I. — LA RUPTURE[2]. SI Édouard III se décida à engager la lutte contre la France, ce fut, d'après plusieurs chroniques, sur les instances de Robert d'Artois. Déguisé en marchand de laine, Robert s'était réfugié en Angleterre, pendant que les agents du roi de France le cherchaient en Provence et en Guyenne. Pour se faire bien venir d'Édouard, il lui confessa qu'à tort et à péché il avait consenti à sa déshéritance et contribué à faire roi du noble royaume de France celui qui y avait le moins de droit. Et depuis ce fut une obsession : Messire Robert ne cessait nuit ni jour de remontrer au roi Édouard quel droit il avait à la couronne de France et le roi y entendait volontiers. Mais les causes du conflit ne paraissent pas avoir été aussi simples que le disent les chroniqueurs. Édouard III était poussé à la guerre contre Philippe VI par des raisons économiques et politiques. La draperie flamande était nécessaire au peuple anglais, comme la laine d'Angleterre l'était aux métiers des villes de Flandre ; il fallait donc que le roi d'Angleterre eût dans le comté et sur les Flamands une action politique. Or, il avait, du côté de la Flandre, de grandes appréhensions. Le rétablissement de l'autorité du comte et de l'influence française, après la journée de Cassel, avait compromis les intérêts anglais. Édouard pensait que le vrai moyen, pour lui, de devenir le maître en Flandre était de vaincre le roi de France. Intimidé par la victoire de Philippe VI, absorbé ensuite par la guerre d'Écosse, il s'abstint pendant quelques années de toute intervention directe ; mais il ne cessait de récriminer contre le comte à propos des mauvais traitements dont se plaignaient les marchands anglais. Il s'efforçait de profiter de l'impopularité des Français en Flandre ; il appelait en Angleterre un grand nombre d'ouvriers des petites villes, et il inquiétait ainsi les grandes cités industrielles flamandes par la menace de transporter dans son royaume la fabrication des draps. Il comptait que, s'il se décidait à faire la guerre au roi de France, les Flamands seraient obligés à prendre parti pour lui, par crainte de voir l'Angleterre ruiner leur industrie. Édouard III, d'autre part, était fort mécontent des procédés du roi de France en Guyenne. Charles IV avait promis le 31 mars 1327 au roi d'Angleterre de restituer la partie de la Guyenne que ses troupes avaient conquise à la suite do l'affaire de Saint-Sardos Édouard III se plaignait que le traité n'eût pas été loyalement exécuté. Un conflit avait failli éclater en 1330 à ce sujet, et l'accord survenu entre les deux rois, sans doute en avril 1331, n'avait pas réglé les questions les plus importantes. Depuis lors les difficultés n'avaient guère cessé. Les vassaux du roi d'Angleterre, lorsqu'ils n'étaient point satisfaits de sa justice, en appelaient volontiers au roi de France, suzerain du duché. Le Parles lent de Philippe VI, par ses enquêtes et ses arrêts, tracassait l'administration anglaise ; les procès se multipliaient. Le plus audacieux fut celui du sire de travailles : créancier du roi d'Angleterre, il fit prononcer par le Parlement en juillet 1336 la saisie des terres et châteaux de son débiteur, et le sénéchal français d'Agen alla aussitôt occuper le château et la ville de Puymirol. Enfin les affaires d'Écosse prenaient une tournure très grave. Édouard III et son peuple considéraient l'indépendance de l'Écosse comme un danger national pour l'Angleterre, et la France donnait asile à David Bruce. que les partisans de l'indépendance tenaient pour le vrai roi d'Écosse. On savait en Angleterre qu'il y avait alliance occulte entre France et Écosse : les tentatives de médiation de Philippe VI n'avaient pas donné le change. Le roi d'Angleterre se plaignait avec amertume des actes d'hostilité que commettaient contre ses sujets les marins français et flamands ; il était infirmé