HISTOIRE DE FRANCE

TOME QUATRIÈME — LES PREMIERS VALOIS ET LA GUERRE DE CENT ANS (1328-1422).

LIVRE III. — CHARLES V ET LE RELÈVEMENT DE LA ROYAUTÉ.

CHAPITRE III. — GOUVERNEMENT DE CHARLES V[1].

 

 

I. — LE POUVOIR ROYAL[2].

CHARLES V, malgré l'éducation philosophique et politique qu'il se donna, ne fut pas un novateur, mais il fut un organisateur. Il a surtout mis de l'ordre dans des institutions déjà vieilles, mais encore bien imparfaites pour la plupart. Il a poursuivi, avec méthode et réflexion, la politique de ses prédécesseurs à l'égard des empiétements de l'Église et des abus de la féodalité.

 Il se montra très ferme à l'égard de l'Église, dès les premiers jours de son règne. Un notaire de la cour archiépiscopale de Lyon, on ne sait pourquoi, avait été pris, condamné et pendu par ordre du lieutenant du bailli de Mâcon ; l'archevêque, à qui la cause devait revenir, en appela au Saint-Siège et excommunia l'officier royal. Le roi défendit jusqu'au bout le représentant de son autorité. Comme l'archevêque refusait de lever la sentence, son temporel fut saisi et lui-même cité en cour de Parlement. Le pape Urbain V intercéda inutilement. Le prélat et l'officier royal s'étaient déjà accordés personnellement depuis quatre mois, quand le roi consentit à lever la saisie ; il ne pouvait faire autrement du reste : l'archevêque était mort. Grégoire XI ne cessa de se plaindre des agissements des officiers royaux. Il dut intervenir pour l'évêque de Valence, administrateur de l'archevêché de Vienne, pour les évêques de Mende et d'Autun et les églises de Tours et d'Embrun, qui avaient à se plaindre de ces officiers. Le pape réclamait contre les décisions du Parlement, envoyait des ambassadeurs, écrivait des lettres éplorées à tous les personnages qui pouvaient avoir quelque influence sur Charles V.

Un conflit plus grave que tous les autres s'éleva à Rouen entre le bailli, Oudart d'Attainville, officier retors et envahisseur, et l'archevêque, Philippe d'Alençon, cousin du roi, homme d'un caractère cassant et haineux. A trois reprises déjà, en 1359, 1364, 1370, il avait failli y avoir rupture entre le prélat et l'autorité royale ; enfin, en 1372, le bailli intenta un procès à l'archevêque et à son official, et soumit au Parlement une série de points de droit et dix points de fait. A la nouvelle du procès, Philippe d'Alençon aggrava ses torts ; son official troubla l'exercice de la justice royale, méprisa les actes de procédure faits contre lui, excommunia le bailli et mit en interdit toute sa famille ; la femme du bailli fut chassée de la cathédrale. L'affaire dura longtemps. Elle fut terminée par deux arrêts, qui condamnèrent l'archevêque à l'amende et à des dommages-intérêts, lui ordonnèrent de lever toutes ses sentences, et prononcèrent la saisie de son temporel. Durant tout le procès, Grégoire XI avait fait les plus grands efforts pour obtenir une conciliation ; il avait écrit aux principaux prélats du royaume d'aller trouver le roi, et de lui représenter le danger qui menaçait l'Église ; tout fut inutile. Charles V, en juillet 1375, voulut bien pourtant pardonner l'offense faite à son autorité et remettre les choses en état, mais ce fut parce que Philippe d'Alençon avait abandonné son siège ; il s'était réfugié à Avignon, et l'archevêque de Narbonne venait de le remplacer à Rouen[3].

Le roi ne dissimulait pas son irritation contre les abus auxquels donnaient lieu les privilèges ecclésiastiques. En mars 1368, il écrivit aux sénéchaux du Midi que les excès des juges d'Église lui déplaisaient au delà de toute mesure, nobis displicuit et displicet in immensum. Mais il savait aussi user de modération : en janvier 1374, comme il avait réclamé, en assignant un court délai, l'hommage, serment de fidélité et aveu des gens d'Église, possesseurs de terres et de justices, qui avaient négligé de s'acquitter de ce devoir, de justes protestations lui furent présentées : il étendit le délai, et les clercs qui se disaient exempts en vertu de privilèges furent autorisés à faire valoir leurs titres. La politique de Charles V à l'égard du clergé était conforme aux théories du Songe du Verger sur l'indépendance et les droits du pouvoir séculier.

L'autorité royale intervient plus que jamais dans les domaines féodaux. En toute circonstance, les droits de la justice du roi sont définis, sauvegardés, étendus même, s'il est possible, sans rudesse, sans iniquité, mais sans faiblesse. Personne n'est au-dessus de la justice du roi, et s'il pardonne, ce n'est qu'après avoir fait sentir sa rigueur. Yolande de Flandre, dame de Cassel, avait fait arrêter, en 1370, son fils, le duc de Bar, beau-frère du roi, à Vincennes, presque devant le roi. Charles V fit faire commandement à Yolande, sa très chère et aimée cousine, de délivrer son prisonnier. L'affaire dura trois ans. Des lettres de rémission montrent que Yolande a résisté au premier commandement, et qu'elle a promené le prisonnier de château en château : alors le roi a fait prendre et incarcérer au Temple l'outrecuidante dame ; elle s'est échappée, elle a été reprise. A bout de résistance, elle s'est enfin soumise à la grâce et merci du souverain, par l'intermédiaire du comte de Flandre. A cause de sa longue détention, le roi lui quitte, remet et pardonne la capture de Henri de Bar, son évasion du Temple et toute une série de méfaits qui donnent une singulière idée du caractère de la grande dame ; car elle a fait mettre en prison et mourir un chanoine de Verdun, un clerc marié, un chevalier, homme du roi, un sergent et son valet, qui étaient venus à Bar-le-Duc lui faire certains exploits de par le roi. Le pardon était alors d'usage pour des coupables si haut placés, mais il n'a été accordé cette fois qu'après humble requête et long séjour en plusieurs prisons.

Charles V aurait voulu interdire toute guerre privée dans le royaume, mais il était trop habile pour irriter, par une interdiction brusque, la féodalité méridionale, dont le concours lui était nécessaire. Jusqu'en 1367, il prolongea l'interdiction provisoire des guerres privées que le roi Jean avait ordonnée en octobre 1361. En 1367, la guerre étrangère ayant pris fin, il dut retirer cette défense, qui était subordonnée à la durée des hostilités. La guerre privée redevint donc légitime ; mais Charles eut soin de préciser les conditions imposées par ses prédécesseurs, et qui rendaient l'autorisation illusoire. S'il n'y a pas assentiment des deux parties, dit le roi,nous défendons par ces présentes à tous nobles et autres de notre royaume que nul, de quelque état qu'il soit, ne fasse guerre à autre. Et si les deux adversaires sont décidés à se combattre, nous leur défendons, sur peine de corps et de biens, qu'ils ne prennent aucune chose sur nos sujets ni sur les leurs, et si, le contraire faisaient, nous voulons qu'ils en soient grièvement punis. Du reste, il est probable que Charles V n'on pas souffert de guerre privée dans son voisinage, ni entre grands vassaux. Et, lorsqu'il intervenait entre les adversaires pour imposer sa paix, il exigeait qu'elle fût observée. Louis de Namur et le comte de Flandre n'ont pas respecté la paix, prononcée par le roi dans leur querelle avec le sire d'Enghien et Jean du Moulin : cela est contre l'honneur royal, que le roi entend garder et avoir gardé fermement, si comme il appartient. Louis de Namur est donc sommé de faire amour, plaisir et amitié au sire d'Enghien. Au comte de Flandre, Charles V écrit, d'autre part, une lettre affectueuse et polie, mais il demande une réponse par retour du courrier. Bien plus, il envoie en Flandre le duc de Bourgogne, les sires de Couci et de la Rivière pour faire entendre raison au comte, et il prie fortement par lettre la comtesse douairière d'induire son fils à son devoir ainsi que bon cousin et sujet doit faire à moi qui suis son seigneur. Et il ajoute : Car envers lui voulons si avant faire notre devoir, que Dieu le con-niera et chacun le pourra voir. La lettre est écrite de la main du roi, et cette façon de dire par procuration des choses dures à entendre est bien de Charles V ; mais les choses n'en sont pas moins dites[4].

