ligue de Venise. Il avait réuni une diète à Lindau (1496), y avait invoqué l'aide de l'Empire contre la France menaçante en Italie, puis, les princes allemands restant indifférents, il avait fait lui-même les frais d'une expédition, qui échoua misérablement. II erra quelque temps dans le Nord et regagna l'Allemagne, à la fin de l'année.

En France, le contrecoup des événements extérieurs se fit sentir dans la situation financière. Le 6 mars 1496, on décréta, pour soutenir les frais de la guerre, un emprunt forcé sur les principales villes du royaume. Paris fut taxé à 30.000 écus, Troyes, Amiens à 3.000, Beauvais, etc., à 1.000. Le roi écrivait, le 30 mai, aux habitants de Troyes, qu'ils eussent à remettre les fonds entre les mains de Poncher, un des trésoriers ; il parlait d'affaires si urgentes que plus ne se pourroit ; il promettait de restituer l'emprunt sur les finances du royaume de Naples ; or la caution disparaissait au moment où on la donnait. Puis on apprenait l'adhésion de l'Angleterre à la Ligue et le mariage de l'infante d'Espagne, Juana, avec l'infant d'Autriche, Philippe le Beau, éventualité redoutable pour la France. Graville conseillait qu'on équipé', une flotte pour fermer à Philippe le passage de Flandre en Espagne. On ne l'écouta pas et, au contraire, on signa, le 15 février 1497, avec Ferdinand d'Aragon, une suspension d'armes, transformée le 25 avril en une trêve de cinq mois, que les membres de la Ligue de Venise promirent d'observer, sur les instances de l'Espagne.

Il se produisait, à ce moment même, un de ces étranges revirements dont les guerres d'Italie donneront jusqu'au bout le spectacle : les puissances qui avaient combattu la France en Italie renouaient avec elle des négociations dont la Péninsule était l'enjeu, car elle. devenait le grand objet de toutes les convoitises. Charles VIII se laissa reprendre : le 25 novembre 1497, il signait avec l'Espagne, à Alcala de Henarez, un traité d'alliance offensive et défensive, accompagné d'un projet de partage de l'Italie. Il comptait également sur Maximilien et sur Alexandre VI. En janvier 1498, il entretenait les Florentins de ses desseins ; il voulait commencer la campagne avant la Saint-Jean !

La mort arrêta ces combinaisons ou du moins les suspendit, car le traité d'Alcala, c'est la préparation de la politique de Louis XII. Charles VIII succomba aux suites d'un accident, le 8 avril 1498. Cette vie d'enfant, conduite par le hasard, se ferma par un hasard.

Certains événements qui se passaient au delà des Alpes avaient une autre gravité dans l'histoire du monde que l'expédition ou les visées de Charles VIII. Le problème de l'Église chrétienne se débattait à Rome et à Florence.

Alexandre VI révélait de plus en plus son caractère si complexe. C'était avant tout un sensuel et un passionné. Sa fourberie même ne pouvait jamais tenir contre son caprice. Des saillies imprévues, la pensée perpétuellement agitée, inquiète, des extrêmes de courage et de lâcheté, une avidité insatiable, la satisfaction, presque comme chez un barbare, de compter son or ; voilà l'homme, peu fait à coup sûr pour les longs desseins et les conceptions raisonnées. Son unique visée a été de bien vivre et d'éviter tout ce qui pouvait troubler son existence. Nulle croyance, aucun scrupule d'aucune sorte, bien entendu. Alexandre VI ne fit jamais que tromper, dit Machiavel ; il ne pensait pas à autre chose, il n'y eut jamais d'homme qui affirmât une chose avec tant d'assurance, qui appuyât sa parole sur plus de serments et qui fût moins scrupuleux à les tenir. Un autre contemporain, l'ambassadeur Capello, écrivait en 1500 : Le Pape a soixante-dix ans ; il rajeunit tous les jours ; ses soucis ne durent qu'une nuit ; il est de tempérament joyeux et ne fait que ce qui lui plaît. Son unique désir est de rendre ses enfants puissants. Tout le reste lui est indifférent. Après lui-même, en effet, il n'aima que ses enfants, mais surtout il fut dominé, presque jusqu'à la terreur, par son second fils, César Borgia.

La Papauté n'avait pas été entamée dans sa puissance matérielle par l'expédition de Charles VIII, et Alexandre VI avait l'ambition de fonder une maison souveraine dans l'État pontifical. Il agit d'abord contre les Orsini, sans réussir cependant à abattre complètement cette maison redoutable, bien qu'il se vantât d'avoir les mains rouges du sang des Orsini. Alors César Borgia entra en scène. Au mois de juin 1497, le fils aîné du Pape, Jean de Gandia, disparut ; on retrouva son corps dans le Tibre, après de longues recherches ; César fut très soupçonné de fratricide. Quelque temps après, il abdiquait le cardinalat et allait ainsi pouvoir réaliser, avec l'appui de la Papauté et la complicité de la France, ce rôle de condottière de haute volée, qui faillit lui donner l'Italie centrale.

