I. — LES CONDITIONS NOUVELLES. L'IMPRIMERIE[1]. PENDANT le règne de Louis XI et les premières années du règne de Charles VIII, les conditions du développement intellectuel se modifient sensiblement. D'abord, quelques-unes des cours princières, où la précédente génération de poètes et d'artistes avait trouvé tant de généreux encouragements, disparaissent ou perdent leur éclat. Le roi René, il est vrai, ne meurt qu'en 1480 ; le sire de la Gruthuyse continue, jusqu'en 1492, à collectionner de beaux livres. Mais Charles d'Orléans s'éteint en 1465, et la petite cour de Blois cesse d'être un rendez-vous de poètes. En Philippe le Bon, les lettrés et les artistes perdent leur plus magnifique protecteur (1467). Son successeur, Charles le Téméraire, n'est prodigue que quand un intérêt politique l'y oblige. Faut-il dire que Louis XI méprise les œuvres de l'esprit et se plaît à écraser dans son œuf la Renaissance française ?[2] Je ne suis pas grant clerc et, quant au latin, je n'en scay point, a-t-il dit à Galéas Sforza. Mais il se faisait humble volontiers. À ses protestations d'ignorance s'oppose le témoignage des ambassadeurs milanais Cagnola et Visconti : Sa Majesté parle italien comme nous et entremêle quelquefois son discours de mots latins. — Quelquefois il étudie, m'a-t-on dit, et je sais disposé à le croire, car ses discours en font preuve et il cite souvent les meilleures autorités. Dans nombre de ses lettres, un style personnel se reconnaît ; ces billets dictés par lui, le matin, à son lever, en s'habillant, sont précis et sobres ; quelques-uns, d'une verve gouailleuse, ou d'une rudesse cinglante et sèche, portent la marque d'un esprit fin et ferme. Bref, Chastellain et Commynes avaient raison de dire que Louis XI était prince lettré. Il n'était pas, assurément, un ardent bibliophile, car il ne chercha point, après la mort du Téméraire et de Jacques d'Armagnac, à s'approprier leurs magnifiques collections de manuscrits. Sa bibliothèque, autant qu'on en peut juger, comprenait surtout des livres de piété, de médecine, d'histoire et de droit, dont il avait journellement besoin. Mais ses faveurs aux Universités, aux savants, aux étudiants, aux imprimeurs, prouvent qu'il ne méprisait pas les œuvres de l'esprit. Il a donné maintes preuves d'un goût éclairé pour les arts, a en distinguer et s'attacher les meilleurs peintres et les meilleurs sculpteurs de son temps. Il a donné à Fouquet le titre de peintre du roi et lui a commandé des tableaux. Il a fait exécuter des enluminures par un jeune Tourangeau, Jean Bourdichon, qui s'immortalisera plus tard en peignant les Heures d'Anne de Bretagne. Enfin Michel Colombe a sculpté, vers 1413, un projet de tombeau pour le roi. ainsi qu'un relief d'albâtre, commémorant une chasse au sanglier, où Louis XI aurait perdu la vie sans l'intercession de Monsieur Saint Michel. La dévotion du roi fut un bienfait pour tous les arts : il fit construire des églises somptueuses ou charmantes, comme celles de Notre-Dame de Cléry et de Notre-Dame de Béhuard, et dépensa des sommes énormes pour offrir à ses protecteurs célestes des cadeaux d'orfèvrerie. Sans être indifférent aux productions italiennes, il avait une préférence évidente pour l'art des bords de la Loire et l'art franco-flamand ; loin de vouloir écraser dans son œuf la Renaissance française, il l'aurait volontiers favorisée ; mais ni son caractère, ni son genre de vie ne le prédisposaient au rôle de Mécène. Anne de Beaujeu était une femme intelligente et lettrée ; mais durant sa régence, elle eut, comme son père, une lourde Liche à remplir. Heureusement, hors de cette cour de France où l'on n'avait guère le temps de songer à eux, les littérateurs et les artistes trouvèrent encore des protecteurs éclairés et généreux. La cour de Moulins devint, sous le règne du duc de Bourbon Jean II, un centre intellectuel très brillant ; Jean II, son frère Charles, cardinal de Bourbon, et Louis, bâtard de Bourbon, furent des bibliophiles et des Mécènes. Leur cousin Jacques d'Armagnac, duc de Nemours, doubla la valeur de la riche bibliothèque qu'il tenait de son aïeul Jacques de Bourbon et de son bisaïeul, le fastueux duc de Berry[3]. Cette incomparable collection passa, après la mort tragique du povre Jacques, aux mains de Pierre et Anne de Beaujeu. Ceux-ci, devenus duc et duchesse de Bourbon, enrichirent à leur tour la librairie de Moulins. René II, duc de Lorraine, eut, comme son grand-père le roi René, le goût des belles miniatures. Louis de Laval, seigneur de Châtillon, fit exécuter des Heures splendides, et ordonna de translater et mettre de latin en françoys les Croniques Martiniennes, non pas qu'il n'entende et conçoive bien les livres et traictiez latins, mais affin que tous ces faiz dignes de grant memoire soient plus communement divulguez[4]. Enfin les cardinaux Jean Jouffroy, Pierre de Foix, Ferry de Clugny, Balue lui-même, bien qu'il ne fût pas grand clerc, ont été des collectionneurs fervents ; le cardinal d'Estouteville et Louis Pt d'Amboise ont laissé, comme nous le verrons, des témoignages magnifiques de leur goût pour les arts. L'état d'esprit et le degré de culture de la classe moyenne nous sont moins bien connus. Qu'on lise cependant les mémoriaux de Bernard Gros, qui, en qualité de commandeur du Temple de Breuil, administrait un domaine des Hospitaliers en Agenais : voici un honnête homme qu'exaspère la brutalité des féodaux ; un agronome à la recherche des bonnes méthodes ; un administrateur instruit et zélé, qui dresse l'inventaire des archives de sa commanderie ; un esprit curieux, inventif. Bernard Gros parle sommairement de trois découvertes qu'il a faites : une sorte de feu grégeois, des grenades en métal, et un moyen pour faire entendre la parole humaine d'aussi loin qu'on pourrait voir la lumière d'une chandelle. A mesure que sera mieux connue l'histoire intellectuelle de la dernière moitié du XVe siècle, on apercevra plus clairement, croyons-nous, que les hommes de cette génération, nobles