HISTOIRE DE FRANCE

TOME QUATRIÈME — LES PREMIERS VALOIS ET LA GUERRE DE CENT ANS (1328-1422).

LIVRE II. — LES CRISES DU RÈGNE DE JEAN LE BON.

CHAPITRE III. — LE TRAITÉ DE CALAIS[1].

 

 

I. — RÉSISTANCE AUX ANGLAIS ET AUX NAVARRAIS[2].

AU moment où le dauphin rétablit son autorité dans Paris, le royaume est plus que jamais travaillé par la guerre anglaise, qui continue malgré la trêve de Bordeaux, et par la Navarrerie, comme on appela la guerre que Charles le Mauvais va désormais poursuivre ouvertement.

Les ennemis sont partout : Et semblait, dit le chroniqueur normand Pierre Cochon, qu'ils jouassent aux barres. Paris est comme assiégé par les Anglais et les Navarrais de Saint-Cloud, de Poissy, de Pontoise, de Creil, de Lagni et de Melun. Toutes les grandes voies qui y mènent sont coupées, surtout les cours d'eau par où passent les marchandises. A l'Est, dans les lieux forts de la Brie et de la Champagne, on trouve des Anglais, des Navarrais, des Italiens, des Espagnols et des Allemands. Des bandes se promènent jusqu'aux environs de Sainte-Menehould et de Chaumont et dans les évêchés de Verdun et de Langres. Des Anglais, venus de Bretagne sous les ordres de Robert Knolles, après avoir passé près d'Orléans, ont traversé la Puisaye, se sont arrêtés en Bourgogne, ont pillé et rançonné Auxerre, et finalement sont restés dans les environs. D'autres bandes exploitent le Soissonnais, la Picardie et le Ponthieu ; elles tiennent tout le pays, de Chaumont en Vexin, de Creil et de Clermont, jusqu'à Abbeville, Rue, le Crotoi et Montreuil ; elles ont manqué de prendre Amiens. Mais aucun pays n'est plus malheureux que la Normandie : au Nord du duché, les Navarrais débordent de la Picardie ; au centre, Rouen est menacé ; la vallée de la Seine, de Mantes à Pont-de-l'Arche, celles de l'Iton et de la Risle sont aux mains des Navarrais. Le bas pays n'est qu'une mosaïque de forteresses royales, navarraises et anglaises, surtout dans le Cotentin. Les Anglais sont maîtres de Calais et de ses environs ; ils sont comme chez eux dans une grande partie de la Bretagne ; depuis la bataille de Poitiers, ils circulent à leur aise en Rouergue, en Querci, en Angoumois, en Saintonge, en Limousin, en Poitou, en Touraine, en Berri, et même en Auvergne. Les trois quarts du royaume sont en proie aux gens de guerre.

A la tête de ces bandes sont des chefs comme Robert Knolles, un ancien tisserand d'origine allemande, armé chevalier après le pillage d'Auxerre, qui fait la guerre pour son propre compte et s'y enrichit ; Eustache d'Auberchicourt, chevalier de Hainaut, jeune, amoureux et durement entreprenant, qui aimait très loyalement par amour une dame du plus grand lignage des chrétiens, pour quoi il en valait mieux en armes ; puis l'Anglais James Pipe, le Breton Foulque de Laval, l'Allemand Frank Hennequin, le Lorrain Brocard de Fénétrange, le Franc-Comtois Jean de Neuchâtel, le Gallois Jacques Wyn, dit le Poursuivant d'amour, le Gascon Bertucat d'Albret, l'Espagnol Garciot du Castel, etc.

Les gens d'armes, qui gardaient les places fortes pour le compte du dauphin n'étaient guère moins à redouter que les ennemis ; il était souvent aussi dangereux d'être défendu que d'être envahi.

Pour délivrer le royaume, le régent n'avait ni armée ni finances. Au printemps de 1338, les États de Champagne, puis les États Généraux de Compiègne s'étaient montrés assez généreux ; mais les subsides, fort mal payés du reste, furent absorbés par le siège de Paris. Après la chute de Marcel, la ville de Paris offrit de payer différentes taxes ; mais cet exemple ne fut guère suivi. Les aides accordées en Normandie ne purent être levées, par suite de la présence des ennemis et de la résistance des habitants. Aux États de mai 1339, à Paris. il fut question d'un nouveau subside général : nobles, clergé et bonnes villes y mirent la meilleure volonté ; mais les pays de Languedoïl étaient si misérables que le produit fut insignifiant. Le Languedoc avait trouvé des ressources, mais qui devaient être employées sur place. Le régent recourut alors aux mutations de monnaies : en dix-sept mois, du 30 octobre 1358 au 27 mai 1360, il y eut vingt-deux variations : la valeur de la livre tournois, déduite des espèces d'argent, tomba au plus bas, à 0 fr. 41 : sur le monnayage du marc d'argent, le régent gagna jusqu'à 46 livres. Mais bientôt ce bénéfice devint illusoire ; car le prix du marc d'argent s'éleva démesurément : ce qui était gagné d'un côté était perdu de l'autre. De quelque part qu'il se tournât, le dauphin n'avait presque rien à espérer.

Jusqu'à l'été de 1359, à défaut d'opérations d'ensemble, que le manque d'argent rendait impossibles, il fallut se contenter de la défense locale. Moult eut de petites besognes et de rencontres par le royaume de France. Des commissaires furent envoyés pour visiter les forteresses et faire armer les habitants. Des lieutenants et des capitaines furent investis de pouvoirs, qui leur permettaient de réunir sur les lieux les hommes d'armes qu'ils pouvaient trouver, de tenir des assemblées locales, pour lever l'argent nécessaire, de conduire les hostilités, selon les besoins de chaque jour. Le régent fut parfois obligé de prendre pour lieutenants des chefs de bandes, qu'il valait mieux avoir pour soi que contre soi, mais qui étaient d'étranges serviteurs : tel, dans le Nivernais et dans le Berri, le Périgourdin Arnaud de Cervole, ancien archiprêtre de Vélines, devenu capitaine de brigands, qui ne rendit aucun service réel, s'entoura d'hommes d'armes et de soudoyers ramassés parmi les Anglais et les Navarrais, entra à Nevers comme en place conquise, y fit mettre à mort les principaux habitants et rançonna le reste. Heureusement le régent trouva de meilleurs auxiliaires, comme Mouton de Blainville et le Baudrain de la Heuse en Normandie, l'évêque de Troyes, en Champagne, et, sur les confins de Bretagne, un simple chef de partisans, Bertrand du Guesclin, capitaine de Pontorson.

On est étonné de l'activité qu'ils déployèrent. Le dauphin n'a ni argent, ni armée ; partout cependant on combat et on tient tête. C'est que cette défense locale est l'œuvre, non seulement de quelques compagnies d'hommes d'armes, mais du peuple tout entier. En Champagne, ceux de Troyes aident leur évêque à battre Eustache d'Auberchicourt. Les communes des bonnes villes prennent part au siège de Saint-Valeri, que les Anglais occupaient ; il en est venu de Tournai, de Boulogne, d'Arras, de Hesdin, de Doullens, d'Abbeville et d'Amiens. Des bourgeois de Rouen, conduits par le capitaine de la ville, Jacques le Lieur, sont allés les rejoindre. Ils se jettent sur les Anglais, qu'une capitulation débonnaire a laissés sortir de la ville et en tuent trois cents. A l'attaque de Longueville figurent, avec des nobles du pays, des bourgeois de Rouen qui forment la plus belle compagnie, qui, puis cent ans au-devant, n'était issue de Rouen. La campagne, aux environs de Caen, était inhabitable ; des forteresses anglo-navarraises entouraient la ville : les habitants mirent à se dégager une obstination et une vaillance admirables. Tout fut fait, comme dit un chroniqueur qui a bien pu être un témoin oculaire[3], par les gens d'armes qui lors étaient au régent, et autres du pays, qui n'étaient de rien aux gages, et moult vaillamment se portèrent ceux du pays en celui temps. Les officiers du roi à Caen, le commissaire général des aides, le lieutenant du roi, le capitaine et le bailli de Caen n'eurent qu'à diriger les bonnes volontés. L'antique commune eut alors comme une sorte de renaissance. Lorsqu'il s'agit de reprendre Creulli aux Anglais, les hommes d'armes de Caen et les paysans du Bessin tinrent bon auprès des troupes royales. En deux ans, la plupart des lieux forts furent repris, et le pays, aux trois quarts délivré.

