HISTOIRE DE FRANCE

TOME QUATRIÈME — CHARLES VII. LOUIS XI ET LES PREMIÈRES ANNÉES DE CHARLES VIII (1422-1492).

LIVRE PREMIER. — CHARLES VII. FIN DE LA GUERRE DE CENT ANS.

CHAPITRE III. — LA RÉSISTANCE NATIONALE. JEANNE D'ARC.

 

 

I. — CE QUE PENSAIENT LES FRANÇAIS DE LA DOMINATION ANGLAISE[1].

LES derniers événements du règne de Charles VI avaient mis beaucoup de trouble dans l'esprit des Français. Alors que le roi de France lui-même déshéritait son fils au profit d'un étranger, il était difficile pour ses sujets de voir clair en leur propre conscience. Le parti bourguignon pouvait se croire le défenseur du loyalisme monarchique. Les Armagnacs, d'ailleurs, ne faisaient rien pour apaiser les haines qu'ils avaient soulevées. Au temps de Charles VII, on les craignait encore comme un fléau.

Dès l'avènement de Henry VI, pourtant, les sentiments d'une partie de la faction bourguignonne avaient commencé à se modifier. Le Bourgeois de Paris, décrivant les obsèques de Charles VI, déplorait qu'il ne se fût trouvé pour le compaigner, cellui jour, nul du sang de France, quand il fut porté à Nostre-Dame de Paris ne en terre, ne nul signeur que ung duc d'Engleterre, nommé le duc de Betefort. Le menu commun de Paris crioit quand on le portoit parmy les rues : A ! très cher prince, jamais n'arons si bon, jamais ne te verrons. Maldicte soit la mort ! jamais n'arons que guerre, puisque tu nous a laissé. Tu vas en repos, nous demourons en toute tribulacion et en toute douleur. Et le Bourgeois ajoute qu'au retour de l'enterrement, lorsque Bedford fit porter devant lui, comme régent, l'épée du roi de France, le peuple murmuroit fort[2].

Cette naïve douleur, à la mort d'un roi fou dont on n'avait jamais eu motif de se louer, ce regret. de ne voir à ses obsèques aucun prince du sang, ce courroux contre les prétentions de Bedford, tous les sentiments dont l'auteur de ce Journal est l'écho évidemment très fidèle, sont les symptômes d'un état d'esprit nouveau. Le Bourgeois de Paris déteste les Armagnacs, mais il n'aime guère plus le duc de Bedford, lequel on dit le régent de France, ni Henry VI, lequel se nomme roy de France et d'Angleterre. Il parle sur un ton de mauvaise humeur du sacre du roy, et de ses joustes et de tous ses Angloys, et il censure avec une acrimonie souvent injuste les actes du nouveau gouvernement. Il a soin de nous faire savoir que beaucoup de Parisiens sont sourdement hostiles aux Anglais : quand Bedford exigea le serment, de fidélité en 1423, les uns de bon cuer le firent, les autres de très malvèse volenté. S'il refuse le titre de régent à Bedford, il aime à le donner au duc de Bourgogne et à s'imaginer que le vrai maître est Philippe le Bon. Ceux de Paris, dit-il, l'amoient tant comme on povoit aimer prince. Et il enrage de songer que, rien ne se fait que par l'Angloys, et que le duc de Bourgogne vit. à l'écart, et ne tient compte de tous ceulx de Paris ne du royaume en rien qui soit.

En somme, l'application du traité de Troyes avait semé la division dans le parti bourguignon. Les enragés préféraient la domination des Anglais à celle des Armagnacs, mais ils étaient la minorité. La majorité avait compté sur un gouvernement capable de restaurer la prospérité publique, où le duc de Bourgogne aurait la première place ; elle était déçue dans ses espérances.

Nous avons vu en effet que Bedford, par nécessité plus encore que par caractère, se montrait. exigeant et dur et qu'il était impuissant à rétablir l'ordre dans les pays conquis. Par là son gouvernement s'aliénait les Bourguignons modérés, et les Français qui n'avaient pas épousé les haines des partis et qui, exténués par treize ans de guerre, réclamaient seulement un peu de sécurité et des impôts moins lourds. Ceux-ci étaient sans aucun doute très nombreux Ces magistrats municipaux et ces maîtres jurés qui demandaient au régent de confirmer les privilèges de leur ville ou de leur corporation, n'étaient pas tous de la faction bourguignonne. Ces prélats qui défendaient contre les Anglais les libertés ecclésiastiques et refusaient des subsides au duc de Bedford, n'étaient pas tous des Armagnacs[3]. Il y avait dans le royaume quantités de gens, occupés de leur seul intérêt, qui se seraient accommodés du régime anglais, mais qui s'en désaffectionnaient, parce que leur intérêt avait à en souffrir.

Enfin, partout, soit dans les pays d'obédience anglaise, soit dans les coins les plus reculés du royaume de Bourges, il y avait des cœurs de héros, résolus à la lutte sans merci contre l'étranger. Un vrai sentiment national s'exprimait dans les plaidoyers qui furent alors composés pour la juste cause, comme ceux de Robert Blondel et d'Alain Chartier. Aucune, peut-être, de ces œuvres enflammées, ne circula parmi les défenseurs du sol national ; mais on peut croire qu'elles expriment ce que beaucoup sentaient et voulaient.

La Complainte des bons Français, du Normand Robert Blondel, a été écrite vers 1420 pour l'honneur de Dieu, de la justice et du roi de France Charles VI, et de son fils unique le dauphin Charles, parce que ledit roi a été livré captif aux mains des Anglais, non seulement lui, mais son royaume, par les mains de Jean, fils de Philippe, duc de Bourgogne. Ce court poème latin est le cri de haine d'un Armagnac contre les Bourguignons et les Anglais. Usant des mêmes arguments que Jean Petit avait naguère développés pour justifier l'assassinat de Louis d'Orléans, Blondel déclare que Jean sans Peur a mérité d'être tué, parce qu'il était un tyran.

On trouve une inspiration plus élevée dans les œuvres d'Alain Chartier dans sa Lettre à l'Université de Paris, dans ses opuscules latins sur les malheurs de la France, et surtout dans son fameux Quadrilogue invectif. Ce sont des œuvres déclamatoires et un peu pédantes, mais les réminiscences classiques ne font pas tort à la sincérité de l'auteur. Certainement il souffre et vibre.

C'est en 1422 que le Quadrilogue a été composé. Alain Chartier, dans un rêve, aperçoit Dame France, sous la forme d'une femme au noble visage, au maintien seigneurial. Ses habits sont couverts de symboliques images, qui rappellent les exploits des princes français, et les sciences dont s'esclarcissent les entendements, et la fertilité d'une terre plantureuse. Mais ces beaux vêtements sont froissés et déchirés. Sur les cheveux blonds de la dame une couronne d'or vacille, prête à tomber. Debout devant un riche palais en ruines, France est entourée de ses trois enfants, Noblesse, Clergé, Tiers-est, et elle les invective durement :

Quelles assez aspres parolles pourroyc je prendre, pour vous reproucher vostre ingratitude vers moy ? Car vous puis-je mettre au devant (représenter) que, après le lien de foy catholique, Nature vous a devant toute chose obligez SU commun salut du pays de vostre nativité et à la detTence de celle seigneurie, soubz laquelle Dieu vous a fait naistre et. avoir vie. Tant est, és (aux) entiers couraiges, prouchaine et si inséparablement enracinée l'amour naturelle du pays, que le corps tend à y retourner de toutes parts comme en son propre lieu : le cueur y es donné comme à celle habitation qui plus luy est aggréable, la vie et la santé y croissent et amendent, l'omme y quiert (cherche) sa seurté, sa paix, son refuge, le repos de sa vieillesse et sa dernière sépulture.

Les trois États répondent par des reproches mutuels ; ils s'accusent l'un l'autre du malheur commun. France supplie ses enfants de garder la paix entre eux, et d'imiter les abeilles, qui mettent leur vie pour garder la seigneurie de leur Roy.

Un opuscule anonyme écrit après la publication du traité de Troyes, la Réponse d'un bon et loyal François au peuple de France de tous États, contient une critique fort bien raisonnée du pacte de 1420. Charles VI n'était pas libre quand il l'a signé, étant, aux mains de ses anciens ennemis mortels. D'ailleurs il était malade, si malade que Henry V réclamait la régence du royaume. Comment donc a peu le Boy tellement infirme et malade consentir et accorder valablement de si grant chose, comme est tout le royaulme de France ? Aurait-il eu la pleine possession de lui-même et la science de Salomon, qu'il n'avait nullement le droit de déshériter son fils et toute sa lignée, car il n'a point telle puissance sur le royaume. Charles est donc le véritable héritier de la couronne. Le traité de Troyes est injuste et détestable et doibt estre impugné (combattu) et empesché par chascun bon Chrestien.

Ainsi certaines âmes étaient accessibles à des conceptions générales de droit et de justice. À côté des intérêts froissés, une idée de réprobation contre l'iniquité du pacte de Troyes inspirait aussi la haine des Anglais. Le sentiment de la patrie, confondu avec le loyalisme monarchique, grandissait dans les cœurs.

 

II. — CONSPIRATIONS CONTRE LA DOMINATION ANGLAISE.

DANS toutes les provinces qu'ils occupaient, les Anglais se sentaient en insécurité perpétuelle. Paris était la ville bourguignonne par excellence : Alain Chartier l'appelait avec tristesse la cité criminelle ; pourtant, du vivant même du roi Henry V et du roi Charles VI, des habitants de la capitale avaient comploté pour faire entrer les Armagnacs. Aussitôt après l'avènement de Henry VI, les intrigues secrètes redoublèrent. Un riche bourgeois, Michel de Lailler, trama une nouvelle conspiration. C'était un maure de la Chambra des Comptes, et le Conseil de Henry VI lui avait confié l'exécution du testament de Charles VI. Il fut découvert ; il put s'enfuir, mais la plupart de ses complices furent décapités, une femme fut brillée. Malgré ces rigueurs, les machinations continuèrent en 1422 et en 1424. Après sa victoire de Verneuil, Bedford dut procéder à de nouvelles exécutions. Deux mois plus tard il eut un autre déplaisir : tes Parisiens s'ameutèrent et le duc de Bourgogne eut seul assez d'autorité pour les calmer.

On a vu que, prévoyant le cas où Charles VII recouvrerait son royaume, les Anglais entendaient garder la Normandie, pour laquelle Bedford avait des ménagements particuliers. Dans cette province pourtant, la résistance ne cessa point. Beaucoup de nobles normands, après avoir défendu pied à pied leurs châteaux contre l'envahisseur, abandonnèrent leurs terres pour aller se battre à la frontière de la province : dans la vicomté de Pont-de-l'Arche, il ne restait plus un seul noble français. Des roturiers s'exilèrent, dénués de tout, en pays armagnac : Colin Bouquet et sa femme, natifs du pays de Caux, allèrent s'établir en Languedoc pour esquiver la sujétion des Anglais. D'autres Normands, en grand nombre, restés dans leur pays, continuèrent la lutte héroïque qu'ils avaient jadis soutenue contre les troupes de Henry V. Les Anglais provoquaient pour ainsi dire les habitants à la résistance par la faiblesse de leurs garnisons. Voulant pousser ses conquêtes vers le sud, Bedford dégarnissait de plus en plus les villes et les châteaux normands. Il y avait là une cinquantaine de places fortes, entre lesquelles on n'eut souvent à répartir que quatre cents hommes d'armes et douze cents archers. Si les Français avaient eu un roi capable de les conduire, les Anglais auraient été en peu de temps chassés de la Normandie.

