I. — LA RÉACTION. LES ÉTATS DE 1484. QUAND on apprit la mort du roi, l'émotion fut très vive, dans le royaume et au dehors. Les gens du commun, que Louis XI avait écrasés d'impôts, espérèrent la diminution des tailles. Les Chapitres et les Couvents réclamèrent la liberté des élections. Les possesseurs d'offices s'agitèrent, anxieux de savoir si leurs charges leur seraient conservées. Les nobles, si durement traités par le feu roi, se mirent à intriguer. Sur les frontières, Maximilien d'Autriche redevenait dangereux : il prit dès le début du règne une attitude agressive, protesta contre le traité d'Arras. Ferdinand d'Aragon n'attendait qu'une occasion pour revendiquer le Roussillon. Le duc de Lorraine regrettait le Barrois et la Provence. Qui allait, à la place du jeune Charles VIII, chétif enfant de treize ans, être assez fort et assez habile pour sauver l'œuvre de son père ? Tout l'esprit de Louis XI revivait en sa fille aînée, sa préférée, Anne de Beaujeu. Telle que nous la représente le beau portrait du Louvre, daté de 1488, elle avait des traits accentués et virils, un air grave et résolu ; elle n'aimait point les falbalas et portait un costume sévère, de couleur foncée. Elle s'est dépeinte elle-même dans cette phrase de ses Enseignements à sa fille Suzanne de Bourbon : Soiez tousjours en port honorable, en manière froide et asseurée, humble regard, basse parolle, constante et ferme, tousjours en ung propos sans flechir. Elle avait des mœurs austères et, comme son père, elle trouvait son principal plaisir à dominer. Énergique et obstinée, mais aussi très fine, habile à séduire, à corrompre et à diviser ses adversaires, peu scrupuleuse, et disposée à ne tenir ses promesses que si elle le jugeait utile, elle allait déjouer avec une remarquable adresse les convoitises des féodaux et des princes étrangers et conserver à son frère un royaume intact. Ce n'est point d'ailleurs qu'elle agit par pur dévouement pour la cause monarchique. Elle se faisait attribuer sur le trésor royal des sommes considérables, et. entendait tirer profit du crédit dont elle jouissait : la ville de Lyon, ayant obtenu son appui pour le rétablissement des foires, lui offrit un service de vaisselle qui valait 1.678 livres ; elle ne fut trop contente, est-il dit dans un registre de la Municipalité, et les Lyonnais, pour contenter madite dame et capter sa bienveillance, ajoutèrent une fontaine de marbre. Un ambassadeur vénitien écrivait : Elle est très avare, et fait tout pour de l'argent, sans égard à l'honneur de Dieu et de la couronne. Il exagérait ; et, pourtant, même avant d'être écartée du pouvoir suprême, Anne de Beaujeu n'hésita point à sacrifier les intérêts de la Monarchie aux siens propres : en 1487, à la veille de recueillir, avec son mari, l'héritage du vieux duc de Bourbon, elle fit rédiger à la Chancellerie un acte royal destiné à empêcher, dans l'avenir, l'annexion de certains fiefs de la maison de Bourbon au domaine de la couronne. Au moment de mourir, elle conseillera à son gendre, le fameux connétable de Bourbon, de prendre l'alliance de l'empereur, afin de conserver entière sa seigneurie. Mais pendant les premières années du règne de son frère, sa volonté de se maintenir au pouvoir contre la cabale des princes lui dicta presque toujours les résolutions les plus avantageuses à la Monarchie. D'après les témoignages contemporains, Anne de Beaujeu eut un rôle politique de premier ordre, jusqu'au jour où Charles VIII sortit de l'adolescence. Un syndic de la ville de Reims, Jean Foulquart, qui assista au sacre, nous rapporte que le jeune roi tremblait devant sa grande sœur : Durant le disner, raconte-t-il, vint par l'huis de la chapelle Madame de Beaujeu, pour veoir le roy, et regarda son maintien, et le roi en perdit l'appétit. Madame de Beaujeu votre seur, écrivait au roi le duc d'Orléans, vous veult tenir en bail et avoir le gouvernement de vous et de votre royaume. Nous pensons toutefois que les historiens ont eu tort d'attribuer exclusivement à Anne de Beaujeu la direction politique[2], et que son mari eut une part égale à la sienne dans la conduite des affaires. Non seulement, dans les correspondances où l'on parle de ceux qui gouvernent la France, on cite presque toujours en même temps Monsieur et Madame, mais il est certain que Monsieur présidait. avec la plus grande assiduité, le Conseil du roi, et que Madame n'y venait point. D'ailleurs Pierre de Beaujeu, à l'avènement de Charles VIII, avait quarante-trois ans, et sa femme n'en avait que vingt-deux. Depuis dix ans, grâce à sa souplesse, ce cadet de la maison de Bourbon était devenu l'homme de confiance de la Royauté. À l'école de son beau-père, il avait appris à conduire les hommes et à se tirer des pas difficiles. Louis XI, au moment de son pèlerinage à Saint-Claude, en 148, lui avait donné la lieutenance générale du royaume, et, à son lit de mort. lui avait confié la garde de Charles VIII. Ce n'est donc point le gouvernement d'Anne de Beaujeu qui a succédé à celui de Louis XI : c'est le gouvernement des Beaujeu qu'il faut dire. Louis XI n'avait pas organisé de régence, son héritier étant près d'atteindre l'âge de la majorité des rois. Il avait prescrit simplement de ne laisser personne approcher de son fils, et de ne destituer aucun de ses serviteurs. Les Beaujeu n'osèrent pas exécuter ce programme à la lettre : leur politique fut de satisfaire tout de suite les mécontents, quitte à annuler plus lard les concessions trop gênantes. Ils laissèrent donc, aux premiers jours du règne, les princes du sang et la foule des nobles, des prélats et des conseillers envahir le château à Amboise, où Charles VIII avait été élevé dans la solitude, et ils prirent