ou roturiers, clercs ou laïques, furent pleins de bonne volonté pour apprendre. Dans les villes et les campagnes, une foule d'écoles nouvelles se fondèrent. Bien que les Universités françaises fussent déjà nombreuses, Louis XI en créa encore une à Bourges (1464). Nous avons des indices que.ces Universités et ces écoles étaient fort prospères. Depuis peu, d'ailleurs, un progrès immense venait d'être accompli : l'imprimerie était inventée, introduite définitivement en France. L'histoire de l'invention de l'imprimerie est fort obscure. Faire du seul Gutenberg le père de la typographie est une affirmation inadmissible. Cette découverte, comme toutes les grandes découvertes, n'a été ni l'œuvre d'un seul homme, ni l'œuvre d'un seul moment. Malgré la multiplication des copistes, qui formaient de nombreuses corporations, et malgré l'usage général du papier de chiffe, les manuscrits restaient encore, au XVe siècle, un objet de luxe ; leur inévitable cherté était en désaccord avec la diffusion de l'instruction, et l'on cherchait en plusieurs endroits un procédé mécanique pour reproduire l'écriture. On arriva, peu à peu, à le trouver. L'art du tirage de la gravure sur bois, depuis longtemps pratiqué par les Chinois, fut découvert en Occident au XIVe siècle[5]. Ce fut la première étape de l'invention de la typographie. La seconde fut franchie, quand on eut, sans doute très vite, l'idée de joindre aux images ainsi reproduites à un grand nombre d'exemplaires, un texte explicatif, non pas encore imprimé en caractères mobiles, mais gravé sur bois : dans les Pays-Bas et sur les bords du Rhin, on composa ainsi, au commencement du XVe siècle, des ouvrages de piété à bas prix ; par exemple, la Bible des Pauvres, qu'on date approximativement de 1420. Ces impressions xylographiques étaient obtenues non avec une presse, mais par le procédé rudimentaire du frotton, et l'encre employée était faite avec de la suie délayée dans de l'eau d'amidon. Les inventeurs de la typographie furent ceux qui eurent l'idée de composer un texte avec des caractères mobiles ; de solliciter l'impression avec une presse de fabriquer des caractères mobiles en métal ; enfin se substituer à l'encre jaunâtre et aqueuse des xylographes une encre noire oléagineuse, d'une belle couleur et ne fusant pas sous la presse. Nous estimons pour notre part que le plus ancien livre imprimé, dans ces conditions, et actuellement connu, est le Specalum humanæ salvationis[6], dont il existe quatre éditions très anciennes, deux en latin et deux en hollandais ; que ce livre a été imprimé en Hollande, vers 1430 ; et que la tradition attribuant l'invention de la typographie à Laurent Coster, de Harlem, contient au moins une part de vérité. Il y a eu certainement, dans les domaines septentrionaux de la maison de Bourgogne, de 1430 environ jusque vers 1445, une école typographique, qui a produit, outre le Speculum, des ouvrages destinés à l'enseignement, comme le Doctrinale d'Alexandre de Villedieu et la grammaire latine de Donat. Gutenberg, établi près de Strasbourg, poursuivait alors ses recherches, dans le plus profond mystère, sans avoir, semble-t-il, encore rien produit. Il ne put imprimer sa fameuse Bible aux quarante-deux lignes qu'entre 1430 et 1455, plusieurs années après son retour à Mayence, sa ville natale, et grâce aux fonds que lui prêta le banquier Jean Fust[7]. À cette date, les ateliers typographiques des domaines bourguignons avaient disparu, probablement à cause de l'imperfection des procédés employés[8] En un autre pays encore, à Avignon, aux portes de la France, on avait peut-être cherché, vers 1444, à établir une imprimerie[9]. Mais, si Gutenberg ne fut pas le seul auteur de cette découverte, il fut celui qui acheva de constituer l'art typographique, et qui en assura le succès définitif, car ses œuvres sont admirables, et c'est dans les quinze années qui suivent la publication de sa Bible, que s'ouvrent es premières imprimeries de l'Allemagne et de l'Italie, presque toutes dirigées par ses élèves. Dès 1458, Charles VII avait envoyé en mission à Mayence le Champenois Nicolas Jenson, maître de la Monnaie de Paris, pour qu'il tâchât d'y surprendre les secrets de l'industrie nouvelle. Il n'est pas certain que Jenson les ait rapportés en France ; on sait seulement qu'il termina sa vie à Venise, où il imprima des livres splendides. Il est fort possible que, dans les neuf premières années du règne de Louis XI, alors que de petits bourgs d'Allemagne et d'Italie avaient déjà des ateliers d'imprimerie, la France n'en ait point possédé. L'hostilité des copistes contre les imprimeurs suffit à expliquer cette bizarrerie. Lorsque Fust, l'ancien commanditaire de Gutenberg, apporta à Paris, en 1463, la Bible faite par son nouvel associé Schoiffer, il reçut de la corporation des libraires un tel accueil qu'il s'enfuit précipitamment. Les produits de la typographie allemande, cependant, ne tardèrent pas à affluer. Louis XI en protégea intelligemment l'importation : le dépôt de livres que Schoiffer avait à Paris ayant été confisqué, en vertu du droit d'aubaine, par les officiers royaux, en 1474, le roi accorda l'année suivante à Schoiffer une indemnité de 2.425 écus, en considération de la peine qu'il avait prise pour ledit art et industrie de impression et du prouffit et utilité qui en vient et peut venir à toute la chose publicque, tant pour l'augmentation de la science que autrement. A ce moment, Paris était enfin doté d'imprimeries : en 1469-1470, deux professeurs, l'Allemand Jean Heynlin, prieur de la Sorbonne, et le Savoyard Guillaume Fichet, bibliothécaire du même collège, avaient appelé deux bacheliers de l'Université de Bâle, Ulrich Gering et Michel Friburger, et un ouvrier nommé Martin Kranz, et les avaient installés avec leurs presses dans les bâtiments mêmes de la Sorbonne. En 1472, ces prototypographes parisiens s'établirent à leur compte, rue Saint-Jacques. Paris posséda vite un grand nombre d'ateliers ; Pierre Le Rouge y