Les efforts des Normands restèrent fragmentaires, incohérents ; ce fut partout le caractère de la résistance nationale avant Jeanne d'Arc. La lutte prit la forme d'une chouannerie. L'évêque de Lisieux, Thomas Basin, a signalé cette guerre de partisans, et les documents d'archives révèlent les inextricables embarras qu'elle causa aux Anglais. En outre, dit Basin, des gens qui guerroyaient pour la cause française, irrégulièrement à la vérité et sans solde, mais tenant garnison en des places fortes et des châteaux de l'obéissance du roi de France, il y en avait d'autres, sans nombre, gens désespérés, enfants perdus, qui abandonnaient leurs champs et leurs maisons, non pour habiter les places fortes et les châteaux des Français, mais pour se tapir comme des loups dans l'épaisseur des forêts. Il se forma partout des bandes irrégulières, armées tant bien que mal, montées quand on pouvait ravir les chevaux des Anglais. Des recruteurs allaient battre le pays pour quérir des compagnons ; leur tâche était rendue facile par l'exaspération que causait la conquête, par la misère générale, l'esprit d'aventure, et aussi le goût de brigandage, qui régnaient alors. On trouvait réunis dans ces bandes des gens de toutes conditions, des paysans surtout, car la population rurale était excédée des charges qui pesaient sur elle : impôts votés par les États, exigences des nouveaux seigneurs, exactions des gens de guerre. Il y avait aussi des ouvriers, des moines échappés de leur couvent, des gentilshommes, que leur expérience militaire désignait pour devenir les chefs de la compagnie : tel Robert de Carrouges, propriétaire de beaux domaines dans la Basse-Normandie. En 1424, brusquement, il vendit tous ses biens à vil prix, entraîna quelques gens du pays, un clerc de procureur, un maréchal ferrant, et forma une troupe de partisans dont il fut le chef. Tel encore dom Jean de Guiseville, moine bénédictin de Préaux, qui s'échappa pour aller commander une compagnie. Il retourna une fois à son abbaye, mais pour en ramener sept moines qui augmentèrent sa bande.

Ces guérillas maintenaient sous la terreur les Anglais et les Français reniés qui avaient accepté les faveurs de l'étranger. Parfois elles livraient de véritables combats. Le plus souvent, elles faisaient une guerre de surprises et de coups de main. Des éclaireurs annonçaient les voyageurs de passage sur les grandes routes. On enlevait les courriers, on dévalisait les collecteurs d'impôts. De temps en temps on capturait quelque gros personnage et on l'envoyait sous escorte, à travers toute la Normandie, jusqu'aux premiers avant-postes français. Puis on riait des bons tours joués aux godons, et s'il y avait du butin, on le partageait. Vie dure, pourtant ! Ces partisans étaient traqués comme des bêtes ; dans les forêts où ils se cachaient, les Anglais lançaient des chiens pour les découvrir. On donnait six livres[4] à quiconque en capturait un. Mais les trahisons étaient rares. Les partisans trouvaient partout des complices : les paysannes leur apportaient des vivres ; les curés de campagne servaient d'intermédiaires, allaient aux nouvelles ; les barbiers venaient soigner les blessés. Et pourtant toute assistance donnée aux brigands, comme les appelaient les Anglais, entraînait la peine de mort, et les femmes convaincues de les avoir ravitaillés étaient enterrées vivantes au pied des gibets. Quant aux partisans, Thomas Basin assure que dix mille d'entre eux furent exécutés, et les nombreuses quittances de bourreaux qui nous restent semblent attester sa véracité. Rien n'y faisait. Comme des capitaines anglais, nous raconte Thomas Basin, discutaient à table sur les moyens de détruire le brigandage, un prêtre, pressé de dire son avis, répondit qu'il n'y avait qu'un moyen : que tous les Anglais sortissent de France ; les brigands disparaîtraient aussitôt.

A l'intérieur même de Rouen, le parti national avait des affiliés, qui, à plusieurs reprises, avant et après la bataille de Verneuil, projetèrent de faire entrer dans la ville des bandes armagnaques. L'Aine de ces complots fut un riche notable, Richard Mâtes. C'était un marchand de bois en gros, fermier d'impôts pour le gouvernement anglais. Il avait parmi ses complices des hommes considérables, tels que le fameux architecte de Saint-Ouen, Alexandre de Berneval.

Les fils de toutes ces intrigues aboutissaient à la cour de Bourges, où il n'y avait malheureusement personne qui pût les manier avec quelque dextérité. Avant la bataille de Verneuil, les bonnes villes normandes envoyaient à Charles VII des émissaires en habits dissimulés pour l'assurer que quand il lui plairoit de venir, il seroit bien reçu. Le printemps de 1424 fut un moment d'agitation générale et de grands espoirs en Normandie. Le matin de la bataille de Verneuil, une partie du contingent normand déserta le camp anglais. Le combat ayant été d'abord favorable aux Français, la nouvelle se répandit d'un succès définitif et, dans une vaste région, jusqu'à Pont-Audemer, jusqu'à Vire, les paysans se soulevèrent et massacrèrent les soldats anglais qui s'étaient enfuis au début de l'action. Si la bataille s'était terminée comme elle avait commencé, Charles VII n'aurait eu qu'à paraître en Normandie pour tout soumettre.

Bien que la prise du Mans (2 août 1425) eût paru achever la conquête du Maine, les Anglais trouvèrent dans cette province la même résistance qu'en Normandie. Grâce à la complicité des bourgeois, de l'évêque Adam Châtelain et de son clergé, un parti français occupa le Mans pendant quelques jours, en 1428. L'Anglais Talbot reprit la ville, pilla les églises, et fit, exécuter un certain nombre d'habitants sur le parvis Saint-Julien.

L'alliance de Philippe le Bon avec Henry V avait indigné beaucoup de Champenois et de Picards. À Reims, le clergé était divisé ; le supérieur des Carmes, Guillaume Prieuse, dénoncé pour ses propos séditieux, déclara, devant le lieutenant du capitaine de Reims, que oncques Anglois ne fut roy de France, ne encores le seroit ja. Le chroniqueur Chastellain dit en parlant des Abbevillois : Faveur portoient beaucoup au jeune duc (Philippe le Bon) et a son parti, sans vouloir estre Anglois. Le despotisme arrogant du lieutenant choisi pour gouverner la Picardie, Jean de Luxembourg, provoqua la formation d'une véritable ligue. Quelque temps avant la bataille de Verneuil, Charles de Longueval et d'autres seigneurs se réunirent à Roye, se conjurèrent et se déclarèrent pour Charles VII. Jean de Luxembourg réprima durement cette révolte, mais la sécurité ne renaquit pas en Picardie avant de longues années. Bedford, voyageant d'Amiens à Doullens, faillit tomber dans une embuscade de partisans.

Dans la Bourgogne elle-même, le pacte conclu entre Philippe le Bon et les Anglais avait soulevé des protestations. Les bourgeois de Dijon ne jurèrent que par force le traité de Troyes. Ceux de Langres étaient dans les mêmes sentiments. De grandes familles, par exemple la maison de Châteauvillain, faisaient une sourde opposition à l'alliance anglaise. La Chronique de Georges Chastellain, conseiller et historiographe de Philippe le Bon, est postérieure à cette époque, mais elle reflète sans doute assez bien les sentiments permanents de l'aristocratie bourguignonne. Or il exalte au-dessus de toutes les nations la France, là où naturellement doit estre le trône des gloires et honneurs mondains, et il se montre fort dur pour les Anglais[5].

L'ancienne maîtresse de Charles VI, Odette de Champdivers, alors retirée dans son pays de Saint-Jean-de-Losne, renseignait Charles VII sur les dispositions des Bourguignons : tel seigneur pouvait être facilement gagné, telle ville facilement prise. Un cordelier, Étienne Charlot, faisait de sa part de secrets voyages à Bourges. Un beau jour, Odette et Étienne Charlot furent arrêtés et jetés en prison.

Ainsi, partout les Français complotaient ou combattaient contre l'étranger. Il n'était pas un pouce de territoire que les Anglais possédassent en pleine sécurité ; mais complots et batailles étaient encore, le plus souvent, des événements locaux, détachés les uns des autres. Le siège d'Orléans fut le moment critique où ces efforts isolés et désordonnés se concentrèrent et devinrent la résistance nationale.

 

III. — LE SIÈGE D'ORLÉANS[6].

L'ARMÉE destinée par les Anglais au siège d'Orléans était bien inférieure en nombre à celles que Henry V avait réunies pour la conquête de la Normandie. Le comte de Salisbury n'avait amené d'Angleterre que 2.700 hommes. Avec le contingent levé en France, l'effectif total des combattants réels ne dépassait peut-être pas 3 000 hommes, si l'on ne tient pas compte des troupes fournies par le duc de Bourgogne, qui les rappela avant la fin de la campagne.

La force des Anglais, c'était leur excellente organisation militaire, encore intacte ; c'était surtout l'inertie de Charles VII. En vain les États Généraux, réunis alors à Chinon, le supplièrent de se réconcilier avec Richemont, de réunir autour de lui toute la noblesse et de faire un suprême effort pour recouvrer sa seigneurie par toutes les voyes et moyens possibles. La Trémoille régnait : les cinq cent mille francs votés par l'assemblée de Chinon furent gaspillés à son plaisir. Orléans ne fut pas complètement abandonné ; mais les tentatives faites pour secourir la ville manquèrent de cohésion, de suite, de direction.

Orléans était heureusement une des plus fortes places du royaume ; depuis douze ans, les travaux de fortification absorbaient les trois quarts de ses revenus. Elle formait, au nord de la Loire, un rectangle entouré de solides remparts et de larges fossés, réuni à la rive gauche du fleuve par un beau pont de dix-neuf arches. Au sud, l'abord de la ville était défendu par un ouvrage en terre, construit sur la rive gauche, le boulevard des Tourelles, par un fossé où coulaient les eaux de la Loire, par la bastille des Tourelles, construite sur la culée du pont, par la bastille Saint-Antoine, construite au milieu, et finalement par la porte Sainte-Catherine, munie de tours et de boulevards. Enfin la ville possédait un vieil attirail de machines de guerre et une artillerie neuve de soixante et onze canons.

Dès qu'ils se surent menacés, les habitants allèrent tous, pioche en main, achever les fortifications. Les plus riches apportèrent à l'hôtel de ville leurs réserves de vivres et leur argent, qui furent mis en commun. Des bourgeois partirent en mission deux par deux, allèrent jusqu'en Bourbonnais et en Languedoc demander des secours aux municipalités[7]. Tours, Bourges, Poitiers, la Rochelle, Montpellier envoyèrent des munitions et des vivres. Quiconque voulait venir défendre Orléans était nourri aux frais de la ville. L'abbé de Cercanceaux, jadis étudiant à l'Université d'Orléans, arriva à la tète d'une bande de partisans. Une cohue de capitaines français, espagnols, italiens, écossais, se présentèrent pour offrir leurs services. Grâce à ces renforts et à l'éducation militaire des bourgeois, la ville put opposer à l'ennemi des forces au moins égales. La défense fut conduite par le bâtard d'Orléans, représentant le duc son frère, et par le gouverneur Raoul de Gaucourt.

Salisbury voulait s'établir sur la rive droite de la Loire ; mais, pour couper les communications des assiégés avec le midi de la France, les Anglais commencèrent par prendre d'assaut la bastille des Tourelles, sur la rive gauche. Blessé à la tète, le soir même de sa victoire (24 octobre 1428), Salisbury mourut trois jours après. Les hostilités furent quelque temps suspendues, et les Orléanais en profitèrent pour raser leurs beaux faubourgs de la rive droite, où l'ennemi aurait pu s'installer : vingt et une églises bâties hors des murs furent ainsi détruites. Le 30 décembre, les Anglais apparurent sur cette rive et un siège en règle commença : William de la Pole, comte de Suffolk, le fameux John Talbot et lord Scales s'en partagèrent la direction. Les Anglais se mirent tout, de suite à élever des bastilles autour de la ville, pour resserrer le blocus, et les Orléanais ne purent les en chasser. Les vivres diminuaient dans la ville, et les Anglais étaient sans cesse ravitaillés. Au commencement du carême, on apprit que Falstaff amenait de Paris un convoi, trois cents chariots chargés surtout de harengs. Un coup de main fut décidé avec le concours d'une armée royale partie de Blois. Falstaff fut attaqué dans la plaine de Rouvray. L'indiscipline des Français leur coûta une nouvelle déroute, malgré la supériorité de leurs forces. Ce fut la journée des Harengs (12 février 1429). Orléans cessa dès lors de recevoir des secours.

Des quatre côtés d'Orléans se dressaient maintenant des bastilles. Sur la rive gauche, les Tourelles étaient renforcées par la bastille des Augustins et par deux boulevards. Sur la rive droite s'élevaient, tout près de la Loire, la bastille Saint-Laurent et la bastille Saint-Loup, la première à l'ouest d'Orléans, dans la direction de Blois, et la seconde à l'est de la ville. Enfin, au nord de la place assiégée, on achevait la bastille Paris. Une série de boulevards, du côté de la route de Blois, reliaient Paris et Saint-Laurent. Au nord-est, entre Paris et Saint-Loup, les travaux d'investissement étaient à peine commencés, parce que de ce côté les Anglais ne craignaient guère une attaque des Armagnacs.