leur advis et conseil. Le duc d'Orléans et son cousin François, comte de Dunois, eurent des charges de gouverneurs, ainsi que le vieux duc de Bourbon, qui reçut en outre l'épée de connétable. Le due d'Alençon l'ut tiré de prison et Jean de Chalon, prince d'Orange, fut autorisé à revenir en France. Les La Trémoille purent réclamer l'héritage dont Lotus XI les avait spoliés pour enrichir Commynes. En considération de l'extrême pauvreté du royaume, de nombreuses remises de tailles furent accordées et une partie de l'armée fut licenciée. Les aliénations du domaine ordonnées sous le règne précédent furent révoquées en bloc. Les membres du Parlement de Paris prirent une éclatante revanche. Ils furent confirmés dans leurs charges, et ceux qui avaient été destitués par Louis XI furent réintégrés. Olivier le Daim, qui avait tenu arbitrairement en prison durant sept mois un conseiller à la Cour, fut pendu au gibet de Montfaucon. Comme le Parlement craignait que les Beaujeu ne lui donnassent des lettres de grâce, il le fit exécuter sans aucunement advertir le roy. Ce fut d'ailleurs le seul personnage de marque qui fut poursuivi avant les États Généraux de Tours. Parmi ceux qui se sentaient le plus compromis par les faveurs de Louis XI, quelques-uns, peu confiants en l'étoile des Beaujeu, commençaient à se couler dans le parti des princes : Commynes était du nombre. D'autres quittèrent la cour, en attendant les événements : Imbert de Batarnay alla pendant plusieurs mois respirer l'air des montagnes, dans ses domaines du Dauphiné. L'habileté des Beaujeu sauva du naufrage les serviteurs de Louis XI, et la politique qu'ils représentaient. Dans les premiers jours du règne, la reine-mère, les ducs d'Orléans et de Bourbon avaient émis la prétention de composer à leur guise le Conseil étroit[3]. La question était d'importance capitale, vu l'âge du roi. Les Beaujeu consentirent à l'établissement d'une liste de quinze conseillers, tous nobles ou prélats, qui donnait partiellement satisfaction aux princes : les futurs chefs du parti orléaniste y côtoyaient le sire de Beaujeu et ses amis. Mais ce Conseil, qui ne comprenait aucun homme de loi ni de finances, n'était pas né viable, et, nous croyons qu'il n'a jamais fonctionné sans l'adjonction d'autres membres. Dès le mois de septembre 1183, comme le prouvent les mentions des ordonnances, les Beaujeu réintégrèrent un bon nombre d'anciens conseillers, dont l'expérience était nécessaire à l'expédition des affaires. Il était convenu, d'ailleurs, entre les Beaujeu et les princes, que la composition du Conseil ne serait définitive qu'une fois les États Généraux consultés. Les deux partis, en effet, s'étaient accordés pour décider la convocation des Trois États. C'était, aux yeux du duc d'Orléans, un moyen de parvenir au pouvoir, et, aux yeux des Beaujeu, un moyen de s'y affermir. Les Beaujeu, se sentant surveillés, n'abusèrent point de la pression électorale, ni des convocations individuelles jusque-là si fréquentes. Seulement, afin que l'opposition aristocratique perdit de sa force, ils obtinrent du Conseil que les trois ordres élussent en commun leurs députés. Les mandements adressés à l'ensemble des électeurs de chaque bailliage ou sénéchaussée prescrivirent en général de déléguer trois personnaiges notables, et non plus, c'est assavoir ung d'Église, ung noble, et ung de l'estat commun. Mais il y eut des bailliages, même peu importants, représentés par un plus grand nombre de députés. Les élections se firent au moyen d'ententes à l'amiable. Les trois députés de Touraine furent choisis en commun, à l'hôtel de ville de Tours, le 1er décembre 1483, par les mandataires des Corps de Ville de Tours, Loches, Chinon et Amboise, différents mandataires du Clergé, et des nobles. Il semble que, dans le Lyonnais, les paysans les plus notables furent consultés. En Bourgogne, ce furent les États provinciaux qui nommèrent les députés, à savoir trois nobles, trois ecclésiastiques et cinq du Tiers État, qui représentèrent non tel ou tel bailliage, mais le duché tout entier. À Paris, le Clergé, malgré les sommations de la Bourgeoisie, ne voulut pas d'élection en commun et désigna séparément ses délégués, de peur que dans l'avenir les séculiers pussent attenter à l'autorité de l'Église et aux libertés des ecclésiastiques[4]. Les députés qui se réunirent à Tours le 5 janvier 1484 étaient au nombre de 250. Il y en eut plus tard 284. Sauf la Bretagne, toutes les provinces étaient représentées, y compris le Roussillon, la Provence, le Dauphiné et même la Flandre. C'était véritablement, et pour la première fois, des Étals Généraux qui se réunissaient ; et, malgré de profondes jalousies entre provinces et entre classes, c'était une éclatante manifestation de l'unité de la France, telle que l'avaient faite les malheurs de la guerre de Cent Ans et la politique royale. En 1484 appareil aussi pour la première fois dans les documents le mot de Tiers État. Mais le Tiers État ne parait pas avoir joué un rôle prépondérant dans cette assemblée : il manquait de chefs éminents. Les orateurs les plus remarquables furent Philippe Pot, seigneur de La hoche-Nolay, et des ecclésiastiques. La séance d'ouverture eut lieu le 15 janvier 1484. Le chancelier Guillaume de Rochefort fit des allusions fort claires au ruineux despotisme du dernier roi, qui n'avait pas appliqué les sages ordonnances de Charles VII, et s'était entouré d'officiers dilapidateurs. Il déclara que le Conseil avait déjà remédié à beaucoup d'abus, et que Charles VIII, soutenu par l'admirable loyalisme de ses sujets, rétablirait le règne de la loi et du droit. Le roi voulait connaître tous les griefs, afin de les redresser, et, avant de