A Reims, les habitants se défiaient de leur archevêque, qu'ils savaient n'être ni brave ni sûr, et qui était parent du roi d'Angleterre. Malgré lui, ils se mirent en état de défense. Au temps de la Jacquerie, ils avaient occupé le château pendant une absence du prélat ; six bourgeois avaient été élus pour prendre garde des ouvrages et autres nécessités, sûreté et tuition de la ville, avec pouvoir de lever par contrainte l'argent nécessaire aux travaux, de faire armer et désarmer qui bon leur semblerait, d'expulser les forains et d'ouvrir toutes les lettres. Les Rémois demandèrent au dauphin un capitaine, qu'il leur donna, et l'archevêque consentit à leur abandonner la défense de son château. Des murailles garnies de tours furent élevées du côté de la ville, où il n'y avait que de simples fossés ; les bourgeois y dépensèrent 72.280 écus. Pendant l'été de 1359, ils se risquèrent hors des murs ; escortés par quelques nobles du pays, ils s'en allèrent, avec deux engins pour batterie, reprendre aux ennemis le château de Rouci. Mais ce qu'il y eut peut-être de plus remarquable, ce furent les alliances que Reims conclut avec les villes voisines : Reims et Châlons seront unis à la honte, confusion et dommages des ennemis ; les deux villes se promettent un secours réciproque de soixante glaives. Entre Reims et Rethel, il est convenu que tout dissentiment cessera ; en commun, on protégera les campagnes ; des gardes seront placés sur les champs, afin de conforter les bonnes gens du plat pays, par quoi les terres puissent être ahannées (travaillées), vignes faites, marchandises courir et vivres être portés de l'un pays à l'autre paisiblement.

Un fils de paysans, le carme Jean Fillon, de Venelle, nous a raconté un épisode qui s'est passé dans son pays même. Longueil-Sainte-Marie était un village sur les bords de l'Oise, non loin de Creil, où était installée une bande anglaise. Pour se mettre à l'abri des ennemis, les habitants obtinrent de l'abbé de Saint-Corneille de Compiègne la permission de s'établir dans un manoir du village, entouré d'un simple mur avec une porte fortifiée, garnie d'un fossé. Des paysans des environs se joignirent à eux : en tout, ils étaient au nombre de deux cents bons laboureurs et gagnant leur pauvre vie du travail de leurs mains. Un d'eux, un grand et beau gaillard, Guillaume l'Aloue, fut choisi comme capitaine. Il fut secondé par un autre paysan, qui lui obéissait, pour ainsi dire, comme un cheval, d'une incroyable force des reins et des membres, bien fait, large d'épaules et très haut de taille, et en outre plein d'énergie et d'audace, appelé le Grand Ferré. Aucun noble n'était admis parmi ces bonnes gens, fût-ce pour s'abriter une nuit dans leur manoir.

Les Anglais voulurent s'emparer de ce refuge. Par surprise, un jour, ils y entrèrent. Mais les pauvres hommes des champs se défendirent de leur mieux, car ils pensaient qu'il valait mieux mourir en se défendant main à main de leurs ennemis, que d'être brûlés et leurs femmes et leurs enfants dans le manoir. Le grand Ferré, à lui seul, tua dix-huit Anglais. Les ennemis furent repoussés de la cour du manoir, puis de l'enceinte. Guillaume l'Aloue ayant été blessé et étant mort le soir du combat, un autre capitaine fut élu. Les Anglais revinrent un autre jour en plus grand nombre ; mais le Grand Ferré avec ses bras de géant, sa hache de fer, que lui seul pouvait brandir, fit merveille et grand massacre : plus de cent cinquante ennemis furent tués, et les prisonniers, sauf un, exécutés. Épuisé dans ces combats, Ferré dut quitter le manoir pour se retirer dans sa chaumière. Comme il était sur son lit, grelottant la fièvre, des Anglais vinrent pour le prendre ; il en tua cinq et chassa le reste. Mais il s'était échauffé à force de donner des coups ; il but de l'eau froide en abondance, de sorte que la fièvre le reprit plus fort. Les accès ayant redoublé de violence, le Grand Ferré, peu de jours après, reçut les sacrements et mourut. On l'enterra dans le cimetière de son village, et il fut bien pleuré de ses compagnons et de tout le pays. Les paysans de Longueil résistèrent avec succès jusqu'à la paix. C'est ainsi qu'un peu partout la nécessité de se défendre, et la haine de l'étranger préparaient le sentiment national. Le patriotisme va naître dans la peine et la douleur.

Cette activité et cette énergie dans la résistance permirent au régent de repousser une paix honteuse, que voulait conclure le roi Jean. Un projet de traité avait été arrêté entre Jean et Édouard, le 24 mars 1359 : celui-ci s'adjugeait la Saintonge tout entière, l'Angoumois, le Limousin, le Poitou, le pays de Cahors, le Périgord, Tarbes et les comtés de Bigorre et de Gaure, l'Agenais, la Touraine, l'Anjou et le Maine, la Normandie, Montreuil et son comté, le Ponthieu, les comtés de Guines et de Boulogne, la terre autour de Calais, le tout pour être possédé par les rois d'Angleterre en toute souveraineté ; de plus, la Bretagne passait sous la suzeraineté anglaise Et, non content de livrer la moitié de la France, Jean devait payer une rançon de quatre millions de deniers d'or à l'écu, représentant une valeur intrinsèque de plus de quarante-six millions et demi de francs.

Le régent, dès qu'il connut ce projet, résolu à ne pas l'accepter, convoqua les États Généraux pour le 19 mai à Paris. A ce moment, la guerre sévissait partout ; les chemins étaient dangereux, aussi le 19 mai les députés étaient rares et il fallut attendre jusqu'au 25. Ce jour-là, le régent se plaça sur le perron de marbre du Palais. Devant les gens des États, et devant le peuple de Paris, qu'on avait laissé approcher, Guillaume de Dormans, avocat du roi au Parlement, donna lecture du projet, lequel traité fut moult déplaisant à tout le peuple de France. Et après ce qu'ils eurent eu délibération, ils répondirent au régent que le traité n'était passable ni faisable, et pour ce ordonnèrent à faire bonne guerre aux Anglais. Le 2 juin, les nobles promirent de servir un mois à leurs dépens et de payer les mêmes impositions que les bonnes villes ; le clergé s'engagea à donner ce que donneraient les deux autres ordres ; les villes firent bien quelques difficultés, mais elles durent céder devant la nécessité.

Avec les maigres ressources que lui procurèrent les États, le régent entreprit d'en finir avec la guerre navarraise. Il porta son principal effort sur Melun, qui barrait la Seine en amont, et menaçait Paris. La place était bien commandée par des capitaines navarrais ; trois princesses de Navarre, la veuve de Charles IV, celle de Philippe VI et la reine régnante de Navarre y étaient réfugiées. Le régent commença le siège le 18 juin. Dans sa petite armée était du Guesclin : ce chevalier de Bretagne, qui n'avait encore servi le roi que dans une capitainerie lointaine, fut un des héros du siège ; un jour il monta seul, au haut de la muraille, pour défier un capitaine navarrais. Mais avant que la ville eût capitulé, la paix était faite entre le régent et Charles le Mauvais.

Le régent s'y était décidé parce que le royaume était menacé d'une nouvelle invasion anglaise, et le roi de Navarre, parce que, dans les préliminaires de Londres, Édouard III l'avait abandonné. Il est convenu, par l'accord conclu, aux environs de Mantes, que Charles le Mauvais recouvrera tous ses domaines ; de plus, il recevra 1.000 livres de rente en terres et une somme de 600.000 écus à payer par annuités, moyennant quoi il renouvellera son hommage ; Blanche de Navarre cédera Melun au roi, en échange de terres en Normandie. Pour la conclusion définitive, les deux princes se rencontrèrent à Pontoise, le 19 août ; ils s'installèrent au château de Pontoise, soupèrent ensemble, et couchèrent dans des chambres voisines. Le roi de Navarre déclara, le 21 août, devant le peuple de Pontoise, réuni à sa demande dans la salle du château, qu'il était prêt à travailler avec toutes ses ressources à la délivrance du royaume. Après quoi les deux princes rentrèrent à Paris. Le Navarrais fut très froidement accueilli par les Parisiens qui avaient conservé mauvais souvenir de lui. Le régent l'installa au Louvre, le festoya, l'honora moult grandement et même accorda des grâces à ses conseillers, ce qui scandalisa les vieux serviteurs du roi Jean et n'empêcha pas du reste les Navarrais de garder Melun, et de s'emparer par escalade du château de Clermont-sur-Oise. Puis, au mois de décembre, une conspiration navarraise fut découverte à Paris ; elle avait enrôlé toutes les épaves du parti de Marcel. L'accord n'était donc qu'une trêve ; Charles le Mauvais restait un ennemi.

 

II. — PAIX AVEC L'ANGLETERRE[4].

LA trêve conclue à Bordeaux avait expiré vers Pâques 1359. Le traité arrêté à Londres par le roi Jean ayant été repoussé par le régent et par le peuple de Paris, les Anglais recommencèrent la guerre. Le 1er octobre, le duc de Lancastre débarqua à Calais, où une armée de soudoyers était réunie. Comme le roi Édouard ne devait arriver qu'un mois plus tard, le duc les mena ravager la Picardie. Le 28 octobre, Édouard III descendait à Calais, où il ne resta que quelques jours.