Abandonnés par le roi de France et serrés de si près par l'ennemi, les Orléanais demandèrent à Philippe le Bon de prendre en gage l'héritage de son cousin Charles d'Orléans. Le duc de Bourgogne eut la naïveté de croire que les Anglais lui céderaient la place, et il se rendit à Paris pour conférer avec le régent. Bedford lui répondit qu'il seroit bien couroucé d'avoir batu les buissons à ce que d'autres deussent avoir les oiseillons. Du coup, Philippe le Bon rappela le contingent bourguignon ; mais sa colère devait être de brève durée.

Il parait certain que Charles VII était informé de ces négociations entre les Orléanais et le duc de Bourgogne et qu'il les approuvait. Il écoutait sans indignation les propos de ses conseillers, qui l'engageaient à fuir en Dauphiné, ou bien en Castille, ou bien encore en Écosse. Pourtant il n'y avait nullement lieu de désespérer. À mesure que les Anglais étendaient leur conquête, de nouveaux ennemis naissaient sous leurs pas. Une troupe de renfort, envoyée par le régent après la journée des Harengs, ne put parvenir jusqu'à Orléans : un soulèvement général des paysans du Gâtinais l'arrêta au passage. Les Anglais, peu nombreux, ne devaient leur succès qu'à la prodigieuse inertie de leur adversaire, à l'absence d'un chef qui réunit et dirigeât tous les efforts des Français. Un chef inattendu allait paraître.

 

IV. — LES VICTOIRES DE JEANNE D'ARC[8].

JEANNE D'ARC naquit entre 1410 et 1412[9], à Domrémy, d'une famille de cultivateurs aisés. Le village de Domrémy, situé à la frontière de l'Est, était divisé par un petit ruisseau en deux parties : l'une dépendait de la prévôté champenoise de Montéclaire-Andelot, l'autre appartenait au Barrois mouvant, fief relevant de la couronne de France depuis le temps de Philippe le Bel. Quelle était la situation exacte de ce ruisseau ? Son lit était-il au XVe siècle le même qu'aujourd'hui ? Coulait-il au nord ou au sud de la maison où naquit Jeanne ? C'est là un problème qui a soulevé des polémiques passionnées. Il est d'autant plus insignifiant que les habitants de Domrémy étaient tous dévoués à la cause de Charles VII. Ces populations de la rive gauche de la Meuse savaient gré aux Valois de les avoir longtemps protégées, tandis que, sur l'autre rive, les seigneurs lorrains se faisaient perpétuellement la guerre et ravageaient les campagnes.

Jeanne d'Arc n'apprit ni À ni B, mais sa mère lui faisait répéter le Pater, l'Ave et le Credo. L'enfant passait chaque jour de longs moments à l'église, toute proche de la maison paternelle, et, tandis qu'elle contemplait le corps du Christ, elle pleurait abondamment avec de grandes larmes. Elle avait une dévotion particulière à sainte Catherine et à sainte Marguerite. Sainte Catherine était la patronne d'une paroisse voisine de Domrémy, et Jeanne avait une sœur tendrement aimée d'elle, qui portait ce nom. Aussi se plaisait-elle à ouïr l'histoire de Catherine, vierge et martyre, qui avait confondu à dix-huit ans les plus renommés philosophes païens. Elle se remémorait de même la légende, célèbre en ce temps-là, de la pucelette Marguerite, petite bergère qui avait dompté les démons et les avait contraints à demander grâce. Devant les images de ses saintes, qui ornaient l'église, elle brûlait des cierges, ou bien elle apportait des couronnes de fleurs. Sans doute, dès son enfance, Jeanne apprit encore à vénérer saint Michel, le patron du pays barrois, qui était aussi le patron des Valois : la figure du saint était peinte sur les étendards de Charles VII, et l'on peut croire que les exploits des défenseurs glorieux du Mont-Saint-Michel, ces protégés de l'archange, furent contés à Jeanne d'Arc, car ils étaient connus de toute la France.

Jeanne grandissait, l'esprit charmé de légendes pieuses et héroïques, troublé aussi par les terribles récits que les voyageurs faisaient des guerres de France. Domrémy était encore à l'abri de la grande désolation, mais les Anglais approchaient. En 1421, ils s'emparèrent de deux forteresses aux environs ; l'année suivante, les Armagnacs vinrent ravager le Barrois. Lorsque la dernière armée du roi Charles eut été écrasée à Verneuil, les Anglais achevèrent de soumettre la Champagne, et le pays de Jeanne d'Arc fut le seul coin de terre que Charles VII conservât encore dans l'est de son royaume : à Vaucouleurs, en effet, la place forte la plus voisine de Domrémy, Robert de Baudricourt, capitaine armagnac, se maintenait contre les Bourguignons. Mais les paysans avaient perdu la sécurité. Le père de Jeanne avait la charge d'entretenir la maison forte de Domrémy, où il fallait de temps en temps conduire tout le bétail du village, pour la crainte qu'on avait des gens d'armes. La précaution ne réussissait pas toujours. Vers le milieu de l'an 1425, une bande de Bourguignons enleva le bétail de Domrémy. Au même temps, on apprit que les Anglais venaient d'incendier Révigny, dans le Barrois ; mais la nouvelle réconfortante arriva que les défenseurs du Mont-Saint-Michel avaient réussi à capturer la flotte ennemie.

Chaque jour apportait ainsi, avec des nouvelles heureuses ou mauvaises, des joies et des tristesses. Jeanne les ressentait profondément. Elle demandait aux saints et aux saintes le remède des maux de la France. Bientôt elle eut des visions. Saint Michel lui apparut d'abord. Sur toutes choses, déclara-t-elle plus tard, il luy disoit qu'elle fust bon enfant et que Dieu luy aideroit. Et entre les autres choses [il lui dit] qu'elle venist au secours du roy de France. Et luy racontet l'ange la pitié qui estoit au royaume de France. La guerre ensuite se ralentit. Jeanne n'eut plus de visions, mais elle se souvenait et gardait son secret. Elle voua sa virginité à Dieu, tant qu'il lui plairait. En elle s'exaltaient à la fois la pitié pour la France durement foulée, et le culte de la royauté humiliée par l'étranger. C'était sa croyance que le vrai souverain de la France était Dieu, et que le roi tenait de lui son trône en commande ; et elle vénérait Charles VII, le vassal de Dieu : elle ne connaissait et ne voulut jamais connaître de lui que sa piété et ses malheurs.

A partir de 1428, l'accalmie cessa : les petites places des environs de Vaucouleurs tombèrent les unes après les autres aux mains des Anglais. Les habitants de Domrémy furent obligés de fuir et d'aller vivre pendant. quinze jours dans les murs de Neufchâteau. À l'automne, on apprit le siège d'Orléans. Jeanne d'Arc avait maintenant de fréquentes visions ; saint Michel, sainte Catherine, sainte Marguerite lui apparaissaient sous forme humaine, dans une éclatante lumière ; ses chères saintes se laissaient embrasser par elle, et sentoient bon. Et elles lui parlaient. Elles lui disaient de partir pour sauver la France. Jeanne écoutait avec épouvante et délice ces voix de sa conscience. Elle vivait dans un rêve magnifique et terrible, entourée des êtres célestes que les émotions de son âme faisaient surgir. Ce qui demeurait en elle d'humaine faiblesse résistait à la vocation, et elle se troublait, à l'idée de quitter son village pour aller vivre parmi les gens d'armes. Était-il possible qu'elle fût appelée à libérer le royaume ? Mais elle savait que Dieu se servait des instruments les plus humbles[10].

Peu à peu, en elle, cessait la résistance aux voix, devenues impérieuses. Les saintes précisaient maintenant leurs ordres, et lui disaient d'aller demander au capitaine de Vaucouleurs des gens d'armes, pour l'accompagner. Dans les premiers jours de l'an 1429[11], au moment où les Anglais commençaient à construire leurs bastilles autour d'Orléans. elle partit pour Vaucouleurs, vêtue de ses habits de paysanne. Elle alla trouver Baudricourt, et lui annonça qu'elle venait de la part de son Seigneur, pour mener le dauphin à Reims et l'y faire sacrer. Pour elle, en effet, Charles VII n'était que le dauphin, parce qu'il n'avait pas encore reçu le sacrement de la royauté. L'accueil bourru et les grosses plaisanteries du capitaine ne la rebutèrent point. Dussé-je aller trouver le dauphin sur mes genoux, répétait-elle, j'irai. Baudricourt se demandait si cette fille était menée par Dieu ou par le diable.

Pourtant la personne de Jeanne n'avait rien d'étrange. Aucun portrait d'elle ne nous est parvenu, qui soit digne de confiance, mais nous savons par le témoignage de ceux qui l'ont connue qu'elle était une robuste fille, à la chevelure brune et à la gorge opulente[12]. Le charme féminin s'alliait à sa vigueur. Elle parlait avec une verve malicieuse et une vivacité gaillarde, ayant réponse à tout. Elle n'avait pas la sombre rudesse d'une sainte Catherine de Sienne, ni les langueurs des mystiques brûlées de l'amour divin : dans les élans qui la soulevaient de la terre au ciel, elle gardait un solide bon sens et un fin sentiment de la réalité. Il semble qu'elle devait rassurer, en même temps qu'elle les étonnait, ceux à qui elle déclarait qu'elle était envoyée par Dieu.

Mais Baudricourt ne la crut pas sur parole. Il la fit exorciser par le curé de Vaucouleurs. Rassuré de ce côté, et d'ailleurs inquiet de l'approche des Anglais, il se laissa gagner à la confiance populaire, que Jeanne avait obtenue par sa propre foi en son destin. Les gens de Vaucouleurs se cotisèrent pour offrir à Jeanne un équipement et un cheval. Baudricourt donna une épée, des lettres de créance. Elle partit pour la Touraine, le 13 février 1429[13], accompagnée de six hommes de guerre.

Après dix jours d'un dangereux voyage, Jeanne atteignit Chinon, où Charles VII résidait. La nouvelle de son arrivée en Touraine s'était répandue à la cour, sans causer grand étonnement. Les ancêtres de Charles avaient reçu plusieurs fois des visionnaires, qui venaient leur apporter des secrets. On se tenait en garde cependant contre les sortilèges et les sorcières, et le roi était encore plus méfiant que Baudricourt. Jeanne fut mise en observation pendant deux jours, interrogée, surveillée ; on n'aperçut rien de suspect : Charles consentit à la voir.

Elle fut introduite le soir, à la lueur de cinquante torches. Elle portait un habit d'homme. Le comte de Vendôme la conduisait. Elle reconnut tout de suite le roi : évidemment elle s'était fait décrire bien des fois ses traits et sa prestance ; elle alla droit à lui et lui parla en secret[14]. Charles fut ému, mais resta méfiant. Il envoya des Franciscains faire une enquête à Domrémy, et Jeanne subit de nouveaux interrogatoires, non sans grande impatience, car elle devait délivrer Orléans, et il était temps d'agir. Pour en finir, on la mena à Poitiers, où se trouvaient les théologiens du parti armagnac, et, pendant deux semaines encore, elle dut répondre aux questions souvent saugrenues des docteurs, qu'elle interloqua plus d'une fois par la verdeur de ses réparties. Comme le moine Seguin lui demandait, dans son patois limousin, quel langage parlaient sainte Catherine et sainte Marguerite : Meilleur que le vôtre ! répondit-elle. Des matrones l'examinèrent aussi, et constatèrent sa virginité, preuve qu'elle n'avait aucun commerce avec le diable. Les docteurs conclurent qu'on ne trouvait en elle que bien, humilité, virginité, dévotion, honnêteté, simplesse.

Jeanne obtint enfin du roi une armure et des compagnons d'armes. Ceux qui se battaient vaillamment aux frontières, La Hire, Saintrailles, Bueil, Ambroise de Loré, le sire de Rais, vinrent s'offrir ; un prince du sang, le jeune duc d'Alençon, s'arracha à son désœuvrement, et Jeanne d'Arc se lia d'amitié guerrière avec le gentil duc. Une armée de quelques milliers d'hommes se réunit à Blois, pour marcher sur Orléans. Jeanne se fit donner une bannière blanche qui portait l'image de Dieu bénissant les fleurs de lys, avec la devise chère aux Franciscains : Jesus, Maria. C'était comme une guerre sainte qui allait commencer.

Mais d'abord Jeanne voulut signifier aux Anglais qui assiégeaient Orléans la mission dont elle était chargée. Elle dicta une lettre qui leur fut remise par un héraut : Rendés à la Pucelle cy envoiée de par Dieu, le roy du ciel, les clefs de toutes les bonnes villes que vous avés prises et violées en France... Je suis cy venue de par Dieu, le roy du ciel, corps pour corps, pour vous bouter hors de toute France.

Les Anglais lui répondirent par des insultes et continuèrent leurs travaux d'investissement. Les Orléanais ne recevaient plus que par hasard quelques convois de vivres.