imprima en 1488-1489 une édition de la Mer des Histoires, qui est un des plus beaux livres qu'on ait jamais imprimés. Lyon eut dès la fin du siècle une cinquantaine d'imprimeries. L'expansion du nouvel art dans les provinces dépendit surtout de l'initiative des bibliophiles et des lettrés : maint village eut une imprimerie, au moins pendant quelques mois, avant qu'il s'en fût fondé une seule dans la grande ville voisine. Les prototypographes étaient souvent des nomades qui, voyageant avec leur petite presse en bois et leurs caractères, campaient quelque temps chez un bibliophile généreux, ou bien dans un couvent, composaient et tiraient le livre demandé, et repartaient ensuite. Ainsi la première localité bretonne où aient travaillé des typographes n'est point Nantes ni Rennes, mais le petit village de Bréhant-Loudéac : en 1484-1485, Jean de Rohan y employa pendant huit mois deux ouvriers, qui imprimèrent pour lui, en dix volumes, une sorte de petite encyclopédie religieuse, morale et juridique. II. — HUMANISTES, LITTÉRATEURS ET HISTORIENS[10]. L'ÉLITE des lettrés du moyen âge avait étudié la plupart des œuvres de littérature romaine que nous connaissons, mais les textes qu'ils traduisaient, apprenaient par cœur et pastichaient, étaient des copies de copies ; une succession de scribes ignorants, accumulant les erreurs et les sottes corrections, les avait horriblement défigurés. On ne songeait que peu ou prou à les restituer : la critique philologique n'existait guère en France. La typographie allait mettre un terme à la déformation indéfinie des textes. Guillaume Fichet vit très bien quel secours elle apporterait à l'affinement comme à la diffusion de la culture classique. Il disait, dans une lettre à son ami Robert Gaguin, que l'étude des auteurs anciens retirerait un grand profit de l'art inventé par les imprimeurs, et il écrivait à son collègue Heynlin, en guise de préface au premier livre qui sortit de l'imprimerie de la Sorbonne : Les lettres semblent avoir été plongées presque dans la barbarie par suite des incorrections commises par les copistes. Aussi n'est-ce pas uns la plus grande satisfaction qu'on doit voir ce fléau s'éloigner de la cité parisienne, grâce à votre sage prévoyance. En effet, les imprimeurs que vous avez fait venir de l'Allemagne dans cette ville reproduisent correctement les livres d'après les manuscrits. Vous-même, vous veillez avec une attention soutenue à ce qu'aucun ouvrage ne soit reproduit par eux avant que vous ne l'ayez corrigé minutieusement en le collationnant avec le plus grand nombre de manuscrits possible. D'autre part, il allait être bientôt possible, grâce à la multiplication mécanique des exemplaires, d'inaugurer un véritable enseignement littéraire[11], en procurant aux élèves le contact des chefs-d'œuvre antiques. En deux ans, Fichet et Heynlin trouvèrent moyen de faire imprimer dans leur petit atelier vingt et un volumes ; c'étaient des œuvres de classiques latins ou d'humanistes italiens, ou des traités de grammaire et d'éloquence, tels que la Rhétorique de Fichet, qui se proposait d'y enseigner l'art de bien dire, en puisant à la source féconde du génie grec et du génie latin. C'était toute une révolution qui commençait dans la formation des intelligences. Le général de l'ordre des Mathurins, Robert Gaguin, s'écriait, dans une pièce de vers latins adressée à Fichet en 1471 : La parole de Cicéron, le père de l'éloquence, retentit véhémente dans les chaires des professeurs, où on lit mille ouvrages des anciens, et Fichet écrivait à Gaguin en 1472 : Je ressens la plus grande satisfaction, très érudit Robert, en voyant fleurir dans cette ville (Paris), qui les ignorait jadis, les compositions poétiques et toutes les parties de l'éloquence. Car, lorsque je quittai pour la première fois le pays de Baux dans mes jeunes années, afin de venir à Paris étudier la science d'Aristote, je m'étonnais beaucoup de ne trouver que si rarement à ans Paris tout entier un orateur ou un poète. Personne n'étudiait nuit et jour Cicéron, comme la plupart le font aujourd'hui, personne ne savait faire un vers correct, personne ne rajeunissait dans ses vers les fictions d'autrui, car l'école parisienne, déshabituée de la latinité, était à peine sortie de l'ignorance en tout discours. Mais de nos jours date une meilleure époque. Le départ de Guillaume Fichet, qui, vers la fin de 447, alla se fixer en Italie, fit perdre à la France son plus actif apôtre de l'humanisme. D'ailleurs, les livres imprimés étaient encore rares et assez coûteux. Enfin, cette génération eut, comme les précédentes, une lacune immense dans sa culture classique : elle ne connut qu'une faible partie de la littérature hellénique, et à travers des traductions latines. Ce fut seulement en 1476 que s'établit à Paris un professeur de grec, Georges Hermonyme, de Sparte. Le triomphe de l'antiquité allait être beaucoup moins rapide que ne l'espéraient Fichet et son ami le fichetiste Gaguin. L'humanisme ne faisait donc que s'annoncer ; mais il s'annonçait. Tandis qu'un petit groupe d'universitaires et de prélats, tels que Heynlin, Fichet, Gaguin, Guillaume de La Mare, le cardinal Jean Jouffroy, l'évêque de Saintes Louis de Rochechouart, s'essayaient à restaurer l'art de bien dire par une étude approfondie de l'éloquence latine, se fondait définitivement l'école des rhetoricqueurs, qui devait dominer la poésie française jusqu'à la Pléiade. Rhétoriqueurs et humanistes s'inspiraient des mêmes principes ; ils reprenaient les uns et les autres une œuvre qui avait été commencée par les traducteurs et les beaux esprits du siècle précédent, et poursuivie par celui que les rhétoriqueurs proclamèrent leur père, Alain Chartier, haut et scientifique poète, orateur magnifique : ils voulaient donner des lois au style, et retremper la langue française à sa source, le latin. Les cénacles principaux des rhétoriqueurs se fondèrent sous la protection des ducs de Bourgogne, de Bretagne et de Bourbon. Les domaines flamands de Philippe le Bon et de Charles le Téméraire, avec leurs nombreuses Chambres de rhétorique et leur cour ducale solennelle et cérémonieuse, furent la patrie d'élection de l'école nouvelle. Le suprême rhétoricien, au XVe siècle, fut l'historiographe des ducs de Bourgogne, le chevalier flamand Georges Chastellain (1405-1475). À son école se formèrent Pierre Michault, secrétaire de Charles le Téméraire, Olivier de La Marche, écuyer du même prince (1422-1501) et Jean Molinet, chanoine de Valenciennes (1448-1507). Le duc de Bourbon pensionnait Jean Robertet, et Jean Meschinot (1420 ?