promulguer les ordonnances préparées par son Conseil, il désirait consulter les Trois États. Les députés conclurent de ce discours que la Royauté les conviait à élaborer un programme de réformes, et se mirent avec empressement à la besogne. Ils se divisèrent en bureaux, et, de tous les cahiers de bailliages, travaillèrent à former un cahier général. Ils ne tardèrent pas à connaitre la véritable cause de leur convocation. Les Beaujeu d'un côté, le jeune duc d'Orléans et sa cabale de l'autre, voulaient se servir de l'assemblée de Tours pour constituer définitivement un Conseil étroit qui servit leurs intérêts respectifs. Louis d'Orléans s'était installé dans la ville avec sa cour : il paradait, joutait, engageait des ménestrels et des bateleurs, distribuait des étrennes aux fillettes de joye, et, entre temps, s'occupait de politique. Le 31 janvier, d'accord avec le duc d'Alençon, les comtes de Dunois et d'Angoulême, et Jean de Foix, vicomte de Narbonne, il envoya l'évêque du Mans sonder les députés : l'évêque assura aux Trois États que les princes étaient tout prêts à les aider dans leur œuvre de justice, voire à abandonner leurs pensions ; mais les États devaient composer le Conseil du roi d'hommes probes et expérimentés et en chasser ceux qui avaient fait porter au peuple des charges écrasantes, et s'étaient enrichis à ses dépens, — entendez les anciens conseillers de Louis XI, conservés par les Beaujeu. Le 5 février, le sénéchal de Normandie, au nom de Pierre de Beaujeu, engagea de son côté les députés à dresser une liste complète du Conseil ; permettre aux princes d'y introduire leurs créatures, ce serait, disait-il, engendrer la discorde. Quelques députés estimaient que, dans les conjonctures présentes, les États avaient la garde du prince et le gouvernement du royaume, et devaient transmettre cet office à un Conseil choisi par eux. D'autres déclaraient que les princes du sang étaient les tuteurs légitimes du jeune roi, et que les États avaient seulement le droit de voter l'impôt et de dénoncer les abus. Philippe Pot réfuta cette dernière opinion dans un discours fameux, où l'on a eu bien tort d'ailleurs de voir une inspiration originale et quasi révolutionnaire : les idées hardies qu'il exprima sur le peuple donateur de la chose publique, et sur l'origine élective de la Monarchie, étaient, au moyen âge, des lieux communs que l'École enseignait. Philippe Pot, comme le prouvent ses antécédents et l'attitude qu'il prit dans la suite, était simplement un ami des Beaujeu et travaillait pour leur compte, et la harangue ne fit qu'amplifier celle du sénéchal de Normandie. Au reste, les États ne se laissèrent pas persuader. La majorité, fort embarrassée de l'honneur qu'on lui faisait, déclina la tâche de former le Conseil étroit. Elle exprima seulement le désir que le roi y introduisit douze membres qu'il choisirait parmi les députés, et elle décida que, en l'absence des ducs d'Orléans et de Bourbon, la présidence du Conseil appartiendrait au sire de Beaujeu. La question de la garde du roi, sur la demande même du sire de Beaujeu, fut prudemment laissée sans solution. Ce que les députés voulaient, c'était la réforme des abus, la diminution et la répartition plus juste de l'impôt. Ils présentèrent un cahier général divisé en six chapitres : Église, Noblesse, Commun (et question financière), Justice, Marchandise, Conseil. Mais le Conseil émit la prétention de discuter les réponses au cahier, une fois la session close, avec seize députés qu'il avait désignés, et qui étaient des officiers royaux ou des gens notoirement dociles. Dès le 13 février, les tapissiers se mirent à dégarnir la salle des séances. Devant le mécontentement exprimé par les États, les Beaujeu et leurs conseillers se ravisèrent, et les laissèrent examiner le budget. Certains députés critiquèrent l'exagération des dépenses : l'armée et l'hôtel du roi coûtaient trop cher ; il y avait trop de fonctionnaires, trop de pensionnés ; pour le paiement des pensions, était-il dit dans le cahier, n'est point à doubter que y a aucunes fois telle pièce de monnoye qui est partie de la bourse d'ung laboureur, duquel les povres enfans mendient aux huys de ceulx qui ont lesdictes pensions. Les revenus du domaine devraient suffire aux frais de la cour et aux gages des officiers, et les tailles et aides ne devraient être levées qu'en temps de guerre. Quelques députés demandèrent que dans toutes les provinces il y eût des assemblées d'États, chargées chaque année de voter et de percevoir l'impôt. Mais la majorité était timide, ou circonvenue, et le Conseil était décidé à défendre la prérogative royale. Les députés ne purent même pas obtenir la production loyale des comptes : on leur apporta des chiffres manifestement faux. Découragés, ils se contentèrent d'exiger la diminution de la taille. Elle était de 3.900.000 livres à la mort de Louis XI : ils accordèrent 1.200.000 livres, par manière de don et ottroy et sans qu'on l'appelle doresenavant tailles, à lever chaque année pendant deux ans seulement. Après de vives discussions avec le chancelier, ils consentirent à voter pour l'année courante un supplément de 300.000 livres, en vue des dépenses du couronnement, pour une fois tant seulement et sans consequence. Le 28 février eut lieu une séance solennelle ; Jean Masselin, chanoine de Rouen, y prononça un discours fort remarquable ; il déclara que le roi, en modérant l'impôt, ne faisait pas une grâce à son peuple, mais se conformait simplement à la justice, et il demanda l'éloignement de ceux des serviteurs de Louis XI qui étaient des hommes pervers et des spoliateurs. Puis lecture fut donnée des offres de subside que les Étais faisaient, à condition qu'une