Depuis longtemps, les rois essayaient de lever directement sur les terres des grands vassaux les impositions extraordinaires qu'ils établissaient. Sous Charles V, cette invasion financière des grands fiefs s'étendit plus avant ; mais ici, comme partout et toujours, le roi usa de précautions. Il a entendu dire, écrit-il, que les aides n'ont point encore été mises sus en la terre du sire de Beaujeu, et comme il a grand besoin d'argent pour convertir ès gens d'armes, il ordonne à un de ses huissiers d'armes de se transporter sur cette terre, d'appeler vers lui l'élu sur le fait des aides de Lyon et de Mâcon, de mettre sus les aides, de les y faire lever et cueillir pour le roi et en son nom, tout en la forme et manière qu'ils ont cours et sont levés ès autres lieux voisins. Les deniers devront être prêts le 15 février 1372 ; or, le mandement est du 7 janvier : le roi semble commander en la terre du sire de Beaujeu comme dans le domaine. Le sire de Beaujeu ayant fait opposition, le roi a négocié pour faire cesser cette résistance, et il a réussi. Son vassal lui accorde bénignement et gracieusement la levée des aides pour deux années en Beaujolais et en d'autres terres ; seulement le roi lui en abandonne le tiers, en reconnaissance de ses services. Avec prudence, Charles V est donc arrivé à ses fins.

Pas plus qu'en Beaujolais, les aides n'avaient cours dans le comté de Charolais, qui appartenait à Jean d'Armagnac ; mais le comte a dû supporter grands frais et missions pour le service du roi et la défense du royaume : Charles profite des embarras du comte. Comme une grâce, il accorde et octroie à Jean d'Armagnac que les aides soient mises sus, ceuillies et levées en ladite terre et comté d'ores en avant comme ès autres parties du royaume ; le comte en aura les deux tiers pour en faire sa volonté, et le roi, l'autre tiers. Le roi commet et ordonne, pour bailler les aides à ferme et les faire lever, le bailli de Charolais à gages suffisants et convenables. Que l'on compare les deux cas : en Beaujolais, le roi charge un de ses huissiers d'armes et un élu d'organiser l'administration de l'aide en son nom ; en Charolais, c'est le bailli du comte qui administrera, mais comme officier du roi, avec des gages payés par le roi. Les procédés de l'administration royale variaient selon l'occasion ; mais elle pénétrait partout.

Ce sont peut-être les mandements militaires qui montrent le mieux que le temps de l'indépendance féodale est passé. Le roi donne à son cousin, le comte de la Marche, quarante lances pour la garde de son pays, lesquelles le comte tiendra à nos gages ; au comte d'Alençon, 1.000 francs d'or, pour réparer ses forteresses et tenir en état de bonne défense ; à la comtesse de Vendôme, 600 francs d'or pour tourner et convertir à la garde, fortification et emparement du château de Vendôme, vu la très grande nécessité ; au baron d'Ivry, deux des douze deniers pour livre, qui ont cours en la ville et château d'Argentan, pour l'aider à entretenir les fortifications, etc. Voilà donc des seigneurs payés par le roi pour défendre leurs propres terres et châteaux.

La conséquence est que le roi doit y commander. Des visites générales de forteresses sont ordonnées à plusieurs reprises. Les commissaires royaux pourront contraindre les seigneurs à avitailler et mettre en bon état de défense les châteaux tenables et profitables, et les non tenables à démolir et abattre. Les châteaux qui ne seront ni bien gardés, ni entretenus de façon à défier toute surprise, seront forfaits et appliqués au domaine avec toutes les terres, seigneuries et revenus qui en dépendent. Quant aux non tenables la démolition s'en fera sur-le-champ. Il y eut bientôt de la sorte une véritable inspection militaire par tout le royaume. L'ordre de démolir revient sans cesse ; mais le roi craint que les visiteurs ne reculent devant de telles exécutions sur les terres des plus grands seigneurs : dans ce cas, dit-il, nous leur avons enjoint et commandé qu'ils nous le récrivent et fassent assavoir, et nous y pourvoirions.

Cette noblesse féodale, dont les châteaux sont ainsi envahis, est enrégimentée dans les armées ou garnisons du roi. De grandes ordonnances militaires cherchent à l'assujettir à un commencement de discipline. La solde, de plus en plus recherchée par les seigneurs, est fixée par un règlement général ; mais le tarif commun est souvent augmenté, suivant la qualité des personnages et leurs exigences. La noblesse de France, de Picardie, de Normandie, de Bretagne, d'Anjou, de Berri, de Bourgogne, etc., défile, incorporée et soldée, dans les comptes des trésoriers des guerres. Des gentilshommes sont lieutenants du roi, capitaines pour lui dans les villes et les lieux forts, toujours à ses gages et obéissance. Une hiérarchie militaire se constitue, depuis les sires des fleurs de lis, lieutenants du roi, jusqu'au simple écuyer. Les frères mêmes de Charles V donnent l'exemple, recevant et exécutant les ordres du roi, lui rendant compte de leurs opérations, touchant une solde comme tous les capitaines.

Charles V a marqué sa bonne volonté à l'égard des villes, en renouvelant un très grand nombre de chartes pour des communes, ou pour des villes privilégiées de toute sorte, comme Rouen, Sin-le-Noble, Seclin, Abbeville, Rue, le Crotoi, Montpellier, Dijon, Auxerre, Vertfeuil, Millau, Cahors, Saint-Antonin, Brive, Niort, Saint-Jean-d'Angeli, Poitiers, Auxerre, etc. Mais rarement il a augmenté, comme à Marvéjols, les privilèges antérieurs. Il n'a créé qu'une seule commune, celle d'Angoulême, et ce fut pour remercier cette ville d'avoir, pendant la guerre qui avait éclaté entre lui et ses adversaires d'Angleterre à l'occasion du duché d'Aquitaine, maintenu en vrais sujets les droits du roi sur le duché et notoirement prouvé leur fidélité.

Par contre, il a supprimé des communes par acte de justice ou par acte de grâce : par acte de justice, quand les communes ont méfait, comme il arriva pour Douai et Tournai ; par acte de grâce. quand les bourgeois, ne pouvant plus supporter les charges que leur imposait la commune, en ont demandé l'abolition. Neuville-le-Roi en Beauvaisis, qui comptait trois cents feux, a été réduit à trente feux de pauvres laboureurs, qui ne peuvent plus payer les redevances dues à cause de la commune : le roi, sur la très humble supplication et requête de ces pauvres gens, abolit la commune. Roye a été ruinée par la dernière chevauchée des ennemis ; les habitants, qui se sont enfuis, ne veulent plus y retourner tant que leur trop onéreuse commune ne sera pas abattue ; le roi abat la commune et ordonne que les habitants de Roye demeurent simples habitants, nos sujets en prévôté.

Dans les villes, comme dans les châteaux, l'autorité du roi a pénétré ; elle ne rencontre aucune résistance, parce qu'elle est sage et ferme. Les villes, du reste, pourvu qu'on respectât leurs restes de privilèges et leurs coutumes particulières, ne demandaient qu'à obéir ; Étienne Marcel et les Parisiens n'avaient pu les entraîner dans leur révolte. Ce qu'elles réclamaient, c'était l'ordre et la paix. Charles V leur assurait ces bienfaits, et il eût été un roi tout à fait selon le cœur des bourgeois, s'il n'avait eu besoin de tant d'argent pour ses guerres.

 

II. — LE DOMAINE.

LE principal effort de Charles V fut pour reconstituer dans son ancienne étendue le domaine royal, si grandement réduit par la paix de Calais. Pour marquer, dès ici, les résultats, il regagna par la diplomatie et par les armes : le Ponthieu, le Querci, le Rouergue, le Limousin, l'Agenais, le Poitou, la Saintonge, l'Angoumois, une grande partie de la Guyenne. Il essaya d'acquérir les domaines féodaux qui pouvaient lui créer des embarras ou des dangers, en ce temps de guerre et d'invasion anglaises : par le traité du 6 mars 1365, le roi de Navarre avait abandonné Meulan et Mantes, en échange de Montpellier, dont la cession fut entourée du reste de toute sorte de restrictions ; puis, en 1378, tous les domaines de Charles le Mauvais en Normandie furent saisis et mis en la main du roi, à la seule exception de Cherbourg. La même année, le duché de Bretagne fut confisqué. Enfin le roi ne laissa échapper aucune des occasions qui se présentèrent de faire une acquisition : Vaucouleurs en 1365, Doullens en 1366, Coulommiers, Créci-en-Brie en 1367, le comté d'Auxerre en 1371, Creil en 1374, Brie-Comte-Robert, Gournai-sur-Marne et la Ferté-Aleps en 1376, Pontorson en 1377, le comté de Dreux en 1378, Mouzon et Beaumont-en-Argonne en 1379, etc., furent les petits profits de cette politique domaniale toujours en éveil.