Par un mauvais automne, chemins détrempés, rivières débordées, à travers un pays épuisé, vidé, il se mit en route vers Reims, où il voulait se faire couronner roi de France, comptant sur la complaisance de son parent, l'archevêque Jean de Craon. Son armée lui faisait comme un cortège de fête. Les batailles se succédaient, si noblement et si richement parées, petits et grands, que c'était soulas (plaisir) et grand déduit à regarder. Derrière la bataille du roi, venait le charroi le mieux attelé que nul vit oncques sortir d'Angleterre, qui durait bien deux lieues françaises et plus, et qui menait toutes choses qu'on pouvait aviser, dont on a besoin en ost et en terre de guerre et qu'on avait oncques plus avant vu, si comme moulins à la main, fours pour cuire pains. Il y avait, jusqu'à des canots en cuir bouilli pour pécher dans les étangs en temps de carême ; et le roi avait une vénerie de trente fauconniers à cheval et deux grandes meutes de soixante couples de chiens.

A cette invasion, les Français, instruits par l'expérience, opposèrent une nouvelle tactique : le plat pays fut abandonné ; les habitants avec leurs meubles se renfermèrent dans les places fortes. Il n'y eut point d'armée sur les champs, mais de solides garnisons défendaient les châteaux et les villes closes. Édouard III arriva devant Reims, le 4 décembre 1339, sans avoir combattu, ni pris un château. Il est probable que les Anglais avaient cru qu'ils entreraient dans Reims sans difficulté, mais, voyant les Rémois résolus à se défendre, et bien armés, ils renoncèrent. à attaquer la ville. Les corps de l'armée anglaise se logèrent dans les environs. Les seigneurs anglais passèrent leur temps à se visiter, à s'inviter à de copieux repas et à faire des razzias. Au bout d'un mois, le 11 janvier 1360, Édouard III s'en alla, ne sachant où se diriger ni que devenir.

Il chercha, pour y passer l'hiver, un pays moins désolé que la Champagne, et gagna la Haute-Bourgogne, où Robert Knolles avait déjà mené les Anglais et fait beau profit. Aux mois de février et de mars, l'armée anglaise hivernait confortablement sur l'Armançon, l'Yonne et le Serain. Les Bourguignons d'au delà des monts, craignant l'arrivée des Anglais dans leur riche pays, resté jusque-là à peu près indemne, envoyèrent toute une députation racheter le duché de l'invasion anglaise. Édouard III, qui n'avait nullement l'intention de passer au delà de la Côte d'Or, les mit à dure rançon : ils promirent de laisser librement circuler les Anglais, de soigner les malades de l'armée, de ne décacheter sous aucun prétexte les lettres du roi d'Angleterre, de le reconnaître pour roi de France, s'il se faisait couronner à Reims en présence des pairs, et, en attendant, de lui payer l'énorme indemnité de 200.000 moutons d'or (11 mars 1360). A Paris, on dit que la noblesse de Bourgogne, en acceptant un tel traité, s'était à jamais déshonorée. Enfin, dans la seconde quinzaine de mars, le beau temps étant revenu, l'armée anglaise se mit en route vers Paris, encombrée, alourdie, Venant alors huit mille chariots. Cette masse gagna péniblement les environs de Paris par le Gâtinais.

Le vide s'était fait dans la campagne. Là où il y avait un château ou une église fortifiée, les habitants s'y étaient réfugiés ; le reste était rentré dans Paris. Les grands faubourgs de Saint-Germain, de Notre-Dame des Champs et de Saint-Marcel étaient déserts. Dans Paris, l'entassement fut tel que le carme Jean de Venelle vit, le jour de Pâques, à l'église de son couvent, dix curés de villages dire leur messe, chacun entouré des fidèles de sa paroisse. Édouard III demanda jour de bataille et s'avança jusqu'aux murs. Rien ne bougea. Après douze jours d'attente, les Anglais décampèrent, le 12 avril.

Édouard se retira dans la direction de Chartres, à travers les plaines de la Beauce, par un temps affreux, sous l'orage et la grêle ; la plus grande partie de ses bagages se perdit. De mauvaises nouvelles arrivaient d'Écosse et d'Angleterre ; un traité d'alliance venait d'être conclu entre les Écossais et le dauphin. Aux premiers jours de mars, une expédition maritime s'était organisée sur les côtes de Picardie et de Normandie ; les Picards y avaient mis un grand empressement. Le débarquement avait eu lieu sur la côte de Sussex, à une lieue du port de Winchelsea ; la ville avait été prise et pillée. L'Angleterre avait pris peur, et le chancelier avait fait crier l'arrière-ban. Les Français s'étaient avancés l'espace de huit lieues, puis, à l'approche d'une armée, ils avaient regagné leurs vaisseaux, et mis leur butin à l'abri. Ces nouvelles durent produire une grande impression sur Édouard III. Il n'avait pu entrer ni à Reims, ni à Paris ; il n'avait rien conquis : maintenant il s'en allait vers le Sud, sans but, menacé par la famine et les guérillas. Il se décida enfin à traiter.

Avec une constance évangélique, l'abbé de Cluni, légat du pape, tous les jours parlementait pour la paix faire n. Vers le 20 avril, il fut chargé par Édouard III de proposer une conférence au dauphin, qui, aussitôt, nomma ses commissaires : Jean de Dormans, chancelier de Normandie, intime conseiller de son maure, et son frère Guillaume de Dormans, le comte de Tancarville, le maréchal de Boucicaut, Simon de Buci, des seigneurs, des chanoines de Paris et de Chartres, Jean des Mares, avocat. Jean Maillart : en tout seize personnes. Ils arrivèrent à Chartres le 27 avril. Édouard III désigna le hameau de Brétigny, à neuf kilomètres de Chartres, comme lieu de conférence. Le vendredi le' mai, les plénipotentiaires français y rencontrèrent les délégués anglais : le duc de Lancastre, grand partisan de la paix, les comtes de Northumberland, de Warwick, de Salisbury, Gautier de Masny, le captal de Buch, Barthélemi de Burgersh, Jean Chandos : en tout vingt-trois personnes. Les négociations durèrent huit jours ; le 7 mai une trêve fut conclue jusqu'au 29 septembre 1361 ; le lendemain, le projet de traité à soumettre aux ratifications d'Édouard III et de Jean le Bon était signé, au nom du prince de Galles et du régent. C'était bien vraiment la paix, puisqu'Édouard III faisait aussitôt ses préparatifs de départ, puis allait s'embarquer à Honfleur, avant le 18 mai ; son armée, après avoir brûlé les bagages qu'elle ne pouvait emporter, s'acheminait vers Calais.

L'acte convenu à Brétigny était confus, plein de répétitions et d'obscurités. Voici les stipulations essentielles contenues dans ses trente-neuf articles : le roi d'Angleterre possédera, outre la Guyenne, le Poitou, la Saintonge, l'Agenais, le Périgord, le Limousin, le pays de Cahors, Tarbes, les comtés de Bigorre et de Gaure, l'Angoumois, le Rouergue, au même titre que le roi de France les possédait. Lui sont encore cédés les comtés de Montreuil, de Ponthieu et de Guines, la seigneurie de Marck, la ville et les environs de Calais. Avant le 29 septembre 1361, le roi de France fera remise de tous les droits et juridictions qu'il peut avoir sur ces territoires. Entre les deux rois seront échangées la renonciation du roi de France aux territoires cédés par lui, et celle du roi d'Angleterre à toutes prétentions sur la couronne de France ou sur certaines parties du royaume. La rançon du roi Jean est fixée à trois millions d'écus d'or, soit près de quarante millions de francs, valeur intrinsèque ; un premier versement de 600.000 écus devra être fait dans l'espace de quatre mois à Calais ; les autres paiements seront espacés en plusieurs termes, ils devront être garantis par de nombreux otages. La succession de Bretagne fera l'objet de négociations particulières. Philippe de Navarre recouvrera ses domaines. Le roi d'Angleterre conservera les terres que lui a léguées Godefroi d'Harcourt, dans le Cotentin. Il s'engage à restituer les forteresses appartenant au roi de France, qui se trouvaient aux mains des Anglais. Le roi de France prend le même engagement à l'égard des places cédées aux Anglais, et qu'il détenait encore. Le roi de France renoncera à l'alliance des Écossais, et le roi d'Angleterre à celle des Flamands. Le traité sera soumis à la confirmation du pape.

Quelques-uns jugèrent cet acte désastreux et humiliant, mais le plus grand nombre s'en réjouit. A Paris, les églises se remplirent de fidèles qui allaient remercier Dieu. Les sacrifices consentis étaient très durs, mais on les sentait moins vivement qu'on ne les sentirait aujourd'hui, et puis on était à bout de souffle. Il est certain d'ailleurs que, dans la pensée du dauphin, ce traité n'était qu'un moyen de respirer et de reprendre des forces.

Les formalités, protocoles, serments et ratifications, demandèrent plus de six mois. Le traité préparatoire n'avait été conclu qu'au nom du prince de Galles et du régent ; car un roi ne pouvait traiter qu'avec un roi. Ce fut donc seulement lorsqu'Édouard III fut rentré en Angleterre que les ratifications royales commencèrent. Le 14 juin, Jean donna à dîner à Édouard à la Tour de Londres ; les deux princes approuvèrent provisoirement le traité avec force serments : Beau frère de France, dit Édouard, moi et toi sommes, la Dieu merci, en bon amour ; puis s'entr'accolèrent et baisèrent. Édouard, pour la première fois, traitait Jean le Bon de roi de France, et non de roi français, comme il faisait encore dans le projet de traité de l'année précédente. Le 30 juin, Jean quitta Londres, escorté par le prince de Galles et suivi de six charrettes ferrées, à six chevaux, qui transportaient ses bagages ; le 8 juillet, il quittait l'Angleterre, trois ans et deux mois après y avoir débarqué, et abordait à Calais.

