I. — DERNIÈRE GUERRE NAVARRAISE[2]. LE nouveau règne s'était ouvert réellement, le jour où le roi Jean, avant de quitter son royaume, avait laissé la régence à son fils aîné le dauphin Charles, au commencement de janvier 1364. Un des premiers actes du régent avait été de décider la saisie des biens de Charles le Mauvais, roi de Navarre, qui, depuis la fin de l'année précédente, s'était mis en rébellion à propos de la succession de Bourgogne. Une guerre s'ensuivit, dont du Guesclin fut le héros. Né vers 1320, du Guesclin était d'une noble famille bretonne, établie sur le pauvre fief de La Motte-Broon, dans le pays accidenté qui s'étend entre Rennes et Dinan. Bertrand était l'alné de dix enfants. Comme il était noir, laid et grossier, ses parents ne l'aimaient guère. Il eut une enfance sauvage, où il n'apprit à peu près rien, n'ayant de plaisir qu'à se battre et à boire avec les gars du village. A seize ans, il se sauve à Rennes chez son oncle ; un dimanche, dans une lutte sur la grande place, il est vainqueur d'un paysan. Rentré au manoir paternel, il assiste aux tournois, mais n'y prend point part parce qu'il est trop pauvrement équipé. Un jour, vers 1337, il n'y tient plus : on donne à Rennes de grandes joutes ; il saute sur un cheval de labour, et, d'une traite, arrive à la ville ; là, il emprunte l'armure et le cheval d'un cousin et fournit quinze courses sans trouver adversaire qui le vaille. Quand sa visière eut enfin sauté, son père le reconnut et l'admira. Dans la guerre de Bretagne, avec la plupart des seigneurs de la Bretagne française, du Guesclin avait pris parti pour Charles de Blois. Lorsque la trêve de 1347 fut conclue, comme les Anglais continuaient à mettre le pays en coupe réglée, il les combattit à leur manière, en leur rendant brigandage pour brigandage. A l'avènement du roi Jean, il se mit à son service, et fit campagne sur la frontière bretonne, du côté de Pontorson. Pendant la défense de Rennes, de l'automne de 1356 à l'été de 1357, il s'illustra par des combats singuliers et de merveilleux exploits. A la fin du siège, il fut armé chevalier par Charles de Blois. Depuis lors, il n'avait cessé, comme on l'a vu, de travailler à la défense du royaume, surtout en Normandie. A l'avènement de Charles V, il est banneret, conseiller du roi, capitaine dans deux bailliages, et seigneur de deux châteaux. Ce Breton têtu ne ressemblait pas aux nobles de son temps. Il avait des façons de commander et de combattre à lui, très peu courtoises. Il était rude, méfiant, sans générosité ; ses manières peu gracieuses lui attirèrent auprès du roi de violentes inimitiés. Brave, agile, avec des muscles de fer, il payait volontiers de sa personne, sans préjugés chevaleresques. Très soigneux de ses hommes, auxquels il faisait donner du vin avant l'assaut, et dont il réclamait opiniâtrement la solde, quand elle tardait, il ne les exposait pas pour le plaisir. Aux belles rencontres hasardeuses, il préférait la guerre de surprises et de sièges, et ses Bretons y excellaient. Du jour où il se donna au roi de France, il lui demeura fidèle. Il haïssait les Anglais et plus encore les Français qui s'étaient donnés au roi d'Angleterre, et qu'on appelait les Français reniés. Dans ces temps où l'on vit tant de trahisons et de dilapidations, il fut honnête, loyal, simple et droit. Au début d'avril 1364, du Guesclin reçut l'ordre de s'emparer d'abord de Mantes et de Meulan, les deux forteresses navarraises qui obstruaient la vallée de la Seine. Le 7 avril, au matin — la veille de la mort du roi Jean — Olivier de Mauni, cousin de du Guesclin, avec une petite troupe, épie l'ouverture des portes de Mantes, et se jette sur les gardes, au moment où une charrette s'engage sur le pont-levis. Du