nouvelle convocation eût lieu dans les deux ans, car lesditz Estaz n'entendent point que doresenavant on mette sus aucune somme de deniers sans les appeller et que ce soit de leur vouloir et consentement. Le chancelier accepta au nom du roi. Les députés auraient voulu aussi modifier la répartition de l'impôt entre les généralités, car la division antérieure était loin d'être équitable. Mais les jalousies entre provinces rendaient cette entreprise difficile, et le Conseil imposa son propre projet. On laissa seulement aux États le soin de discuter la répartition entre bailliages. Ni cette discussion, ni l'examen du cahier parle Conseil n'étaient terminés, lorsque, le 11 mars, le chancelier invita les députés à se séparer. Depuis qu'on a obtenu notre consentement pour la levée des deniers, s'écria alors un ecclésiastique, il est certain qu'on se moque de nous, et qu'on tient pour méprisables et les demandes insérées dans notre cahier, et nos résolutions définitives. Mais beaucoup de députés avaient été gagnés par des faveurs ou des promesses, e presque tous avaient hâte de rentrer chez eux. D'ailleurs, on refusait de taxer leurs journées au delà du 14 mars, de façon qu'en prolongeant la session ils risquaient de n'être point payés par leurs commettants. Bon gré, mal gré, les États se séparèrent, le 14 mars, laissant seulement à Tours des délégués pour veiller à la répartition de l'impôt et attendre les réponses au cahier. Les Beaujeu étaient libres désormais de tenir le compte qu'ils voudraient de leurs promesses et des vœux exprimés par les États Généraux. Ils avaient appelé dans le Conseil une dizaine de membres des États, mais c'étaient d'anciens conseillers, ou des hommes d'un dévouement assuré, comme Philippe Pot. Beaucoup de ceux qui avaient fait une scandaleuse fortune pendant le règne précédent, au lieu d'être écartés et contraints à rendre gorge, restèrent ou rentrèrent au Conseil, et gardèrent la plupart de leurs biens ; tel l'adroit diplomate Imbert de Batarnay, auquel Louis XI écrivait un jour : Je vous donneray la chose que vous aimez le mieulx, qui est argent ; tel encore Malet de Graville, auquel Louis XI avait confié la garde de sa personne : il reçut en 1487 la charge d'amiral, et fut comme le premier ministre des Beaujeu. Le médecin Coitier conserva jusqu'à sa mort la vice-présidence de la Chambre des comptes. Paine lui-même, venu en France à titre de légat, fut comblé de faveurs et employé comme protecteur des affaires de France en cour de Rome. En ce qui concerne l'entourage de Charles VIII, ni les princes, ni les États ne reçurent donc satisfaction. D'autre part le roi avait déclaré qu'il estoit content que les Estaz se tinssent dedens deux ans prouchainement venant, et les manderoit. Or il n'y eut plus de convocation d'États Généraux pendant le reste du règne. Pour éluder leur promesse relative au consentement de l'impôt, les Beaujeu, en 1485, eurent recours aux États Provinciaux[5]. Ils rendirent à ces assemblées quelques libertés de détail : les États de Languedoc reprirent le droit de voter des frais pour les besoins locaux. Mais le droit de refuser l'impôt royal ne fut pas reconnu aux États Provinciaux : en 1483, ceux du comté d'Armagnac n'ayant point voulu consentir une crue de taille, les biens des contribuables furent, saisis[6]. Les charges, il est vrai, ne redevinrent pas aussi pesantes qu'elles l'avaient été sous Louis XI ; mais dès 1485, la taille dépassa de beaucoup le chiffre voté par les États, et les crues l'alourdirent encore[7]. Les basochiens jouèrent cette année-là une saynète de Mettre Henri Baude, où le Palais daubait sur la Court et ses fallacieuses promesses : On a rayé les pensions, disait la Cour, Pour oster les exactions Dont le peuple estoit tant chargé. Et le Palais répondait : Quelles doulces persuasions ! Que voilent tels invencions Quant il n'en est point deschargé ? Les États Généraux s'étaient peu occupés de législation. Ils avaient demandé cependant qu'on hâtât la rédaction des coutumes, et sept coutumes en effet furent rédigées sous le règne de Charles VIII. Leurs réclamations contre les abus de pouvoir de la Royauté en matière administrative, et surtout en matière judiciaire, reçurent en grande partie satisfaction ; c'est ainsi que le roi recommença à désigner les conseillers au Parlement de Paris, sur des listes de trois noms dressés par cette cour. Mais le gouvernement ne voulut point abandonner son droit d'évoquer les procès, et le nombre des causes jugées en Grand Conseil ne diminua pas. La question des libertés gallicanes avait provoqué de vifs débats dans l'assemblée de Tours. Certains prélats, qui avaient obtenu le chapeau ou qui l'ambitionnaient, avaient refusé aux députés laïques le droit de réclamer le rétablissement de la Pragmatique. Les Beaujeu évitèrent de prendre parti, et se réglèrent, pour les affaires religieuses, sur l'exemple de Louis XI[8] : leurs protégés furent tantôt nommés par le pape, tantôt imposés par eux au choix des Chapitres et des Couvents. Il était nécessaire de ménager les bourgeois et les nobles. Les Beaujeu renoncèrent à la politique protectionniste du règne précédent, qui lésait bien des intérêts particuliers, et un édit publié avant la clôture de la session de Tours, le 8 mars 1484, rétablit la liberté du commerce. Plusieurs villes, qui avaient souffert du despotisme de Louis XI, obtinrent des dédommagements : Angers, par exemple, eut la permission d'élire son maire. Les familles de Jean V d'Armagnac et du duc de Nemours avaient porté leurs doléances aux États Généraux : Charles d'Armagnac fut mis en possession des seigneuries de son frère Jean V, et les enfants du duc de Nemours reçurent des