Le pouvoir royal avait trouvé depuis longtemps un moyen commode de donner au domaine une sorte de prolongement : c'était la protection ou sauvegarde royale accordée aux abbayes, aux hôpitaux, aux communes, ou même à des individus isolés. Les dangers de la guerre la firent rechercher : plus de cinquante lettres de sauvegarde ont été insérées, pour les années 1366 à 1380, au Recueil des Ordonnances. Les titulaires sont des villes comme Poitiers, Rodez ou Mirande ; des chapitres comme ceux de Meaux, de Poitiers, de Limoges ; des abbayes comme Poissy, le Mont-Saint-Michel, Fontevrault, Saint-Riquier, la Chaise-Dieu ; des hôpitaux, comme ceux de Joigny ou de Saint-Jacques à Paris. Là où il y avait sauvegarde, pénétraient les commissaires royaux et la justice royale.

Pourtant ce roi, si soucieux d'accroître son domaine, confirma ou augmenta les apanages déjà considérables de ses frères : Philippe le Hardi garda la Bourgogne ; Louis d'Anjou reçut la Touraine, que son père lui avait promise ; le duc de Berri, les comtés de Mâcon, de Poitiers, de Limoges et d'Angoulême. Les apanages étaient un usage ancien et déjà comme une tradition de la monarchie française, et, d'ailleurs, Charles V se crut sans doute obligé d'exécuter les volontés de son père. Peut-être encore, pour les. comtés de Poitiers, de Limoges et d'Angoulême, l'apanage fut-il considéré par lui comme une sorte de transition entre le régime anglais et la rentrée dans le domaine. En revanche, dès 1367, le roi travailla à réduire l'apanage de son oncle d'Orléans, qu'il trouvait trop étendu. Le duc refusa toute réduction, mais promit formellement, s'il n'avait pas d'héritiers directs, de laisser tous ses domaines au roi ; à sa mort, en 1375, le comté de Valois et quelques terres furent laissées à sa veuve, et le duché d'Orléans fut réuni inséparablement au domaine, attendu, dit le roi, qu'Orléans a une haute antiquité, un nom fameux, une situation privilégiée, de beaux édifices, une population abondante ; que cette ville a toujours été pour les rois comme leur chambre d'élection, enfin qu'elle abrite la plus solennelle Université du monde pour l'un et l'autre droit, surtout le droit civil, qui régit et soutient les bons princes.

La preuve que Charles V comprenait le danger des apanages, c'est que, par ordonnance d'octobre 1374, il décida que son second fils, Louis, n'aurait, pour tout droit de partage ou apanage, que 12000 livres tournois de rentes en terres avec titre de comte et 40.000 francs en deniers[5], pour lui mettre en état ; — et ses filles devront se contenter, l'aînée de 100.000 francs, que nous lui avons adonné, dit-il, pour son mariage, et la seconde, de 60.000 francs avec tels estorements et garnison comme il appartient à la fille du roi de France. Il en sera de même pour les enfants qui pourraient encore naître au roi.

 Comme ses prédécesseurs, Charles V révoqua tous les dons et aliénations pratiqués sur le domaine, depuis Philippe le Bel. Les gens des Comptes mirent les officiers du roi en campagne pour recouvrer les domaines aliénés. En Languedoc, les Nogaret faillirent perdre les domaines que leur ancêtre avait reçus de Philippe le Bel ; en Normandie, telle sergenterie fieffée fut enlevée au possesseur légitime, qui dut s'adresser au roi pour faire respecter ses droits. La cause principale des plaintes fut que les lettres royales révoquaient toutes les aliénations depuis le temps de Philippe le Bel en ça, et que les agents royaux avaient profité du vague de l'expression et prétendu qu'elle signifiait, non depuis la mort, mais depuis l'avènement de ce roi.

Charles V, cependant, abandonna au comte de Flandre, Lille, Douai et Orchies, si péniblement acquis par Philippe le Bel, mais on verra qu'il eut en cette circonstance de graves raisons politiques : il s'agissait pour lui d'enlever l'héritage de la Flandre à un prince anglais pour l'assurer à son propre frère. Encore cette restitution ne devait-elle être que temporaire.

La haute administration financière du domaine fut l'objet de longs règlements : quinze années de pratique et d'améliorations ont été mises à profit dans une ordonnance de février 1379. Par cet acte, le domaine est placé sous l'administration supérieure de trois trésoriers : deux d'entre eux seront occupés à le visiter, et, chaque année, changeront de région ; le troisième siégera au bureau du Trésor. Au Trésor, seront versés, sauf les dépenses assignées et payées sur les lieux, tous les revenus domaniaux, recettes ordinaires, mutations, amendes de Parlement, produit des eaux et forêts, et personne autre que les trésoriers n'y pourra toucher. Nul denier ne sera payé par le Trésor sans le signet du roi ; quatre conseillers du roi seront adjoints à cet effet aux trésoriers ; les signets de deux d'entre eux devront figurer sous celui du roi pour toute assignation de paiement sur le domaine. Les receveurs locaux toucheront les revenus ; ils acquitteront sur place, en vertu de simples lettres des trésoriers et conseillers, les dépenses régulières, gages d'officiers, réparations au domaine, etc. Chaque receveur viendra présenter son compte à la fin de l'année ; il ne devra jamais être en retard de plus d'un mois. L'ordonnance de 1379 disposait que tous les receveurs seraient suspendus, et leurs comptes examinés : les bons et suffisants, habités et mariés au pays de leur recette, resteraient en place ; les nouveaux receveurs nommés par le roi seraient pris parmi les bons bourgeois, notables et résidants, afin de présenter des garanties de solvabilité. La plupart de ces règles avaient figuré déjà dans des actes antérieurs ; pour la première fois, elles étaient réunies et coordonnées.

La réforme de l'administration des forêts est un exemple de la méthode administrative de Charles V. Le roi se fit d'abord bien informer du fait et état de ses forêts ; puis les gens des Comptes furent chargés de préparer une réformation générale. Enfin fut publiée en 1376, une grande ordonnance en cinquante-deux articles, très claire et précise. A la tète des services forestiers sont les menses, au nombre de six, dont deux pour la Normandie, très riche en forêts royales. Les maîtres auront 400 livres tournois de gages, et une certaine provision de bois ; ils feront au moins deux visites des forêts par an et en dresseront procès-verbal ; ils viendront, une fois l'an, à la Chambre des Comptes faire leur rapport, et présenter le registre des ventes, exploits et amendes. Les agents inférieurs, verdiers, gruyers, maîtres sergents, visiteront les forêts, de quinzaine en quinzaine ; les sergents y exerceront une surveillance constante. La juridiction forestière sera organisée de telle sorte que les parties sachent où trouver leurs juges, et puissent se procurer conseil. Toujours avec la même minutie, l'ordonnance traite des coupes et des ventes de bois, du repeuplement des cantons exploités et des droits du roi sur les forêts privées.

 

III. — LES RESSOURCES EXTRAORDINAIRES[6].

ON a vu qu'en vertu d'une pratique déjà ancienne, que certains esprits éclairés présentaient comme un droit nettement défini, les aides de la guerre étaient le plus souvent consenties par les Trois États, réunis en assemblées générales ou locales, et n'étaient d'ordinaire accordées que pour une année et souvent moins. Charles V sut, tout en tenant compte de la coutume et de l'opinion de quelques philosophes, s'assurer la libre disposition et la permanence de ces contributions extraordinaires.

Dans ses dernières années, le roi Jean avait déjà établi, tout au moins en Languedoïl, deux espèces d'impositions extraordinaire. pour la perception desquelles aucune limite précise de temps n'avait été stipulée. Comme le devoir féodal obligeait ses sujets à lui payer l'aide de la rançon, il avait ordonné, en décembre 1360, la levée d'une taxe de douze deniers pour livre sur toute vente de marchandises, du cinquième sur le sel et du treizième sur le vin et autres boissons ; ces impositions devaient durer autant que le paiement de la rançon. Mais l'argent avait été employé à de pressants usages, à chasser les Compagnies, à faire la guerre aux Navarrais ; encore n'y avait-il pas suffi. Alors le roi Jean avait réuni les États, en décembre 1363, à Amiens. Sans toucher aux taxes sur les ventes, le sel et les boissons, l'assemblée avait voté une imposition, directe celle-là, sous forme de fouage ou contribution par foyer. Il fut bien dit, que les fouages se paieraient en trois termes, de quatre mois en quatre mois, mais il fut ajouté et en cas de nécessité (que pas n'avienne !), les autres années à tels termes. Ce qui voulait dire que le roi pourrait, s'il le jugeait nécessaire, prolonger la levée du fouage les années suivantes.