que des secours venaient des ports de Flandre à ses ennemis. Comme à la fin de 1335. les Écossais semblaient à bout de forces. Philippe VI décida de leur envoyer des secours importants : avec une partie de l'argent et des navires de la croisade. il fit préparer une grande expédition au printemps de 1336. Des émissaires tenaient Édouard au courant de tout ce qui se faisait dam les ports de France. L'inquiétude fut grande en Angleterre on parlait d'une invasion par Portsmouth les côtes et les fies étaient mises en état de défense. L'expédition manqua. mais une petite troupe d'hommes d'armes débarqua cependant en Écosse. Il est vraisemblable que ces événements furent la cause immédiate de la guerre. Ce qui complique l'histoire des commencements, c'est qu'Édouard III jouait alors un double jeu. Bien que ses réclamations auprès de Philippe VI et du comte de Flandre fussent constantes. il rien témoignait pas moins de dispositions très pacifiques, tout en se plaignant, il proposait des trêves, des conférences. des entrevues et des mariages. Les ambassades anglaises se succédèrent en France à de courts intervalles jusqu'au mois d'octobre 1337, comme si Édouard III voulait épuiser tous les moyens et toutes les concessions. Mais des actes préparatoires aux hostilités accompagnaient ces démonstrations pacifiques. Tout d'abord le roi d'Angleterre s'en prit au comte de Flandre. Le 12 août 1336, pour certaines nouvelles qui lui sont venues, il prohiba jusqu'à nouvel ordre la sortie des laines de son royaume. En représailles, le comte de Flandre, peut-être sur le conseil de Philippe VI, ordonna d'arrêter tous les marchands anglais qui étaient dans ses États A quoi Édouard III riposta, le 5 octobre, en faisant saisir en Angleterre tous les marchands flamands et confisquer leurs biens. Quelques jours après, il proposait au comte de Flandre un accord qui fut repoussé. Alors, au mois de décembre, il accorda au duc de Brabant rétablissement d'un entrepôt de laines anglaises dans ses États, à condition que rien n'en irait aux Flamands. Par ces mesures. Édouard III espérait certainement mettre le trouble en Flandre, inquiéter les grandes villes industrielles, et les préparer à se prononcer pour lui contre leur seigneur, le comte de Flandre, vassal trop dévoué du roi de France. En même temps, Édouard III faisait une grave démonstration. Il avait convoqué son Parlement pour le 21 septembre 1336 à Nottingham, afin de délibérer sur les machinations du roi de France en Écosse et en Guyenne et d'aviser au salut du royaume. Dans cette assemblée et dans celles qui suivirent, il fit affirmer de nouveau ses droits à la couronne de France, et c'est alors sans doute que Robert d'Artois les soutint publiquement. Il est probable qu'au fond Édouard n'avait jamais renoncé à ses prétentions au trône de France, et aussi que Philippe soupçonnait chez son vassal l'intention persistante de renier l'hommage d'Amiens. Mais le roi d'Angleterre n'ignorait pas les difficultés d'une telle revendication, et on est en droit de croire qu'au début il ne vit là qu'un moyen de menace et une provocation. Édouard III, suivant le conseil qui lui fut donné dans son Parlement, chercha de tous côtés des alliés sur le continent, jusqu'en Norvège et en Espagne, mais surtout aux Pays-Bas. Il avait épousé une fille du comte de Hainaut, comte en même temps de Hollande et de Zélande et seigneur de Frise ; il était devenu le beau-frère de l'empereur Louis de Bavière et du comte de Gueldre. En 1328, puis en 1330, il s'était assuré l'alliance du duc de Brabant, dont le duché commençait alors a prendre son grand essor industriel. Avec l'aide de la maison de Hainaut-Hollande, dont les domaines avaient une grande importance stratégique, Édouard espérait dominer tous les Pays-Bas. Il est vrai que Philippe VI, à partir de 1332, essaya de contrecarrer Faction d'Édouard