terres. Les envoyés du duc de Lorraine étaient venus se plaindre de l'annexion du Barrois et de la Provence ; le Barrois fut rendu à René II, et, pour lui faire oublier la Provence, on lui céda la part chimérique de l'héritage angevin : les droits sur le royaume de Naples. Le duc de Bourbon n'avait pas daigné solliciter l'intervention des États, mais il accepta volontiers des Beaujeu les dépouilles de son ennemi, le bailli Jean de Doyat, qui fut arrêté le 14 mai 1484 et banni du royaume, après avoir eu une oreille coupée et la langue percée d'un fer rouge. Ainsi, la réaction contre l'œuvre et contre les serviteurs de Louis XI, commencée dès l'avènement de Charles VIII, se poursuivit pendant et après la session des États Généraux. Mais ce n'était qu'une réaction partielle et superficielle. Les Beaujeu, n'ayant pas l'autorité et le prestige du titre royal, étaient obligés à des concessions, mais ils en faisaient le moins possible, et ils n'accomplirent point toutes leurs promesses. Le régime de gouvernement n'était pas modifié, mais seulement atténué. Les sujets n'étaient décidément pas capables de s'opposer aux progrès du despotisme royal. Aux États de Tours, beaucoup de députés du Clergé et du Tiers-État avaient fait preuve d'activité et de bon vouloir, mais, comme le remarque Masselin, très peu avaient l'esprit ouvert aux considérations d'intérêt général, et le plus grand nombre n'avait souci que de questions de détail et d'affaires locales. Quant aux nobles, ils avaient montré, dans cotte assemblée, la plus complète incapacité politique : en ce siècle où la plupart d'entre eux étaient réduits à vendre leurs terres à des bourgeois ou à épouser des filles de bourgeois, et à obéir à des officiers issus de la Bourgeoisie, ils gardaient les mêmes conceptions sociales que les féodaux du XIe siècle : un d'eux déclarait, en parlant du Tiers État, qu'il ne faut pas élever les vilains, qui par leur condition n'ont appris qu'à se soumettre et à servir. Ils n'apercevaient pas que seulement par l'union des classes les Français avaient chance d'imposer un contrôle à la Royauté. Au reste, et le chapitré Noblesse du cahier général le prouve bien, la masse des nobles acceptait le despotisme monarchique et ne cherchait plus qu'à en profiter. L'agitation aristocratique dont Louis d'Orléans s'était fait le chef n'avait aucune chance d'aboutir : elle laissait indifférents et le peuple et même la majeure partie de la Noblesse. II. — LES COALITIONS. RÉUNION DE LA BRETAGNE À LA France. LA Bretagne n'avait pas eu de députés à l'assemblée de Tours. Le duc François II était alors, selon Alain Bouchard, faible de sa personne et encore plus de son entendement. Le grand trésorier Landois, fils d'un tailleur de Vitré, disposoit des affaires de Bretagne au nom du duc, à son plaisir. Il continua la politique de François II et de ses prédécesseurs, qui avaient cherché à fortifier leur indépendance en affaiblissant la Royauté. Landois avait d'ailleurs un intérêt personnel à se mêler en France aux intrigues de l'opposition, car il avait dans la Noblesse bretonne de nombreux ennemis, qui étaient soutenus par les Beaujeu. Le 7 avril 1484, le maréchal de Bretagne, Jean de Rieux, faillit s'emparer de lui. La tentative ayant avorté, les conjurés trouvèrent un refuge en Anjou. Aussitôt Landois appela à Nantes le duc d'Orléans : un contrat de mariage entre ce prince et Anne de Bretagne, héritière de François II, fut secrètement rédigé, et Louis commença des démarches on cour de Rome pour faire annuler son mariage avec Jeanne de France. En même temps, on complotait à Nantes la chute des Beaujeu. Ainsi Landois et les Beaujeu cherchaient à se renverser mutuellement. Le jour où cette question de personnes serait résolue, resterait encore la question bretonne elle-même : à l'heure où la France devenait une nation. cette maison de Bretagne, qui ne laissait point les officiers du roi pénétrer chez elle, qui était toujours prête à appuyer les mécontents, à leur donner asile, à ouvrir ses ports aux Anglais, allait-elle subsister devant la Monarchie toute-puissante ? Pendant les années 1484-1485, il s'agit de savoir si les Beaujeu pourraient se défendre contre Landois et ses alliés du dedans et du dehors. Le frivole duc d'Orléans, malgré l'habileté de son subtil conseiller Dunois, n'était pas bien redoutable. Mais Landois négociait le démembrement de la France avec Maximilien et le roi d'Angleterre Richard III. Au mois de décembre 1484, les gens du roi découvrirent une conspiration formée par des seigneurs de Bourgogne pour livrer ce duché à la maison d'Autriche[9]. Contre la coalition qui se préparait, les Beaujeu surent trouver des alliés. Ils accordèrent leur appui aux Flamands, qui voulaient empêcher Maximilien de gouverner la Flandre durant la minorité de son fils Philippe. Les réfugiés bretons reçurent des pensions, et le maréchal de Rieux, les sires de Sourdéac, de Bront et de Maupertuis jurèrent de reconnaître Charles VIII comme successeur de François II. Les ducs de Bourbon et de Lorraine promirent aux Beaujeu de les défendre. La jeune reine de Navarre, fille de Madeleine de France, et son mari Jean d'Albret, fils du sire d'Albret, étaient menacés d'être dépossédés par leur oncle Jean de Foix, et une sanglante guerre de succession venait de commencer dans le Midi : les Beaujeu, connaissant les relations de Jean de Foix et de Landois, signèrent une alliance avec Madeleine de France et avec Alain. sire d'Albret. Au mois de janvier 1485, les deux partis étaient constitués, et, le 14, Louis d'Orléans écrivit au roi qu'il allait employer son corps et ses biens et tous ses parens et amys à le mettre hors de la subjection de Madame de