Le roi Jean était mort à Londres, quatre mois après les États d'Amiens. Charles V essaya de tirer de ces improvisations financières un régime définitif. Pendant trois ans pleins, il usa du pouvoir que lui donnait l'ordonnance de décembre 1363, pour maintenir les fouages. Au printemps et à l'été de 1367, sans doute par prudence, il fit renouveler l'octroi des États d'Amiens. Dans trois assemblées d'États, à Compiègne au mois de juin, à Chartres et à Sens au mois de juillet, il exprima le chagrin qu'il en avait : Lesquelles aides, dit-il à Compiègne, nous avions en propos de faire tout faillir et cesser, si ne fussent les nouvelles qui des Compagnies nous sont venues, pour lesquelles ce ne peut être fait ni accompli de présent, dont il nous déplaît fortement. Les rouages seront donc dans l'avenir perçus comme par le passé ; mais les impositions seront réduites de moitié dans les campagnes ; les villes fermées garderont un quart de la recette pour assurer leur défense ; la gabelle sera également diminuée et rendue moins vexatoire. Ainsi, durant deux années encore, les fouages furent levés sans autre formalité, tandis que les aides de la rançon continuaient leur cours.

Mais la guerre anglaise va reprendre. La prolongation des fouages, autorisée en termes vagues, ne suffit pas à Charles V ; il lui faut un nouveau bail. Pour le conclure, les États Généraux furent convoqués à deux reprises en 1369.

La première réunion eut lieu au mois d'août, en Normandie, où Charles était allé pour surveiller les préparatifs d'une descente en Angleterre ; c'est à Rouen qu'il eut parlement à ses bonnes villes pour avoir finance. L'abbé de Fécamp demanda à l'assemblée de consentir un impôt sur la mouture du blé, à la place des fouages, et un nouveau tarif sur les boissons, dont le dit abbé eut la male grâce du peuple de tout le royaume de France et en fut en très grand danger de mort. Or clergé, nobles et bourgeois ne le conseillèrent pas ni ne consentirent, ils refusèrent net. Mais ce qui n'avait pas été octroyé, le roi, tout considéré au mieux que bonnement a pu être fait, l'ordonna, — il est vrai, avec d'importantes modifications. De sa propre autorité, il établit diverses taxes sur les liquides et sur les céréales : un sixième du prix de vente en gros du vin, un quart pour le vin vendu au détail et pour les cervoises et autres boissons, un douzième du vin gardé par les propriétaires pour leur propre consommation, enfin deux sous par setier de blé porté au moulin pour le moudre. Quelques adoucissements ou privilèges furent accordés aux gens d'Église et aux laboureurs ; de plus, le roi crut prudent de faire une grande concession : les nouvelles taxes ne seront levées que durant un an, et même moins, s'il est possible.

Les réclamations contre le droit sur la mouture du blé furent immédiates et très vives. Dès le mois de novembre, il fallut faire une première modification : pour les gens du plat pays, le droit sur le blé fut remplacé par les anciens fouages tels qu'ils étaient en 1366-1367. Enfin, au mois de décembre, le roi renonça complètement à la mouture et aux nouvelles taxes sur les boissons, pour en revenir au régime antérieur. A l'aide d'une nouvelle assemblée, l'affaire fut faite. Réunis à Paris aux premiers jours de décembre 1369, les États délibérèrent par plusieurs journées. Par leur avis, consentement et volonté, le roi ordonne la levée d'un fouage de 6 francs par feu dans les villes et de 2 francs sur le plat pays, et d'une aide sur les boissons, au taux du treizième sur la vente en gros et du quart sur la vente au détail ; le tout sans préjudice de l'aide sur la vente des marchandises et de la gabelle établies en 1360. Mais, tandis que les taxes ordonnées, en août 1369, sur la mouture et les boissons ne devaient être perçues que pendant un an, aucune promesse formelle ne limite la durée de perception des fouages et de l'aide des boissons. C'est la seconde fois que pareil fait se produit. Avec l'assentiment plus ou moins explicite des États, un régime régulier d'impôts s'établissait peu à peu, qui permettra au roi de mener à bien ses grandes entreprises.

Les États de 1355 et de 1357 en Languedoïl avaient organisé,  pour lever et dépenser les subsides votés par eux, de grandes administrations qui avaient disparu avec ces subsides. Charles V y reprit ce qu'il y trouvait d'utile, en précisa les détails, fixa la comptabilité avec un soin minutieux et fit de ces institutions éphémères une création royale, affranchie de toute tutelle des États.

Quatre instructions et ordonnances promulguées en 1372, 1373, 1374 et 1379, comprenant cent vingt articles, forment un premier code de législation financière. A l'imitation des superintendants généraux de 1355, la Chambre des généraux conseillers sur le fait des aides commandera tout le service des aides. Parmi les officiers royaux, il n'y en a guère de plus importants que ceux-là : de leur bonne gestion dépendent la guerre et la politique du roi. On vit dans ces charges des financiers éprouvés. Un des plus considérables fut Jean le Mercier, général conseiller des aides depuis 1373. Pour récompenser son activité et ses services, le roi, en sept années, lui fit donner, à notre connaissance, des gages et gratifications qui ne représentent pas moins de 993 226 francs d'aujourd'hui, valeur intrinsèque.

Ces généraux président à l'assiette du fouage et à l'affermage des impôts indirects. Toute lettre royale, portant assignation d'un paiement sur les aides, est soumise à leur visa ; ils peuvent refuser le paiement à condition d'en donner par écrit les motifs ; ils examinent et vérifient les états de paiement des trésoriers des guerres ; ils règlent le nombre des élus et des receveurs. Chaque mois, ils contrôlent l'état du receveur général, au long et au juste et remettent au roi un résumé de la situation. Ils sont présents au Conseil et à la Chambre des Comptes pour toutes les délibérations touchant les aides. Enfin, ils ont juridiction en dernier ressort sur tous les litiges que soulève la perception des aides et des gabelles. En vertu d'une règle très sage établie par les États de 1355 et de 1357, ces officiers de finances, pourvus de si grands pouvoirs, n'étaient pas comptables et n'avaient pas le maniement des deniers. Ils surveillaient et contrôlaient la recette, mais elle était aux mains du receveur général qui n'était justiciable, pour sa comptabilité, que de la Chambre des Comptes.

 De 1355 à 1357, les gens des États avaient dû, sous des noms divers, d'ordinaire sous celui de députés élus, instituer des administrateurs et des comptables. Charles V fit de ces élus des officiers du roi, choisis par lui, ne relevant que de lui. Il y eut trois élus à Paris et, le plus souvent, un seul par diocèse. Les élus font l'assiette des aides et en surveillent la perception ; ils peuvent contraindre les récalcitrants et sont premiers juges des procès relatifs aux aides ; ils remplissent, dans leurs diocèses, l'office de directeurs des contributions directes et indirectes. Auprès d'eux, un clerc tenait les écritures, contrôlait les registres et les baux des fermes. Un receveur ou plusieurs receveurs par diocèse étaient chargés de recevoir, de donner quittance et de tenir la comptabilité. Ils pouvaient faire attendre deux jours leur quittance à ceux qui faisaient des versements à leur caisse ; mais ils étaient sous la surveillance de l'élu, qui assistait aux rentrées les plus importantes, voyait leurs livres chaque semaine, et gardait une des clefs de leur caisse.

 La perception différait, selon qu'il s'agissait des fouages ou des taxes sur les marchandises et sur les boissons. Le fouage, établi au début dans les villes ou sur le plat pays d'après un certain nombre de feux, demeurait fixe sauf exceptions forcées : le nombre des familles pouvait diminuer, il fallait toujours payer autant. De longues démarches, poussées souvent jusqu'au roi lui-même, étaient nécessaires pour obtenir un dégrèvement, qui n'était accordé qu'en cas d'évidente nécessité. Du reste, comme on disait alors, le fort devait porter le faible ; ceux qui étaient solvables devaient payer pour les insolvables, les présents pour les disparus, et la contribution se trouvait ainsi transformée en une répartition d'autant plus lourde que la misère était plus grande. Partout les échéances du 1er mars, du 1ee juin, du 1er novembre étaient attendues avec angoisse. Durant les premières années, c'étaient les sergents qu'on voyait apparaître pour asseoir les fouages et toucher la recette ; plus tard, chaque paroisse dut se charger de cette besogne redoutable : les asséeurs et collecteurs furent pris parmi les habitants. Comme ces collecteurs étaient solidairement responsables des erreurs, des négligences et de tous les déficits, la rentrée de l'impôt était mieux assurée.