Dans les conventions de Brétigny, trois conditions avaient été stipulées pour la délivrance définitive du roi : la remise immédiate d'un certain nombre de places fortes, dont la plus importante était la Rochelle ; le paiement du premier terme de la rançon fixé à 600.000 écus vieux à l'effigie de Philippe VI ; enfin la remise des otages. Ces opérations occupèrent tout l'été de 1360. La résistance de certaines villes empêcha leur transmission immédiate à l'autorité anglaise. A la Rochelle, les bourgeois déclaraient qu'ils avaient plus cher (aimaient mieux) à être taillés tous les ans de la moitié de leur chevance, qu'ils fussent ès mains des Anglais. Les plus notables disaient : Nous avouerons les Anglais des lèvres, mais le cœur ne s'en mouvera jà. La ville ne céda qu'en décembre. — Pour trouver les 600.000 écus, des commissaires furent envoyés dans tout le royaume ; ils étaient chargés, non d'établir une imposition, mais de contracter des emprunts, car il fallait prendre les moyens les plus rapides. Les grandes villes comme Paris, Rouen, Reims, les sénéchaussées de Languedoc donnèrent tout ce qu'elles purent. Malgré tout, l'argent arriva lentement, et la somme requise ne put être réunie. Édouard III , il est vrai, se contenta des 400.000 écus qu'on pouvait lui donner. — Quant aux otages, c'étaient les trois fils du roi — le duc d'Anjou, le comte de Poitiers et Philippe de France —, le frère du roi, Philippe d'Orléans, trente-sept princes et barons et des bourgeois des principales villes du royaume. Il ne fut pas aisé de faire arriver tous ces personnages à la date voulue ; le comte de Poitiers était encore en Languedoc au mois d'août. Aucuns hauts barons refusaient et ne voulaient venir avant et en faisaient grand danger.

Jean attendait donc à Calais que tout fût prêt, non sans payer à Édouard III une grosse indemnité de séjour. Au début d'octobre, comme l'argent commençait à arriver à Saint-Omer, Édouard vint à Calais, mettre son prisonnier en liberté. Les deux rois continuèrent durant quinze jours les beaux semblants d'amour qu'ils s'étaient faits à Londres. Pendant les grands festins qu'ils s'offrirent, ils réclamèrent l'un de l'autre un don qui témoignât de leur accord : le roi de. France obtint que le roi d'Angleterre fit sa paix avec le comte de Flandre, et le roi d'Angleterre que le roi de France pardonnât à Charles et à Philippe de Navarre.

Pendant ces cérémonies les conseillers des deux rois rédigèrent les actes définitifs. Toute une série de chartes importantes, pourvues des signes d'authenticité les plus respectables, fut rédigée ; les parchemins s'accumulèrent, petits et grands, longs et larges. Parmi les documents les plus solennels furent les chartes dites de renonciation : les articles 11 et 12 de la convention de Brétigny stipulaient que les deux rois renonceraient à tout droit, toute juridiction, toute souveraineté sur les territoires qu'ils se cédaient ou se reconnaissaient réciproquement. Ces articles furent distraits, à la demande des Français, du texte proprement dit du traité ; ils devaient faire l'objet d'actes spéciaux, pourvus des formes les plus solennelles. Mais comme, ni d'un côté ni de l'autre, on ne voulait échanger de renonciations définitives avant que les principales clauses du traité eussent été exécutées, il fut convenu, dans des codicilles, que ces renonciations n'auraient de valeur définitive que lorsqu'elles auraient été solennellement échangées à Bruges un an après, le 30 novembre 1361. On verra ce qu'il advint de ces dispositions.

Les travaux terminés, les souverains se firent relire les actes et y apposèrent leurs sceaux. La même date fut donnée à toutes les chartes, celle du 24 octobre, dernier jour que Jean et Édouard passèrent ensemble. Ils jurèrent une dernière fois de tenir perpétuellement la paix. Le soir, le roi d'Angleterre offrit à son frère de France, au château de Calais, un moult grand souper et bien ordonné. Le lendemain, le dimanche 23, le roi Jean quitta Calais ramenant onze otages — parmi lesquels Philippe de France — qu'Édouard III l'autorisait à garder près de lui.

 

III. — RETOUR DU ROI JEAN ET EXÉCUTION DU TRAITÉ[5].

LE roi voyagea lentement par Saint-Omer, Amiens et Compiègne ; le 11 décembre 1360, plus d'un mois et demi après son départ de Calais, il arriva au gîte de Saint-Denis. Le lendemain, il y reçut la visite de Charles le Mauvais qui, après avoir soulevé des difficultés et îles chicanes, jura devant l'autel, sur l'hostie consacrée, d'observer le traité de Calais et de garder au roi fidélité comme son bon et loyal fils, sujet et homme lige. Jean, de son côté, promit par serment de respecter le traité et d'être bon père et bon seigneur du roi de Navarre. Le 13 décembre, le roi rentra enfin dans Paris, sous un poêle d'or quatre lances, acclamé par les bourgeois.

Les formalités du traité s'accomplissaient lentement. En fixant la date du 30 novembre pour l'échange des dernières ratifications et des chartes de renonciation à Bruges, on avait pensé que tout serait fini à ce moment. On s'était trompé. Dès le 24 et le 26 octobre 1360, Jean avait fait faire des lettres de délivrance pour les comtés de Guines et de Ponthieu et le territoire autour de Calais, mais ces pays n'entrèrent pas sans douleur ni résistance sous l'obéissance du nouveau maitre. Le connétable Robert de Fiennes, par exemple, dont le fief patrimonial faisait partie du comté de Guines, refusa de se reconnaître vassal du roi d'Angleterre ; le 4 décembre 1362, il n'avait pas encore cédé. Un capitaine de mer d'Abbeville, Ringois, qui refusa également de promettre fidélité à Édouard, fut enfermé à Douvres, et comme, malgré les mauvais traitements, il persistait dans son refus il fut jeté à la mer.

L'opération fut très laborieuse au Sud de la Loire. Le 1er juillet 1361, Édouard III envoya vers le roi de France des commissaires, parmi lesquels était Jean Chandos ; ils devaient d'abord obtenir les titres nécessaires pour la prise de possession des provinces cédées. A Paris, ils ne trouvèrent point le roi ; ils allèrent le chercher à Melun, mais quand ils y arrivèrent, Jean en était parti. C'était un samedi ; de l'abbaye de Barbeau, où il s'était arrêté, le roi leur fit savoir qu'il se ferait saigner le lundi, et s'ébattrait sans faire nulle chose ; cependant il recevrait Chandos dans l'après-midi tout privément. Le lendemain, Chandos était décommandé ; le roi, pour lui éviter la fatigue, les mauvais gîtes et vivres, le priait de retourner à Paris, assurant qu'il serait le mercredi suivant au Bois de Vincennes. Il y fut en effet, le mercredi Il août, et promit, après quelques contestations, les lettres de délivrance, que Chandos dut attendre jusqu'au 21 août.

Arrivé à Tours, Chandos chercha le maréchal Boucicaut, le principal commissaire français désigné pour procéder à la remise des territoires : il ne le trouva ni là, ni à Saumur, ni à Châtellerault. Boucicaut le prévint qu'il était appelé par le roi à Paris plus en hâte que onques mais ; les commissaires anglais durent attendre tout cois à Châtellerault, jusqu'au 21 septembre. Louis d'Harcourt, autre commissaire français, était bien là, mais ne voulait rien faire sans Boucicaut. Celui-ci, arrivé enfin, prétexta une maladie, et demanda qu'on attendit la venue du duc de Berri. Cette fois Chandos dit que ces choses lui semblaient bien étranges, se plaignit de ce qu'on le faisait tant muser en oisiveté, et déclara qu'il voulait commencer tout de suite par la prise de possession de Poitiers, Boucicaut consentit enfin à l'y mener.

Devant Poitiers, le 22 septembre, à la porte Saint-Ladre, les commissaires français lurent les lettres de délivrance du roi Jean ; les commissaires anglais firent connaître leurs pouvoirs et requirent la saisine et possession de la ville et du château. Boucicaut demanda les clefs de la ville au maire, qui exigea, avant de les remettre, que les libertés et privilèges de la cité fussent confirmés ; Chandos promit qu'ils le seraient. Alors le maire prit les clés de la ville en sa main et les bailla en la main du maréchal, lequel maréchal les prit pour nom du roi de France et les bailla en la main de monseigneur Jean Chandos, pour nom du roi d'Angleterre. Les mêmes formalités se succédèrent à Lusignan, Saint-Maixent, Niort, Fontenay-le-Comte, Saint-Jean-d'Angeli, Saintes, Cognac, Angoulême, Ruffec, Parthenay, Thouars, Limoges, Périgueux, etc.