-1491) était un gentilhomme de la garde de François II. Tous ces beaux esprits échangeaient des correspondances, composaient même des œuvres collectives, et s'encensaient mutuellement. En sa prose prétentieuse, bourrée de mots latins gauchement francisés, Robertet louait ainsi le style de Chastellain : Où est l'œil capable de tel objet visible, l'oreille pour ouyr le haut son argentin et tintinnabule d'or ? N'est-ce resplendeur equale au curre Phœbus ? N'est-ce la Mercuriale fleute qui endormyt Argus ? On trouve souvent un pareil galimatias dans les œuvres des rhétoriqueurs au temps de Louis Xl et de Charles VIII. Ils ont aimé à l'excès les rimes rares et opulentes, ils ont inventé d'inutiles entraves prosodiques, ils se sont labouré la cervelle pour produire des chefs-d'œuvre dans le genre de cette Oraison à la Vierge, de Meschinot, dont les huit vers peuvent être retournés de deux cent cinquante-six manières différentes. Ils ont à certains égards méconnu le génie français, et maladroitement torturé la jolie langue, savoureuse et expressive, qu'on parlait au XVe siècle. Et assurément Pierre Michault est un sot, et Molinet qui mouloit doulx mots en molinet en est un autre. C'est trop vite faire, pourtant, que de dénier tout talent aux rhétoriqueurs. Ils ont eu le mérite de sentir que, pour bien écrire, il faut se donner grand'peine. Il y a plus : certains d'entre eux ont laissé des œuvres du plus haut intérêt. Georges Chastellain et Jean Meschinot, dont les noms sont à peine cités dans nos histoires littéraires, furent tous deux très célèbres au XVe et au XVIe siècle. Sans doute, ils le furent avant tout par la conformité de leurs œuvres aux manies littéraires du temps ; par leur style recherché, dur et tendu ; par les visions et les allégories qui servent presque uniformément de cadre à leur pensée ; par leur attitude gourmée de moralistes un peu pédants ; par les variations brillantes qu'ils ont exécutées sur le thème des Misères du monde et le thème de la Mort. Aujourd'hui, c'est par leurs idées politiques, par leurs jugements sur les événements de leur siècle, qu'ils retiennent notre attention. Tous deux ils étaient attachés à une grande maison féodale, et ils ont défendu la cause de la Noblesse, la cause du passé, contre la Monarchie l'on a vu qu'ils ont même collaboré, à l'époque de la guerre du Bien public, pour écrire contre Louis XI d'insultantes ballades. Certaines œuvres de Meschinot, la Supplication de la pouvre nation de Bretaigne pour la guérison de François II, l'Interdit de Nantes et la satire écrite vers 1487 contre les barons qui veulent livrer la Bretagne au roi de France, sont inspirés du même loyalisme féodal que les œuvres en prose de Chastellain et ses poésies politiques, telles que le Mystère de la Mort du duc Philippe, les Souhaits au duc Charles, le Lyon rampant, le Dit de Vérité. Le rhétoriqueur breton, dans le poème des Lunettes des Princes, où il trace les principes d'un sage gouvernement, comme Chastellain, dans l'Advertissement au duc Charles et bien d'autres opuscules, ont une très haute conception du rôle de l'écrivain, qui doit la vérité aux puissants de ce monde : Porter nom de prince tant seulement, c'est povre titre, déclare Chastellain. Sots et povres personnages le portent. Rien ne fait digne l'homme, que ses bonnes mœurs, et rien ne le fait clair (illustre), que son bien faire. Chastellain, supérieur à Meschinot par la vigueur de la forme et l'abondance des idées, a été un auteur très fécond. Outre un grand nombre de petits ouvrages en vers ou en prose, il a écrit une longue et importante chronique, dont nous n'avons conservé que des fragments. Ce sont des pages très vivantes, très personnelles, un document d'un prix inestimable sur l'état d'âme des fervents Bourguignons. Chastellain admire et glorifie son prince, tout en s'effrayant des périls qui menacent sa puissance, et. en prédisant même la prompte décadence de la dynastie. Malgré l'enflure fatigante d'un style perpétuellement déclamatoire, cette chronique est d'ailleurs pleine d'informations précises, et l'auteur a un évident souci de vérité. Fanatique défenseur des ducs de Bourgogne dans ses poèmes et ses traités allégoriques, Chastellain, dès qu'il reprend sa plume d'historien, s'efforce de redevenir impartial, de comprendre et d'expliquer. La grandiloquente école des rhétoriqueurs n'éteignit pas l'esprit français, l'esprit vif et léger qui avait animé Villon et Charles d'Orléans ; témoin les Farces et les Monologues du temps, l'agréable petit roman de Jehan de Paris, qui date du règne de Charles VIII, et surtout les jolis ouvrages en prose et en vers de Martial d'Auvergne, les joyeux et étincelants poèmes basochiens du povre petit escolier Coquillart, et les vers malicieux de maître Henri Baude. Ces trois poètes ont laissé des œuvres menues, mais charmantes, d'une forme très spirituelle. Martial d'Auvergne et Henri Bauds ont montré d'ailleurs qu'ils étaient capables d'un effort littéraire sérieux. Le premier, qui était procureur au Parlement de Paris, a composé, on l'a vu, vers l'époque de la guerre du Bien public, une sorte de chronique rimée, Les Vigilles de la mort de Charles VII, critique acerbe de la conduite du roi Louis. Plus tard, après la mort de ce dernier, maître Henri Baude, officier de finances, écrivit à son tour un Éloge de Charles VII, panégyrique de toutes les vertus qu'on ne