Guesclin arrive à son tour et la ville est prise. Quatre jours après, c'est le tour de Meulan. Mais une armée navarraise, formée en Navarre et en Gascogne, arrivait pour défendre les possessions de Charles le Mauvais. Elle était commandée par un grand coureur d'aventures, Jean de Grailli, le captal de Buch. D'autres chefs navarrais avaient réuni aux environs d'Évreux des compagnies, qui opéraient en Normandie, dans le Maine, le Perche, la Bretagne, le Berri et le Nivernais. Le captal s'avançait entre Évreux et Vernon, si confiant qu'il pensait aller jusqu'au delà de Paris, et empêcher le sacre de Charles V. Le nouveau roi, en effet, après avoir célébré, le 7 mai, les funérailles de son père, et reçu sous un figuier, dans le préau du cloître de Saint-Denis, les hommages des pairs et des barons, allait se mettre en route pour Reims. Heureusement les bandes royales de Normandie étaient de bonnes troupes, auxquelles vinrent s'adjoindre des Gascons conduits par Amanieu de Pommiers, et des Bourguignons, amenés par l'Archiprêtre. Lorsque ces capitaines se mirent sur les champs, et passèrent la Seine au Pont-de-l'Arche, ils commandaient une petite armée d'environ quinze cents combattants. A leur arrivée, le captal s'établit aux bords de l'Eure, près de Cocherel, sur une hauteur, où il prit les mêmes dispositions que le prince de Galles à Poitiers ; il commandait à douze cents combattants. La bataille fut livrée le 16 mai. Les capitaines français avaient donné le commandement à du Guesclin pour la journée ; le cri d'armes fut fait en son nom : Notre-Dame Guesclin ! Après s'être approché de la colline, comme s'il voulait l'attaquer, du Guesclin simula une fuite précipitée. Le captal comprit la ruse ; mais Jean Jouël descendit dans la vallée, et l'armée navarraise suivit. Au moment où elle gagnait du terrain, elle fut attaquée à revers : du Guesclin avait laissé en réserve deux cents hommes d'armes bretons à cheval ; ils arrivent tout frais et nouveaux. Une partie des ennemis s'enfuit à travers bois ; le reste est pris ou tué. Le captal se rendit le dernier. Il y eut tant de prisonniers qu'on ne put poursuivre les fuyards. L'armée française alla se rafraîchir à Rouen, et deux messagers coururent porter la nouvelle au roi de France, qu'ils joignirent avant qu'il fût arrivé à Reims : Et lors le roi tendit ses mains au ciel rendit grâces à Dieu de la bonne victoire que Dieu lui avait donnée. Le 19 mai, le roi et la reine Jeanne de Bourbon étaient sacrés. Dès le lendemain, Charles V repartait pour Paris. Tout de suite, il fit don à du Guesclin du comté de Longueville, tenu en main royale depuis la mort de Philippe de Navarre. Du Guesclin devenait un des plus puissants seigneurs de Normandie. Les places navarraises, très nombreuses, étaient éparpillées, depuis la Bourgogne jusqu'à l'extrémité du Cotentin. Le roi en fit faire une attaque méthodique. Du Guesclin mena ses Bretons au cœur des possessions navarraises, dans le Clos de Cotentin. Mais les garnisons avaient été renforcées, et les fortifications, moult bien guéritées. Au château de Valognes, du Guesclin rencontra une résistance acharnée. Il fallut toute l'ardeur sauvage des Bretons pour enlever le donjon le 10 juillet[3]. La fin de la campagne fut mauvaise : de gros renforts étaient arrivés de Navarre aux ennemis. Le siège d'Évreux n'aboutit pas ; au commencement d'août, un aventurier basque escalade, à la faveur du brouillard, le château de Moulineaux, qui commande la Seine, à quelques lieues en aval de Rouen. D'autre part, le duc de Bourgogne ne peut reprendre la Charité-sur-Loire, où de grosses compagnies navarraises étaient installé depuis près d'un an. Enfin, dans les derniers jours de l'année 1364, les places du Cotentin que du