Dans les premiers jours de janvier 1362, les commissaires arrivèrent en Querci. Là, les difficultés augmentèrent. Les villes de Cahors, Figeac, Moissac s'étaient liguées avec promesse d'agir d'accord. Chandos attendit cinq jours à Gourdon leur décision commune, qui, d'ailleurs, fut de se soumettre. Le 9 janvier, à Cahors, il y eut une scène très touchante : les habitants pleuraient, se lamentaient et refusaient de recevoir les Anglais qui leur avaient fait beaucoup de mal ; il fallut un ordre menaçant du maréchal Boucicaut pour les décider. Mais ils demandèrent à Chandos la confirmation de leurs privilèges, le châtiment de ceux qui les avaient pillés pendant la guerre, des dommages pour les pertes qu'ils avaient subies, et Chandos répondit sans s'engager. Ils prétendaient aussi ne pas fournir de service militaire hors du Querci, ni contre le roi de France, en quelques cas que ce fût ; ils voulaient que tout envoi de capitaine ou d'hommes d'armes à Cahors fût autorisé par le conseil de la ville ; mais Chandos refusa de rien accorder sur ces points. Cependant la ville fut ouverte aux Anglais.

Au mois de février 1361, ce fut au tour du Rouergue. Les Anglais y étaient encore plus redoutés qu'en Querci, parce qu'ils y avaient fait plus de mal encore. Le comte de Rodez était Jean d'Armagnac, alors le plus énergique tenant de la cause française dans le Midi. Les États de Rouergue, en trois mois, se réunirent trois fois, et la soumission ne fut décidée qu'après de chaudes discussions. Chandos dut patienter huit jours devant Villefranche, où il n'entra que le 8 février. Saint-Rome du Tarn ferma ses portes. A Millau, on en eût fait autant, si l'on n'avait reconnu l'impossibilité d'une résistance sérieuse.

Les vassaux que le traité donnait au roi d'Angleterre au Nord et au Sud de la Garonne ne se laissèrent pas faire non plus sans difficultés. Les comtes de Périgord et d'Armagnac, les vicomtes de Caraman, de Castillon et autres protestèrent à leur manière, et s'émerveillèrent trop du ressort que le roi de France les quittait, c'est-à-dire de la souveraineté à laquelle il renonçait sans leur aveu. Il fallut que le prince de Galles vint lui-même gouverner la Guyenne et parcourût tout le pays ; il y employa neuf mois, de juillet 1363 à avril 1364 ; il recueillit l'hommage de mille quarante-sept vassaux laïques et ecclésiastiques. Un des derniers à s'exécuter fut le puissant comte de Rodez, Jean d'Armagnac, que le roi de France dut formellement quitter de tout hommage envers lui.

Cependant le roi Jean avait la plus grande peine à réunir l'argent de sa rançon. N'ayant pu payer à Calais, le 24 octobre 1360, les 600.000 écus du premier terme, il avait pris l'engagement de verser 100.000 écus, le 23 décembre, et autant, le 2 février 1361 ; il parait que les versements furent faits au jour dit ; mais il restait à acquitter, pendant six ans, six échéances annuelles de 400.000 écus. Ce fut le plus grand souci de la tin du règne.

Le Florentin Matteo Villani raconte que, pour faire face à ses engagements, le roi de France vendit sa chair ; Jean, en effet, maria, moyennant 600.000 écus d'or, sa fille Isabelle à Jean Galéas, fils de Galéas Visconti, seigneur de Milan. Le mariage, préparé déjà sans doute par le dauphin, fut conclu en avril 1361, et, dans la suite il arriva de Milan plusieurs convois de florins de Florence. Mais le roi Jean s'adressa surtout à son royaume. Le 5 décembre 1360, conformément à la vieille coutume féodale qui prévoyait la captivité du seigneur et l'aide à payer pour sa rançon, il ordonna une aide générale de 12 deniers par livre sur le prix de toutes les marchandises vendues, plus un droit d'un cinquième sur le prix de vente du sel, el le treizième de la vente des vins et autres boissons. Une bonne monnaie était établie et quelques réformes promises par la même occasion. L'aide devait durer aussi longtemps que le paiement de le rançon. Des instructions très précises organisèrent l'affermage de l'imposition sur les marchandises, la perception à l'entrée des ville pour le treizième des breuvages, et les greniers royaux pour la vente du sel. Une administration spéciale fut chargée d'établir l'aide dam chaque diocèse, et d'en percevoir le produit ; elle eut les mêmes cadres que celles que les États Généraux avaient créées de 1357 à 1358, mais les percepteurs furent exclusivement choisis par le roi et ne relevèrent que de lui.

Cette aide ne fut pas également payée par les diverses parties du royaume. Le droit du roi en pareille matière était trop vague pour permettre une commune règle. On ne sait ce que donnèrent le provinces apanagées, Maine, Anjou, Berri, Touraine, Orléanais. Le Dauphiné, relevant de l'Empire, fut exempté. La Bourgogne, le comté de Nevers, l'Artois, le comté de Boulogne ne contribuèrent que fort peu. La charge de l'aide tomba presque entièrement sur la Normandie, la Champagne, l'Île-de-France et les sénéchaussées de Languedoc. Encore le traitement ne fut-il pas égal pour tous ces pays. Les impositions ne furent pratiquées dans toute leur rigueur qu'en Normandie, Île-de-France et Champagne. Le Languedoc les remplaça par des sommes fixes, très considérables, il est vrai. Ainsi la sénéchaussée de Carcassonne promit de payer 74.000 écus la première année, 70.000 les cinq suivantes ; celle de Toulouse offrit 37.715 écus les deux premières années et 50.000 les quatre dernières. Le total devait, pour toutes les sénéchaussées du Languedoc, faire près d'un million d'écus d'or ; et il ne s'agit, dans les conventions qui accordèrent ces sommes, que de communautés urbaines. Nobles et gens d'Église s'imposèrent de leur côté, mais avec moins de générosité.

Même dans le pays où elle fut régulièrement établie, il fut difficile de faire payer l'aide. En 1360, on ne récolta que très peu de blé, très peu de fruits et pas de vin. En 1362, comme l'hiver avait été doux et humide, les arbres à fruits fleurirent de très bonne heure, et furent gelés vers Pâques ; la récolte de céréales fut médiocre, et celle des fruits nulle. L'hiver de 1363-1364 se prolongea jusqu'à la fin de mars ; les arbres à fruit gelèrent encore, les troupeaux furent très éprouvés. Et partout sévirent des épidémies, parmi lesquelles une recrudescence de la peste, qui commença avec le printemps de 1361, et reparut à la même saison, en 1362 et en 1363, avec la même violence. En 1361, à Avignon, dix-sept mille personnes moururent, du 29 mars au 25 juillet. A Paris, les pauvres gens des campagnes, qui venaient se réfugier dans la ville et y mendier leur vie, furent décimés ; pendant l'été, on constata soixante-dix à quatre-vingts décès par jour à l'Hôtel-Dieu. La Flandre et la Picardie eurent également beaucoup à souffrir. En 1362, le mal gagna le Poitou, la Bourgogne et l'Anjou. L'année suivante, il reparaît à Paris, frappant surtout les enfants et les hommes jeunes ; on ne voyait que mères et veuves en vêtements de deuil. D'après Jean de Venette, à Argenteuil, la population tomba, d'environ huit mille âmes (dix-sept cents feux), à moins de deux cent cinquante (cinquante feux). A ces misères s'ajoutaient les ravages des bandes armées, qui demeuraient dans le royaume après la paix, notamment en Normandie et en Languedoc.

D'ailleurs l'argent levé ne pouvait être entièrement appliqué à la rançon. Les dépenses étaient grandes pour liquider les frais de la guerre et ceux de la prison du roi en Angleterre, pour chasser les bandes, réorganiser le gouvernement royal et relever les fortifications des villes. Sans compter que le roi, dont la frivolité était incorrigible, dépensait à sa fantaisie l'argent de sa rançon. Les recettes furent ainsi employées à mille usages divers, si bien que, du 23 octobre 1360 au 12 février 1364, Jean ne versa guère plus de 400.000 écus, alors qu'il s'était engagé à en payer 1.400.000 ; il restait en retard d'un million.

 

IV. — LES COMPAGNIES[6].

POUR qu'il y eût vraiment paix dans le royaume, il fallait aussi faire disparaître les bandes armées qu'on appelait les Compagnies. Mais se résigneraient-elles au licenciement, qui pour elles était la ruine ? Rendraient-elles les forteresses où elles étaient établies, et qu'elles considéraient comme une propriété acquise par leur travail ? La paix de Calais obligeait Édouard III à faire rendre au roi de France toutes les places qui avaient été occupées en son nom par des chefs de bande. Douze commissaires anglais furent chargés, sous la conduite de Thomas Holland, puis de Jean Chandos, d'assurer l'exécution du traité. Ils n'y réussirent guère, et les Compagnies demeurèrent dans le pays pour leur propre compte.