L'armée de secours sortit de Blois le 243 avril 1429, au chant du Veni Creator. Jeanne d'Arc, à cheval, ouvrait la marche. Ses compagnons n'avaient encore en elle qu'une confiance hésitante ; ils allaient avec elle, dit le commentateur du Jouvencel, pour en advenir ce qu'il pourroit et en faire l'essay, car de tous points la chouse sembloit estrange. La Pucelle voulait qu'on la conduisit tout droit où étaient Talbot et les Anglais ; pour lui obéir, il aurait fallu aborder Orléans par la rive droite de la Loire, en traversant la ligne de boulevards qui fermait la route de Blois, au nord du fleuve et à l'ouest de la ville. Les capitaines de Charles VII jugèrent plus sage de cheminer par la rive gauche, jusqu'à deux lieues au delà d'Orléans. Ils voulaient passer le fleuve au delà de la bastille Saint-Loup, décrire ensuite un demi-cercle et arriver à Orléans par la trouée que les Anglais avaient laissée entre cette bastille et celle de Paris. Il se trouva que, dans sa naïve bravoure, Jeanne avait eu raison : les eaux étant trop hautes, on ne put établir le pont de bateaux nécessaire pour le passage des soldats. Le gros de l'armée dut regagner Blois. Jeanne passa la Loire en bateau avec deux cents lances, et, à la nuit, put entrer dans Orléans (29 avril 1429).

A Orléans, comme à Chinon, comme à Poitiers, Jeanne gagna tout de suite le cœur du peuple. Les Orléanais, écrit un témoin oculaire, se sentoyent jà tous renconfortez, et comme desasiégez, par la vertu divine qu'on leur avoit dit estre en ceste simple pucelle, qu'ilz regardoyent mout affectueusement, tant hommes, femmes, que petis enfans. En cette foi qu'elle inspirait était le secret de sa puissance. On a voulu faire d'elle une stratégiste, sachant l'art de la guerre sans l'avoir jamais appris ; son mérite fut autre : elle eut confiance et rendit la confiance à ceux qui ne se battaient plus qu'en désespérés. Les Anglais comprirent très vite qu'elle était redoutable. Ces guerriers orgueilleux, bien nourris, bien vêtus, bien payés, qui avaient conquis la moitié de la France, s'exaspérèrent à l'idée qu'une femme prétendit les faire reculer À une nouvelle lettre de la Pucelle, ils répondirent qu'ils brûleraient cette ribaude, et qu'elle ferait bien de s'en retourner garder ses vaches.

Le 4 mai, l'armée de secours revint enfin de Blois, avec un convoi de vivres. Les Anglais restaient immobiles dans leurs bastilles. Le défaut de leur système d'investissement était maintenant manifeste : Bastilles sont séparées l'une de l'autre et ne se pevent secourir, a écrit un des compagnons de Jeanne d'Arc, Jean de Bueil : je crois qu'elles ont plus proffité, quelque part qu'elles ayent esté mises, aux ennemyz que à ceux à qui elles estoient. Et en effet, en quatre jours, les Anglais furent délogés de trois de leurs principales bastilles par les Orléanais et les troupes royales, que la Pucelle accompagnait, son étendard à la main. Le 4 mai, Saint-Loup fut pris d'assaut ; le 6, ce fut le tour de Saint-Augustin ; le 7, les capitaines et chefs de guerre d'Orléans voulaient se reposer, attendre des renforts, avant de tenter l'assaut de la forte bastille des Tourelles, mais la Pucelle les entraîna au combat : ce fut la journée décisive, celle où la vaillance et l'ascendant de Jeanne devinrent irrésistibles, celle qui brisa l'orgueil et l'assurance des Anglais. Atteinte, au milieu de l'action, par un trait d'arbalète qui lui traversa l'épaule, Jeanne eut un moment de faiblesse ; elle crut qu'elle allait mourir et pleura ; et tout de suite, en priant, elle triompha d'elle-même ; si grièvement blessée, elle alla toucher de son étendard le bord du boulevard, en criant à ses compagnons : Tout est vostre, et y entrez ! Et ils entrèrent, et la bastille fut prise. De grands capitaines français, ajoute le chroniqueur Cousinot de Montreuil, nous dirent et affermèrent que, après que ladicte Jeanne eut dict les paroles dessusdictes, ils montèrent contremont le boulevart, aussi aiséement comme par un degré. Tous les Anglais campés au sud de la Loire furent tués, noyés ou pris. Désormais la ville pouvait se ravitailler. Le dimanche 8 mai 1429, les Anglais battirent en retraite.

La levée du siège d'Orléans eut un retentissement extraordinaire. D'un bout de la France à l'autre, et même au delà des frontières[15], on fit des processions d'actions de grâce et des feux de joie, et les rimeurs écrivirent des chansons à la confusion des Anglais. Dans le lointain Dauphiné, on répétait ces invectives :

Artère, Englois couez[16], arière !...

Aiés la goutte et la gravelle

Et le coul taillé rasibus !

Le vieux Gerson et l'archevêque d'Embrun Jacques Gelu écrivirent des traités sur la mission divine de Jeanne d'Arc. Toutes sortes de légendes, concernant sa naissance et ses premières années, jaillirent immédiatement de l'imagination populaire. Perceval de Boulainvilliers s'en faisait déjà l'écho dans une lettre écrite le 21 juin au duc de Milan. Le 2 juin, un capitoul de Toulouse, au milieu d'une discussion sur les mutations des monnaies, exprima l'avis qu'il fallait demander à la Pucelle le moyen de remédier à ce fléau[17].

Jeanne s'enivrait de la pensée que ses saintes ne l'avaient pas trompée, et qu'elle était choisie par Dieu pour ramener la paix au royaume de France. Elle se plaisait dans la compagnie des guerriers, elle aimait les vêtements étincelants et les belles armes. Un mois après la délivrance d'Orléans, Gui de Laval écrivait : J'allay à son logis la voir ; et fit venir le vin, et me dit qu'elle m'en feroit bientost boire à Paris. Et semble chose toute divine de son faict, et de la voir et de l'ouïr. Tous ces jeunes nobles voulaient maintenant se battre, lever des troupes à leurs frais, engager au besoin leurs terres pour le service du roi. Pourtant Jeanne ne tolérait dans son armée ni débauche, ni pillage, ni blasphème ; mais après tant d'années de désordres et d'anarchie, on trouvait quelque douceur à se laisser gouverner par cette jeune fille.

Au milieu d'un tel enthousiasme, Charles VII ne pouvait paraître indifférent. Il combla d'honneurs la libératrice d'Orléans ; mais il restait sans élan et sans espoir. Il n'alla même pas voir les Orléanais. Ceux qui avaient alors le plus d'ascendant sur lui, La Trémoille et l'archevêque de Reims, Regnault de Chartres, étaient inquiets et irrités. Leur fortune pouvait bien sombrer dans ce grand et irrésistible courant populaire qui avait déjà brisé les bastilles anglaises. Ils s'efforçaient hypocritement de dissimuler les succès de la Pucelle. Le 22 mai, furent envoyées aux habitants de Tournai des lettres royales racontant la délivrance d'Orléans ; Jeanne n'était mentionnée qu'à la fin, dans cette phrase : Et aus diz explois a tousjours esté la Pucelle, laquelle est venue devers nous.

Toutes ces intrigues ne pouvaient cependant diminuer la gloire de Jeanne ni l'effet merveilleux de sa venue. Un des soldats de Falstaff, le chroniqueur Wavrin, raconte que les Anglais étaient très désirans d'eulz retraire sur les marches de Northmandie, habandonnant ce qu'ilz tenoient en l'Isle de France et là environ. Et Bedford expliquera ainsi cette panique dans une lettre adressée plus tard au roi Henry VI : Le motif du désastre se trouve selon moi, en grande partie, dans les folles idées et la peur déraisonnable inspirées à votre peuple par un disciple et limier du diable, appelé la Pucelle, qui a usé de faux enchantements et de sorcellerie[18]. Les Anglais se croyaient persécutés par le diable. Leur vanité de conquérants si longtemps heureux ne pouvait s'expliquer autrement un revers inouï.

Le bon sens commandait de mettre immédiatement à profit cet affolement de l'ennemi. Jeanne d'Arc pressait le roi de marcher sur Reims ; une fois sacré, il serait invincible. Mais les troupes de Talbot occupaient Meung et Beaugency ; Suffolk tenait Jargeau : fallait-il les laisser derrière soi ? On tergiversa un mois, et Bedford put organiser une armée de secours, qu'il confia à Falstaff. Enfin il fut décidé qu'on chasserait d'abord les Anglais des rives de la Loire.

Le 11 juin, l'armée de la Pucelle — douze cents lances et quelques milliers de gens de pied levés dans l'Orléanais — s'avança vers Jargeau ; le duc d'Alençon la commandait. Le succès fut foudroyant. Le 12 juin, Jargeau fut pris d'assaut et Suffolk fait prisonnier ; le 17, Beaugency capitula. Falstaff craignit que la route de Paris ne lui fût coupée et battit en retraite, accompagné de Talbot. Le 18, l'armée française les surprit à Coinces, près de Patay ; leur arrière-garde fut mise en déroute et Falstaff, jugeant la partie perdue, se retira précipitamment, laissant aux mains des vainqueurs deux cents prisonniers, entre lesquels Talbot. Dans une lettre écrite le 30 juin à Avignon, l'Italien Giovanni da Molino s'écriait, après avoir raconté cette campagne de la Loire : Par cette jeune fille pure et sans tache, Dieu a sauvé la plus belle partie de la chrétienté, ce qui est bien une grande preuve de notre foi ; et si me semble-t-il que ce fait soit le plus solennel qui ait été depuis cinq cents ans et sera jamais, tel que tous viendront l'adorer avec tous les miracles. Voyez comment les Anglais pourront résister ! Autant il en viendra devant elle pour la menacer, autant tomberont morts à terre[19].

Le prestige des Anglais était évanoui. Toutes les petites garnisons qu'ils avaient placées dans le voisinage d'Orléans prirent la fuite. À Paris on parlait déjà de la prochaine arrivée de Charles VII. On prêtait naïvement à la Pucelle les projets les plus extraordinaires : La glorieuse demoiselle, écrivait Giovanni da Molino, a déclaré au Dauphin qu'elle lui donnerait la conquête de la Terre Sainte, et qu'elle serait de sa compagnie. Mais il fallait d'abord délivrer le royaume. Après plusieurs jours d'hésitation, le voyage du sacre fut décidé : on irait à Reims, à travers un pays hérissé de forteresses et. de places occupées par l'ennemi. Je le sais bien, disait Jeanne, et de tout cela je ne tiens compte. Une armée de douze mille combattants fut aisément réunie. Les gentilshommes trop pauvres pour s'armer selon leur rang servirent comme archers et coutilliers. Le 29 juin 1429 on partit.

Bedford était à bout de ressources. Il fut convenu que les troupes levées par l'évêque de Winchester pour combattre les Hussites serviraient en France. On voulut aussi réveiller les vieilles haines bourguignonnes : Philippe le Bon fut invité à venir voir les Parisiens, et une nombreuse assemblée fut réunie au Palais pour écouter de nouveau le récit du meurtre de Montereau. Le régent écrivit au Conseil d'Angleterre que, sans l'alliance du duc de Bourgogne, Paris et tout le remenant s'en aloit.

Parmi les grandes villes situées sur le chemin de Reims, Troyes seul arrêta plusieurs jours l'armée royale. Les Troyens étaient pour la plupart depuis longtemps engagés dans la faction bourguignonne. Lorsque les habitants reçurent de la Pucelle un message les invitant à se rendre, ils la traitèrent de folle pleine du diable et jetèrent sa lettre au feu. Cependant plusieurs familles de la ville étaient secrètement dévouées à Charles VII, entre autres celle de Jean Léguisé, qui avait été naguère élu évêque malgré le vœu du régent Bedford. De plus, les Troyens avaient un hôte de passage, un prédicateur fameux, qui soulevait l'enthousiasme de la foule partout où il passait, le Franciscain Richard. Il s'était fait expulser de Paris ; peut-être était-il suspect de sympathie pour la cause armagnaque. Quelles que fussent ses opinions politiques, il ne pouvait résister à l'ascendant de la sainte fille qui portait sur son étendard la devise des Franciscains et passait pour la future libératrice du Saint Sépulcre. Il eut une entrevue avec Jeanne sous les murs de Troyes, et, une fois rentré dans la ville, admonesta les habitants de faire leur devoir envers le roy. La menace d'un assaut y décida tout à fait les bourgeois. Ils passèrent un traité avec Charles VII. Il fut convenu que tous leurs privilèges seraient maintenus, qu'ils ne recevraient pas de garnison, qu'ils seraient libres de commercer avec les sujets du duc de Bourgogne ; moyennant quoi, ils reçurent le roi dans leurs murs, tandis que les Anglais en sortaient, le 10 juillet.