Guesclin avait si laborieusement conquises, Valognes notamment, retombent aux mains des ennemis. Alors Charles V chercha à traiter dans les meilleures conditions possibles. Le captal de Buch, son prisonnier, très impatient d'être libre, et le pape Urbain V s'entremirent pour la paix. On négocia à Avignon un traité qui fut conclu au mois de mars 1365. Charles le Mauvais recouvrait ses domaines en Normandie, sauf Mantes, Meulan et le comté de Longueville, qui rentraient dans le domaine royal ; en échange, il recevait la ville et baronnie de Montpellier, possession lointaine et moins dangereuse. En ce qui touchait la Bourgogne et les autres revendications de Charles le Mauvais, les deux parties s'en remettaient à l'arbitrage du pape. Mais quand arriva la ratification du roi de Navarre, on remarqua qu'elle n'était pas scellée de son grand sceau. Comme on pouvait s'attendre à tout de sa part, le captal dut garantir la signature de son maître. Jusqu'au dernier moment, le roi de France resta très défiant : comme disait plus tard Pierre Cochon, c'était la paix renard. Du moins Charles V était tranquille de ce côté pour plusieurs années. II. — FIN DE LA GUERRE DE BRETAGNE[4]. DEPUIS la bataille de Poitiers, les affaires de Bretagne étaient restées incertaines. Le duc de Lancastre avait assiégé Rennes, du 3 octobre 1336 au 6 juillet 1337 ; mais la trêve de Bordeaux lui avait fait lâcher prise. La trêve échue, le pays avait vécu sous un terrible régime d'exploitation militaire. Édouard III avait donné le duché de Bretagne à ferme, comme une métairie à ses lieutenants ; ils en touchaient les revenus, à charge de pourvoir à la défense et de soutenir la guerre à leurs frais. A leur tour, ils donnaient à ferme châtellenies et châteaux, par exemple Landevenec et Hennebont, chacun pour 3.000 écus par an, Beaufort-sur-Rance pour 1.000 florins, La Gravelle, Châteaublanc et Fougerai ensemble pour 2.000 moutons. Les aventuriers, Anglais et autres, établis dans ces châteaux, terrorisaient et épuisaient le pays. Le métier était si bon que de nouveaux châteaux étaient bâtis pour de nouveaux brigands. D'ailleurs le roi d'Angleterre, outre qu'il trouvait ainsi le moyen de payer sa guerre, prélevait sa part sur les bénéfices. — Par l'article 20 du traité de Calais, les rois de France et d'Angleterre s'étaient engagés à faire cesser cet état de choses ; mais, durant deux années, les conférences s'étaient succédé inutilement, malgré l'intervention du pape et des légats. En 1362, Jean, l'héritier de Montfort était arrivé d'Angleterre dans le duché : il avait vingt-deux ans. Édouard III, qui l'avait fait élever loin de sa cour, presque comme un prisonnier, lui avait, jusque-là, refusé la permission de se rendre en Bretagne. Enfin, n'ayant plus de motif pour le retenir, il l'avait laissé partir, après lui avoir fait souscrire de rigoureux engagements, que Montfort avait signés sans regarder. Pour échapper à la tutelle anglaise, Jean do Montfort essaya de s'entendre avec son rival. Charles de Blois aurait volontiers accepté une réconciliation, et payé, de la moitié de la Bretagne, une paix solide ; mais il tenait ses droits de sa femme Jeanne de Penthièvre. qui se refusait à tout compromis. Qui trop sa femme croit, à la fin s'en repent, dit le trouvère Cuvelier. Charles de Blois reprit les hostilités en 1363. Du Guesclin alla le rejoindre ; mais il resta trop peu de temps en Bretagne. Lui parti, rien ne réussit. Charles de Blois est obligé de renoncer au siège de Bécherel. Les deux adversaires se rencontrent au Pas d'Évran ; on ne se bat pas, on négocie, on prépare un partage de la Bretagne qui parait satisfaire tout le monde ; mais Jeanne de Penthièvre s'obstine encore à le repousser. Enfin, en 1364, les