dans cette région ; il obligea le duc de Brabant à faire alliance avec lui et à marier son fils aîné à une fille de France, et en 1334 il acquit la seigneurie de Malines. Mais Édouard III reprit bientôt l'avantage aux Pays-Bas. Des derniers jours de 1336 au mois d'août 1337 se succédèrent les ambassades anglaises sur le continent. Henry de Burghersh, évêque de Lincoln, fit plusieurs voyages aux Pays-Bas, établit son quartier général à Valenciennes et rayonna de là jusqu'en Allemagne ; d'autres ambassadeurs, clercs et grands seigneurs, l'accompagnaient et le secondaient ; pour lui seul, il menait une suite de trente personnes. Les princes de l'Empire se montrèrent fort exigeants : Bien savait qu'Allemands sont durement convoiteux et ne font rien si ce n'est pour les deniers. Pour les gagner, la mission anglaise n'épargna rien : Et les regardaient toutes gens à merveille pour le grand état qu'ils tenaient ; car ils n'épargnaient nul rien, non plus que si argent leur apleuvit des nues. Les Anglais dépensèrent cent mille florins ; mais ils purent croire que c'était de l'argent bien placé. Les seigneurs du Hainaut, du Brabant, de la vallée de la Meuse et des bords du Rhin étaient venus en foule. On vit à Valenciennes, en personne ou par représentation, le duc de Brabant, le comte de Hainaut, le marquis de Brandebourg, le comte de Gueldre, le marquis de Juliers, l'archevêque de Mayence, etc. Le plus grand succès de l'évêque de Lincoln, ce fut d'obtenir l'alliance de l'empereur Louis de Bavière, irrité des négociations illusoires que le roi de France traînait avec lui, sous prétexte de le réconcilier avec le pape. Moyennant 300 000 florins que l'empereur réclama pour ses préparatifs et l'équipement de deux mille hommes d'armes, un traité fut conclu vers le 15 juillet 1337 entre lui et le roi d'Angleterre. Philippe VI ne parait pas s'être beaucoup soucié de cette grande guerre qui s'annonçait. Dans toutes les questions alors débattues entre les deux rois, il montra de la maladresse. Il continua de secourir mollement les Écossais. En Guyenne, il ne fit rien pour modérer le zèle de ses officiers ou arrêter les agressions de ses hommes d'armes. En décembre 1336, par l'intermédiaire du sénéchal de Guyenne, il faisait réclamer la remise de Robert d'Artois de façon hautaine. Il ne semble pas qu'il ait tenté d'empêcher la course que pratiquaient les marins de son royaume dans la Manche et dans la mer du Nord. Les ambassades françaises en Angleterre, moins fréquentes du reste que les ambassades anglaises en France, n'y proposaient aucune solution. Comme son adversaire, Philippe se procurait de nouvelles alliances. Il pouvait compter sur le roi Jean de Bohême et sur le comte de Flandre. Dès la fin de l'été de 1336, il avait envoyé Jean de Vienne en Espagne, et, dans les derniers jours de l'année, un ambassadeur d'Alphonse XI concluait un traité d'amitié entre la France et la Castille. Au Nord, si les efforts tardifs faits pour conjurer le danger de l'alliance entre Édouard III et Louis de Bavière restaient inutiles, une sorte de coalition put cependant être formée contre les amis de l'Angleterre : l'évêque de Liège, le comte de Deux-Ponts, Henri de Bavière, la ville de Cambrai, le comte de Linanges et les communes de Frise y entrèrent. Philippe VI en même temps poursuivait les préparatifs militaires : il réunissait des hommes d'armes en Picardie, en expédiait en Guyenne. Il levait des subsides pour la guerre ; deux armées devaient être prêtes l'été de 1337. Les armements maritimes étaient poussés avec ardeur. Enfin, le 24 mai 1337, le roi prononçait la saisie de la Guyenne. Plusieurs châteaux du duché étaient assiégés et capitulaient. La guerre commençait. Au mois d'août, Édouard III adressa aux sheriffs un manifeste où il énumérait tous ses efforts pour maintenir la paix et toutes les mauvaisetés de son adversaire : il n'a pu, dit-il, étancher la malice du roi de France. Le 3 octobre, cependant, il envoyait encore une ambassade solennelle en France pour offrir à Philippe VI une paix bonne et perpétuelle ; mais quatre jours après, alors que ses ambassadeurs n'avaient pu arriver à destination, il prenait dans ses actes le titre de roi de France et désignait le duc de Brabant, le marquis de Juliers, le comte de Hainaut et le comte de Northampton comme ses lieutenants, vicaires et capitaines pour revendiquer en son nom le royaume de France et y exercer ses droits. Le 17 octobre, écrivant au pape, il qualifiait Philippe VI de soi-disant roi de France. C'est probablement à la Toussaint que l'évêque de Lincoln vint enfin apporter à Paris et remit au roi de France les lettres de défi du roi d'Angleterre[3]. Quelques jours après, une flotte anglaise enlevait l'île de Cadzand, sur la côte flamande, près de l'Écluse, aux hommes d'armes que le comte de Flandre y avait postés pour le service du roi de France. Les légats pontificaux, arrivés en Angleterre au mois de novembre, ne pouvaient plus rien empêcher. Il est difficile d'établir les responsabilités dans les événements historiques, même les plus considérables : qui est responsable de l'effroyable guerre de Cent Ans ? Les deux rois se sont accusés réciproquement, comme il arrive toujours en pareil cas, de mauvais procédés. Il est certain que la conduite du roi de France en Guyenne et. en Écosse ne fut pas loyale ; mais comment oser affirmer la loyauté d'Édouard III, qui avait prêté de si mauvaise grâce son serment d'hommage au roi de France ? Au fond, les deux rois se sentaient ennemis, sans peut-être en démêler la vraie raison. Cette raison était qu'une situation fausse avait été créée au XIe siècle, le jour où le duc de Normandie était devenu roi d'Angleterre. en demeurant le vassal du roi de France. Elle s'était aggravée lors de l'avènement des Angevins au trône d'Angleterre. Qu'un roi anglais possédât des fiefs en France, cela était conforme au droit féodal, mais contraire à la nature, qui est plus puissante que tous les droits. Entre le roi de France, qui voulait réaliser l'unité territoriale naturelle de son royaume et son trop puissant vassal, la guerre était inévitable. Même si l'accident dynastique survenu en 1328 ne s'était pas produit, si les prétentions d'Édouard à la couronne n'avaient pas envenimé la séculaire querelle des deux royaumes, la guerre aurait duré jusqu'à ce que tous les deux eussent été ramenés à leurs conditions naturelles d'existence. La cause profonde de la guerre de Cent Ans fut une fatalité, née d'une série de circonstances antérieures. II. — JACQUES VAN ARTEVELDE[4]. LE pays qui eut d'abord le plus à souffrir des hostilités fut le comté de Flandre. Comme avait déjà fait Édouard Ier, dans des circonstances analogues, Édouard III avait privé l'industrie flamande de la matière première dont elle ne pouvait se passer. Les premières mesures prises à l'automne 1336 avaient été confirmées dans un statut solennel du 30 février 1337 : le roi offrait protection à tous les ouvriers étrangers ; il leur accordait de grands privilèges ; il interdisait l'importation et même l'usage de tout drap étranger ; enfin il prohibait jusqu'à nouvel ordre l'exportation de la laine. C'était, comme dit Walsingham, pour vaincre l'orgueil des Flamands, qui respectaient beaucoup plus les ballots de laine anglaise que les Anglais. Enfin, quelques mois après, afin de rendre cette prohibition plus sensible aux Flamands, Édouard III accordait trente mille sacs de laine aux entrepôts du Brabant sous condition de n'en pas vendre au dehors. Partout en Flandre les métiers avaient cessé de battre ; de nombreux ouvriers émigraient. Ceux qui demeuraient s'en prenaient à leur comte et au roi de France ; car par lui et par ses œuvres étaient-ils en ce danger. Le comte