Le 16, Charles VII fit son entrée à Reims et, le lendemain, il fut sacré roi de France. Et qui eut veu ladicte Pucelle accoler le roy a genoulx par les jambes et baiser le pied, pleurant a chaudes larmes, en eust eu pitié, et elle provoquoit plusieurs à pleurer en disant : Gentil roy, ores est exécuté le plaisir de Dieu, qui vouloit que vinssiez à Rheims recevoir vostre digne sacre, en monstrant que vous  estes vray roy, et celuy auquel le royaume doit appartenir. La nouvelle de ce grand événement, d'une importance morale extraordinaire, se répandit immédiatement dans toute la France et au delà des frontières. Quatre jours après, des messagers vinrent apporter à Charles VII les clefs de la ville de Laon. Les couleurs du parti armagnac reparurent dans les pays de l'Oise : le Soissonnais, le Valois, le Senlisien, le Beauvaisis, une partie du Parisis, furent reconquis sans peine. Paris, défendu par une garnison de deux mille hommes, semblait à la merci d'un coup de main. Les villes picardes étaient disposées à se rendre. Dans les États mêmes du duc de Bourgogne, le prestige de la royauté renaquit par le sacre. le chancelier de Charles VII étant allé en ambassade à Arras, les sujets de Philippe le Bon vinrent de toutes parts solliciter de lui des lettres de grâce ou des faveurs.

En Normandie, depuis la délivrance d'Orléans, l'agitation redoublait. À Cherbourg, les Anglais avaient exécuté, vers le temps du sacre, Philippe le Cat, pauvre musicien ambulant, qui avait pris part à un complot pour faire entrer dans la ville un parti français. Les conspirations recommençaient à Rouen. Partout dans la province la guerre d'embuscades reprenait de plus belle. Chacun s'attendait à voir Charles VII entrer dans Paris, et marcher de là sur Rouen.

La gloire de Jeanne d'Arc croissait toujours. La vieille Christine de Pisan prenait une dernière fois la plume pour célébrer la Pucelle de Dieu ordonnée. En Allemagne, en Italie, on échangeait des lettres pour se renseigner sur les exploits de Jeanne, les docteurs dissertaient sur son cas et les artistes prenaient son histoire pour thème de tableaux et de tapisseries. Le peuple de France l'appelait l'Angélique et composait sur elle des chansons moult merveilleuses. Beaucoup de gens l'honoraient comme une sainte ; on offrait à la dévotion publique des figurines de plomb et des statuettes qui la représentaient, et, sur des portraits, sa tête était entourée du nimbe. Les femmes lui apportaient des objets à toucher. On lui attribuait le pouvoir de déchaîner les orages. À Lagny, on la fera venir pour ressusciter un enfant. Le comte d'Armagnac lui écrivait pour lui demander si le vrai pape était Clément VIII ou Martin V, et. Bonne Visconti la priait de l'aider à recouvrer le duché de Milan. Jeanne, sans se laisser troubler par cette sorte d'apothéose, espérait que bientôt les Anglais seraient expulsés du royaume[20], et personne ne le mettait en doute, hormis Charles VII et ses favoris.

 

V. — ÉPREUVES ET CAPTURE DE LA PUCELLE[21].

APRÈS le triomphe du sacre, l'entourage de Charles VII n'avait plus qu'un désir : regagner la Touraine et le Poitou. On y recommencerait la molle vie d'antan, loin de ces enthousiasmes populaires toujours un peu inquiétants, et on reprendrait, pour faire la paix avec le duc de Bourgogne, ces belles et interminables négociations où l'archevêque Regnault de Chartres dépensait des trésors d'éloquence, Dès le jour du sacre, Philippe le Bon avait envoyé une ambassade à Charles VII. Une conférence s'ouvrit à Arras. Ces négociations eurent pour résultat de désorganiser l'offensive. La campagne qui suivit le départ de Reims fut d'une rare incohérence. Deux opinions prévalaient tour à tour dans le Conseil du roi : la Pucelle, tout en écrivant des lettres suppliantes à Philippe le Bon pour le conjurer d'oublier le passé, était impatiente de marcher sur Paris ; La Trémoille conseillait au roi les moyens diplomatiques et le repos. Les marches et les contremarches se succédaient, selon que l'un ou l'autre l'emportait ; mais c'était en somme des rives de la Loire que l'armée se rapprochait peu à peu.

Alors Jeanne d'Arc, sans prendre avis de personne, partit avec son fidèle duc d'Alençon et alla loger, le 26 août 1429, à Saint-Denis. Bedford, inquiet des nouvelles qu'il recevait de Normandie, venait de quitter Paris pour Rouen. Les Parisiens, persuadés que les Armagnacs allaient les exterminer, se cachaient dans leurs maisons. Charles VII pourtant ne consentit qu'à grand'peine à se rendre aux appels répétés du duc d'Alençon. Il arriva à Saint-Denis le 7 septembre. Le lendemain, l'assaut fut donné aux murs de Paris. Jeanne fut blessée à la cuisse, devant la porte Saint-Honoré, au moment de l'escalade ; malgré ses supplications, on s'arrêta. Le jour suivant, Charles VII défendit à la Pucelle de renouveler l'attaque. Le 28 août, il avait signé avec le duc de Bourgogne une trêve de quatre mois, qui devait avoir cours dans tous les pays situés à droite de la Seine, excepté Paris et les villes formant passage sur le fleuve. Il s'interdisait ainsi toute entreprise sur la Picardie, où les succès de Jeanne avaient été accueillis avec enthousiasme. Il reconnaissait de plus au duc le droit d'employer lui et ses gens à la défense de la ville de Paris et, résister à ceux qui voudroient faire guerre ou porter dommage à icelle. Il semblait que le roi voulût s'assurer des garanties contre les victoires de la Pucelle.

Le 13 septembre, il reprenait le chemin de la Loire, et, après une retraite désordonnée, l'armée était licenciée à Gien. Le duc d'Alençon se retira dans ses domaines. La Pucelle fut retenue à la cour et comblée d'honneurs qu'elle ne demandait pas. Sournoisement, on essaya de lui susciter une rivale, une visionnaire nommée Catherine de la Rochelle, qui promettait de réconcilier le roi et le duc de Bourgogne. Un commandement militaire fut confié à Jeanne, mais pour des opérations de troisième ordre, contre de petites places occupées par les Bourguignons. On eut la joie de lui procurer un échec. Laissée sans vivres et sans argent, elle dut lever le siège de la Charité-sur-Loire et abandonner son artillerie. Pendant ce temps, le duc de Bedford obtenait de la Chambre des communes des subsides considérables pour rouvrir la campagne au printemps suivant.

La Pucelle se sentait encore soutenue par la confiance populaire. Les Orléanais la recevaient avec des transports d'allégresse. Les Rémois lui écrivaient leurs inquiétudes et leur détresse. Elle inspirait des dévouements touchants, comme celui de la Bretonne Pierronne, qui fut brûlée à Paris, pour avoir dit que Dame Jehanne estoit bonne et que ce qu'elle faisoit estoit bien fait et selon Dieu. On continuait à parler d'elle dans toute la chrétienté ; les orthodoxes de Bohème lui demandèrent une lettre aux Hussites, les menaçant d'extermination s'ils persistaient dans leur hérésie (23 mars 1430). Les Anglais avaient toujours grand'peur d'elle, et, quand le Conseil de Henry VI envoya au printemps de 1430 une nouvelle armée, il fallut prendre des mesures contre les capitaines et les soldats retardataires, terrifiés par les enchantements de la Pucelle.

À la fin du mois de mars, Jeanne n'y tint plus. Sans prendre congé ni conseil du roi, elle partit avec quelques compagnons pour Lagny-sur-Marne, où ceux de la place faisoient bonne guerre aux Anglois de Paris et ailleurs. Il fallait bien sauver les villes qui avaient rejeté la domination étrangère et soutenir les Armagnacs qui attendaient sous les murs de Paris l'occasion d'un coup de main. Jeanne savait qu'ils avaient failli, quelques jours auparavant, entrer dans la ville, et que cent cinquante Parisiens venaient d'être arrêtés, sous l'inculpation de trahison. Elle apprit aussi que. Philippe le Bon avait réuni une armée pour reprendre la ligne de l'Oise. Ces nouvelles, sans la décourager, troublèrent sa sérénité, et elle eut le pressentiment de sa fin prochaine. Ses voix lui annoncèrent qu'elle serait prise avant la Nativité de saint Jean-Baptiste[22].

Le 20 mai 1430, Philippe le Bon mit le siège devant Compiègne, qui, un mois après le sacre de Charles VII, avait chassé sa garnison bourguignonne. Compiègne était la clef des communications entre la Picardie et l'Île-de-France. Depuis quinze ans, les Armagnacs et les Anglo-Bourguignons se disputaient la malheureuse ville. Elle était commandée par un vaillant capitaine, Guillaume de Flavy, qui comptait faire une belle défense. Jeanne, sans lui demander son avis, résolut de l'aller aider. Je iray voir mes bons amys de Compiengne, dit-elle. Elle entra dans la ville le 23 mai 1430, à l'aube.

A six heures du soir, au retour d'une sortie, elle tomba aux mains de l'ennemi. On accusa plus tard Guillaume de Flavy d'avoir combiné avec les Anglo-Bourguignons la capture de Jeanne. En réalité, elle fut victime de sa bravoure. Voyant ses troupes fléchir, elle mist beaucoup peine à sauver sa compagnie de perte, demourant derrière comme chief et comme la plus vaillant du trouppeau. Quand elle voulut regagner le pont-levis, elle se trouva entourée de Bourguignons et d'Anglais. Un archer picard, attaché à la lance du bâtard de Wandonne, la jeta par terre et s'empara d'elle. Guillaume de Flavy ne fit rien d'ailleurs pour la délivrer. C'était un parent de Regnault de Chartres, et récemment La Trémoille l'avait employé secrètement à son service.

Ainsi se termina, dans un obscur petit combat, la carrière militaire de la Pucelle. Par la vaillance et l'ascendant de cette jeune fille, Charles VII avait recouvré l'Orléanais, le Vendômois et le Dunois, une grande partie de la Champagne et de la Brie, le Châlonnais, le Rémois, le Valois, les comtés de Clermont et de Beauvais. À l'est du royaume, les victoires de Jeanne d'Arc avaient décidé René d'Anjou, héritier du duché de Bar, à rejeter la suzeraineté de Henry VI, et ainsi, entre Orléans et la Meuse, une vaste région soumise à Charles VII s'interposait entre les domaines anglais et bourguignons. Tel était le résultat de treize mois de campagnes, qui avaient suivi sept années de défaites presque continuelles.

Pourtant la capture de la Pucelle n'émut pas la cour de Charles VII. Le chancelier Regnault de Chartres annonça aux habitants de Reims que Jeanne était prise parce qu'elle ne vouloit croire conseil, ains (mais) faisoit tout à son plaisir. Il ajoutait qu'au reste elle avait un remplaçant, qui disoit ne plus ne moins qu'avoit fait Jeanne : c'était un berger du Gévaudan, envoyé par Dieu pour déconfire les Anglais[23]. Il était donc inutile de pleurer la Pucelle. On se dispensa même de rien tenter pour la sauver. Sans parler d'une intervention armée, Charles VII avait un moyen de délivrer celle qui l'avait fait sacrer roi. Jeanne était la propriété de l'obscur bâtard de Wandonne et de son maître, Jean de Luxembourg, cadet de famille peu fortuné. Un prisonnier était alors un objet de commerce, qu'on pouvait revendre, mettre en gage, diviser en parts ; aucun Bourguignon n'aurait pu blâmer Jean de Luxembourg, s'il s'était laissé séduire par les offres de Charles VII. Il s'agissait donc, pour libérer Jeanne d'Arc, d'y mettre le prix. La femme et la tante de Jean de Luxembourg auraient favorisé le rachat de la Pucelle, dont le malheur les apitoyait. Charles VII ne parait pas même y avoir songé[24]. Jusque dans le Dauphiné, le peuple fit des prières publiques pour que Dieu permit la délivrance de la Pucelle, mais aucun de ceux qui pouvaient essayer de la sauver ne le tenta.