deux partis recoururent à la bataille. Montfort avait, au mois d'août, mis le siège devant le château d'Aurai ; Charles de Blois se présenta pour délivrer la place. Beaucoup de barons de Bretagne avaient répondu à son appel. Du Guesclin lui-même avait quitté le service du roi de France, pour aller à l'aide de celui qu'il tenait pour vrai duc de Bretagne. Avec Montfort étaient les plus célèbres capitaines anglais, Knolles et Chandos. Chaque armée comptait environ quatre mille hommes, droites gens d'armes, triés, armés de toutes pièces de pied en cap. La bataille fut très dure : un corps de réserve, survenu à propos, assura la victoire à Montfort. Les trois lignes françaises furent enfoncées ; Charles de Blois et du Guesclin se battirent jusqu'au soir ; Charles fut tué, et du Guesclin pris, n'ayant plus dans les mains qu'un tronçon d'épée. L'armée franco-bretonne avait perdu la moitié de son effectif. Peut-être le parti de Blois aurait-il pu résister encore ; mais Jeanne de Penthièvre, intraitable jusqu'alors, céda. Veuve et comme con damnée par Dieu, elle laissa faire les ambassadeurs de Charles V, l'archevêque de Reims et le maréchal Boucicaut. Un traité fut signé à Guérande le 12 avril 1363 : Jean de Montfort devient duc de Bretagne sous la suzeraineté du roi de France, mais, s'il n'a pas d'héritier légitime en ligne directe, son héritage reviendra aux enfants de Blois ; Jeanne de Penthièvre conserve le comté de Penthièvre et la vicomté de Limoges ; des mariages uniront les deux familles ennemies. Les Montfort l'emportaient donc après vingt-trois ans de luttes. Longtemps alliés de l'Angleterre, ils auront grand'peine à être bons et fidèles vassaux du roi de France. Cependant mieux valait la paix qu'une guerre, qui menaçait sans fin tout l'Ouest du royaume. En décembre 1366, Montfort alla prêter l'hommage simple comme duc de Bretagne, à l'hôtel Saint-Paul ; il avait refusé l'hommage lige. III. — EXPULSION DES COMPAGNIES[5]. APRÈS la paix faite avec le roi de Navarre et le duc de Bretagne, les Compagnies restaient nombreuses en Normandie, dans le Maine, en Beauce, sur la Loire, en Auvergne, partout où la cause de Navarre avait trouvé des partisans. De Bretagne, les hommes d'armes étaient rejetés sur la France. Les routiers affluaient de nouveau en Languedoc et en Bourgogne. Il était impossible d'anéantir les Compagnies ou de les expulser par la violence. Comme à la fin du règne précédent, il fallut négocier avec elles. Le roi et le pape Urbain V voulaient les envoyer en Hongrie, au secours du roi de ce pays, qui faisait la guerre aux Turcs : ces détestables faisceaux d'iniquités seraient ainsi employés au service de la Chrétienté, et la France, débarrassée des brigands. On pensait que du Guesclin pourrait commander ce grand départ. L'empereur Charles IV, qui vint à Avignon à la fin de mai 1365, promit son concours, et Arnoul d'Audrehem alla s'entendre avec le roi de Hongrie ; mais l'organisation de cette croisade fut très laborieuse. Du Guesclin n'était pas libéré de la rançon qu'il devait à Chandos depuis la journée d'Aurai. Les Compagnies trouvaient le voyage de Hongrie bien hasardeux et bien effrayant. Du Guesclin fut. remplacé par l'archiprêtre Arnaud de Cervole, qui connaissait bien les Compagnies, pour avoir vécu de leur vie et qui leur inspirait confiance. Il donna rendez-vous aux routiers sur terre d'Empire, en Lorraine. Ces singuliers croisés passèrent sous Metz, puis se présentèrent devant Strasbourg. Malgré les promesses impériales, les Strasbourgeois refusèrent l'entrée de la ville et le passage du pont du Rhin. Bâle fit de même. L'Empereur, contraint par ses sujets qui redoutaient l'arrivée des bandes, parut avec une armée pour barrer la route. Dès les derniers