Louis de Nevers n'était guère aimé de ses sujets : on lui reprochait ses prodigalités, ses trop longs séjours à la cour de France, les exigences de ses officiers. Il essaya de conjurer le mécontentement. A Gand, il disait aux artisans, sans les convaincre, que cette chose ne pouvait durer longuement, qu'il avait reçu de bonnes nouvelles. Et, ajoutait-il, ne pensez ni dites nul contraire ni nulle mauvaiseté de ce beau pays de France dont tant de biens nous abondent. Il est vrai que le commerce de la Flandre avec la France était actif : à Gand était l'étaple des blés d'Artois, mais il ne pouvait y avoir de comparaison entre cette étaple et celle des laines. C'était à Gand du reste que se manifestaient les plus vives colères, car c'est la ville où on drape le plus et qui le moins peut vivre sans draperie. Les ouvriers tisserands et foulons se réunissaient dans les rues et sur les places au cri de Travail et Liberté ! et là parlaient vilainement, ainsi que communes gens ont usage, sur la partie du comte Louis. Le peuple de Gand en voulait tout autant aux lignages et à la grosse bourgeoisie, qui n'avaient rien su faire que défendre des privilèges devenus odieux aux petites gens des métiers. En même temps, chez ceux-ci se déclarait une très vive sympathie pour l'Angleterre. Les ambassadeurs anglais établis à Valenciennes cherchèrent à exploiter ces dispositions ; ils se transportèrent à Ypres, à Bruges, à Gand, faisant grands frais et donnant grands dîners. A Gand, ils furent fort bien reçus par un ancien et très respectable chevalier, jadis prisonnier de Philippe le Bel, grand partisan de l'alliance anglaise, Sohier le Courtraisien. Des pourparlers commencèrent pour le retour des laines, la réconciliation du comte et du roi d'Angleterre, même pour un mariage entre le fils du comte et la fille d'Édouard III. Le comte, mis en défiance, manda Sohier près de lui à Bruges, le fit enfermer à Ruppelmonde, puis décapiter lâchement au commencement de 1338. Mais déjà les Gantois s'étaient donné un chef plus redoutable que le vieux chevalier. Le soir de Noël 1337, appelant leurs compagnons de maison en maison, les gens de métier étaient allés trouver à son huis un bourgeois, Jacques van Artevelde, qui avait la réputation d'un très sage homme. lis lui contèrent leur misère, lui promirent de l'ouïr, croire, craindre et servir. Artevelde leur donna rendez-vous pour le 28 décembre à un lieu qu'on appelle la Biloke. Artevelde, qui était sollicité de la sorte par le commun, appartenait à la bonne bourgeoisie. Sa famille était ancienne. Son père, qui faisait le commerce des draps, avait été échevin de Gand. Dans sa jeunesse, Jacques van Artevelde avait beaucoup voyagé ; il est possible qu'il ait été, parmi la suite de Charles de Valois, à Rome, en Grèce et jusqu'à Rhodes. Un membre de sa famille, sans doute son père, qui faisait des affaires avec l'Angleterre, avait été dépouillé pour forfaiture envers le roi de France, s'était mis au service d'Édouard Ier et avait combattu à Courtrai. A Gand, Artevelde faisait le commerce des draps et il était inscrit à la corporation des tisserands. Riche et considéré, il avait épousé en secondes noces une femme de noble naissance. Au moment où il entre en scène, il a cinquante-deux ans. Le chroniqueur de Saint-Denis le dit de moult clair engin (intelligence). Froissart le représente comme un sage homme et imaginatif durement, hautain, subtil et bien enlangagé. Il était en effet éloquent, homme de parole et d'action à la fois, mais rude et autoritaire. L'assemblée annoncée se réunit à la Biloke le 28 décembre
1337 : Et l'apportèrent mouvant de sa maison entre
leurs bras et fendant toute manière de gens jusqu'en la place. Et lui avaient
ordonné un bel échafaud sur lequel ils le mirent. Et là commença-t-il à
prêcher si bellement et si sagement qu'il convertit tous cœurs en son opinion.