reconnaissait point à Louis XI. Des œuvres de rhétoriqueurs, d'une inspiration souvent sincère et élevée, mais d'une forme pénible et prétentieuse, et de petits vers gracieux ou ironiques, tel est donc le bilan de la poésie française dans les trente années qui suivent la mort de Villon. Fait digne de remarque, les meilleurs de ces poètes, Martial d'Auvergne et Baude, ont été en même temps des historiens, et c'est surtout par leurs œuvres historiques qu'ils ont mérité de survivre. Cette fin du XVe siècle, pour des raisons que nous n'apercevons pas d'ailleurs clairement, n'a point été propice à l'éclosion de la grande poésie. L'esprit français a traversé là une époque de positivisme, d'observation aiguë et facilement narquoise, de goût pour l'étude directe des caractères, la relation exacte des faits, et la recherche précise de leurs causes ; depuis longtemps, il n'est plus assez naïf ni assez enthousiaste pour produire une épopée : il incline vers l'observation morale, la satire et l'histoire. Et, en effet, les historiens de cette génération ont été exceptionnellement nombreux. Quelques-uns, comme Jean Mansel et Robert Gaguin, ont essayé, en des compilations d'ailleurs dénuées de valeur, de résumer les annales du monde ou celles de la Monarchie française : Je veux, écrivait Gaguin, qu'on se souvienne de Clovis, de Lothaire, de Pépin. Les autres, et c'est heureusement la majorité, se sont proposé de noter leurs souvenirs personnels ou de recueillir les témoignages contemporains. Ceux-ci ont été pour la plupart des laïques, possesseurs d'offices ou gentilshommes de moyenne noblesse. De grands personnages se sont mêlés aussi d'écrire l'histoire. Trois des ouvrages les plus suggestifs de ce temps sont dus à de puissants seigneurs, qui ont joué un rôle politique considérable : Jean de Bueil, Thomas Basin et Philippe de Commynes. Le Jouvencel a été composé par Jean V de Bueil, comte de Sancerre, au début du règne de Louis XI, en collaboration avec Messire Jean Tibergeau, maître Martin Morin et Nicole Riolay, pour introduire et donner couraige et hardement (hardiesse) à tous jeunes hommes qui ont desir et voullenté de sieuvyr le noble scille et exercite des armes. C'est un ouvrage didactique et non une chronique, mais l'histoire, au XVe siècle, confine étroitement à la morale et à la pédagogie : le Jouvencel, roman tissu de faits véritables à peine dénaturés, donne, on l'a vu, une idée juste et vivante de la guerre, telle qu'on la pratiquait an temps de Charles VII. S'il est permis de placer le Jouvence ! parmi les livres d'histoire, il est presque aussi légitime de classer les ouvrages historiques de Thomas Basin parmi les romans. L'évêque de Lisieux avait livré sa ville, en 1465, aux partisans de Charles de France, et Louis XI l'avait châtié en confisquant son temporel. Réfugié en Allemagne, et ensuite dans les Pays-Bas, où il mourut en 1491, Thomas Basin écrivit en latin, vers 1472, une Histoire de Charles VII, puis, à la fin de sa vie, une Histoire de Louis XI, avec toute la passion et la mauvaise foi dont il était capable. Malgré sa partialité, ses lacunes, son défaut de précision, ses continuelles erreurs, son œuvre est fort instructive. Elle reflète l'état d'âme d'un évêque gallican, qui voit le salut de l'Église dans les décrez des sains pères et des sains Conciles, et elle est toute frémissante des colères d'un féodal contre le roi, son armée permanente, ses impôts et ses gens de justice. On n'étudiera point dans le présent volume les Mémoires de Philippe de Commynes, qui ont été terminés seulement sous le règne de Louis XII. Mais la première partie de ces Mémoires a été composée entre 1489 et 1491, et il faut rappeler ici que Louis XI a trouvé en Commynes un historien désireux et capable de raisonner sur la politique, et qui ressemble fort peu aux chroniqueurs des siècles précédents. C'est en des œuvres comme celle-là que se manifeste la véritable activité philosophique de ce temps, et non dans les ridicules querelles des nominalistes et des réalistes, qui, sous le règne de Louis XI, troublent de nouveau l'Université de Paris[12]. L'ère de la scolastique est terminée, comme celle de la poésie épique. Pour juger avec équité le mouvement intellectuel, au temps de Louis XI et de Charles VIII, il ne faut point s'arrêter devant ces choses mortes. Les historiens de la littérature enseignent que le XVe siècle se clôt en laissant l'impression d'un monde qui finit, d'un avortement irrémédiable et désastreux. Ils déplorent la sécheresse d'une littérature où ils ne voient qu'ironie et cynisme. Si l'on se contente de lire les poésies de Coquillart et les pages où Commynes raconte froidement les roueries de Louis XI, on peut avoir cette impression : elle s'efface lorsque l'on considère l'ensemble des œuvres, et pour peu qu'on lise les Mémoires de Commynes d'un bout à l'autre, et les œuvres de Chastellain. Il est vrai que la verve des Français d'alors a été souvent railleuse et impudente ; mais, en cela, ils n'ont fait que continuer la tradition de leurs pères, qui avaient écrit les fabliaux. Ce sont encore des hommes du moyen âge[13]. Et pourtant, grâce à eux, voici que le moyen âge va finir en France. Ils ont accueilli l'imprimerie, en ont compris le prouffit et utilité, pour l'augmentation de la science. Les rhétoriqueurs et les humanistes apparaissent : leurs efforts combinés aboutiront (et, à certains égards, on peut le regretter) à une transformation du style, de la langue, et même de l'esprit national. Enfin, si l'inspiration poétique manque, il semble qu'en revanche notre littérature acquière des qualités nouvelles d'observation réfléchie. Il ne faut donc point parler d'avortement irrémédiable et désastreux. On a dit encore que le XVe siècle est une période de transition. Soit : c'est ainsi qu'on nomme les époques où tout se renouvelle. III. — LES ARTS[14]. DANS la période qui précède immédiatement l'expédition de Charles VIII à Naples, l'influence de l'art italien n'est guère