jours de juillet 1365, les routiers rebroussèrent chemin et rentrèrent en France. On chercha un autre expédient. Du Guesclin, libéré grâce au roi, qui avait versé 40.000 florins d'or à Chandos, s'engagea, le 1er août 1365, à emmener les Compagnies en Espagne. En Castille, le jeune roi don Pedro, que les uns ont appelé le Cruel, et les autres, le Justicier, régnait durement, dominé par des intrigants, trahi par ceux en qui il mettait sa confiance, et, par l'entraîné à la défiance et à la cruauté. Il avait délaissé, le jour même du mariage, sa femme légitime, Blanche de Bourbon, belle-sœur de Charles V, créature sans péché et sans tache, pour son ancienne maîtresse la Padilla. Il avait même fait annuler son union avec Blanche et contracté un nouveau mariage ; les légats pontificaux l'avaient excommunié et le royaume avait été mis en interdit[6]. Son père, le roi Alfonse XI, avait laissé, d'autre part, de Léonora de Guzman, une lignée de bâtards, qui profitèrent du mécontentement général pour se révolter. L'aîné, don Enrique de Trastamare, réclamait même la couronne de Castille. Don Pedro subit les plus grandes vicissitudes : il tomba aux mains des révoltés, puis recouvra sa liberté. Exaspéré, il se débarrassa de ceux qui l'avaient trahi : don Juan d'Albuquerque, son favori, le juif Samuel Lévi, à qui il avait confié ses finances, disparurent brusquement. Dans le courant de 1361, l'infortunée Blanche de Bourbon, plus misérable qu'une servante, mourut aussi au château de Jérez, et le bruit d'un crime se répandit jusqu'en France. Le roi de France avait à venger la mort suspecte de la reine Blanche. D'autre part, depuis quelques années, le roi de Castille était en guerre avec le roi d'Aragon. Don Enrique de Trastamare, réfugié tantôt en Aragon, tantôt en Languedoc, servit de trait d'union entre tous les ennemis du roi de Castille. Une double coalition s'organisa : don Pedro de Castille s'était allié à Charles le Mauvais ; il était assuré de la bienveillance du roi d'Angleterre ; il avait pour lui tous les ennemis du roi de France. De son côté, don Enrique pouvait compter sur le roi d'Aragon, et, depuis le 9 mars 1365, un traité assurait à ces deux princes l'alliance de Charles V et le secours d'une armée recrutée en France. Les grandes luttes, que la paix de Calais avaient suspendues en France, allaient, semblait-il, reprendre en Espagne. C'étaient les Compagnies qui devaient composer l'armée promise par Charles V, mais il ne fut pas facile de les faire partir. Il fallait payer aux routiers les sommes qui leur avaient été promises : le premier versement fut fait à Troyes. Du Guesclin s'était mis en route pour ramasser et conduire les Compagnies. En octobre 1365, il était en Bourgogne. Il laissait des bandes derrière lui, mais les plus grosses le suivaient. Elles mirent un mois pour arriver à Villeneuve d'Avignon. De là, les bandes demandèrent à Urbain V de l'argent et l'absolution des anathèmes pontificaux. Le pape négocia quatre jours et s'en tira à assez bon compte ; il procura à du Guesclin de grosses sommes tirées en partie de ses caisses, mais prélevées surtout sur les habitants du comtat Venaissin et sur le clergé de plusieurs provinces. Bien qu'il eût reçu ce subside, du Guesclin fut obligé d'emprunter 10.000 francs aux bourgeois de Montpellier pour satisfaire les exigences de ses routiers. Enfin, aux derniers jours de 1365, il passa les Pyrénées. Grâce à cette solide armée de trente mille combattants, gens de tous pays, Français, Anglais, Allemands, Gascons, en deux mois le royaume de Castille fut conquis. Don Pedro s'enfuit dans la Galice, qui lui restait fidèle. Don Enrique, le 5 avril 1366, fut couronné roi de Castille dans la cathédrale de Burgos. Il paya ses alliés