Cette opinion, c'était que les Flamands tinssent la
partie des Anglais à l'encontre de ceux de France : il affirmait que
le roi de France était si occupé en moult manières
qu'il n'avait pouvoir ni loisir d'eux faire mal, et que le roi d'Angleterre
serait joyeux d'avoir leur amour ; il
promettait encore qu'ils auraient Hainaut, Brabant,
Hollande et Zélande avec eux. En d'autres termes, il voulait prendre
l'initiative d'une alliance tout au moins commerciale avec Édouard III, sans
rompre ouvertement avec le comte et le roi de France ; il allait au plus
pressé, qui était de faire revenir la laine en Flandre. Tout le monde
l'approuva. De ce jour, Artevelde fut vraiment seigneur de la cité. Toute une armée de partisans se réunit autour de lui, à si grande puissance que tous les jours dormaient en sa maison, buvaient et mangeaient mille à douze cents personnes. Le 3 janvier 1338, il fut élu capitaine de la paroisse Saint-Jean, puis capitaine général de la ville, bien que, par crainte de la tyrannie, le rétablissement de cet office fit défendu sous peine de mort. Des mesures de défense furent prises ; on pourvut aux approvisionnements. Artevelde voulait unir d'abord toute la cité, puis toute la Flandre dans la défense des intérêts commerciaux. A Gand, une trêve de cinquante jours fut imposée aux factions. Peu à peu, il rallia les cités rivales par la force, la menace ou la persuasion. Au mois d'avril 1338, une conférence fut tenue au monastère de l'Eeckhoute entre les députés de Gand, de Bruges et d'Ypres. Trois députés furent choisis pour veiller en permanence aux intérêts communs. Au mois de mai, Artevelde parcourut avec quelques bourgeois tout le pays de Bailleul à Termonde. Partout on se laissa entraîner. Conduits par le chef hardi qu'ils s'étaient donné, les tisserands de Gand dominaient la Flandre[5]. Artevelde avait déclaré que, pour le moment, il n'y avait rien à craindre du roi de France. Philippe VI en effet, inquiet de ce qui se passait en Flandre, et d'accord avec le comte, multipliait les tentatives de rapprochement plus ou moins sincères avec les communes. Il alla jusqu'à leur permettre, en juin 1338, de garder une sorte de neutralité dans la guerre qui s'ouvrait contre le roi Édouard. Mais l'intérêt poussait la Flandre du côté anglais. Il était plus facile de se passer des blés et avoines d'Artois que des laines d'Angleterre. Un instant, Artevelde espéra gagner le comte à sa politique ; mais Louis de Nevers ne voulut rien entendre, et il pensa même un moment à faire tuer Artevelde. Avec l'aide des nobles leliaerts, il essaya de surprendre Gand, puis Bruges, mais ne réussit pas. En février 1339, désespérant de rétablir son autorité, il se réfugiait à la cour de France. Artevelde suivait son plan avec succès. Il était parvenu à ramener la laine anglaise en Flandre. Édouard, voyant ses calculs réussir, avait accueilli les requêtes de ses amis de Gand ; au commencement de février 1338, deux échevins gantois étaient allés à Louvain signer une convention préliminaire avec l'Angleterre et bientôt les premières laines étaient arrivées. Le 10 juin, cet accord préliminaire devenait un traité de commerce : il y était surtout question de l'achat des laines anglaises et de la circulation des étoffes flamandes ; les bonnes villes n'y promettaient encore que la neutralité dans les guerres contre les seigneurs de Flandre. Mais Édouard comptait que ce n'était qu'un commencement. En juillet 1338, il passa la mer pour aller voir ses alliés. Il s'installa à Anvers avec la reine Philippe et y dépensa beaucoup d'argent qu'il emprunta à Artevelde, au duc de Brabant et à des banquiers florentins. Mais, malgré sa générosité et sa patience avec les Flamands, les choses restèrent au même point pour cette fois. Du côté de l'Allemagne le succès fut meilleur. Le retard apporté à l'ouverture des opérations militaires et la prudence d'Édouard III semblaient avoir refroidi le zèle de ses alliés. Beaucoup se montraient incertains, surtout les plus puissants. Le roi d'Angleterre, pour ramener les princes d'Empire, résolut de faire une démarche solennelle auprès de l'Empereur, qu'il alla trouver à Coblenz. Dans une cérémonie imposante, Louis de Bavière parut, portant une dalmatique de pourpre à manière de prêtre, tout étoffée aux armes impériales, la mitre et la