 

VI. — PROCÈS ET MORT DE LA PUCELLE[25].

SIX mois après sa capture, Jeanne fut livrée aux Anglais. Jean de Luxembourg reçut d'eux dix mille livres tournois, et le bâtard de Wandonne une rente. Un des meilleurs capitaines de Henry VI, Talbot, était prisonnier des Français ; Charles VII aurait pu offrir un échange, ou tout au moins menacer les Anglais de représailles, s'il arrivait malheur à Jeanne ; il ne le fit pas. Les Anglais cherchèrent en toute liberté le moyen de faire périr la Pucelle légalement. L'Université de Paris, entièrement dévouée aux intérêts anglo-bourguignons, se chargea d'indiquer la voie. Depuis longtemps elle attendait l'occasion. Un Italien écrivait un an auparavant, le 20 novembre 1429 : J'ai cru comprendre que l'Université de Paris, ou pour mieux dire les ennemis du roi, ont envoyé à Rome, près du pape, pour accuser la Pucelle d'hérésie, elle et ceux qui croient en elle. Ils prétendent qu'elle pèche contre la foi an voulant être crue et savoir dire les choses qui doivent advenir. Dès que l'événement de Compiègne fut connu, le 26 mai 1430, le greffier de l'Université somma le duc de Bourgogne, au nom de l'Inquisiteur de France[26], d'envoyer la Pucelle à Paris, pour répondre au bon conseil, faveur et aide des bons docteurs et maîtres de l'Université. Mais les conseillers du roi d'Angleterre ne voulurent point qu'on fit le procès de Jeanne à Paris : les avant-postes armagnacs étaient trop près de la ville. Rouen fut choisi, non sans quelque appréhension, car la fidélité des habitants était douteuse.

Jeanne, ayant été faite prisonnière à Compiègne, devait être jugée par l'évêque de Beauvais. Or cet évêque se trouvait être un homme prêt à toutes les besognes, d'ailleurs Bourguignon fanatique, Pierre Cauchon. Il vivait à Rouen avec son vicaire général Jean d'Estivet, depuis le jour où les victoires de Charles VII l'avaient chassé de Beauvais. Le chapitre de Rouen, qui avait été comblé de faveurs par le duc de Bedford, ne refusa pas à Cauchon le droit d'exercer sa juridiction dans la capitale de la Normandie. À la fin du mois de décembre 1430, Jeanne d'Arc fut conduite à Rouen et enfermée dans le Vieux-Château, sous la garde de soldats anglais. Réputée hérétique, elle aurait dei être détenue dans une prison ecclésiastique. C'était une première violation des droits de l'accusée.

Lorsque, le 20 février 1431, Jeanne d'Arc fut citée pour le lendemain, elle demanda que l'évêque Cauchon choisit ses assesseurs moitié dans le parti de la France, moitié dans le parti de l'Angleterre. Cauchon ne répondit même point. Il avait pris pour procureur général son compagnon d'exil, Jean d'Estivet, qui allait charger l'accusée avec la haine la plus atroce. Plus de cent assesseurs avaient été convoqués. Tous étaient ecclésiastiques. Deux ou trois étaient de nationalité anglaise. Quelques-uns étaient des maîtres professant à l'Université de Paris ; tel le célèbre docteur Thomas de Courcelles. La plupart étaient des bénéficiers normands, gradués de l'Université de Paris, choisis arbitrairement parmi les partisans de la cause anglaise. Les juges suspects de sympathie pour la Pucelle furent exclus ou intimidés. Le tribunal tint séance au château, sous la surveillance des Anglais. En l'absence du régent, l'évêque de Winchester et le capitaine de la ville, Warwick, étaient là pour réchauffer le zèle des juges. Le jeune roi Henry VI lui-même résida à Rouen pendant tout le cours du procès.

Beaucoup de ces prélats et de ces lauréats d'école avaient l'âme obscurcie et endurcie par la routine théologique et la terreur du diable. Les rapides victoires de la Pucelle, rendues plus merveilleuses encore par les légendes populaires qu'elles avaient suscitées, ne pouvaient être, à leurs yeux, que l'œuvre du démon ou celle de Dieu. Mais décider qu'elles étaient l'œuvre de Dieu, c'était se condamner eux-mêmes : ils avaient accepté Henry VI comme roi légitime, reçu de lui des faveurs, de bons bénéfices, et présentement ils emboursaient, pour siéger, l'argent anglais. Enfin ils étaient présidés par un homme capable de leur faire oublier leurs scrupules. Inutilement Jeanne d'Arc récusa Cauchon, comme étant son ennemi. Il répondit : Le roi a ordonné que je fasse votre procès et je le ferai.

Ce vieux praticien, depuis longtemps exercé aux roueries de la chicane, sut conduire les débats de manière à donner l'illusion qu'il respectait les règles du droit. En réalité il ne chercha qu'à étouffer la vérité. Les informations préparatoires faites à Domrémy, étant favorables à Jeanne d'Arc, furent passées sous silence et omises dans le procès-verbal. Il en fut de même de l'examen que deux matrones firent subir à la Pucelle : selon les idées du temps sur les sorcières, les résultats de cette enquête, concluant à la virginité de Jeanne, suffisaient à ruiner l'accusation ; on n'en souffla mot pendant les débats. Un avocat aurait pu relever ces oublis ; Cauchon n'offrit un conseil à l'accusée qu'à la fin du procès, alors que Jeanne, environnée de pièges, s'était décidée à repousser toutes les propositions de son juge. Bien plus, il chargea un chanoine de Rouen, Loyseleur, de lui donner, sous le sceau de la confession, des conseils destinés à la perdre. Cauchon, il est vrai, ne fit qu'employer les procédés habituels aux juges qui poursuivaient les hérétiques : le procès de Jeanne d'Arc fut mené comme beaucoup d'autres procès du moyen âge.

Les séances publiques commencèrent le 21 février 1431. Elles furent remplies tout entières par l'interrogatoire ; aucun témoin n'avait été convoqué. Pendant deux semaines, au milieu d'un auditoire souvent tumultueux, Jeanne dut répondre aux demandes les plus perfides et les plus captieuses, sur son enfance, sur les superstitions de son village, sur son habit d'homme et sa bannière, sur le signe par lequel elle avait gagné la confiance de Charles VII ; on lui posa les plus embarrassantes questions sur la grâce, sur le schisme. On voulait lui arracher des aveux ou des paroles imprudentes, qui permissent de la représenter comme un instrument du diable. Tout fut impuissant contre la force de son âme.

Depuis neuf mois, pourtant, elle était prisonnière ; elle était femme, et capable de défaillance ; mais un incident où elle avait vu l'intervention céleste l'avait raffermie. C'était au moment où Jean de Luxembourg débattait le prix de vente de sa captive ; Jeanne avait cédé à l'envie irrésistible de fuir ou de mourir, ayant plus cher mourir que d'estre en la main des Angloys. Elle était alors au château de Beaurevoir, près Cambrai. Pour la double (la terreur) des Angloys, elle avait sauté par la fenêtre du donjon, en se recommandant à Dieu et à Notre-Dame. Elle s'était fait une blessure grave[27]. Sa guérison avait été pour elle une garantie de la protection divine. Dès lors, elle avait repoussé les tentations de désespoir, et obéi docilement à ses voix. Enfermée à Rouen dans un cachot obscur, les chaînes aux pieds, gardée par une douzaine de soldats grossiers. exposée aux pires violences, visitée par des Anglais et des Bourguignons qui la menaçaient de mort, privée d'air, de lumière, de toute sympathie humaine, tirée de sa prison seulement pour paraître devant des juges qui cherchaient à la perdre par ses propres paroles, elle garda sa vivacité d'esprit et sa belle humeur, car elle sentait auprès d'elle la présence de ses saintes, qui lui ordonnaient de répondre hardiment, et qui lui promettaient de la délivrer, sans toutefois lui dire le jour ni l'heure.

Sa défense fut merveilleuse. La précision de sa mémoire étonne moins encore que sa fermeté virile, sa volonté de limiter le procès, de défendre le roi Charles, le roi qui l'abandonnait, contre l'indiscrète curiosité et les calomnies des juges. Et quel tranquille mépris pour la laide assemblée de Pharisiens qui l'écoutait ! Si la question posée était inconvenante, ou cachait quelque piège, Jeanne usait volontiers d'échappatoires, où paraissait sa finesse ironique de maligne villageoise. Comme on lui demandait grossièrement si saint Michel, au moment où il lui apparaissait, était nu :

Pensez-vous, dit-elle, que Dieu n'ait pas de quoi le vêtir ? On lui dit une autre fois : Savez-vous être en la grâce de Dieu ?

— Si je n'y suis, Dieu m'y mette ; et si j'y suis, Dieu m'y tienne.

— Que dites-vous de notre seigneur le pape, et qui croyez-vous qui soit le vrai pape ?

— Est-ce qu'il y en a deux ?[28]

Certains juges commençaient à murmurer que la Pucelle avait raison, et les Anglais s'inquiétaient. Cauchon remplaça les séances publiques par un interrogatoire secret, dans la prison, devant un petit nombre d'assesseurs. Les questions devenaient de plus en plus pressantes et plus détaillées et se concentraient sur un petit nombre de points périlleux. Jeanne sut éviter tous les pièges ; mais elle prépara sa perte en refusant de quitter l'habit d'homme. Elle l'avait revêtu sur le conseil de ses voix, et ne croyait pas avoir le droit de l'abandonner : c'était un signe de sa mission, et elle ne pensait pas que sa mission fût terminée. Puis elle refusa de s'en rapporter à la détermination de l'Église, sur le fait de son orthodoxie, parce que l'Église dont on lui parlait, c'était ses juges. Elle promettait, si on la menait devant le pape, de répondre tout ce qu'elle devait répondre, mais elle refusait d'accepter la condamnation qu'une assemblée de prêtres ennemis allait prononcer contre elle. Toutefois, comme elle se croyait directement inspirée de Dieu, elle avait des réponses où elle semblait méconnaître l'autorité de l'Église : Je suis venue au roi de France, disait-elle, de la part de Dieu, de la sainte Vierge Marie, et de tous les saints du Paradis, et de l'Église victorieuse de là-haut, et par leur commandement ; et à cette Église-là je soumets tous mes bons faits et tout ce que j'ai fait ou ferai. Ces paroles suffisaient pour perdre Jeanne.

Les interrogatoires se terminèrent le 17 mars 1431. Le 27 et le 28, la Pucelle subit la lecture de l'acte d'accusation, œuvre du promoteur Jean d'Estivet, qui la prétendait fondée sur les aveux de l'inculpée. Jeanne écouta sans colère cette série d'audacieux mensonges, et renvoya au procès-verbal de ses véritables réponses. Les exhortations charitables de l'évêque Cauchon, la menace du bûcher, l'exhibition des instruments de torture, les consultations pédantesques et haineuses des théologiens de Rouen et de l'Université de Paris, rien ne put lui faire renier sa mission. D'ailleurs le chanoine Loyseleur était chargé d'entretenir sa résistance et lui conseillait en secret de ne pas se soumettre à l'Église. Les débats furent clos le 23 mai.

Pour que Jeanne pût être livrée au bourreau, il fallait qu'elle refusât solennellement d'abjurer les erreurs qu'on lui imputait. Le 24 mai, elle fut conduite au cimetière de Saint-Ouen. Devant une grande multitude, Maître Guillaume Erard, docteur insigne, fit un sermon, qui était un réquisitoire plein d'apostrophes et d'injures contre Jeanne. Puis on la somma de révoquer ses faits et dits réprouvés par les clercs. Pressée de conseils et de menaces, assourdie par les criailleries des prêtres, les invectives des Anglais, la rumeur de la foule, exténuée, pâlie par la terreur du supplice affreux qui l'attendait, elle tint bon encore. Après trois sommations inutiles, Cauchon commença la lecture de la sentence. Elle savait qu'une fois la lecture terminée, elle serait livrée aux Anglais et brûlée vive. Elle eut peur. Elle interrompit le juge, elle confessa tout ce qu'on voulut, que ses visions étaient mensongères, qu'elle avait été idolâtre et schismatique, qu'elle avait péché en portant un habit d'homme, qu'elle avait désiré cruellement l'effusion du sang humain ; elle déclara qu'elle ne retournerait plus à ses erreurs. La tète vide, les yeux vagues, elle riait en répétant la formule d'abjuration. L'évêque de Beauvais lui lut alors sa sentence définitive : Nous le condamnons finalement à la prison perpétuelle, avec le pain de douleur et d'angoisse, de telle sorte que là tu pleures les fautes et n'en commettes plus qui soient à pleurer. Puis Jeanne fut reconduite au Vieux-Château.