en dons de terre : du Guesclin reçut le duché de Trastamare. L'expédition avait, pour le bien de la France, duré trop peu de temps. On avait espéré que les Compagnies iraient combattre les Maures, mais elles regagnèrent les Pyrénées. Du Guesclin et Hugh de Calverly, restés en Espagne, ne gardaient que quinze cents lances. D'ailleurs bien des bandes étaient restées en France, surtout en Bourgogne. Arnaud de Cervole avait tenté de les emmener en Espagne, puis en Orient au secours de l'empereur Jean Paléologue ; mais il avait été tué le 25 mai 1366, en Bresse, dans une querelle avec un homme d'armes. Vers le milieu d'août, les Compagnies, retour d'Espagne, affluent dans la vallée de la Garonne, non loin de Toulouse. Les sénéchaux de Toulouse, de Carcassonne et de Beaucaire les attaquent imprudemment sous les murs de Montauban et sont battus. Cependant don Pedro ne se résignait pas. Vaincu et chassé par les Français, il alla à Bordeaux demander le secours du prince de Galles. Il faisait de belles promesses, vantait ses richesses, ses joyaux merveilleux, telle cette escarboucle qui était de si grande vertu qu'elle éclairait à minuit comme le soleil fait à midi. A vrai dire, il n'avait avec lui que quelques milliers de doubles. Le prince de Galles, après avoir consulté son père, avança le reste de l'argent nécessaire à une expédition en Espagne et fit ses préparatifs. Pour gagner la Castille, il fallait traverser la Navarre. Le roi de Navarre, Charles le Mauvais, ne manquait jamais une occasion do s'associer aux ennemis du roi de France. A Libourne, le 23 septembre, le prince de Galles, don Pedro et le roi de Navarre s'accordèrent : il fut convenu que le prince de Galles amènerait une armée et recevrait la Biscaye avec 550.000 florins, et que le roi de Navarre livrerait le passage, serait mis en possession du Guipuzcoa et de la province de Logroño et serait gratifié de 200.000 florins. L'armée anglaise fut vite rassemblée. Les Gascons étaient toujours prêts. Les capitaines anglais, qui revenaient d'Espagne ou y étaient restés, accoururent ; d'autres arrivèrent du Languedoc. Au milieu de février 1367, le prince, avec une armée de douze mille hommes, passait à Roncevaux. Charles le Mauvais, pour ne pas se compromettre, se fit faire prisonnier par un cousin de du Guesclin, Olivier de Mauni, tandis que les Anglais traversaient la Navarre. En Castille, entre Najera et Navarete, malgré les sages avis du maréchal d'Audrehem, une bataille s'engagea, le samedi 3 avril 1367. Don Enrique avait eu trop de confiance dans le nombre de ses soldats : la débandade des Espagnols rendit inutile la résistance acharnée de du Guesclin. Enrique échappa, mais du Guesclin était prisonnier des Anglais. Don Pedro redevint aussitôt maître de son royaume. Le prince de Galles resta en Castille tout l'été de 1367, attendant que don Pedro voulût bien le payer ; mais son allié ne lui donna rien. La dysenterie se mit dans l'armée anglaise ; le prince lui-même fut malade ; il enfla démesurément, et on crut qu'il était empoisonné. Don Enrique s'était rendu auprès du duc d'Anjou à Montpellier, et faisait la guerre en Aquitaine contre les Anglais avec quelques bandes qu'il avait soudoyées. Ces événements décidèrent le prince de Galles à repasser les Pyrénées. Du Guesclin, son prisonnier, le suivait. A la fin de décembre 1367 il fut question de sa rançon. Un jour, d'après le récit romanesque de la Chronique en prose de Bertrand du Guesclin, Bertrand, vêtu d'une robe de griset, alla trouver le prince, qui lui dit en riant : Or avant, Bertrand, comment vous va ? — Sire, quand il vous plaira, il me sera mieux. Je suis tout enfumé et ai ouï longtemps les souris et les rats ; mais le chant des oiseaux, n'ouïs-je pièça. Je