Au contraire, les droits sur les ventes et les boissons étaient affermés. Tous les ans, au siège de la recette, l'élu, escorté de deux notaires, l'un de cour du Roi, l'autre de cour d'Église, procédait à l'adjudication. Il veillait à ce que ni clercs, ni nobles, ni officiers du roi ne missent enchère et ne se fissent caution de fermiers, car, devant eux, tous les autres acquéreurs se seraient retirés et les fermes seraient restées à vil prix. Tous les objets nécessaires à la nourriture, à l'alimentation, à l'entretien ordinaire de la vie, les matériaux de construction, les vins, cidres et cervoises étaient soumis à l'impôt sur les ventes ou à des taxes spéciales. Chacune de ces marchandises, surtout dans les villes, pourvu qu'elle comportât un certain trafic, donnait lieu à une ferme particulière ; aussi les adjudications étaient longues, et les baux très nombreux. De plus, pendant les six mois qui suivaient, tout amateur solvable pouvait surenchérir et reprendre la ferme à son compte. Tous les mois pour les villes, tous les deux mois pour les campagnes, les fermiers devaient faire des versements sur le prix de leur ferme. Mais les mécomptes étaient grands en temps de guerre ; des fermiers étaient ruinés par l'interruption du trafic et la suspension des marchés ; leurs biens alors étaient saisis, et il fallait l'intervention, fréquente du reste, du roi, pour les arracher des mains des officiers de finances. D'autres faisaient fortune. Tous étaient de durs percepteurs, et ces administrations particulières pesaient lourdement sur le pays, épuisé par tant de misères.

La gabelle, la troisième forme d'aide, définitivement rétablie le 5 décembre 1360, fut régularisée au temps de Charles V par les ordonnances et par une pratique minutieuse. Des greniers royaux furent organisés et placés sous la direction d'un grenetier et. d'un contrôleur. Le roi fixait le prix du sel déposé aux greniers par les marchands en gros, et son droit de gabelle ; pour cette gabelle, il prélevait le plus souvent 12 francs par muid, quelquefois plus, en temps de guerre, jusqu'à 20, 24, 33 et même 50 francs. Le produit était versé chaque mois au receveur des aides du diocèse. Quant aux marchands, ils devaient recevoir à certains termes ce qui leur revenait ; mais, dans les moments difficiles, il arriva au gouvernement de garder cet argent ; il pratiquait ainsi une sorte d'emprunt forcé. Aussi vit-on souvent des greniers manquer de sel par une sorte de grève des marchands. Les sujets essayaient d'échapper à cette contribution ; mais la fraude était surveillée et durement réprimée ; contre elle, le premier venu était réputé sergent royal : il avait droit de saisir, sans pouvoir spécial, le sel non gabellé ; le tiers de la prise était réservé au dénonciateur. Déjà les rencontres entre sergents de gabelle et faux sauniers — ou contrebandiers du sel — étaient fréquentes et parfois sanglantes. Le gouvernement trouva un moyen de couper court à la fraude : dans bien des endroits, la consommation du sel devint obligatoire ; elle fut fixée par les officiers royaux selon qu'ils jugeront en conscience que les personnes de chaque paroisse peuvent consommer de sel par an.

Ces aides, malheureusement, sont exposées à trop de diminutions pour suffire aux dépenses de la cour, du gouvernement et de la guerre.

D'abord, malgré la surveillance organisée, les malversations des officiers royaux sont fréquentes. Il faut envoyer dans le royaume des réformateurs, avec tout pouvoir sur les élus, grenetiers, contrôleurs, receveurs. Puis, tous les sujets du roi ne payent pas les impositions. Ni les gens d'Église, ni les nobles, servant sous les armes, ou trop âgés pour servir, ne sont soumis aux fouages ; leurs hommes seulement les paient. Un grand nombre d'établissements religieux, les Universités, certains marchands étrangers sont exempts des taxes indirectes sur les ventes et sur les boissons. Point de gabelle non plus pour les monastères et couvents. Enfin les princes des fleurs de lis se font donner tout ou partie des aides levées sur leurs terres : le duc de Berri, par exemple, reçoit les aides des diocèses de Bourges, Clermont, Saint-Flour et Mâcon ; le duc de Bourbon, les comtes d'Alençon et du Perche gardent le tiers des aides perçues sur leurs terres. La perte, de ce chef, est considérable.

Des villes obtiennent également des traitements de faveur. Les unes s'abonnent et, moyennant une somme fixe, diminuent la charge qui les menace. D'autres se font céder une partie de la recette, d'ordinaire deux ou quatre deniers de l'imposition des douze deniers sur la vente des marchandises ; rien qu'en Normandie, plus de trente localités bénéficient de cette concession. Il faut bien aussi dégrever des fouages, quand les récoltes ont été trop mauvaises et quand, les gens d'armes ayant ravagé le pays, le nombre des feux a trop fortement diminué. Pontoise, en 1365, ne paiera que 300 francs, au lieu de 1.000 écus ; Noyon, en 1370, obtient une diminution de 150 francs pour un terme et des délais pour le reste ; les villages voisins de cette ville, ruinés par les Anglais, sont, en 1375, complètement dispensés de fouages pour deux ans ; la même année Lyon, qui a chi relever ses fortifications, paiera 1.000 francs de moins que les autres années. Certaines villes du Midi, dont Charles V veut se concilier l'affection et la fidélité, sont entièrement déchargées.

Enfin, toutes les parties du royaume ne payent pas également. Il en est qui ne donnent rien ; il en est d'autres qui ont un régime à part. La Provence et le Dauphiné, qui relèvent de l'Empire, sont exempts. La Flandre et la Bretagne ne payent pas les aides royales. Charles V ne put les obtenir de la Bourgogne ; il reçut quelques sommes importantes du duc et des États, mais à titre gracieux. L'Artois, les comtés de Boulogne et de Saint-Pol s'assurèrent un régime à part : depuis 1365, les États de ces trois pays octroyaient chaque année le même subside ; c'était une sorte d'abonnement privilégié.

Le Languedoc garde une autonomie financière complète. Tous les ans, souvent même plusieurs fois par an, les États des trois sénéchaussées de Toulouse, Carcassonne et Beaucaire sont convoqués : ils accordent des gabelles, et, sous le nom commun de fouages, des tailles levées directement, des taxes sur les ventes ou bien sur certaines denrées en particulier, comme la viande, le raisin et le vin. Mais l'établissement de ces impositions est beaucoup moins solide qu'en Languedoïl. En 1378, les États se lassent de voter la gabelle, et déclarent qu'elle cessera entièrement après le présent octroi. Les autres impositions ne sont le plus souvent accordées que pour quelques mois. D'ailleurs, le duc d'Anjou, lieutenant du roi, garde tout par devers lui et cependant n'a jamais assez d'argent. Pour soulager et apaiser les habitants, prêts à la révolte, il faut réparer les feux à plusieurs reprises, c'est-à-dire diminuer le nombre des unités fiscales, d'après lequel chaque localité est taxée. En 1370, la sénéchaussée de Carcassonne est réduite, de 90.000 feux au temps du roi Jean, à 35.623 ; — celle de Beaucaire, de 70.000 feux à 23 478 ; — celle de Toulouse, de 50.000 feux à 24.830 ; soit en gros un total de 83.000 feux au lieu de 210.000 ; et même ce total est descendu en 1378 à environ 30.000 feux. Carcassonne tombe, de 3 874 feux en 1360, à 500 en 1378 ; — Limoux, de 4.000 en 1360, à 500 en 1382 ; — Albi, de 1333 feux en 1360, à 140 en 1378.

Aux impositions générales, il faut, par suite, ajouter des impositions locales. Déjà Philippe VI et Jean le Bon, pour assurer la défense ou l'attaque de telle forteresse, pour délivrer tel pays des bandes armées qui le désolaient, avaient fait payer les frais de l'entreprise par ceux à qui elle devait profiter. Ainsi, après le traité de Calais, furent rachetés la plupart des lieux forts occupés par les Compagnies. Charles V, toutes les fois qu'une opération militaire fut réclamée par les gens du pays, les mit à contribution, mais le plus souvent avec des formes, après consultation d'une assemblée locale. Par exemple, au moment du siège de Saint-Sauveur-le-Vicomte en Cotentin, les gens de Basse-Normandie obtiennent du roi la permission de lever sur eux-mêmes une aide de 40.000 livres tournois, dont les conditions sont réglées par les États réunis à Caen en janvier 1373. Mais cette première tentative sur Saint-Sauveur n'a pas réussi ; il faut la renouveler en 1374. Cette fois, le roi nomme un lieutenant et des commissaires sur le fait de Saint-Sauveur et ils ont les pouvoirs nécessaires pour demander des impositions au pays normand. Les États furent réunis à Caen et à Saint-Lô, le 31 août et le 16 octobre : à deux reprises, ils accordèrent une crue de deux tiers de fouage. Ce subside n'ayant pas suffi, deux nouvelles assemblées, en janvier et en avril 1375, octroient, la première 30.000 livres tournois, et la seconde 40.000 francs. Enfin, au mois de mai, la garnison anglaise promet de se rendre moyennant près de 60.000 francs d'or. Les États de Basse-Normandie, réunis à Bayeux, sur la requête des commissaires royaux, votent l'argent nécessaire. En trois années, la Basse-Normandie a payé, outre les impositions ordinaires, quatre tiers de fouage et une somme de 170.000 francs.