plus sensible en France qu'an temps de Charles VII[15]. Nos artistes continuent à suivre les leçons des Flamands, même après la dislocation de l'État bourguignon. Aussi bien la civilisation flamande, qui déclinera si rapidement sous la domination des princes autrichiens, jette-t-elle encore un incomparable éclat. Ce n'est pas à dire cependant que depuis la fin de la guerre de Cent Ans il n'y ait rien de changé dans le goût du public et le style des œuvres. Le réalisme strict a fait son temps : les artistes cherchent plus d'élégance et de liberté, une interprétation plus individuelle de la nature. Les tableaux de Memling prouvent qu'en Flandre même on a trouvé une nouvelle façon d'exprimer la vérité. Mais le mouvement de détente de l'art franco-flamand se produit principalement en France : les exagérations des imitateurs des Van Eyck, la vulgarité où tombe souvent le style bourguignon provoquent une réaction spontanée du génie national. L'histoire de l'art français de cette époque commence à peine à s'ébaucher : le vandalisme et l'incurie ont anéanti ou misérablement dégradé tant d'œuvres intéressantes qu'elle est malaisée à faire. Pourtant les productions françaises sont plus nombreuses qu'on ne le croit. Maints tableaux, qu'on avait pendant longtemps attribués à des Flamands, ont été naguère restitués à notre école. Parfois les documents d'archives apportent là-dessus des certitudes ; ils permettront de déterminer les centres de la production artistique pendant les trente années qui ont précédé les guerres d'Italie ; on saura peut-être comment a évolué l'art des bords de la Loire, ce qu'ont fait Fouquet à la fin de sa vie, Bourdichon au début de sa carrière, Michel Colombe avant sa vieillesse. On pourra probablement dire si Paris a cessé, oui ou non, d'être une ville d'art. On mettra en lumière le développement de nos écoles locales de Provence et de Bourbonnais. Ce sont des trouvailles d'archives qui ont permis de reconstituer en partie l'œuvre très remarquable d'un protégé du roi René, Nicolas Froment, peintre de la ville d'Uzès, habitant d'Avignon. L'annexion de la Provence par Louis XI, l'étroit protectorat exercé par ce roi sur les États pontificaux de France, nous autorisent à classer Froment parmi les artistes français. Le premier tableau qu'on ait de lui, une Résurrection de Lazare (Florence), est d'un franc naturalisme ; il porte la date de 1461. Quinze ans plus tard, Froment a terminé son triptyque du Buisson ardent : les volets, où sont représentés le roi René et sa femme Jeanne de Laval, prouvent que l'auteur a conservé les scrupules d'exactitude du martre flamand qui l'a instruit ; mais, dans le panneau central, le sourire de la Vierge assise au milieu du Buisson ardent, la grâce de l'enfant divin et de l'ange qui avertit Moise, les jolis lointains du paysage sont d'une esthétique toute différente. Peut-être le voisinage des œuvres italiennes a-t-il assoupli la manière du peintre avignonnais, mais peut-être aussi le Buisson ardent témoigne-t-il simplement de la détente sensible alors dans tout l'art de la France et de la Flandre elle-même[16]. L'école de peinture du centre de la France est déjà florissante. La belle fresque des Arts libéraux, que Pierre Odin, chanoine du Puy, a fait peindre pour orner la bibliothèque du Chapitre, est peut-être un ouvrage italien ; mais il n'y a pas de raison pour attribuer à un étranger le triptyque terminé en 1488 pour Pierre et Anne de Beaujeu, et dont le Louvre possède les volets (Salle X). Selon l'usage, les donateurs y figurent, accompagnés des saints qui les protègent. La saisissante vérité des figures, la délicieuse harmonie des paysages, la fraîcheur et l'éclat de la couleur, classent ces portraits anonymes parmi les œuvres les plus intéressantes de la peinture quattrocentiste. L'histoire des enlumineurs français, à cette époque, est encore à faire. Comment classer, à qui attribuer les miniatures, souvent merveilleuses par l'exactitude du dessin et la puissance du coloris, qui apparaissent entre les dernières productions de Fouquet et les Heures que Bourdichon illustra en 1507 ? Jacques de Besançon, bâtonnier de la confrérie des libraires parisiens, serait, dit-on, l'auteur de plus de trois mille cinq cents miniatures[17] ; il est permis, jusqu'à plus ample informé, de garder un doute. L'art de la miniature n'est pas encore tué par l'imprimerie : aux plus excellents produits de la typographie parisienne ou lyonnaise beaucoup de bibliophiles préfèrent les manuscrits enrichis de fines peintures ; il arrive aussi que certains éditeurs, tels qu'Antoine Vérard, réservent, dans les beaux livres imprimés pour eux, des espaces blancs qui sont ornés à la main par les enlumineurs et les calligraphes : Jacques de Besançon aurait même accepté la tache de colorier des encadrements de pages, gravés sur bois. Ainsi, on emploie encore les miniaturistes, mais on les condamne parfois à d'humiliantes besognes. Leur art est menacé, car on peut se passer d'eux : déjà certaines éditions de luxe sont exclusivement illustrées par la gravure sur bois ou sur cuivre. Les statues et les monuments funéraires de cette période sont presque tous anonymes. Peut-être faut-il attribuer à la vieillesse d'Antoine Le Moiturier le tombeau en pierre peinte que le célèbre Philippe Pot, seigneur de la Roche-Nolay, fit exécuter pour lui, de son vivant, vers la fin du règne de Louis XI (Louvre). Cette œuvre est d'une originalité d'autant plus saisissante que l'art funéraire du XVe siècle est très monotone : une tombe massive recouverte par la statue gisante du mort, et de petites figures de pleurants disposées tout autour dans des niches, voilà le thème habituel dans les monuments qui nous sont parvenus. L'artiste choisi par Philippe Pot a fait de ses pleurants huit personnages de grandeur naturelle, qui portent sur leurs épaules une table où repose le gisant en costume de guerre ; encapuchonnés et drapés dans une robe à plis lourds, ils s'avancent lentement. courbés