Beaujeu. Ce fut sans doute à cette époque que circula une ballade, où s'exprimaient les inquiétudes du plus grand nombre des Français et leur loyalisme monarchique. Le poète disait au jeune Charles VIII : Ha ! prince de haulte excellence, On te met en une grant picque. Car soubs ton manteau d'innocence, Se forge ung nouveau bien publique. Comme au temps de la guerre du Bien Publie, en effet, les princes se plaignaient de la lourdeur des impôts et de l'oubli de la Pragmatique Sanction, accusaient l'entourage du roi et réclamaient la réunion des États Généraux. Aux manifestes rédigés par Dunois et Landois, les Beaujeu répondirent par d'autres manifestes, où ils firent remarquer qu'ils avaient convoqué récemment les principaux ligueurs, pour aviser avec eux à l'allègement des impôts : oncques n'y vindrent, ne ne voulurent sur ce aucun conseil ou advis nous donner. Le Parlement et l'Université de Paris repoussèrent les avances du duc Louis, comme le Parlement de Grenoble avait repoussé celles de Dunois, et les bonnes villes restèrent fidèles. La folle guerre se réduisit à quelques promenades militaires. Cependant, Landois assemblait une grosse armée pour réduire la faction bretonne qui avait traité avec le roi de France, et Richard III lui avait promis un secours de mille archers. Mais, sur le point d'en venir aux mains, les nobles bretons se réconcilièrent, par haine commune contre Landois. Ils forcèrent le vieux duc à leur livrer son grand trésorier, qui fut pendu le 19 juillet 1485, à l'insu de son maure. Le 9 août, les seigneurs bretons conclurent la paix, au nom de François II, avec les envoyés des Beaujeu. Le même mois, Richard III fut renversé. Frère d'Édouard IV, il avait usurpé la couronne et fait périr dans la Tour de Londres les héritiers légitimes du trône, les enfants d'Édouard. Le prétendant Henry Tudor, qui, par sa mère, était un Lancastre, profita de l'horreur causée par ce crime : il débarqua en Angleterre, grâce aux secours que lui avaient fournis les Beaujeu, et, le 22 août, Richard III fut vaincu et tué à Bosworth. Au mois de septembre, le duc Louis se soumit : il n'avait même pas pu entrer dans sa ville d'Orléans. Des garnisons royales occupèrent ses places fortes. Dunois fut exilé à Asti pour un an. Le duc de Bourbon et le sire à Albret avaient abandonné la cause des Beaujeu et s'étaient mis en marche avec le comte d'Angoulême : il leur fallut poser les armes. La Guerre folle était finie et Landois avait disparu, mais la situation restait critique. En Bretagne, le gouvernement était maintenant aux mains du maréchal de Rieux et de deux hommes qui avaient servi et trahi tour à tour Louis XI : Jean de Chaton, prince d'Orange, et Odet d'Aydie. Débarrassés de Landois, les nobles bretons délaissaient l alliance des Beaujeu, et, le 10 février 1486, les États de Bretagne reconnurent comme seules héritières du duché les deux filles de François II. Il fut convenu qu'elles épouseraient Maximilien et son fils. Maximilien devenait de plus en plus redoutable pour la France : il avait contraint les Flamands à l'accepter comme tuteur de son fils, et, le 16 février 1486, malgré les menées des envoyés français, il fut élu roi des Romains. Au mois de juin, ses troupes envahirent brusquement le nord du royaume, tandis que Commynes, repoussant les avances des Beaujeu, travaillait à lui procurer l'alliance du duc de Bourbon et de René II de Lorraine. Anne de Beaujeu se tira de ce pas dangereux en vraie fille de Louis XI. Elle ramena le duc de Bourbon en le flattant, et le duc de Lorraine en permettant à tous gens de guerre, hormis ceux des compagnies d'ordonnance, de se mettre aux gages de René II, pour la conquête du royaume de Naples[10]. Maximilien, privé des appuis qu'il espérait, battit en retraite. La mort de François II paraissait imminente. Les conseillers d'Anne de Beaujeu la poussaient à préparer l'annexion de la Bretagne[11]. Lorsque Maximilien eut repassé la frontière, Charles VIII fut envoyé en Anjou avec une armée, pour attendre les événements. Alors, en décembre 1486, les seigneurs bretons, le duc d'Orléans, les comtes de Dunois, d'Angoulême et de Nevers, le sire d'Albret et son fils le roi de Navarre, le duc de Lorraine et plus tard Maximilien, formèrent une nouvelle coalition, soi-disant pour faire entretenir les ordonnances des États, violées par l'ambition et convoitise de ceux qui entouroient le roi, et avoient debouté d'auprès de lui les princes et seigneurs de son sang, et semé la guerre entre lui et le roi des Romains. Il s'agissait encore une fois de renverser les Beaujeu, ou tout au moins voulait-on les empêcher de mettre la main sur la Bretagne. Mais les ligueurs ne s'entendaient guère. Louis d'Orléans, Alain d'Albret et Maximilien prétendaient tous trois épouser Anne, la fille aînée de François II. Parmi les Bretons eux-mêmes, les Beaujeu semèrent la discorde avec leurs écus. Sauf Dunois, qui parait avoir eu une intelligence claire et ferme et une grande ténacité, les coalisés marchaient au hasard, se jalousaient et se dupaient les uns les autres. Les Beaujeu, au contraire, savaient très bien ce qu'ils voulaient. Ils firent arrêter tous les agitateurs, seigneurs ou évêques, que l'on put atteindre : Commynes tasta pendant plusieurs mois, à Loches, d'une des cages de fer de Louis XI. La Guyenne, que le frère d'Odet d'Aydie et le sire d'Albret avaient tenté de soulever, fut rapidement soumise (février-mars 1487). Dans le Nord, d'Esquerdes, créé récemment maréchal, exerçait habilement une sorte de dictature militaire : il était lors, dit Molinet, dominant et princiant en Picardie, comme ung petit roy. Le 27 mai, il s'empara de la forte place de Saint-Omer, qui, depuis le