Surtout, comme ses prédécesseurs, Charles V a dû faire de nombreux emprunts, souvent à de dures conditions. Au mois de juillet 1371, il est obligé de prendre 100.000 francs d'or chez les Lombards d'Avignon, et sa signature n'a pas suffi pour icelle somme rendre et payer : son frère le duc d'Anjou, trois comtes, un archevêque, un abbé, deux chambellans, plusieurs conseillers, des maîtres d'hôtel, le prévôt des marchands, le prévôt de Paris, des bourgeois ont dû se déclarer garants. En plusieurs fois, le roi se fait prêter 30.000 francs d'or par Nicolas Braque, son conseiller. D'autres emprunts étaient des anticipations de recettes ; c'est ce qui explique pourquoi ils étaient le plus souvent forcés. En juillet 1371, Charles V était tout à fait à bout de ressources, et cependant il fallait payer du Guesclin, très exigeant pour ses hommes d'armes. Le roi fit la quête dans son entourage et parmi les bourgeois de Paris : son cuisinier, Tirel dit Taillevent, lui prêta 67 francs et demi ; les membres du Parlement durent s'exécuter, bien qu'ils n'eussent pas reçu de gages depuis dix mois. Le 5 octobre, quatre commissaires furent envoyés en toute hâte à Rouen. L'emprunt, qu'ils allaient exiger, était remboursable après six semaines, et il était garanti : les aides de la ville et du diocèse étaient réservées pour le remboursement. Deux délégués pour chacun des trois ordres procédèrent à la levée et à l'assiette de l'emprunt : deux cent dix-sept bourgeois prêtèrent 8.362 livres tournois. Plusieurs prêteurs se firent tirer l'oreille ; le résultat cependant fut assez satisfaisant pour qu'un second emprunt de même genre fût encore imposé à Rouen. Ces emprunts furent remboursés, mais point dans les délais annoncés. Les bourgeois de Rouen attendirent plus de six semaines, beaucoup même un an ou deux ; à la fin, ils ne perdirent rien. Des actes nombreux prouvent que Charles V a toujours eu le très vif souci de faire honneur à sa parole.

 

IV. — L'ARMÉE ET LA MARINE[7].

LE principal emploi de ces recettes fut l'entretien de forces militaires considérables. Charles Va travaillé à constituer une armée royale.

On voit encore apparaître, sous son règne, les contingents féodaux, levés suivant la coutume et servant à leurs frais ; mais leur rôle est de plus en plus effacé. Si le roi réglemente le service féodal pour le Dauphiné, c'est qu'il n'entretient presque pas de troupes dans ce pays éloigné et à l'abri des grandes guerres du royaume ; le plus simple est d'y utiliser ce que les anciennes institutions peuvent fournir. Charles V a aussi ordonné l'arrière-ban qui mettait sur pied tous les hommes en état de porter les armes. Ainsi en septembre 1369, à l'arrivée du duc de Lancastre en Normandie, ordre est donné au bailli de Rouen de faire crier en tous lieux que tous bourgeois et autres gens de bonnes villes et plat pays soient armés dûment et montés. Le roi s'est servi encore des arbalétriers que les villes entretenaient pour leur sécurité, et qui savaient faire bonne figure en campagne : dans l'ordonnance du 19 juillet 1367, il prescrit leur armement, ordonne qu'on leur fasse faire des exercices de tir et réclame des renseignements précis sur leur nombre. Comme Édouard III, en 1369, il interdit les jeux populaires, dés, dames, quilles, palets, etc., pour obliger ses sujets à s'exercer à l'arc et à l'arbalète ; il recommande d'organiser des concours de tir avec prix pour les meilleurs tireurs. Enfin il engage des étrangers, chevaliers, arbalétriers et archers, Allemands, Génois, Espagnols, Gallois, Écossais ; mais les levées en masse locales, les arbalétriers des villes et les mercenaires étrangers ne pouvaient fournir à l'armée royale qu'un appoint.

La véritable armée, ce sont les compagnies d'hommes d'armes et d'archers montés que Charles V, à l'exemple de ses prédécesseurs, leva à sa solde dans le royaume. Dès 1367, partout il a fait faire enquête des gens d'armes peut avoir ; ils devront se tenir garnis et prêts. Au moment où la guerre reprend avec l'Angleterre, nobles et gens d'armes de toute espèce se mettent en mouvement et s'enrôlent sous un chef ou capitaine : le duc de Bourgogne, par exemple, est aux gages du roi pour trois cents hommes d'armes, le duc de Berri pour huit cents et le duc de Bourbon pour quatre cents ; Jean de Vienne, qui a été engagé à Auxerre au nombre de deux cents hommes d'armes, a amené pour sa part, à sa lance, cinq chevaliers et dix-neuf écuyers ; le reste de la compagnie qui s'est formée sous ses ordres se compose de Gilles de Poissy avec deux chevaliers et dix-neuf écuyers, de Robert de Bailledart, chevalier, avec onze écuyers, de Jean de Girolles avec un chevalier et dix-neuf écuyers, et ainsi de suite, jusqu'à deux cents hommes d'armes.

A plusieurs reprises, il avait été fait des tentatives pour répartir les compagnies en routes, c'est-à-dire en corps réguliers, composés d'un nombre fixe d'hommes d'armes, et commandés par un capitaine ; mais ces règlements avaient été mal observés. Les compagnies vivaient à leur guise et guerroyaient pour leur propre compte. Trop souvent elles se présentaient à la montre avec un brillant effectif et un bel équipement, mais fondaient aussitôt après, et ne gardaient que peu d'hommes et quelques chevaux misérables : les hommes qu'elles avaient montrés pour un jour étaient les fausses postes.

Charles V fit aucunes belles ordonnances et bonnes sur le fait de ses guerres, qui durèrent depuis bien longuement. Il s'inspira des règlements établis par Jean le Bon, et de quelques articles des ordonnances du 28 décembre 1355 et de mars 1357, publiées à la requête des États Généraux. Trois ans après la reprise de la guerre anglaise, éclairé par l'expérience, il promulgua les ordonnances du 6 décembre 1373 et du 13 janvier 1374, celle-ci très minutieuse, en dix-huit articles.

Tout est réglé par grand avis et mire délibération de conseil eus sur ce avec les chefs d'office de notre guerre et plusieurs autres sages et vaillants. Le roi, après s'être plaint, dans le préambule, que les capitaines trompent sur leur effectif, qu'ils ne payent pas leurs hommes, les choisissent mal et négligent la discipline, ordonne que le connétable nommera un lieutenant, et les maréchaux, quatre autres lieutenants, pour passer en revue les troupes qui seront sous leur commandement. Ces commissaires prêteront serment devant le roi. Aux revues ne figureront que les bonnes gens d'armes de fait qui y seront en personne et armés suffisamment de leurs propres harnais. On fera jurer à ces gens d'armes qu'ils se gouverneront bien, loyalement et raisonnablement, sans prendre aucune chose ès villes fermées, forteresses et autres lieux, sans en payer le prix raisonnable. Aucun congé ne leur sera accordé que pour des causes légitimes. Les gens à pied ou à cheval à la suite de l'armée, qui ne seront gens de métier, marchands ou autres gens nécessaires pour servir l'ost, seront contraints de vider et empartir. Les capitaines seront responsables des désordres commis par les gens d'armes. Ceux-ci seront divisés en compagnies de cent hommes, dont chacune aura un capitaine. Nul ne sera capitaine sans lettre ou autorisation du roi, de ses lieutenants ou chefs de guerre. Les capitaines de cent hommes d'armes recevront 100 francs par mois, et le roi donnera tel état qui lui plaira aux lieutenants et chefs de guerre. Aussitôt les montres faites, les capitaines mèneront les gens d'armes ès frontières ordonnées, sans les laisser séjourner sur les pays, et les tiendront ès lieux plus convenables pour le profit de la guerre.