sous le poids du lugubre fardeau. C'est le dernier chef-d'œuvre du style bourguignon. La plupart des grands sculpteurs cherchent désormais une autre voie, et c'est surtout dans la statuaire que s'opère manifestement, au nord comme au midi de la France, le mouvement de détente. On a vu d'ailleurs que l'art flamingo-bourguignon n'avait point détruit, au temps de Charles VII la tradition des imagiers gothiques, conservée sur les rives de la Loire. C'est principalement dans cette région que se crée, à la veille des guerres d'Italie, et sans le secours de l'art italien, un style plastique plus libre et plus léger. quoique toujours expressif et fidèle à la nature. Le svelte angelot de bronze, daté de 1475, qui servait de girouette au château du Lude. en Anjou. et les charmantes statues qui ornent la chapelle du château construit par Dunois à Châteaudun, sont les œuvres les plus caractéristiques de ce nouveau style, en attendant le sépulcre de Solesmes et le tombeau de François II de Bretagne. L'architecture flamboyante continue à développer brillamment ses qualités de grâce pittoresque et de riant confort. L'ornementation, surtout aux façades des monuments, devient de plus en plus variée et luxuriante, sous l'influence de l'art décoratif flamand, alors très touffu. Toute une floraison d'églises, de châteaux, de maisons de plaisance, couvre les provinces de France, et surtout la Picardie, la Normandie, la région de la Loire, et l'on ne cesse point d'embellir et d'agrandir les anciens édifices. À Rouen, sous les ordres de l'opulent cardinal d'Estouteville, l'architecte Guillaume Pontifz poursuit les travaux de la cathédrale et lui donne son plus exquis ornement, l'escalier de la Librairie du Chapitre. Le même prélat ajoute à l'église du Mont-Saint-Michel un chœur magnifique. Dans la seule ville de Tours, une dizaines d'églises et de chapelles sont en construction ou en voie d'achèvement. L'évêque Louis d'Amboise enrichit sa cathédrale d'Albi d'un porche et d'une clôture de chœur qui comptent parmi les plus somptueux bijoux de l'art gothique. Les événements politiques ont toujours eu quelque répercussion sur l'art : la réaction féodale provoquée par la politique de Louis XI se traduisit par une renaissance éphémère de la vieille architecture militaire. Saint-Pol, le connétable rebelle, agrandit le château de Ham, et y fit construire une tour dont les murailles mesuraient onze mètres d'épaisseur. Pour Bringon de Roquefeuil s'éleva à Bonaguil, en Agenais, une forteresse énorme, admirablement adaptée à l'utilisation de l'artillerie défensive. C'étaient là cependant des exceptions. Les architectes s'employaient surtout à édifier des résidences confortables et gaies, comme le Plessis-lès-Tours, et déjà l'on commençait à bâtir les châteaux d'Amboise et de Chaumont. Les faits politiques de la fin du XVe siècle eurent, dans l'activité intellectuelle et artistique de la France, des résultats plus graves que la construction de quelques forteresses. La disparition de la maison de Bourgogne, puis la longue suite des guerres d'Italie, furent des événements considérables dans l'histoire de notre littérature et de nos arts. La domination de la dynastie bourguignonne dans les Pays-Bas avait assuré des rapports constants entre la France et la Flandre : la chute de la maison ducale rompit ce lien. L'influence esthétique des Flandres persistait en France, il est vrai, au temps de Charles VIII, mais elle était condamnée à un rapide déclin : la brillante civilisation italienne allait capter l'admiration de l'Occident. FIN DU TOME IV-2 |
[1] SOURCES ET OUVRAGES À CONSULTER. — Comptes de l'Hôtel des rois de France, édit. Douët d'Arcq, 1865. Le livre de raison de Bernard Gros, édit. Tholin, Bull. historique et philologique, 1889. Delisle, Le cabinet des manuscrits, t. I. 1868. Van Praet, Recherches sur Louis de Bruges, seigneur de la Gruthuyse, 1831. — Pour l'imprimerie, voir les bibliographies données par H. Stein, L'histoire de l'Imprimerie, état de la science en 1895, Rev. internationale des Archives, des Bibliothèques et des Musées, 1897 : et Manuel de Bibliographie générale, 1898, appendice I. Consulter principalement : Aug. Bernard, Histoire des origines de l'Imprimerie, 1853 ; Jules Philippe, Les origines de l'Imprimerie à Paris, 1885 ; Claudin, Histoire de l'Imprimerie en France (en cours de publication).
[2] De Maulde, Histoire de Louis XII, t. I, p. 295.
[3] Notre Bibliothèque Nationale ne possède pas moins de soixante superbes manuscrits ayant appartenu au duc de Nemours. C'est pour lui que Fouquet termina l'illustration des Antiquités Judaïques, dont les premières miniatures avaient été commandées par le duc de Berry.
[4] Cronique Martiniane, édit. gothique d'Antoine Vérard, f° 2. Voir aussi une lettre de Louis de Laval au roi René, dans le Manuscrit, 1894, P. 8-9.
[5] H. Bouchot, Un ancêtre de la gravure sur bois : étude sur un xylographe taillé en Bourgogne vers 1370 (avec bibliographie détaillée des origines de la gravure), 1902.
[6] Ou Miroir du Salut humain, ouvrage ascétique très populaire au XVe siècle. Les gravures qui ornent le haut de chaque page sont encore imprimées au frotton, avec une encre aqueuse et jaune. Le texte est imprimé à la presse, très gauchement : c'est l'enfance de l'art. Une des deux éditions latines de ce livre offre exactement la transition de la xylographie à l'imprimerie : on y trouve 20 pages dont le texte est gravé, au lieu d'être composé en caractères mobiles.
[7] Selon M. l'abbé Misset, Gutenberg aurait imprimé avant 1450 un missel destiné aux diocèses rhénans (Le premier livre imprimé connu, Bibliographe moderne, t. III, 1899).
[8] Philippe le Bon, voulant faire imprimer le Recueil des histoires de Troyes, s'adressa à un typographe de Cologne (entre 1464 et 1467). Ce fut le premier livre de langue française imprimé. Ce fut seulement pendant le règne de Charles le Téméraire que les États bourguignons possédèrent de nouveau des ateliers typographiques.