les ouïrai quand il vous plaira. Le prince le pria de fixer lui-même sa rançon. Bertrand déclara fièrement qu'il ne devait pas se taxer trop bas, et proposa pour sa délivrance 100.000 florins. Et quand le prince l'entendit, si lui mua la couleur et commença à regarder tous ses chevaliers en disant : Se sait-il bien gaber de moi qu'il m'offre telle somme ? Je le quitterais pour le quart. Bertrand consentit à descendre à 60.000 florins. Sire prince, dit-il en terminant, Enrique se peut vanter qu'il mourra roi d'Espagne, quoi qu'il doive coûter, et me prêtera la moitié de ma rançon et le roi de Franco l'autre, et si je ne pouvais aller ou envoyer devers ces deux, si le gagneraient à filer toutes les fileresses de France. Et, en effet, le roi de France et le duc d'Anjou l'aidèrent à se libérer. Don Enrique était rentré en Espagne, en septembre 1367, avec trois mille cavaliers et six mille fantassins. Peu après, de grands événements s'annonçaient du côté de la France. On s'attendait et on se préparait à une rupture avec l'Angleterre. En prévision, le 20 novembre 1368, Charles V signe un nouveau traité d'alliance avec don Enrique. Au mois de décembre 1368, à marches forcées, du Guesclin mène en Castille deux mille soudoyers ramassés en Languedoc et en Provence, et il rejoint don Enrique au siège de Tolède. A Montiel, le 14 mars 1369, ils surprennent l'armée que don Pedro avait recrutée aux trois quarts de Mauresques, et la battent complètement. Pedro, enfermé à Montiel, est fait prisonnier et conduit sous la tente d'Yvain Lakouët, où don Enrique va le voir ; après un échange d'injures, les deux frères se prennent corps à corps. Don Pedro terrasse son adversaire et le tient sous lui, mais le vicomte de Rocaberti, chevalier aragonais, dégage Enrique, qui tue son frère d'un coup de dague. Le roi de France pourra compter désormais sur l'alliance du roi de Castille. A cette date, les Compagnies étaient décimées par la guerre et la maladie, et comme usées par la vie errante qu'elles étaient obligées de mener. Quelques-unes étaient demeurées éparses en Bourgogne, en Languedoc et même en Normandie. D'autres revenaient d'Espagne, où don Pedro les avait mal payées, et parcouraient hâtivement l'Auvergne, le Berri, le Gâtinais, la Champagne, l'Anjou et la Touraine, le plus souvent sans pain et sans souliers. On avait appris à se défendre contre elles. Dans le Languedoc, toutes les villes sont bien fortifiées. Au début de 1365, les habitants d'Albi et les paysans des villages voisins, en armes, attaquent les routiers, qui sont battus ; deux d'entre eux sont brûlés devant les murs de la ville. A Carcassonne, l'Inquisiteur prêche la croisade contre eux. A Narbonne, les habitants massacrent tous les brigands qui s'étaient introduits dans la ville. Des capitaines, voyant que les mauvais jours sont venus, se louent aux prix les plus modestes pour faire la police dans la campagne. En Bourgogne, où opère le bailli de Dijon Hugues Aubriot, une justice sévère est organisée. Guyot du Pin, Troussevache, gentilshommes et routiers par centaines, sont saisis et condamnés pour leurs démérites, les uns à pendre, les autres à traîner et pendre, les autres à noyer et les autres à couper les têtes. Jean de Venelle exprime la joie des habitants du royaume à la vue de toutes ces exécutions ; il montre les routiers expulsés de partout, obligés de vendre à vil prix les objets qu'ils avaient volés. Que Dieu soit béni partout ! Amen ! s'écrie-t-il dans la dernière page de sa chronique. Mais le pays n'était pas encore quitte des méfaits des gens de guerre. |
[1]
SOURCES. Grandes
Chroniques (Chronique de Pierre d'Orgemont), éd. Paris, VI, 1838. Chronique
Normande, éd. Monnier, 1882. Chronographia regum Francorum, éd.