Du haut en bas, le commandement est exercé en vertu de la délégation royale, suivant une hiérarchie bien marquée : Nos lieutenants, connétable, maréchaux et maître des arbalétriers et autres capitaines de gens d'armes. Les uns ont des charges temporaires, instituées selon les circonstances dans une région ou dans une place importante : ce sont les lieutenants et capitaines. Les autres, connétable, maréchaux et maître des arbalétriers, sont les officiers permanents de l'armée royale. Les lieutenants figurent en premier lieu, parce que les principaux d'entre eux sont des fleurs de lis ou alliés du roi, comme les ducs d'Anjou, de Bourgogne, de Berri, de Bourbon. Ils exercent d'ordinaire un commandement fort étendu. Le connétable vient après ; mais le connétable est alors du Guesclin, et il parait bien avoir eu dans plusieurs circonstances une sorte de supériorité sur les frères mêmes du roi : pendant huit années, il fut, pour la conduite de la guerre, le conseiller toujours appelé et toujours écouté. Sous le connétable, les deux maréchaux organisent les armées, surveillent l'effectif et conduisent les opérations, quand ils y sont commis par le roi. Le maître des arbalétriers commande les hommes de pied et dirige les artilleries. Quant aux capitaines, il y en a de toute sorte, petits et grands, capitaines généraux préposés à la défense de toute une région, capitaines de villes et simples capitaines de gens d'armes. Les capitaines généraux ont de larges commandements : Guillaume du Merle, par exemple, capitaine de tous les pays et lieux des bailliages de Cotentin et de Caen, a tout pouvoir de garder et gouverner le pays, de mander et assembler tous les nobles et autres gens d'armes, arbalétriers et archers de la région et de requérir les gens des bonnes villes et autres.

Il importait, et c'était le plus difficile, d'assurer la solde. Bien des désastres et des misères étaient venus des retards dans le paiement des hommes d'armes. La fixité des monnaies permit l'établissement d'un tarif général qui ne fut point modifié pendant plus de dix années : 40 sous par jour pour un chevalier banneret, 20 sous pour un chevalier bachelier, 10 sous pour un écuyer ou un archer étoffé, c'est-à-dire tout équipé, 5 sous pour un archer non étoffé. Ce tarif, d'ailleurs, n'empêcha pas le roi, dans des cas particuliers, de faire des réductions ; quelquefois il fut obligé d'accorder des augmentations. Pour garder les passages de l'Oise en 1369, il ordonna de recourir aux hommes d'armes, mais en les payant au meilleur marché possible. Au contraire, le maréchal de Sancerre s'est trouvé à la merci de ses hommes d'armes en Limousin ; afin de ne pas arrêter brusquement les opérations, le roi consent à donner pour cette fois plus de 20 sous par jour par chevalier et 20 sous par écuyer.

Le service de la solde était dirigé par deux trésoriers des guerres qui réunissaient les fonds, payaient les hommes d'armes, en espèces ou par mandats, et recevaient quittance. Au moment de recommencer la guerre avec l'Angleterre, Charles V prit de nouveaux trésoriers. Le plus actif fut Jean le Mercier, le modèle des trésoriers des guerres. Ses comptes et ses quittances le montrent voyageant sans cesse en Picardie, Normandie, Bretagne, Champagne, Berri, Auvergne, Poitou. Il prenait l'argent à la recette générale et dans les coffres du roi à Paris ou chez les receveurs des diocèses et les débiteurs du roi. Il alla même, en 4371, chercher à Avignon cent mille francs que le roi s'était fait prêter par Grégoire XI. Durant la première année de sa trésorerie, il reçut, pour les distribuer aux gens d'armes, 295.344 livres tournois, soit près de quatre millions de francs d'aujourd'hui, valeur intrinsèque.

Aussi bien organisée et payée que possible, l'armée royale fut encore pourvue des engins nouveaux. Depuis trente ans, l'artillerie à feu était utilisée en France. Bien primitif encore était le modeste pot de fer à traire garrots à feu, qu'embarquait à Rouen en 1338 la flotte d'Hugues Quiéret, mais l'usage de l'artillerie s'était assez vite répandu de tous côtés. En 1339, la ville de Cambrai possédait dix canons, et Bruges, plusieurs engins qu'on appelait ribeaudequins. L'année suivante, Lille a acquis quatre tuyaux de tonnerre de garrots, et l'exemple est suivi par Saint-Quentin. Cahors était pourvu, en 1346, de vingt-quatre canons de fer, et Agen, de treize. Les canons parurent en bataille à la journée de Créci, où ils firent plus de bruit que de besogne. L'artillerie de campagne ne devait être bien constituée que fort longtemps après l'artillerie de siège. Mais d'année en année, des progrès décisifs étaient faits : les premières pièces à feu ne lançaient que des matières enflammées, destinées à brûler et non à frapper ; on inventa ensuite les projectiles de plomb, de fer et de pierre ; on apprit à donner de plus grandes dimensions et une plus grande résistance aux canons, et à accroître la force de percussion en augmentant la charge de poudre.

 Le siège de Saint-Sauveur, en 1374-1375, marque bien l'importance prise par l'artillerie dans les guerres de Charles V. Jean de Vienne retint en sa compagnie Girard de Figeac, canonnier, qui s'engagea à faire faire certains gros canons jetant pierres, et à en faire jeter toutes les fois que besoin en serait. Des batteries furent installées à l'Est du château ; les ruines de l'abbaye fournissaient une partie des projectiles. Les premiers engins mis en batterie parurent insuffisants. Girard de Figeac fut chargé de faire de nouveau un gros canon jetant cent livres pesant. Bernard de Montferrat reçut pareille commande, et mit quarante-trois jours à terminer son canon. On lui abandonna la Halle de Caen ; il y établit trois forges qui consommèrent une grande quantité de fer d'Auge ou d'Espagne et d'acier. On avait réuni à Caen les meilleurs forgerons de toute la province.

Aussitôt achevés, les canons furent menés à Saint-Sauveur. Immédiatement, les forges de Caen en mirent d'autres en chantier : trois gros canons de fer, un petit canon, également de fer, et vingt-quatre canons de cuivre. Si on y ajoute quatre canons de fer achetés d'autre part, on constate que, le 26 juin 1375, l'arsenal improvisé de Caen put expédier à Saint-Sauveur trente-deux bouches à feu dont les plus fortes lançaient des boulets de pierre et les autres des plommées, c'est-à-dire de grosses balles de plomb[8]. Le tir des canons fut efficace contre les fortifications de Saint-Sauveur. Une tour fut en effet éventrée, et le capitaine anglais eut une désagréable surprise : Et advint une fois que Catterton, le capitaine, gisait en une tour sur un lit. Si entra une pierre d'engin en cette tour par un treillis de fer qu'elle rompit et fut adonc proprement avis à Catterton que le tonnerre fût descendu céans et ne fut mie assuré de sa vie. Car cette pierre d'engin qui était ronde, pour le fort trait qu'on lui donna, carola et tournoya autour de la tour par dedans.

L'exemple donné ainsi par le roi fut suivi par le duc de Bourgogne : à Chillon, il fit fabriquer une dizaine de canons, dont les plus gros jetaient des projectiles de quatre-vingt-dix, cent et cent trente livres ; ses ingénieurs fondirent même, non sans peine, une pièce, colossale pour le temps, pouvant jeter le pesant de quatre cent cinquante livres.

Charles V était décidé à laisser, sans risquer bataille, les ennemis traverser le royaume et s'épuiser dans d'inutiles chevauchées. Il fallait donc avoir d'excellentes forteresses, capables de résister à un assaut et d'abriter les gens du plat pays avec leurs meubles et leurs bêtes. L'ordonnance rendue le 19 juillet 1367, à la suite des États de Chartres, est en bonne partie consacrée aux places fortes. C'est cette ordonnance, qui prescrit l'inspection des forteresses seigneuriales, dont il a été parlé. Le bailli, assisté de deux chevaliers, en est chargé dans chaque bailliage. Ces inspecteurs royaux ont droit de faire réparer et garnir d'artillerie et de vivres les forteresses tenables aux dépens et frais des seigneurs à qui elles sont. Sur les frontières, le roi contribuera de ses deniers pour les places que les seigneurs ne pourront avitailler du tout. Les places non tenables seront abattues, pour qu'elles ne puissent servir de refuge aux ennemis. A l'approche des bandes armées qui errent par le royaume, les gens du plat pays devront se réfugier dans les villes fortes, et ne paieront, à cette occasion, aucune entrée, ni sortie ou redevance quelconque. Les villes fermées, surtout celles qui sont aux passages des rivières, se garderont avec grand soin. Moins de trois mois après l'ordonnance, Étienne du Moustier, un des meilleurs serviteurs de Charles V, partait pour visiter les forteresses des cinq diocèses de Normandie.