[9] Des documents d'une authenticité incontestable, trouvés par M. l'abbé Requin dans des registres de notaires, et datés de 1444-1446, nous apprennent en effet qu'alors vivait à Avignon un orfèvre natif de Prague, Procope Waldfoghel, qui possédait deux alphabets en acier, deux formes en fer, un instrument d'acier appelé vis, quarante-huit formes eu étain, et diverses autres formes propres à l'art d'écrire ; il fabriqua aussi pour un Juif, vingt-sept lettres hébraïques, formées et découpées dans le fer, ainsi que des engins de bois, d'étain et de fer et tout le matériel pour écrire artificiellement en latin. (Abbé Requin, Documents publiés dans le Bulletin historique et philologique, 1890 : — Origines de l'Imprimerie en France, Journal général de l'imprimerie et de la librairie, 28 février 1981). M. l'abbé Requin et les plus érudits bibliographes ont admis qu'il s'agissait là d'un matériel typographique. Mais cette hypothèse a été combattue récemment avec beaucoup de force par M. G. Bayle, dans les Mémoires de l'Académie de Nîmes, 7e série, t. XXIII, 1900. Selon lui, les engins de Waldfoghel étaient des lettres découpées, des planches, des patrons et des grilles, destinés aux calligraphes, aux professeurs d'écriture et aux cryptographes.
[10] OUVRAGES À CONSULTER. Il n'y a pas d'ouvrages d'ensemble sur les humanistes et les rhétoriqueurs. J. Philippe. Guillaume Fichet, 1892 (cf. C. Couderc, Documents inédits sur G. Fichet, Bull. du Bibliophile et du Bibliothécaire, 1900). P. de Vaissière, De Roberti Gaguini vita et operibus, 1896. C. Fierville, Jean Jouffroy, 1874. Du même, Étude sur Guillaume de La Mare, Mém. de l'Acad. de Caen, 1892. C. Couderc, Journal de voyage à Jérusalem de Louis de Rochechouart, Rev. de l'Orient latin, t. I, 1893. Omont, Georges Hermonyme, Mém. de la Soc. de l'Hist. de Paris, t. XII, 1885. Vallet de Viriville, Les œuvres de Georges Chastellain, Journal des Savants, 1867. A. de La Borderie, Jean Meschinot, Biblioth. École des Chartes, 1895. H. Stein, Étude sur Olivier de La Marche, 1888 (extr. des Mém. couronnés de l'Acad. roy. de Belgique, t. XLIX). Notices de A. de Montaiglon sur Martial d'Auvergne (L'amant rendu cordelier, publ. pour la Société des anciens textes, 1881) : de Quicherat sur H. Baude (Les vers de maître Henri Baude, 1856) ; de G. Paris et Aug. Longnon sur Coquillart (Travaux de l'Académie de Reims, vol. CI, 1896-1897. t. I ; Romanis, t. XXIX, 1900). Recueil d'Eug. Crépet et ouvrages de Gaston Paris, Petit de Julleville, Ém. Picot, etc. Pour les historiens, notices accompagnant les éditions citées dans nos bibliographies. Sur l'historiographe de Louis XI, Jean Castel, mémoires de Quicherat (Bibl. de l'École des Chartes, t. II, 1840-41) et d'Ant. Thomas (Romanis, t. XXI, 1892). Ouvrages de J. Quicherat, de l'abbé Féret.
[11] Il n'y avait pas, jusque-là, d'enseignement littéraire dans les Facultés des arts. Les leçons ordinaires avaient pour objet la logique. Les leçons extraordinaires étaient plus libres, moins exclusives, mais les humanités n'y avaient presque aucune place. La rhétorique était négligée, traitée comme une simple annexe de la grammaire et du droit, et elle continua longtemps à être dédaignée par la plupart des maîtres, malgré les efforts des humanistes. (Thurot, De l'organisation de renseignement dans l'Université de Paris au moyen âge, 1850).
[12] Louis XI, circonvenu par son confesseur, qui était réaliste, interdit en 1474 aux maîtres et aux écoliers de lire les philosophes nominalistes. Le roi, raconte plaisamment Gaguin, a ordonné que leurs ouvrages les plus célèbres fussent enchaînés, de façon à ne pouvoir être ouverts. On croirait que les malheureux livres ont été mie aux fers, pour qu'ils ne se jettent pas, saisis d'une frénésie infernale et d'une fureur démoniaque, sur les gens qui les approchent ! C'est ainsi qu'on traite les lions indomptés et les bêtes féroces. En 1481, Louis XI annula son édit.
[13] Du moyen âge, ils ont gardé, intacte, la foi chrétienne. La démoralisation générale à cette époque, même dans le Clergé, ne fait point tort au sentiment religieux. Les opinions hérétiques, souvent assez radicales, que de temps en temps condamne la Faculté de Théologie de Paris, ne sont que les manifestations violentes de cette ferveur. L'humanisme même n'engendre pas, en France, l'indifférence religieuse, et ne mène pas les lettrés à une sorte de renaissance païenne comme en Italie.
[14] OUVRAGES À CONSULTER. Outre les travaux de P. Vitry, Courajol, Gonse, Choisy, Aug. et Em. Monnier, Enlart, Chabeuf : Eug. Müntz, Le Renaissance en Italie et en France à l'époque de Charles VIII, 1885. Camille Benoît, La peinture française à la fin du XVe siècle, Gazette des Beaux-Arts, 3e période, t. XXVI, 1901. R. Kœchlin et Marquet de Vasselot, La sculpture à Troyes et dans le Champagne méridionale au XVIe siècle, 1900. Abbé Bossebœuf, Amboise, la château, la ville et le canton, 1897 (Publ. de la Soc. archéol. de Touraine.) Ph. Lauzun, Le château de Bonaguil, 1897, 3e édit.
[15] Nous avons montré plus haut, que cette influence n'était d'ailleurs pas aussi insignifiante qu'on l'a prétendu parfois. Sur cette question si complexe, et encore obscure, de la Renaissance française, la difficulté d'une saine appréciation a été aggravée par la violence des polémiques.
[16] Ce triptyque, qu'on a pu voir en 1900 au Petit Palais, est à la cathédrale d'Aix. La Louvre possède, de Nicolas Froment, deux petits portraits du roi René et de sa femme (Salle X). Sur N. Froment, voir P. Trabaut, Le tableau da roi René à Aix, Gaz. des Beaux Arts, 2e période, t. XV, 1877 : P. Mantz, Les portraits historiques du Trocadéro, ibid., t. XVIII, 1878, abbé Requin, Documents sur les peintres d'Avignon, Réunions des soc. des Beaux-Arts des départements, 1889 ; Mgr. Dehaisnes, Les œuvres de l'école flamande primitive, ibid., 1892.
[17] P. Durrieu, Jacques de Besançon et son œuvre, 1892 (Public. de la Soc. de l'Hist. de Paris).