On trouve de tout dans ces débris d'armées : des Gascons, des Navarrais, des Espagnols, des Anglais, des Bretons, des Gallois, des Allemands, des Brabançons, des Hollandais, etc. Parmi les chefs figurent des chevaliers, des écuyers, des bâtards de puissantes maisons, et aussi des gens de rien, des valets, des paysans, des artisans, porteurs de noms de brigands, Espiote, le Petit Meschin, Hogre l'Escot, Bras-de-Fer, Brisebarre, Guillampot, Troussevache, Alain Taillecol dit l'abbé de Malepaye. Capitaines et routiers pillent les églises, dévalisent les monastères, appréhendent les évêques et les prêtres, chassent les moines dans les forêts, boivent dans les calices, et font trembler le pape lui-même dans Avignon. Ils violent les femmes du peuple, enlèvent et trainent dans leurs bagages, ou gardent dans leurs forteresses, les dames et demoiselles nobles, volent les enfants pour en faire des pages. Ils mènent leurs prisonniers en laisse comme des chiens, leur cassent les dents avec des cailloux, leur coupent les poings, les fouettent, les enferment dans des armoires ou dans des sacs, leur écrasent le ventre. Ce qu'ils veulent surtout, ce sont de grosses rançons pour leurs prisonniers, des pâtis ou rachats pour les villes et villages ; ils exigent de simples bourgeois des centaines et des milliers de florins et, de plus, des aunes de drap, des barriques de vin, des fourrures, des épices, du poisson, et même des journées de travail.

La compagnie est, d'ordinaire, bien organisée. A côté des routiers, qui portent les armes, elle a des maréchaux-ferrants, des selliers, des tanneurs, des bouchers, des tonneliers, des couturières et lessiveuses, des chirurgiens et médecins, des clercs qui tiennent la comptabilité, reçoivent les deniers des rançons, rédigent les sauf-conduits vendus aux marchands et aux bourgeois. Des curés de villages chantent la messe à ces singuliers fidèles. Maîtresses et pages suivent la compagnie et s'installent avec elle. Les capitaines anglais font même venir auprès d'eux leurs femmes légitimes. L'écurie, la table, la cuisine sont montées parfois avec luxe. Les chevaux sont nombreux. La compagnie est escortée de brocanteurs qui revendent les objets mobiliers enlevés aux habitants ; mais les routiers gardent pour eux les draps riches, les ceintures d'argent, les joyaux, les plumes d'autruche et les atours des damoiselles[7].

Bien que chacune des Compagnies fût d'ordinaire peu considérable, on ne put, durant plusieurs années, les jeter hors des frontières. Tantôt elles s'éparpillaient sur une vaste région, tantôt elles s'agglutinaient en masse redoutable. Grâce à leur mobilité et à leur service d'espionnage, elles apparaissaient tout à coup et pullulaient, là où on croyait être à l'abri de leurs ravages. Elles séjournaient cependant de préférence dans les pays où les chevaux trouvaient de bons pâturages et les hommes, du vin en abondance : en Normandie, en Bourgogne et en Languedoc.

Partout il fallut leur donner la chasse : en Normandie, dans le Perche et le Maine, c'est Bertrand du Guesclin qui opère le plus souvent contre elles. Il est fait prisonnier par une sorte de géant saxon, Hugh de Calverly, au pont de Juigné, sur la Sarthe ; mais le roi, le duc d'Orléans et le comte d'Alençon, l'aident à payer sa rançon. A la fin de 1361, et dans le courant de 136t, il détruit les Compagnies anglaises qu'il rencontre à Briouze, puis aux environs de Mortain ; il force à capituler les trois grandes bandes établies à l'abbaye de Saint-Martin de Séez, et oblige James Pipe à évacuer, moyennant rançon, l'abbaye de Cormeilles, d'où ce brigand menaçait à la fois la Haute et la Basse Normandie ; il bat et réduit pour quelque temps à l'impuissance Jean Jouël, fixé à Livarot, qui voulait étendre trop loin ses ravages. L'année suivante, du Guesclin est capitaine du duc de Normandie aux bailliages de Caen et de Cotentin ; tout le pays entre Caen, Saint-Lô et Vire est délivré. Et l'exemple qu'il donne entraîne les autres capitaines royaux : de tous côtés, les gens des Compagnies sont pourchassés ; des places fortes sont reprises ou rachetées. Les bandes, qui échappent, émigrent pour la plupart, et vont chercher ailleurs une existence moins précaire.

Le centre du royaume ne sera pas si vite délivré. Des Bretons et des Gascons sont installés aux environs de Chartres, dans l'Orléanais, et jusqu'aux environs de Paris. Les routes entre Seine et Loire ne sont pas sûres ; les bourgeois de Paris reçoivent l'ordre d'éviter tout contact avec les routiers. Un écuyer anglais, Robert Markaunt. établi du côté de Chartres, surprend Vendôme. s'empare de la comtesse de Vendôme et de ses filles, et demande au comte pour leur rançon 40.000 florins. Il pousse ses incursions jusqu'aux environs du Mans et tente une surprise sur un château de l'évêque ; mais les habitants, avertis. ont enlevé les chevilles du pont-levis ; Markaunt, avec une partie de ses routiers, se noie dans les fossés. Orléans faillit être pris, le jeudi saint 1363, par cinquante brigands, et fut sauvé, dit-on, par les cris d'un enfant qui jouait sur les remparts. Un château, aux environs de Corbeil, est enlevé par des routiers déguisés en marchands de pourceaux. A l'Ouest de Paris, Jean Jouël, qui, après avoir renoncé à la Basse Normandie, a établi son quartier à Rolleboise sur la Seine, tient à sa merci le Vexin, et le cours du fleuve, de Rouen à Poissy.

Après la convention de Brétigny, des bandes s'étaient concentrées en Champagne et sur les confins de la Bourgogne. Elles prirent peu à peu leur route vers le Sud, attirées par les campagnes de la Bourgogne et du Beaujolais, qui avaient relativement peu souffert de la guerre, et, plus loin, par les richesses d'Avignon et des villes du Languedoc. Elles partirent en plusieurs groupes sous les noms de Tard-Venus, de Grande Compagnie : c'étaient gens sans tête, qui avançaient en désordre. Aux mois de juillet et d'août 1360, puis en janvier 1361, deux grands passages terrorisèrent le pays entre Auxerre, Dijon et Lyon. Les routiers, du reste, ne trouvèrent pas leur compte dans cette contrée. Malgré la connivence de quelques grands seigneurs de la Franche-Comté, ennemis des Bourguignons, ils ne purent s'emparer d'aucune ville importante ; tout ce qui pouvait être mis à l'abri avait été transporté dans les lieux forts, et les paysans, cachés dans les bois, organisaient des chasses à l'homme contre les petites bandes ou les brigands isolés. Moyennant une grosse indemnité, les Compagnies acceptèrent de se retirer, et s'écoulèrent rapidement vers le Sud.

Un gros versement pour la rançon du roi devait être fait au Pont-Saint-Esprit dans les derniers jours de 1360. Dans la nuit du 28 au 29 décembre, Hawkwood, Creswey, Briquet et Seguin de Badefol, appelé le roi des Compagnies, avec d'autres bandes venues du Sud et de l'Ouest, assaillirent la place et l'enlevèrent ; ils n'y trouvèrent pas le trésor qu'ils convoitaient, mais ils purent ainsi s'établir dans une position très forte sur le Rhône, à sept lieues et demie d'Avignon, à l'entrée de la Provence et du Languedoc. Les autres bandes parties de la Champagne les rejoignirent peu à peu.

De là, un vif effroi à la cour pontificale et en Languedoc. Le pape fait faire de grands travaux de fortification autour d'Avignon, sollicite des secours de l'Empereur, des rois de France et d'Aragon, du dauphin ; il écrit à Lyon, à Genève, à Besançon, plus loin encore ; les routiers sont excommuniés, et la croisade prêchée contre eux. Par une convention conclue en février 1361, les Compagnies promirent d'évacuer Pont-Saint-Esprit, et de gagner soit l'Italie, soit l'Aragon. Une grosse bande passa en effet les Alpes, pour aller combattre les Visconti sous les ordres du marquis de Montferrat, avec l'argent du pape. Mais la plupart des routiers reparurent l'année suivante ; Hawkwood, à peu près seul parmi les chefs, demeura en Italie où il fit une grande fortune. Du reste, beaucoup de Compagnies, en quittant Pont-Saint-Esprit, étaient simplement passées en Languedoc, qui fut pour elles une véritable chambre. Tout le pays, de Nîmes à Albi, fut ravagé. Des bandes se détachèrent, et poussèrent, au delà des monts, jusqu'en Velai et en Auvergne.