traité d'Arras, était restée neutre. À la fin de l'année, une insurrection, fomentée par les agents français, éclata en Flandre, et les bourgeois de Bruges retinrent Maximilien prisonnier, du 5 février au 16 mai 1488. En Bretagne, la campagne de 1487 n'eut pas de résultats définitifs. En 1488, les troupes de François II, du duc d'Orléans et du sire d'Albret, les volontaires anglais amenés par lord Scales, et les contingents fournis par Maximilien ne purent arrêter la marche de la belle armée commandée par Louis de La Trémoille, et furent mis en déroute à Saint-Aubin du Cormier (27 juillet). Mais la capture de Louis d'Orléans fut le seul bénéfice net de cette brillante victoire ; François II demanda la paix, et Charles VIII, en échange de quelques vaines promesses, la lui accorda, contrairement à l'avis de sa sœur : ce fut son premier acte d'autorité personnelle (traité du Verger ou de Sablé, 20 août 1488). François II mourut le 9 septembre. La petite duchesse Anne était une précoce adolescente de treize ans, de mine agréable, de caractère futé, vif et têtu. Toute jeune qu'elle fût, elle voulait conserver son indépendance et celle de son duché, et prétendait choisir un époux à son gré parmi les nombreux princes qui briguaient sa main. Mais la Bretagne était dans la plus affreuse détresse ; la guerre, le brigandage et la piraterie l'avaient épuisée. Il y avait deux gouvernements : à Rennes, celui de la duchesse, soutenue par Dunois et le prince d'Orange ; à Nantes, celui du maréchal de Rieux et d'Alain d'Albret. Le maréchal de Rieux reçut des renforts anglais ; des troupes allemandes et espagnoles, envoyées par Maximilien et Ferdinand, arrivèrent à Rennes ; et les Bretons durent trouver de l'argent pour payer tous ces étrangers. De son côté, Charles VIII réclamait la tutelle des filles de François II, et l'armée française, qui était restée campée près de Rennes, pillait de son mieux. A vrai dire, la Bretagne ne comptait plus que comme un enjeu, et non point comme un enjeu unique, dans la partie qui allait s'engager entre le roi de France et les trois princes coalisés maintenant contre lui : Henry VII Tudor, Ferdinand le Catholique et Maximilien. Le roi d'Angleterre espérait pêcher en eau trouble et reprendre la Guyenne ; le roi d'Aragon envoyait déjà des troupes sur la frontière du Roussillon ; Maximilien voulait devenir duc de Bretagne et travailler ensuite à recouvrer tout l'héritage de Charles le Téméraire. Par-dessus tout, écrivaient Ferdinand et Isabelle à leur ambassadeur en Angleterre, la Bretagne doit être sauvée. Mais les conquêtes de Louis XI se trouvaient aussi mises en question. Heureusement Henry VII était bien décidé à ne pas se compromettre ; Ferdinand avait affaire aux Maures de Grenade, et Maximilien aux Flamands et au roi de Hongrie. Les années 1489-1490 se passèrent en stériles négociations. Comme jadis aux conseillers de Marie de Bourgogne, un mariage avec Maximilien parut aux conseillers d'Anne de Bretagne la dernière chance de salut. Anne épousa le roi des Romains par procuration, au mois de décembre 1490. Mais Maximilien ne put pas la secourir, et un prétendant qu'elle avait rudement évincé, Alain d'Albret, livra Nantes aux Français, au mois de février 1491. Le prince d'Orange et Dunois lui-même travaillaient maintenant pour Charles VIII. Anne se voyait abandonnée par la Noblesse bretonne comme par ses alliés du dehors. Lorsque le roi vint assiéger Rennes avec une grosse armée, la jeune duchesse comprit qu'elle n'avait plus qu'à accepter la couronne de reine. Son union avec Maximilien, conclue sans le consentement de son suzerain, était nulle. Charles VIII et Anne de Bretagne se marièrent le 6 décembre 1491. Ils se cédèrent mutuellement tous leurs droits sur la Bretagne ; Anne s'engageait, si Charles VIII mourait sans enfant, à n'épouser que son successeur ou le plus proche héritier du trône. Malgré quelques concessions faites aux Bretons concernant la justice et les impôts, ce mariage mettait fin, en somme, à leur indépendance, et i marquait le terme des coalitions féodales du XVe siècle. Ce fut le dernier grand acte des Beaujeu. Le pouvoir leur échappa en effet, au moment critique où la réunion de la Bretagne déchaînait la colère des maisons d'Autriche, d'Espagne et d'Angleterre, et où il fallait des mains très expertes pour garder le royaume dans son intégrité. Depuis 1488, leur influence sur le roi avait commencé à s'affaiblir : cette année-là, à la mort du duc Jean II, ils avaient hérité le duché de Bourbon ; mais la vraie cause du déclin de leur autorité, c'est que Charles VIII devenait un homme, et que ses compagnons favoris, comme Étienne de Vesc et le sire de Miolans, le pressaient de prendre le pouvoir, afin de le partager avec lui. Le 28 juin 1491, il avait délivré le duc d'Orléans, sans consulter Anne de Beaujeu. En 1493, l'ambassadeur de Florence écrivait : Monsieur et Madame de Bourbon n'opposent plus leur bras au torrent. Le torrent, c'était la folie des guerres d'Italie. Ce fut en effet l'année suivante que Charles VIII partit à la conquête de Naples. |
[1] SOURCES. Les chroniques sont rares et maigres. Celles de Jaligny, Saint-Gelais, Barthélemy de Loches, sont dans le recueil de Godefroy : Histoire de Charles VIII, 1684. Voir P. Nader, Essai sur le gouvernement de la dame de Beaujeu, 1483-1491, 1882, p. 1-29 (Les Sources), 312-314 (Notice bibliographique). Ajoutez : Gérard Robert, Journal ; Lettres de Charles VIII, éd. P. Pélicier, t. I et II, 1898-1900; De Maulde, Procéd. polit. du règne de Louis XII, 1885 ; Docum. publ. par L. Duhamel, Arch. histor. et littér., t. II, 1890-1895, et par A. de La Borderie, Rev. de Bretagne et de Vendée, t. V, 1891.