Moranvillé, II, 1893. Jean de Venelle, Chronique, à la suite des
continuations de Guillaume de Nangis. éd. Géraud. II, 1843. Chronique des
quatre premiers Valois, éd. Luce, 1863. Froissart, Chroniques, M.
Kervyn de Lettenhove, VI et VII, 1868, 1869, et éd. Luce, VI et VII, 1876,
1878. Cuvelier, Chronique de Bertrand du Guesclin, 1839. Christine de
Pisan, Le Livre des lais et bonnes meurs du sage roy Charles V,
collection Michaud et Poujoulat, II, 1886. P. Cochon, Chronique Normande,
éd. de Beaurepaire, 1870. Thalamus parvus, éd. de la Société
Archéologique de Montpellier, 1836. Le héraut Chandos, Le Prince Noir,
éd. Fr. Michel, 1883. Eulogium historiarum, éd. Haydon. 1858-1861. Knighton, Chronicon,
éd. Lumby, II, 1895. D. Pedro de Ayala, Cronica
[2] OUVRAGES À CONSULTER. Luce, La jeunesse de Bertrand Du Guesclin, 1876. Chérest, L'Archiprêtre, 1879. E. Monnier, Étude sur la vie d'Arnoul d'Audrehem, 1888. Prou, Étude sur les relations politiques du pape Urbain V avec les rois de France Jean II et Charles V, 1888. Denifle, La guerre de Cent Ans et la désolation des églises en France, 1900.
[3] S. Luce, Du Guesclin en Normandie. Le siège et la prise de Valognes, Revue des Questions historiques, XLIX, 1893.
[4]
OUVRAGES À CONSULTER.
De la Borderie, Histoire de Bretagne, t. III, 1899, et Le Règne de
Jean IV, duc de Bretagne, 1893. G. Köhler, Die Entwickelung des Kriegswesens und der Kriegsführung in
der Ritterzeit, II, 1886.
[5] OUVRAGES A CONSULTER. D. Vaissette, Histoire générale de Languedoc, nouvelle édition, IX, 1885. Guigne, Les Tard-Venus dans le Lyonnais, 1889. Finot, Recherches sur les incursions des Anglais et des Compagnies en Bourgogne, 1874. Rouquette, Le Rouergue sous les Anglais, 1887. Labroue, Le Livre de vie, 1891. Mérimée. Histoire de Don Pèdre Ier, roi de Castille, 1865. Schirmacher, Geschichte Spaniens, V, 1890. D. Catalina Garcia, Castilla y Leon durante los reinados de D. Pedro I, Enrique II, Juan I y Enrique III, I, 1892. Daumal, Étude sur l'alliance de la France et de la Castille aux XIVe et XVe siècles, 1898.
[6] Daumet, Étude sur les relations d'Innocent VI avec don Pedro Ier, roi de Castille, Mélanges d'archéologie et d'histoire de l'École de Rome, XVII, 1897.