Cependant il n'est si bonne terre qui ne s'épuise. L'hiver finissait ; la défense s'organisait en Languedoc sous la direction d'Arnoul d'Audrehem ; partout on se fortifiait. Des aventuriers espagnols étaient arrivés, conduits par don Enrique de Trastamare, prétendant au trône de Castille, et les États de Languedoc les avaient pris à leur solde. Dans les premiers mois de 1362, les Compagnies cèdent la place à ces nouveaux venus et se dirigent en nombre vers le Nord pour exploiter le Forez, le Lyonnais et le Beaujolais, où elles n'avaient fait que passer. Elles apparaissent au Sud de Lyon, poussent jusqu'au château de Brignais, à treize kilomètres de la ville, et s'en emparent. Lyon achète de l'artillerie, et met en état de défense tous les lieux forts qui l'entourent ; dans la ville, on garde des lanternes allumées toute la nuit. Une véritable armée se forme pour combattre les brigands : les comtes de la Marche et de Forez, le sire de Beaujeu, l'archiprêtre Arnaud de Cervole, amènent leurs contingents ou leurs bandes. Tancarville, lieutenant du roi, qui a levé l'arrière-ban de Bourgogne, prend le commandement de ces troupes. De gros renforts sont annoncés sous la conduite, les uns, du bailli de Chalon-sur-Saône, les autres, du maréchal d'Audrehem, qui a quitté le Languedoc.

Mais le 6 avril 1362, avant que ces renforts fussent arrivés, les routiers, au nombre d'environ quinze mille, surprirent les troupes du roi, et, par une charge de flanc, en rangs aussi serrés qu'une brousse, les écrasèrent, horrenda cassatio, comme dit un document lyonnais. Le comte de la Marche, son fils Pierre de Bourbon, les comtes de Forez et de Joigni furent tués, ou moururent de leurs blessures. Le nombre des prisonniers fut considérable. La désolation fut extrême dans tout l'Est du royaume[8].

La bataille de Briguais fut un événement unique dans l'histoire des Compagnies. Il semble que les vainqueurs n'aient su que faire de leur victoire ; ils mirent leurs prisonniers en liberté, après avoir fixé leur rançon, ou mémo les laissèrent aller sans rien leur demander. Une trêve fut conclue, qui mit pour quelque temps la Bourgogne à l'abri, et les bandes se dispersèrent et s'émiettèrent. Pendant plusieurs années, elles passent disséminées à travers le Lyonnais, les Dombes, le Forez, l'Auvergne, le Nivernais, le Volai, le Gévaudan et le Languedoc. Contre elles, il faut user maintenant de diplomatie. Au lendemain de Briguais, une occasion parut se présenter de se débarrasser d'elles. Enrique de Trastamare, qui était en Languedoc avec ses Espagnols, allait essayer de conquérir la Castille. A Clermont, le 23 juillet 1382, secondé par Arnoul d'Audrehem, il traita avec Garciot du Castel, Bisraud et Bertucat d'Albret, le Petit Meschin et autres, qui lui promirent leur concours pour 100.000 florins d'or. Il fallut plusieurs mois pour réunir en Languedoc l'argent nécessaire. Mais, avant que le paiement eût été fait, les routiers, comme le traité de Clermont les y autorisait d'ailleurs, au lieu de traverser les Pyrénées, s'en allèrent servir dans une guerre entre les comtes de Foix et d'Armagnac. Et, lorsque, au printemps de 1383, la paix fut faite entre Foix et Armagnac, c'est encore en Languedoc que refluèrent les bandes sans emploi.

Au même moment, on entendait parler d'un projet grandiose. A la fin de l'été 1382, le roi Jean, tout en cheminant lentement de ville en ville, était allé jusqu'à Avignon. Il se fixa pour l'hiver à Villeneuve-d'Avignon, en face du palais des papes. En mare 1383, il rit arriver le roi de Chypre, Pierre de Lusignan, accompagné du pieux et savant carme Pierre Thomas, légat du Saint-Siège en Orient; ils venaient réclamer des secours pour relever le royaume de Jérusalem. Cette idée de croisade séduisit le pape et le roi de France. Le vendredi saint, Urbain V prêcha le voyage d'Outre-mer; rois et seigneurs prirent la croix rouge, et le roi Jean fut fait capitaine général. Divers revenus ecclésiastiques furent affectés aux préparatifs. N'était-ce pas comme un moyen venu de Dieu, pour entraîner les Compagnies si loin qu'elles ne pourraient jamais revenir? Mais ce beau projet n'eut pas de suite. Jean retourna à Paris, où il fit au roi de Chypre une éblouissante réception; après quoi, on no parla plus de croisade.

Les Compagnies demeurent donc. Des seigneurs les utilisent et font la guerre à la tête de routiers. Seguin de Badefol, avec sa compagnie la Margot, apparaît en Auvergne, y prend Brioude, le 13 septembre 1383, puis gagne le Lyonnais. Une partie de ses bandes retourne en Languedoc. Louis de Navarre parcourt le Bourbonnais. L'Albigeois, l'Auvergne, le Berri sont loin d'être débarrassés. Le mal est à peu près le môme partout. Le nouveau pape Urbain V adresse toutes sortes d'exhortations aux routiers, qui font la sourde oreille. Alors, le 27 février 4384, par la bulle Cogit nos, puis encore le 27 mai par la bulle Miserabilis nonnullorum, il les excommunie, sans les émouvoir davantage. Le roi Jean mourra sans voir la fin des brigandages, qui désoleront encore le règne de son fils.

 

V. — LES DERNIERS JOURS DU ROI JEAN[9].

DEPUIS la fin de 1381, la très importante question de la succession de Bourgogne préoccupait le gouvernement royal. Philippe de Rouvres, duc de Bourgogne, possédait le duché et la comté de Bourgogne, les comtés d'Artois, d'Auvergne et de Boulogne, et de grandes terres en Champagne. A quinze ans, il avait épousé Marguerite de Flandre, enfant de onze ans, héritière des comtés de Flandre et de Nevers. Mais, sans avoir pu réunir l'héritage de Flandre à ses domaines bourguignons, le 21 novembre 1381, il mourut à Rouvres.

Philippe de Rouvres ne laissait ni enfant, ni frère, ni sœur, ni neveu qui pût être aussitôt investi de sa succession. Les Compagnies entraient à ce moment en Bourgogne. Des compétitions à l'héritage et de grands désordres étaient à craindre. Lo conseil ducal tint secrète la nouvelle de la mort pendant quelques jours, pour mettre les forteresses en état. Mais, dès la fin de novembre 1381, par acte daté du Louvre, le roi Jean réunit au domaine le duché de Bourgogne, non en vertu des droits de la couronne, mais à titre de plus proche héritier du feu duc, jure propinquilalis, non ratione coronae.

Le roi ne pouvait prétendre à l'héritage tout entier, surtout aux terres que le feu duc tenait du chef de sa mère, Jeanne de Boulogne. Les domaines secondaires furent répartis entre les mieux fondés des ascendants et dos collatéraux : les comtés de Boulogne et d'Auvergne allèrent à Jean de Boulogne, la comté de Bourgogne et le comté d'Artois avec les terres de Champagne, à Marguerite de France. veuve du précédent comte de Flandre, et tinte de Philippe de Rouvres. En dehors de cette répartition était laissé un prétendant, l'inévitable roi de Navarre; mais il n'était, du côté paternel, que cousin issu de germain, tandis que le roi Jean était cousin germain ou oncle à la mode de Bretagne. Dans la compétition du Navarrais était cependant le danger de l'affaire de Bourgogne.

Neuf jours après la mort du duc, le roi envoya en Bourgogne le comte de Tancarville, puis, en décembre, Nicolas Braque, homme rompu aux affaires de finances. Un gouvernement fut organisé, et Arnaud de Cervole, qui était en Nivernais, fut appelé avec ses bandes. Le roi lui-même arriva, le 23 décembre, à Dijon. Il tâcha de se concilier les personnages les plus puissants du duché. Marguerite de France, qui avait hérité de la comté de Bourgogne, terre d'Empire, ayant négligé de faire reconnaître sa prise de possession par l'empereur Charles IV, celui-ci, à la demande du roi de France, conféra en janvier 1363, par acte secret, l'investiture de cette comté à Philippe, duc de Touraine, troisième fils de Jean le Bon. Cinq mois après, le 27 juin 1363, le duc de Touraine fut envoyé, comme lieutenant par-dessus tous les autres, dans le duché même de Bourgogne. Au mois de septembre enfin, par un nouvel acte secret, Philippe, qui avait vingt-deux ans, fut institué duc de Bourgogne.

Ainsi fut fondée la seconde dynastie capétienne de Bourgogne, dont la puissance devait, en moins d'un demi-siècle, devenir si dangereuse pour la sécurité même du royaume. Cet établissement, qui parut par la suite une si grave faute politique, ne fut pas sans doute inspiré uniquement au roi Jean par son affection extrême pour ce fils préféré, son compagnon à la journée de Poitiers et pendant sa captivité. La Bourgogne redoutait une réunion à la couronne qui l'eût exposée beaucoup plus directement à la guerre anglaise ; peut-être craignait-elle davantage encore l'établissement de l'administration royale. Des résistances pouvaient se produire. Le Navarrais y interviendrait sans doute. Et les Compagnies étaient là, et la noblesse franc-comtoise était toujours prête, à la moindre occasion, à envahir le duché. L'acte de Jean le Bon parait donc avoir été inspiré par des raisons de prudence politique.