Quant à Florence, elle était restée livrée à elle-même, après la retraite des Français, et tous les sentiments refoulés depuis longtemps s'y firent jour. On avait établi, au cours même de l'expédition de Charles VIII, une constitution, la plus démocratique peut-être que Florence se fût encore donnée. Savonarole, qui en était le promoteur, voulait davantage : une réforme générale de l'Église, qui aurait commencé par la déposition d'Alexandre VI, pape simoniaque et parjure. II écrivait des lettres pressantes à Charles VIII, à Maximilien, aux souverains d'Europe : Je vous jure, au nom du Seigneur, que cet Alexandre est un faux pape ! Il ne recueillit jamais que des promesses indifférentes.

A Florence même, l'austérité de ses doctrines, l'intransigeance de sa foi, la surveillance rigoureuse qu'il exerçait sur les mœurs avaient excité bien des mécontentements, soigneusement entretenus par les partisans de Pierre de Médicis exilé. Bientôt ses adversaires du dehors et du dedans se coalisèrent. En mai 1497, le Pape osa l'excommunier. Réduit à se défendre contre la Seigneurie de Florence et contre le peuple, qui avait envahi le couvent de Saint-Marc, où il s'était refugié, Savonarole se livra. Le 13 mai 1498, il fut mené au supplice et ses œuvres jetées au vent. Lorsque le cardinal proclama la sentence qui le retranchait de l'Église triomphante et militante, Savonarole trouva la réponse : De l'Église militante, oui, s'écria-t-il ; de la triomphante, non ! En effet, quoi qu'on en ait dit, ce sont en partie ses idées de réforme religieuse qui ont triomphé au XVIe siècle, aussi bien dans le catholicisme que dans le protestantisme. Mais surtout, il résume en lui l'esprit chrétien démocratique du XVe siècle italien ou plutôt florentin.

Après sa mort, la place restait libre en Italie à la Papauté temporelle comme à tous les étrangers.

 

 

 



[1] SOURCES POUR L'ENSEMBLE DU LIVRE PREMIER. Du Mont, Corps universel diplomatique, t. III, 1726. Marino Sanuto, I Diarii, t. I à XXVI, publiée de 1879 à 1889. Canestrini et A. Desjardins, Négociations de la France avec la Toscane, t. I et II, 1859-1861. Guichardin, Storia d'Italia (1490-1534). La première édition est de 1561. Hauser, Études critiques sur les sources narrat. de l'hist. de Fr. au XVIe siècle : II. Annales et chroniques. III. De quelques sources de l'hist. des premières guerres d'Italie (Revue d'hist. mod. et contemp., 1903 et 1904).

OUVRAGES. J. Janssen, Die allgemeinen Zustände des deutschen Volkes beim Ausgang des Mittelalters, 18e édit., 1897 (bibliographie très abondante) ; traduction française de E. Paris sur la 14e édit., 1887. Ulmann, Kaiser Maximilian I, 3 vol. en 2 tomes, 1887-1891. Pastor, Geschichte der Päste seit dem Ausgang des Mittelalters, t. III, édition de 1899 (abondante bibliographie). Trad. française de Furcy Reynaud, sur une édition antérieure, t. VI de l'Histoire des Papes depuis la fin du moyen âge, 1898. Boissonade, Histoire de la réunion de la Navarre à la Castille, 1893. Rott, Histoire de la représentation diplomatique de la France aspres des cantons suisses, t. I, 1900. Pirenne, Hist. de Belgique, t. III. De la mort de Charles le Téméraire à l'arrivée du duc d'Albe dans les Pays-Bas (1567), 1902.

SOURCES POUR LE CHAPITRE I. D. Godefroy, Histoire de Charles VIII, roy de France, par G. de Jaligny, André de la Vigne, etc., 1684. Mémoires de Philippe de Commynes, nouvelle édition publiée par B. de Mandrot, 2 vol., 1901, 1903. Lettres de Charles VIII, roi de France, p. p. P. Pélicier et de Mandrot (Soc. de l'Hist. de Fr.) 1898-1905, 5 vol. Burchard, Diarium, sine rerum urbanarum commentarii (1483-1506), publié par Thuasne, 8 vol. 1883-1885.

OUVRAGES. Fr. Delaborde, Expédition de Charles VIII en Italie, 1888. De Boislisle, Notice biographique et historique sur Etienne de Vesc (Dans l'Annuaire-bulletin de la Société de l'Histoire de France, 1878-1883). G. Vaesen, L'expédition de Charles VIII en Italie, Rev. des Questions historiques, XLV, 1889. De Maulde, Histoire de Louis XII (Première partie, Louis d'Orléans, 1462-1498), 3 vol., 1889-1891. Villari, La storia di Girolamo Savonarola e de suoi tempi, 2 vol., 1887-1888.