En 1370, au moment où va s'ouvrir la campagne contre les Anglais, au mois de mars, les ordres pour l'inspection des forteresses sont plus rigoureux encore qu'en 1367. Malgré le zèle des inspecteurs, le roi trouvait que la mise en état des places ne se faisait pas assez vite. Jean le Mercier ne cessa d'aller et de venir en Normandie, pour veiller au bon entretien des fortifications. Au printemps de 1378, il est sur la côte de la mer par deçà Seine, à Rouen, à Dieppe, à Harfleur ; de là, il passe par Honfleur, Caen, Bayeux, Saint-Lô et Saint-Sauveur. Les deux années suivantes, nouvelles tournées dans les places normandes au mois d'août et de septembre. La visite des forteresses devient annuelle.

Parmi les nombreux travaux de fortifications qui furent exécutés alors, les plus importants furent faits à Paris. La ville avait débordé hors des vieux murs de Philippe-Auguste ; il avait fallu, à plusieurs reprises, raser les faubourgs, ou les laisser piller par les ennemis. Une nouvelle enceinte fut commencée du côté du Nord, avec tours rectangulaires, courtines, portes et fossés, à partir de 1367. Hugues Aubriot, quand il devint prévôt de Paris, mena la construction avec rapidité, et les travaux étaient à peu près terminés sur la rive droite, à la fin du règne. Une grosse forteresse s'élevait à l'Est, le Château ou nouvelle Bastille Saint-Antoine, pour défendre l'entrée de la ville de ce côté, comme le Louvre la défendait à l'Ouest.

Charles V prit autant de soins de la marine que de l'armée. Il était maître des côtes de Picardie et de Normandie, et les conquêtes de 1371 et 1372 lui rendirent celles de Poitou et de Saintonge ; il avait à sa disposition quelques grands ports comme Dieppe, Harfleur. Rouen, La Rochelle : c'étaient les éléments d'une puissance navale, Le roi sut les mettre en œuvre.

La direction des travaux et des opérations maritimes appartenait à l'amiral de la mer, aux vice-amiraux et capitaines de la mer. L'amiral avait des pouvoirs considérables sur les côtes, dans les ports et en mer, que précisèrent l'ordonnance du 7 décembre 1373 et le règlement du 30 août 1377 : la marine de guerre et la marine marchande étaient soumises à son autorité en temps de paix et en temps de guerre ; il possédait et faisait exercer en son nom la juridiction dans toutes les causes touchant la marine. En 1373, pour remplir cet office, Charles V mit la main sur un homme de premier ordre, digne d'être placé à côté de du Guesclin, Jean de Vienne.

Jean était né dans le comté de Bourgogne, près de Besançon. L'héroïque capitaine qui, en 1347, avait défendu Calais contre les Anglais, était son oncle. Lui-même combattit vaillamment contre les Anglais, les Navarrais, les Compagnies, en Bourgogne, en France, en Bretagne, en Poitou, en Guyenne, en Normandie. Esprit aventureux, il avait pris part à une croisade contre les Turcs en 1366, sur les bords des Dardanelles et du Bosphore. Lorsqu'il fut fait amiral, il n'avait pas encore trente-cinq ans. Jean de Vienne fut du reste très bien secondé : depuis plus de vingt ans, Étienne du Moustier. à titre de commis à la garde et au gouvernement des nefs, de capitaine d'Harfleur, enfin de vice-amiral, s'occupait de l'armement, de l'inspection des navires et de la défense des côtes. Le roi l'appelait volontiers pour s'informer de l'état de son navire. Du Moustier était une sorte de commissaire général de la flotte. D'autres montrèrent d'éminentes qualités dans le commandement, comme Renier Grimaldi, les frères de Montmor, ou dans la direction des arsenaux, comme Richard de Brumare.

Un arsenal royal existait depuis longtemps, sous le nom de Clos des Galées, à Rouen, où les plus gros navires du temps pouvaient remonter avec la marée ; là, aucune attaque des ennemis n'était à redouter. Les magasins de l'arsenal étaient situés en face de la ville, sur la rive gauche du fleuve. Un fossé en communication avec la Seine les entourait, et servait de bassin pour les navires. Charles V rendit l'activité aux chantiers, fort délaissés sous le règne précédent. Le maître du Clos des Gelées fut désormais un important personnage, pourvu de privilèges étendus, et dont les gages s'élevaient à 500 francs d'or ; il commandait à toute une armée de maîtres constructeurs et d'ouvriers. L'arsenal était à la fois magasin d'approvisionnements et chantier de construction. Tout ce qui était nécessaire à l'armement des navires y devait être conservé en quantités considérables : cabestans, timons, avirons, mâts, poulies, ancres, suif, goudron, étoupe, plomb, cordages, bois, canons. Les ateliers maritimes étaient en grande activité : à partir de 1370, il y eut toujours plusieurs grands navires en construction.

Charles V, dès le début de son règne, voulut tout de suite reconstituer une grande escadre royale ; mais ses premiers efforts n'eurent pas d'effet durable. Jean de Vienne eut presque tout à recommencer. Quand il fut fait amiral, sur neuf navires construits récemment, cinq avaient été désarmés par suite d'avaries et attendaient réparation ; les magasins étaient de nouveau dégarnis. Trois ans après, en 1376, l'amiral put faire lancer dix grandes barges d'un modèle nouveau, imitées des galères espagnoles ; leur élévation sur l'eau était plus grande et leur tonnage — environ trois cents tonneaux — plus fort que celui des barges normandes. Au printemps de 1377, trente-cinq vaisseaux de guerre, pourvus d'un armement complet, prirent la mer. A ces vaisseaux de ligne s'ajouta un plus grand nombre de bateaux de moindres dimensions, ce qui fit en tout cent vingt bâtiments. En 1379, la plus grande activité régnait encore sur les chantiers de construction et de réparation ; dix-huit bateaux flambars, ou barges de petite dimension, étaient remis à neuf ; sept grandes barges et quatre petites étaient lancées. Durant plusieurs campagnes, les vaisseaux espagnols que le roi de Castille, en vertu des traités, mettait à la disposition du roi de France se joignirent à la flotte française. La côte anglaise de la Manche, de 1371 à 1380, fut sans cesse menacée : Rye, Rottingdean, Folkestone, Portsmouth, Yarmouth, Pool, Hastings, Fowey furent pillés et brûlés et il y eut des paniques à Londres.

Ainsi, grâce à l'intelligence et à la sagesse du roi, à l'habileté de serviteurs tout dévoués et à la bonne volonté d'un royaume qui fut toujours docile à qui le gouverna bien, la France, au sortir de grands troubles, après de grands désastres, recouvra les forces dont elle avait besoin pour l'inévitable guerre.

 

 

 



[1] SOURCES. Ordonnances des rois de France, IV, V et VI. 1736-1741. Delisle, Mandements et actes divers de Charles V, 1874 (Doc. Inéd.). Vexin, Archives administratives de la ville de Reims, III, 1848 (Doc. Inéd.).

[2] OUVRAGES À CONSULTER. Lavisse, Étude sur le pouvoir royal au temps de Charles V, Revue historique, XXVI, 1884. Vuitry, Études sur le régime financier de la France, nouvelle série, II, 1883. C. Benoist, La politique du roi Charles V, 1886.

[3] Mirot et Deprez, Un conflit de juridiction sous Charles V, Le Moyen Âge, nouvelle série, I, 1897.

[4] Lavisse, Étude sur le pouvoir royal au temps de Charles V, Revue historique, XXVI, p. 239.

[5] Le terme franc désigne désormais, sauf indication spéciale, une monnaie d'or du XIVe siècle et non la monnaie actuelle. Les deniers, dont il s'agit ici, sont des deniers d'or aux fleurs de lis.

[6] OUVRAGES A CONSULTER. Dessales, La rançon du roi Jean, 1850. Moranvillé, Étude sur la vie de Jean le Mercier, 1888. Picot, Histoire des États Généraux, 2e édition, I, 1888. Coville, Les États de Normandie au XIVe siècle, 1894. Dognon, Les Institutions politiques du pays de Languedoc, du XIIIe siècle aux Guerres de religion, 1896.

[7] OUVRAGES A CONSULTER. Moranvillé, Étude sur la vie de Jean le Mercier, 1888. Boutaric, Institutions militaires de la France, 1863. Lacabane, De la poudre à canon et de son introduction en France, Bibliothèque de l'École des Chartes, VI, 1845, et X, 1849. Favé, Études sur le passé et l'avenir de l'artillerie, 1846-1872. G. Köhler, Die Entwickelung des Kriegswesens und der Kriegsführung in der Ritterzeit, 1886-1890. Delisle, Histoire du château et des sires de Saint-Sauveur-le-Vicomte, 1867. Terrier de Loray, Jean de Vienne, 1878. De la Roncière, Histoire de la marine française, II, 1900.

[8] Delisle, Histoire du château et des sires de Saint-Sauveur-le-Vicomte, p. 204.