Six mois seulement après la mort de Philippe de Rouvres, Charles le Mauvais adressa au roi ses premières réclamations. Jean proposa une enquête sur la coutume et le jugement par les pairs et sages du royaume. On négocia. Le pape offrit ses bons offices, mais le roi de Navarre s'arrangea pour ne pas rencontrer les envoyés pontificaux : il voulait que le litige de la succession bourguignonne fût jugé hors de France. Le roi de France alla jusqu'à accepter l'arbitrage du pape, non mie par manière de sujétion, mais de sa pure volonté ; Charles le Mauvais évita de répondre. Il paraissait se préparer à la guerre ; au mois de mai 1362, des envoyés de Navarre s'arrêtent à Bordeaux où séjourne le prince de Galles, auprès duquel se rend, l'année d'après, un des hommes de confiance du Navarrais, Sancho Lopez. Des ouvertures, avec grandes offres de terres et de deniers, sont faites aux barons de Gascogne. A la fin d'août 1363, par un traité signé avec le roi d'Aragon, Charles le Mauvais promet les sénéchaussées de Beaucaire et de Carcassonne aux héritiers d'Aragon. Quelques grands seigneurs comtois sont sollicités par lui de prendre les armes pour amorcer les hostilités. Enfin les capitaines de Compagnies les plus fameux, Espiote, Bertucat d'Albret, le Petit Meschin, Séguin de Badefol, se mettent au service du roi de Navarre, et s'engagent à opérer en Bourgogne. Des bandes reparaissent en Normandie. Charles le Mauvais, sur ses bannières et panonceaux, a écartelé de France les armes de Navarre. Une guerre allait donc naître, à la fin de 1363, de la succession de Bourgogne ; mais ce sera l'affaire du successeur du roi Jean.

Jean s'en est allé mourir en Angleterre. En rentrant à Paris de son voyage d'Avignon, — juillet 1363, — il avait appris de fâcheuses nouvelles. Au mois de novembre 1362, les quatre princes des fleurs de lis, otages en Angleterre, avaient conclu avec Édouard III une convention qui leur assurait la liberté, au prix de certaines concessions territoriales et pécuniaires, désastreuses pour le royaume. Le roi de France avait endossé cette convention, qui aggravait le traité de Calais. Les princes eurent permission d'aller loger à Calais, en attendant l'exécution de leurs engagements ; ils jurèrent de retourner en Angleterre si, avant la Toussaint, les terres et l'argent promis n'étaient pas livrés. A Calais, ils avaient fait venir leurs harnais de joutes, leurs lévriers, leurs clercs et leurs valets. Ils étaient autorisés à sortir de la ville. Louis d'Anjou en profita pour donner rendez-vous à sa femme Marie de Bretagne, dame de Guise, avec qui il n'avait vécu que quelques mois, depuis qu'il l'avait épousée. Ils se rencontrèrent au pèlerinage de Notre-Dame de Boulogne, et le duc, oubliant promesses et serments, suivit sa femme à Guise. Son frère aîné, le dauphin, alla le trouver près de Saint-Quentin, et le supplia de retourner à Calais, mais inutilement.

Comme Édouard III, Jean pensa que son fils avait moult blémi l'honneur du roi et de son lignage et il voulut réparer cette félonie. Du reste, le paiement de la rançon était fort en retard ; les engagements pris à cet égard n'avaient pas été tenus ; on ne savait quand les otages seraient délivrés, et on pouvait craindre de nouvelles fuites. En loyal chevalier, Jean décida de retourner en Angleterre[10].

Avant de partir, il réunit les États Généraux à Amiens. Un nouveau subside, sous forme de fouage y fut accordé. Les requêtes des députés donnèrent lieu à une importante ordonnance sur les gens d'armes, la justice, l'administration. Le roi établit son fils aîné comme régent durant son absence, et, le 3 janvier 1361, il s'embarque à Boulogne. En Angleterre, il fut reçu à grand honneur. Ce fut un dimanche à heure de relevée qu'il vint là. Si y eut, entre cette heure et le souper, grandes danses et grandes caroles. Jean s'établit de nouveau à l'hôtel de Savoie, où l'hiver se passa gaiement. Cet hôtel et le palais de Westminster, qu'Édouard III habitait, étaient tous deux sur la Tamise ; les deux princes allaient en barque se visiter. Aux premiers jours d'avril, Jean fut en danger de mort ; le 6 avril, il fit son testament ; le 8, il mourut. Les plus grands honneurs furent rendus au mort en Angleterre. Puis le corps fut ramené en France.

Le roi Jean, mieux connu cependant que Philippe VI, est encore une figure obscure. Il ne parait pas qu'il ait été intelligent ; certainement il fut obstiné : ce mot, qu'il était lent à informer et dur à ôter d'une opinion nous donne sans doute de lui une assez juste idée. Il fut très brave, mais chef de guerre détestable. Dans quelle mesure s'est-il intéressé à son gouvernement ? Il parait avoir laissé faire ses conseillers, gens habiles, par qui les traditions ont été maintenues, mais pour la plupart très malhonnêtes. On dirait qu'il demanda seulement au royaume de l'entretenir en sa chevalerie insensée. Fut-il sensible aux maux de ses sujets, aux grands désastres du pays ? Que se passa-t-il dans cette tête, le soir de Poitiers ? Lui suffit-il d'avoir vécu, cette journée-là, quelques heures chevaleresques ? A quoi pensait-il en Angleterre, parmi les fêtes et surtout le jour qu'il voulut livrer la moitié du royaume pour racheter sa personne ? Égoïsme étrange, dont sans doute il n'eut pas même conscience. Le roi a bénéficié du surnom qui lui fut donné : on l'appela le Bon, mais pour les raisons qui méritèrent ce titre à son beau-père, le roi Jean de Bohême, lequel on appelait le bon roi Jean pour tant qu'il était large et courtois et aimait fêtes et tournois, danses et ébattements.

 

 

 



[1] SOURCES. Voir Cosneau, Les grands traités de la Guerre de Cent Ans, 1889. Varin, Archives administratives de la ville de Reims, III, 1848. Thalamus Parvus, Societé archéologique de Montpellier, 1836.

[2] OUVRAGES À CONSULTER. Secousse, Mémoires pour servir à l'histoire de Charles le Mauvais, 1758. S. Luce, Le jeunesse de Bertrand du Guesclin, 1876, et La France pendant la guerre de Cent Ans, 1890-1893. Chérest, L'Archiprêtre, 1879. Coville, Les États de Normandie au XIVe siècle, 1894. Denifle, La guerre de Cent Ans et la désolation des églises, 1899.

[3] Chronique Normande, éd. Monnier, XV et 122.

[4] SOURCES. Marlène, Thesaurus novus anecdotorum. I, 1717. Rymer, Fœdera... inter reges Angliae et alios quosvis reges, éd. de la Haye, II, 1739. Cosneau, Les grands traités de la guerre de Cent Ans, 1829.

OUVRAGES A CONSULTER. E. Monnier, Étude sur la vie d'Arnoul d'Audrehem, 1883. Denifle, La Guerre de Cent Ans et la désolation des églises de France, I, 1899. Moranvillé, Le siège de Reims, Bibliothèque de l'École des Chartes, LVI, 1895. Petit-Dutaillis et Collier, La diplomatie française et le traité de Brétigny, Le Moyen Age, 2e série, I, 1897.

[5] SOURCES. Ordonnances des rois de France, III, 1731. Rardonnet, Procès-verbal de délivrance à Jean Chandos des places françaises abandonnées au traité de Brétigny, 1867.

OUVRAGES À CONSULTER. Dessales, La rançon du roi Jean (Introduction, 1850). Vuitry, Études sur le régime financier de la France, nouvelle série, II, 1883. Rouquette, Le Rouergue sous les Anglais, 1887. Moisant, Le Prince Noir en Aquitaine, 1894. Denifle, La Guerre de Cent Ans et la désolation des églises de France, I, 1899.

[6] OUVRAGES A CONSULTER. Voir les ouvrages indiqués au commencement du chapitre. De plus, Pinot, Recherches sur les incursions des Anglais et des Compagnies en Bourgogne, 1874. D. Vaissette, Histoire générale de Languedoc, nouvelle édition, IX, 1885. Labroue, Le Livre de vie, 1890. Prou, Étude sur les relations politiques d'Urbain V arec les rois de France Jean II et Charles V, 1888.

[7] S. Luce, La jeunesse de Bertrand du Guesclin, p. 315-342.

[8] L'histoire des Compagnies dans la région lyonnaise a été étudiée d'une façon définitive par G. Guigne, dans son ouvrage sur Les Tard-venus en Lyonnais, 1886.

[9] OUVRAGES À CONSULTER. D. Plancher, Histoire de Bourgogne, II, 1741. Chérest, L'Archiprêtre, 1879.

[10] Sur cette question et sur les derniers jours du roi Jean, voir duc d'Aumale, Notes et documents relatifs à Jean le Bon et à sa captivité en Angleterre, 1856. G. Bapst, Le Testament de Jean le Bon, 1880. E. Fournier, L'Esprit dans l'histoire, 1882.