[2] Sur les débuts du règne et sur la plupart des personnages dont il va être question, voir le volume précédent, livre III, chap. V.

[3] Homme rusé et qui jouit d'une grande estime et d'un grand crédit auprès du Roi.

[4] Ph. Van der Hæghen, Examen des droits de Charles VIII sur le royaume de Naples, Rev. hist., XXVIII, 1885.

[5] Voir le Charles VIII, de Delaborde, indiqué ci-dessus ; l'introduction et le premier chapitre de l'ouvrage de L.-G. Pélissier, Louis XII et Ludovic Sforza, 1896 ; P.-M. Perret, Histoire des Relations de la France avec Venise, 2 vol. 1896.

[6] Voir Hist. de France, t. III (2e part.), liv. I, chap. IV et V ; liv. II, chap. VII.

[7] Voir Hist. de France, t. IV (Ire part.), liv. IV, chap. II.

[8] Voir Hist. de France, t. IV (2e part.), liv. II, chap. IX et liv. III, chap. III.

[9] C'est le cas, pour n'en prendre qu'un, de la création du royaume d'Adria en 1879 et 1889.

[10] Leroux, Recherches critiques sur les relations politiques de l'Allemagne avec la France, de 1297 à 1378, 1882, p. 32.

[11] A. de la Borderie, Le complot breton de 1492, Archives de Bretagne, t. II.

[12] P. Vidal, Histoire de Perpignan, 1897. Boissonade, ouvrage cité.

[13] Du mot genet, qui désigne un cheval de petite taille.

[14] Pour une partie de ces détails d'organisation militaire, voir le chap. V du liv. I du volume précédent. Car le fond des réformes de Charles VII subsistait. Nous n'insistons ici que sur quelques nouveautés pratiques et sur les particularités de l'esprit militaire, au commencement du XVIe siècle. Les ordonnances sont dans Fontanon, Les édits et ordonnances des rois de France, t. III, 1611. Voir aussi Spont, Marignan et l'organisation militaire sous François Ier (Rev. des Questions historiques, t. LVI, 1899).

[15] Si l'on s'en rapporte aux édits royaux, la lance garnie comprenait un ensemble de six à sept hommes : l'homme d'armes, deux ou trois archers, un écuyer ou coutillier, un page et un varlet. Mais, au temps de Charles VIII et de Louis XII tout au moins, dans les dénombrements d'armée, les comptes, les récits d'expéditions militaires, on ne voit jamais citer, à côté de l'homme d'armes, que deux archers ; ce chiffre est régulier : quarante hommes d'armes supposent quatre-vingts archers, soixante, cent vingt, etc. Le coutillier et le page ne servaient qu'à accompagner les cavaliers, à les armer, à les suivre de loin sur les champs de bataille. Ils ne sont qu'accidentellement des combattants. Les archers, au contraire, doivent être presque assimilés aux hommes d'armes ; ils étaient montés comme eux, armés comme eux ou à peu près. C'étaient presque toujours des gentilshommes. Monluc dit encore que, vers 1520, de grands seigneurs estoient aux compagnies, deux ou trois en place d'archers. Lui-même, au sortir de page, passa par ce noviciat ; quelque tempe après, il fut enrôlé en place d'hommes d'armes et (avec) un archer d'appointement.

[16] Il est très difficile de fixer le nombre d'hommes que comprenaient les armées qui passèrent en Italie. Dans l'expédition de 1494, Delaborde indique 30.500 (16.500 cavaliers, 14.000 fantassins), on comptant la lance française à 8 hommes et la lance italienne à 4. L'armée de mer (non compris les équipages) aurait été de 400 hommes. Pélissier (Louis XII et Ludovic Sforza) détermine à peu près le même nombre, pour l'armée qui conquit le Milanais en 1499 : 12.500 cavaliers, 17.000 fantassins (la lance = 8 hommes). Seyssel fournit des chiffres qui permettent d'évaluer à 30000 également le total des troupes engagées à Agnadel (14.00. cavaliers, 16.000 fantassins). Enfin, à Marignan, François Ier avait avec lui 39.000 hommes : 9.000 cavaliers, 30.000 fantassins (mais nous comptons ici la lance pour un homme et deux archers).

[17] G. Pélissier, Sur quelques épisodes de l'expédition de Charles VIII, Rev. hist., 1900, Delaborde, Ouvrage cité.

[18] H.-Fr. Delaborde, L'Expédition de Charles VIII, p. 459-460.

[19] Au témoignage de Burchard, dans le Diarium.

[20] Aujourd'hui au Musée du Louvre.

[21] Ferdinand mourut le 8 octobre 140 ; il eut pour successeur son neveu Frédéric.