OUVRAGES À CONSULTER. P. Pélicier, ouvr. cité (très utile, bien qu'incomplet), Ant. Dupuy, Réunion de la Bretagne à la France, t. II, 1880, et De Maulde, Hist. de Louis XII, t. II, 1890, dispensent des exposés d'ensemble antérieurs. Ern. Petit, Les séjours de Charles VIII (itinéraire du roi), Bull. histor. et philologique, 1896. G. Picot, Hist. des États généraux, t. I et II, 1888, 2e édit. ; Le Parlement de Paris sous Charles VIII, Procès d'O. le Daim, Séances et travaux de l'Acad. des sciences morales, t. CVII-CVIII, 1877. N. Valois, Le Conseil du roi et le Grand Conseil pendant la première année du règne de Charles VIII, Bibl. de l'École des Chartes, 1882-1883. De Boislisle, Notice sur Étienne de Vesc, Annuaire-Bull. de la Soc. de l'Hist. de Fr., 1876 à 1883. Le Roux de Lincy, Vie d'Anne de Bretagne, 1880-1861. A. de La Borderie, Louis de La Trémoille et le guerre de Bretagne en 1488, 1877. H. Ulmann, Kaiser Maximilien, t. I, 1884. Spont, La marine française sous le règne de Charles VIII, Rev. des quest. hist., t. LV, 1894. Ouvrages de Ch. de La Roncière, Gairdner, Boissonade.
[2] L'agréable panégyrique, d'ailleurs fort juste à certains égards, que Brantôme a fait à Anne de Beaujeu, fine femme et deillée s'il en fut onq, et vray image en tout du roy Loys son père n'a pas peu contribué à établir ce courant à d'idées. Brantôme, né au milieu du XVIe siècle, n'est pas une autorité pour l'histoire du XVe.
[3] Consilium aretum : c'est déjà le mot que Jean Josselin, dans son Journal des États Généraux de Tours, emploie pour désigner le Conseil du roi.
[4] Travaux de P. Viollet dans la Bibl. de l'École des Chartes, 1886, et les Mém. de la Soc. de l'Hist. de Paris, t. IV, 1878 ; P. Pélicier, dans la Bibl. de l'École des Chartes, 1886. Boutiot, Documents inédits relatifs aux États Généraux, Collect. de Docum. publ. par la Soc. Acad. de l'Aube, t. I, 1878. Flammermont, Institutions municipales de Senlis, 1881. Sur l'histoire même des États, nous avons un document de premier ordre, le Journal de Masselin.
[5] En 1486, voulant rétablir les Francs-Archers, ils se contentèrent de consulter, pour la forme, les notables de chaque bailliage. — Cette milice des Francs-Archers tomba de nouveau en désuétude à partir de 1490.
[6] Comptes de Riscle, édit. Parfouru, t. I, p. XXII.
[7] Chiffres de la taille (sans les crues) pendant le gouvernement des Beaujeu : 1484 = 1.600.000 l. ; 1485 = 1.983.500 l. ; 1486 = 1.500.000 l. ; 1487 = 1.830.000 l. ; 1488 = 2.160..000 l. ; 1489 = 2.400.000 l. ; 1490 = 2.100.000 l. ; 1491 = 2.300.000 l.
En 1490, le gouvernement reprit à son compte la tentative de péréquation de la taille, male il ne put aboutir. Voir l'article de Spont, Annuaire-Bull. de la Soc. de l'Hist. de Fr., 1890.
[8] Les Beaujeu, cependant, laissèrent l'Inquisition organiser, en 1487-1488, une véritable croisade contre les Vaudois du Dauphiné. Voir J. Chevalier, Mém. histor. sur les hérésies en Dauphiné, 1890.
[9] Cf. Rossignol, Hist. de la Bourgogne sous Charles VIII, Mém. de l'Acad. de Dijon, 2e série, t V, 1857, p. 91 et suiv. ; P. Guérin, Pierre d'Urfé et Jean de Jaucourt, Cabinet historique, t. XXVI, 1880, p. 113 et 172.
[10] Sur l'intervention (très réservée) des Beaujeu dans les affaires italiennes, voir le volume suivant, liv. I, chap. 1.
[11] Un d'entre eux lui avait récemment adressé là-dessus un mémoire fort curieux. Il faut, disait-il, envoyer en Bretagne, quand le duc sera mort, une ambassade et une année ; on promettra aux seigneurs bretons de leur laisser tous leurs droits, tous leurs offices, de leur servir des pensions et de maintenir les franchises du pays. Comme les États de Bretagne sont hostiles à la réunion, les seigneurs devront leur faire un tableau effrayant de la guerre qu'il faudra soutenir contre le roi. Et l'auteur du mémoire avait soin de composer lui-même ce discours, que les partisans de la France n'auraient qu'à répéter mot à mot. Enfin il préconisait le mariage de Charles VIII et d'Anne de Bretagne (Mémoire publié par J. Havet, Rev. histor., L. XXV, 1884).