Les Anglais crièrent à la trahison. Ce qu'ils voulaient, c'était la mort de Jeanne. Au cours de ce long procès, leur haine se serait peut-être apaisée, si la fortune leur avait été de nouveau favorable.

Mais, depuis la prise de la Pucelle, leurs revers continuaient. L'élan donné par Jeanne d'Arc, si affaibli qu'il fût, n'était pas brisé. Dans le Maine, les Français refoulaient les Anglais vers le nord ; en Normandie, un certain nombre de places étaient au pouvoir des partisans de Charles VII, et les coups de main étaient fréquents. En Champagne, le brave Barbazan s'empara d'Ervy et de Saint-Florentin au moment où venait de se terminer l'interrogatoire de la Pucelle. À Paris, les sentiments de la population étaient si peu sûrs qu'on n'osait pas y faire venir le jeune roi Henry.

L'attitude de Philippe le Bon était plus inquiétante encore pour les Anglais. Bien qu'ils eussent quelque droit, pour leur part, à incriminer la mollesse de leur allié, le duc se répandait en lamentations sur son propre sort. Son découragement n'était pas sans motifs. Il  prêté des troupes à Louis de Chalon pour conquérir le Dauphiné[29] ; les envahisseurs furent mis en déroute à Anthon, le 11 juin 1430, par le gouverneur de la province et Rodrigue de Villandrando. Les troupes royales pénétrèrent dans le Mâconnais et le Charolais, que, pendant quatre ans, elles ravagèrent affreusement. Dans le nord et l'est, l'audacieuse et brutale politique du duc de Bourgogne soulevait la colère de ses sujets et l'inquiétude de ses voisins. De 1427 à 1431, les habitants de la châtellenie de Cassel s'étaient insurgés contre leur bailli, pour défendre leurs anciennes coutumes, et le Parlement de Paris lui-même, malgré ses attaches anglo-bourguignonnes, leur avait donné raison. Le 42 juillet 1430, Frédéric, duc d'Autriche, inquiet des progrès de la maison de Bourgogne vers l'est, avait conclu un traité avec Charles VII et promis de faire la guerre à Philippe le Bon. Les Liégeois, excités sous main par Charles VII, entraient aussi en lutte avec le duc ; le défi de l'évêque de Liège le contraignit à quitter Compiègne, et son lieutenant Jean de Luxembourg, mal secondé par les Anglais, dut bientôt lever le siège de cette place si précieuse, en abandonnant toute l'artillerie bourguignonne. Philippe ne recevait que de mauvaises nouvelles. Il était las de l'alliance anglaise et commençait à ne plus le cacher. Le 4 novembre 1430, il adressa au roi Henry une lettre pleine de reproches et de plaintes. Depuis plus d'un an, le bruit courait que sa défection était probable.

On conçoit maintenant de quelle blessure profonde saignait l'orgueil des Anglais. Brûler cette sorcière, dont ils craignaient encore les maléfices, suffirait peut-être à conjurer le mauvais sort. En tout cas ils voulaient se venger d'elle. C'est pourquoi ils avaient crié à Cauchon, à la sortie du cimetière, qu'il était un traître. L'évêque pourtant avait amené Jeanne à renier ses voix, à jeter le discrédit sur elle-même, sur son œuvre, sur son roi, et il pensait qu'on découvrirait bien le moyen de la brûler.

Le 28 mai en effet, les docteurs, venant visiter la Pucelle, la trouvèrent revêtue d'habits masculins. On avait eu soin d'en laisser à sa portée, et elle les avait pris. Elle dit à Cauchon que Dieu lui avait mandé par sainte Catherine et sainte Marguerite la grande pitié de la trayson que elle consenty en faisant l'abjuration pour sauver sa vie, et elle déclara que cette abjuration était un mensonge. Dès lors, elle était relapse, définitivement perdue. En sortant de la prison, Cauchon ne se tenait plus de joie. Farewell ! Farewell ! dit-il à Warwick, il en est faict, faictes bonne chière.

Le lendemain, une assemblée de docteurs déclara que Jeanne, hérétique relapse, devait être livrée au bras séculier. Le 30 mai au matin, on vint lui annoncer qu'elle allait être brûlée. La pauvre fille eut une crise de désespoir et de terreur ; elle criait en s'arrachant les cheveux : Hélas ! Me traite-l'en (me traite-t-on) ainsi horriblement et cruellement qu'il faille que mon cors net en entier, qui ne fut jamais corrompu, soit aujourd'hui consumé et rendu en cendres ! À ce moment, elle douta de ses voix, qui lui avaient promis de la sauver. Vraiment, dit-elle, je voy bien qu'elles m'ont déceue.

À neuf heures, une escorte de soldats anglais la conduisit sur la place du Vieux-Marché. Elle portait une mitre où étaient écrits les mots : hérétique, relapse, apostate, idolâtre. Une grande foule l'attendait. Après un sermon de maitre Nicole Midi, un de ses juges, les exhortations de Cauchon, et la lecture de la sentence, elle s'agenouilla, protesta que son roi n'était pour rien dans ce qu'elle avait pu faire, demanda les prières et la pitié des assistants, et pardonna à ses ennemis. Cauchon lui-même pleurait. Enfin elle monta sur le bûcher, les yeux fixés sur la croix que tenait son confesseur. À l'approche des flammes, elle eut un suprême élan d'énergie et de foi. Elle comprit, dans une dernière extase, que la délivrance promise par ses saintes, c'était la mort. Elle s'écria que ses voix étaient de Dieu et ne l'avaient pas trompée, et elle mourut avec la sublime certitude d'avoir été l'exécutrice des volontés divines.

Comment fut accueillie en France la nouvelle de cette fin héroïque ? À la cour de Charles VII, le mot d'ordre fut de se taire[30]. Le peuple, occupé de ses propres misères, ne parait pas avoir pleuré Jeanne d'Arc comme elle méritait qu'on la pleurât. Du moins, il garda son souvenir. Cinq ans plus tard, une aventurière, Claude des Armoises, parvint à faire croire que l'exécution de Rouen n'avait pas été accomplie et qu'elle était la vraie et vivante Pucelle. Elle abusa les Orléanais. L'accueil qu'ils firent à dame Jehanne prouva leur singulière naïveté, mais aussi leur fidèle gratitude.

Quant aux spectateurs mêmes du supplice, qui pourrait dire quelles pensées traversèrent leurs esprits ? Quelques-uns s'en allèrent en disant : On a brûlé une sainte. Mais les Anglais et les Bourguignons intransigeants durent la voir mourir avec joie. Plus tard, lorsque les passions furent apaisées, les plus indulgents d'entre eux dirent que la mission de la Pucelle était un stratagème, inventé par les capitaines armagnacs pour animer leurs soldats, et qu'il n'y avait rien en tout cela de miraculeux.

Jeanne, il est vrai, n'avait point fait de miracle. La conquête anglaise ne pouvait être durable : il n'était pas possible que ce petit peuple asservit longtemps une grande nation comme la France, où le sentiment de l'unité et de la patrie était déjà né. Il faut le répéter, ce que Jeanne d'Arc a fait, un roi moins médiocre que ne l'était Charles VII l'aurait sans nul doute accompli. Il suffisait de rallier tous les défenseurs du sol, de joindre en faisceau les bonnes volontés et les courages. La France pouvait être sauvée par une âme assez fervente pour espérer et assez vibrante pour communiquer son espoir. Jeanne d'Arc a été cette âme. De même qu'elle croyait, elle a été crue. Ceux qui l'ont suivie au combat étaient convaincus de sa mission divine, comme les Anglais étaient convaincus de sa mission diabolique. Ces illusions, qui ont semé le merveilleux dans l'histoire de Jeanne, nous nous les expliquons sans peine par les idées et les sentiments des hommes de ce temps-là. Ce qui étonne la raison et l'imagination, c'est la hauteur morale où s'éleva cette jeune paysanne, en ce siècle grossier et violent. La pureté de son âme, la douceur exquise de son cœur, la netteté admirable de sa fine intelligence, l'élan de sa volonté vers le plaisir de Dieu, voilà ce qui la place sur les sommets de l'humanité, et pourquoi Jeanne d'Arc, avec saint Louis, est le charme et l'honneur de notre ancienne histoire.

 

 

 



[1] SOURCES. Journal d'un bourgeois de Paris. Alain Chartier, Œuvres, édit. Duchesne, 1617. Robert Blondel, Complanctus bonorum Gallicorum, dans Œuvres, édit. Héron, t. I, 1891.

OUVRAGES À CONSULTER. Mémoires de Grassoreille et de Souillé (cités au chap. I, § 3). Aug. Bernard, Refus fait par les moines de Cluny de prêter serment à Henry VI, Revue des Soc. savantes, 1867. S. Luce, Le trésor anglais à Paris en 1431, Mém. de la Soc. de l'hist. de Paris, t. V. Guibal, Le sentiment national en France pendant la guerre de Cent Ans, 1875.

[2] Journal d'un bourgeois de Paris, § 362, 370. Ce prétendu bourgeois de Paris, dont le journal est du plus haut intérêt, était en réalité un homme d'Église.

[3] Si on interprète sans parti pris les actes de la plus grande partie du haut clergé, au nord de la Loire, on voit qu'il ne fit, au moins après l'avènement de Henry VI, aucune opposition systématique au gouvernement anglais. En 1427, le bailli de Saint-Gengoux somma l'abbé de Cluny de jurer le traité de Troyes. L'abbé refusa et envoya au bailli un long mémoire justificatif. M. Aug. Bernard a voulu voir là un acte de patriotisme. Mais il n'y a dans le mémoire de l'abbé aucune parole de révolte. Il se plaint qu'on exige de lui un serment, comme si on le soupçonnait, alors que les abbés de Cluny ont toujours été fidèles et obéissants au roi. Il explique pourquoi il refuse de prêter ce serment : il désire rester en abstinence de guerre ; sinon l'église de Cluny serait entraînée dans la totale destruction. Si on le laisse jouir de la neutralité il priera, avec ses moines, pour l'État, pour le régent, pour le très redouté roi Henry et pour le bailli de Saint-Gengoux. — La résistance que le clergé champenois et picard opposa aux exigences fiscales de Bedford, en 1423, ne prouve pas qu'il voulût favoriser le dauphin. Il ne se proposait que la défense des privilèges ecclésiastiques. La même année, nous voyons le chapitre de Laon réclamer un nouvel évêque. à la place de Guillaume de Champeaux. qui e abandonné son diocèse pour suivre Charles VII. — En 1428, Bedford demande aux prélats réunis en concile à Paris que les subsides qu'on a coutume d'exiger des laïques soient Imposés aussi au clergé (Hardouin, Acta conciliorum, t. VIII. col. 1035.) Le concile répond que le régent fera bien de songer aux épouvantables malheurs qui ont frappé les princes persécuteurs de l'Église. Il allègue la pauvreté du clergé, en profite pour se plaindre des gens de guerre, et termine en assurant que l'Église est toute prête à donner ses prières pour le salut et la prospérité du royaume, formule dont l'ambiguïté ne parait pas avoir été calculée.

[4] La livre tournois, qui était une monnaie de compte, correspondait, vers 1425, à 31 grammes d'argent (6 fr. 85 en francs actuels, sans parler de la valeur relative de l'argent).

[5] Œuvres de Chastellain, t. II, p. 160. Voir aussi le Prologue de la Chronique, t. I, p. 6-9.

[6] SOURCES et OUVRAGES indiqués en détail dans : Lanéry d'Arc, Bibliographie des ouvrages relatifs à Jeanne d'Arc, 1894, n° 870 à 916. Depuis ont paru : Journal du siège d'Orléans, nouv. édit. (importante), par Charpentier et Cuissart, 1896. Abbé Dubois, Histoire du siège d'Orléans, publiée par les mêmes, 1894. Anatole France, Le siège d'Orléans, Rev. de Paris, 1902.

[7] Les notables de Toulouse délibèrent à ce sujet le 13 avril 1429, et concluent que leur ville non habet de quibus (Annales du Midi, 1889, p. 230.)

[8] SOURCES. Quicherat, Procès de condamnation et de réhabilitation de Jeanne d'Arc, suivis de tous les documents historiques qu'on a pu réunir, 1841-11349, 5 vol. ; autres documents, publiés ou analysés par le même, Rev. historique, t. IV et XIX. Chronique de Morosini, édit. Dorez et Lefèvre-Pontalis, t. III, 1901.

OUVRAGES À CONSULTER. La Bibliographie de Lanéry d'Arc (voir au § précédent), déjà vieillie, contient 2120 numéros. Histoires complètes de Jeanne d'Arc : Michelet (dans son Histoire de France, liv. X, chap. III) ; Wallon (édit. illustrée, 1876) ; Marius Sepet (nouv. édit., 1896) ; Lowell, Joan of Arc (Boston, 1896 ; excellent), etc. — Parmi les travaux de détail les plus intéressants, citons ceux de Quicherat, Aperçus nouveaux sur l'histoire de Jeanne d'Arc, 1850 ; S. Luce, Jeanne d'Arc à Domrémy, 1886 ; Anatole France, études publiées dans : Revue de famille, (1889 à 1891), Revue illustrée (1890), Revue hebdomadaire (1893), Revue du Palais (1897), Revue de Paris (1902) ; Germain Lefèvre-Pontalis, dans : Bibliothèque de l'École des Chartes, 1895 ; Moyen âge, 1894-1895 ; commentaire et annexes (sous presse) de l'édition de Morosini. Voir aussi aux § suivants.

[9] La date, généralement admise, du 6 janvier 1412, est plus que douteuse. Jeanne d'Arc elle-même ne savait pas au juste son âge.

[10] Jeanne d'Arc a-t-elle connu à Domrémy certaines des prophéties qui annonçaient la venue d'une pucelle libératrice ? Un témoin du procès de réhabilitation l'assure. En tout cas, la prédiction attribuée à Merlin a bien l'air d'avoir été arrangée après coup, au moment de l'arrivée de Jeanne à Chinon. On ne peut pas non plus affirmer qu'elle partageait les superstitions populaires de son pays ; elle l'a nié à plusieurs reprises. Les circonstances qui ont déterminé sa vocation resteront toujours en partie mystérieuses. Sur les prophéties, les fées, la mandragore, voir Procès, t. I, p. 67-68 : 212-213 ; t. II, p. 447 ; t. III, p. 83-84.

[11] M. Lowell, dans son excellente Histoire de Jeanne d'Arc, p. 39-40, me parait avoir parfaitement démontré que Jeanne n'alla point une première fois à Vaucouleurs en mai 1428.

[12] Jeanne d'Arc avait-elle une santé parfaitement équilibrée ? Elle ignora toujours les misères physiques de la femme, assure Michelet. Nous serons moins affirmatif, car le témoignage qu'on a sur ce point n'est qu'un oy dire, rapporté par l'écuyer Jean d'Anion au Procès de réhabilitation. (Procès, t. III, p. ma.)

[13] Date établie par M. de Boismarmin, Bulletin du Comité des Travaux historiques et scientifiques, 1892, p. 350.

[14] Sur cette conversation secrète avec Charles VII, nous n'avons qu'un témoignage de première main, celui de la Pucelle, et ce témoignage est fort mystérieux : Habuit rex sous signum de factis suis, priusquam vellet ei credere. — Son roi, avant de consentir à croire à elle, eut un signe de son fait. (Procès, t. I, p. 75.) Elle ne voulut jamais en dire davantage devant ses juges à Rouen, et les récits contemporains ne sont pas plus explicites. On n'est même pas certain que ce signe ait été fourni par Jeanne la première fois qu'elle vit le roi. Plus tard, naturellement, les témoignages deviennent plus abondants, et à mesure que, par leur origine même, ils méritent moins de crédit, on constate qu'ils sont plus clairs et plus précis. C'est un exemple caractéristique de la façon dont s'est édifiée, dès le xv siècle, la légende de Jeanne d'Arc. Toutefois on peut admettre comme vraisemblable la version de l'aumônier de Jeanne d'Arc, qui lit au Procès de réhabilitation, en 1456, la déposition suivante : Après beaucoup d'interrogations faites par le roi. Jeanne lui dit : Je le dis de la pari de Messire, que tu es oray liérilier de France et filz du roy (ceci est en français au milieu du texte latin de la déposition) ; et il m'envoie vers toi pour te conduire à Reims, afin que tu y reçoives ton couronnement et ta consécration, si tu le veux. Ayant entendu cela, le roi dit à ceux qui l'entouraient, que Jeanne lui avait dit certains secrets que personne ne savait et ne pouvait savoir, sauf Dieu ; c'est pourquoi il avait grande confiance en elle. (Procès, t. III, p. 103.) Jeanne d'Arc avait connaissance de la coupable vie d'Isabeau de Bavière. Elle avait dû rêver bien des fois et s'entretenir avec ses voix de la question qui torturait l'esprit de Charles VII : était-il le fils de Charles VI ? On peut croire qu'elle voulut, dès sa première entrevue avec le roi, lui affirmer, au nom de ses saintes et de Messire, qu'il était le légitime héritier du trône. La joie témoignée par le roi inspira tout naturellement à Jeanne d'Arc l'idée qu'elle lui avait donné un signe de sa mission. Quant à l'obscurité voulue de ses réponses à Rouen, elle s'explique assez par la volonté qu'eut la Pucelle de ne jamais mettre son roi en cause devant ses juges.

[15] Par exemple, à Brignoles. (Bulletin du Comité des travaux historiques, 1893, p. 175.)

[16] Munis d'une queue.

[17] Ant. Thomas, Jeanne d'Arc et les capitouls de Toulouse, Annales du Midi, 1889, p. 235-236.

[18] Texte anglais dans Rymer, Fœdera, édition de la Haye, t. IV, 4e partie, p. 141. Cette lettre, mal datée dans Rymer, fut écrite en 1434.

[19] Lettre reproduite par Morosini, ainsi que les lettres italiennes citées plus loin.

[20] Quelques témoins du procès de réhabilitation de 1456, entre autres le bâtard d'Orléans, ont soutenu que Jeanne d'Arc savait elle-même sa mission finie à Reims. Elle aurait dit après le sacre, en passant à la Ferté : Plût à Dieu, mon créateur, que je passe maintenant m'en retourner, quittant les armes, et aller servir mon père et ma mère en gardant leurs troupeaux, avec ma sœur et mes frères, qui seraient bien aises de me voir. (Procès, t. III, p. 14-15.) Des historiens se sont fondés là-dessus pour mieux établir l'inspiration divine de Jeanne d'Arc — que l'échec final pouvait faire contester — et même pour justifier en quelque façon le roi : si la Pucelle a été finalement vaincue, c'est que Dieu l'avait désignée seulement pour faire lever le siège d'Orléans et faire sacrer Charles VII ; ce n'est point par la faute de son roi, mais par sa propre résistance eux décrets de la Providence, que sa défaite et sa perte ont été assurées. Mais rien ne peut prévaloir contre les témoignages authentiques de la Pucelle même. Dans la lettre adressée aux Anglais le 92 mars 1429. elle leur annonce qu'elle est venue pour les bouter hors de toute France. Elle affirme devant les juges de Rouen avoir dit au roi qu'avec l'aide de Dieu et par le labeur de la Pucelle, à aurait son royaume en entier (in integro). Aucun document antérieur aux défaites de Jeanne ne borne sa mission à la délivrance d'Orléans et au sacre (voir les lettres, traités, documents divers édités par Quicherat, et les lettres italiennes du 30 juin, du 9 et du 16 juillet 1429, publiées récemment dans la Chronique de Morosini). Enfin la confiance que Jeanne conserva après le sacre, ses efforts pour pousser la conquête, prouvent qu'elle se croyait toujours l'instrument de Dieu. Si elle prononça les paroles que le billard d'Orléans lui attribue, ce ne fut pas l'explosion d'un sentiment profond, ce fut une boutade passagère. Nous avons en effet la preuve que Jeanne ne voulait pas finir sa vie à Domrémy. Elle avait loué une maison appartenant au chapitre d'Orléans, et désirait revenir, une fois la guerre terminée. au milieu de ses chers Orléanais, qui l'aimaient tant ; le bail devait durer plus de soixante ans. (Acte notarié découvert par M. Doinel : Mém. de la Soc. Archéol. de l'Orléanais, t. XV, p. 495.)

[21] OUVRAGES À CONSULTER. Outre les ouvrages précédemment indiqués : Alex. Sorel, La prise de Jeanne d'Arc devant Compiègne, 1889.

[22] C'est-à-dire avant le 24 juin.

[23] Ce berger, nommé Guillaume de Mende, était un enfant faible d'esprit, qui avait des hallucinations. Regnault de Chartres le mit à la tète d'une armée en 1431 ; il fut pris par les Anglais, et jeté à la Seine dans un sac.

[24] Le seul texte nettement favorable à la thèse des érudits qui ont pris à laiche de défendre la mémoire de Charles VII, est le passage suivant de la chronique de Morosini : On entendit d'abord dire que la damoiselle était aux mains du duc de Bourgogne et beaucoup de gens de là répétaient que les Anglais l'auraient pour de l'argent ; qu'à cette nouvelle, le dauphin manda aux Bourguignons une ambassade pour leur dire qu'à aucune condition du monde ils ne devaient consentir à telle affaire, qu'autrement il ferait pareil traitement à ceux des leurs qu'il a entre les mains. Ce texte est emprunté à un résumé de nouvelles orales apportées à Venise par Niccolo Morosini, parti de Bruges le 15 décembre 1430, arrivé à Venise entre le 4 et le 25 janvier 1431 (Chronique de Morosini, t. III, p. 84.) La compilation de Morosini, très intéressante pour connaître l'opinion publique, contient des erreurs si énormes qu'il est impossible de se contenter d'un pareil document pour plaider sérieusement la gratitude de Charles VII.

[25] SOURCES et OUVRAGES À CONSULTER. Outre les ouvrages indiqués au § 4 ; Denifle et Chatelain, Le procès de Jeanne d'Arc et l'Université de Paris, Mém. de la Soc. de l'Hist. de Paris, t. XXIV. 2897. Ch. de Beaurepaire, Recherches sur le procès de condamnation de Jeanne d'Arc, 1889, Notes sur les juges de Jeanne d'Arc, Précis des travaux de l'Académie de Rouen, 1888-16116, A. Sarrazin, Jeanne d'Arc et la Normandie au XVe siècle, 1896 ; Pierre Cauchon, 1901. Sur les événements politiques pendant le procès : mémoires de Longnon (Revue des Quest. historiques. t. XVIII) et Triger (Revue du Maine, 1618) ; Processus super insultu guerræ Anthonis, publié par U. Chevalier, Bull. de la Soc. de statistique de l'Isère, 3e série. t. VI. Costa de Beauregard, Souvenirs du règne d'Amédée VIII, 1859 ; Quicherat, Rodrigue de Villandrando ; abbé Rameau, Guerres des Armagnacs dans le Mâconnais. Revue de la Société historique de l'Ain, 1884 ; A. Desplanque, Troubles de la Châtellerie de Cassel, Annales du Comité flamand de France, t. VIII ; D'Herbomez, Le traité de 1430, Rev. des Quest. historiques, t. XXXI.

[26] Comme on le verra, le procès de Jeanne d'Arc fut fait par l'évêque de Beauvais, et non par l'Inquisiteur de France. Le vice-inquisiteur ne siégea à Rouen que pour la forme. Il y avait, dit M. Tanon, deux juges concurrents de l'hérésie, l'inquisiteur et l'évêque. Tous les conciles provinciaux proclament la persistance de la juridiction épiscopale. Les exemples authentiques d'évêques agissant contre les hérétiques en vertu de leur seule autorité épiscopale ne manquent pas. (Histoire des tribunaux de l'Inquisition en France, p. 177.) Sur la décadence des tribunaux de l'Inquisition en France à la fin du moyen âge, cf. Len, Histoire de l'Inquisition, traduction S. Reinach, t. II, et t. III (sous presse). Leur esprit et leur procédure triomphaient d'ailleurs dans les procès que les autres cours de justice faisaient aux personnes accusées d'hérésie ; l'histoire de Jeanne d'Arc suffit à le prouver.

[27] De laquelle blechure elle tut long temps malade. (Chron. publiée par Quicherat, Rev. historique, t. XIX, p. 88.) Sur ce point délicat, cf. les interrogatoires du 9 et du 14 mars.

[28] Procès de Jeanne d'Arc, traduction de Joseph Fabre. Le texte est en latin.

[29] Louis de Chalon possédait la principauté d'Orange, dans le Comtat-Venaissin, et voulait la relier aux grands domaines qu'il possédait clans le Jura. De là son projet de conquérir le Dauphiné, en profitant des embarres du roi de France.

[30] D'après une correspondance Italienne du mois de juin. Messire le dauphin, roi de France, en ressentit une très amère douleur, se promettant d'en tirer terrible vengeance sur les Anglais et femmes d'Angleterre (Chron. de Morosini, t. III, p. 355). Sur la valeur historique de ces documents, voir plus haut, p. 62, note 2.