couronne en tête, le globe d'or en mains, assis sur un trône haut de douze degrés ; en face, mais plus bas, était le siège d'Édouard III. Après la lecture de plusieurs actes impériaux l'Empereur déclara le roi d'Angleterre vicaire de l'Empire. Puis, en sa qualité de chef de toute souveraineté temporelle sur la terre, suivant la belle et vaine théorie du Moyen Age, il garantit les droits d'Édouard III à la couronne de France. Cependant plus d'un an s'écoula avant que le roi d'Angleterre eût rassemblé ses alliés. A la fin de septembre 1339, il mena enfin une armée disparate assiéger Cambrai, que défendait une garnison française. De son côté le roi de France avait donné rendez-vous aux hommes d'armes à Péronne, à Bapaume, à Arras pour l'été de 1339, mais lui aussi se mit en mouvement très tard. Les opérations, commencées à l'automne, ne pouvaient durer longtemps. Édouard III, malgré les belles apertises de ses chevaliers, dut renoncer au siège trop difficile de Cambrai. S'étant avancé en Picardie, après trois semaines de ravages, jusqu'à Buironfosse, il se trouva en présence de l'armée française, à l'intervalle d'une demi-lieue. Il fit demander bataille pour le 21 ou le 22 octobre ; mais, le 21, les troupes françaises étaient fatiguées par leur marche ; le 22 était un vendredi ; enfin le roi Robert de Sicile, grand astronomien, avait écrit à Philippe pour le dissuader de la bataille. Le roi d'Angleterre n'attaqua point et s'éloigna. C'était un échec pour Édouard III qui avait longuement préparé cette expédition d'apparence formidable. Pour réussir, il lui avait manqué l'alliance effective des Flamands. A la fin de 1339 et aux premiers jours de 1340, il fit un grand effort pour l'obtenir. De son côté Jacques van Artevelde était conduit à l'alliance anglaise par toute sa politique antérieure et aussi par le soin de sa propre sécurité. Souvent allait et venait jusques à Anvers visiter le roi Édouard et lui promettait qu'il le ferait seigneur de Flandre. En même temps, aux gens des villes il remontrait tant et de si belles raisons qu'ils étaient tout appareillés, au commandement d'Artevelde, que de servir le roi d'Angleterre en cette besogne. Édouard III s'engageait à restituer au comté de Flandre Lille, Douai, Orchies, villes cédées à Philippe le Bel. Les Flamands se conseillèrent à grand loisir. Enfin Artevelde répondit en leur nom qu'ils ne pouvaient rompre les serments qui les liaient au roi de France ; mais il proposait un moyen pour tout concilier : C'est que vous veuillez, dit-il au roi d'Angleterre, encharger les armes de France et écarteler d'Angleterre et vous appeler roi de France, et vous tiendrons pour roi et vous obéirons comme au roi de France. Édouard III eut d'abord quelques scrupules ; il portait, il est vrai, le titre de roi de France, mais il n'avait pas encore osé agir en roi dans le royaume de France. Finalement, il suivit le conseil d'Artevelde. Un parlement fut tenu à Gand, en sa présence, à la fin de janvier 1340. On y vint de toute la Flandre. Pour la première fois, Édouard III fit acte de roi de France : il prit les armes de France écartelées d'Angleterre, scella ses actes de son sceau de France, et, de ce jour, data ses chartes de la première année de son règne en France. Trois traités furent signés : le premier accordait aux Flamands de grands avantages commerciaux et la sauvegarde du roi d'Angleterre le second leur concédait l'étaple des laines et un gros subside ; le troisième leur promettait la réunion à leur comté de Lille, Douai, Orchies et de l'Artois, renouvelait tous les privilèges du pays et garantissait son indépendance financière et judiciaire. Pour compléter son œuvre, Artevelde organisa avec le Brabant et le Hainaut une sorte d'union fédérale des Pays-Bas. Il ne restait aux Flamands qu'un souci : l'interdit menaçait la Flandre, pays très pieux ; le roi de France avait obtenu du pape un excommuniement si grand et si horrible qu'il n'était prêtre qui osât célébrer le divin service. Deux prélats allaient lancer la terrible sentence. Mais Édouard promit à ses alliés qu'il leur mènerait prêtres de son pays, qui chanteraient messes en Flandre, voulût le pape ou non. Alors, laissant à la garde de ses bons amis de Gand la reine et un fils qui venait de lui natice dans cette ville, il rentra dans son royaume. III. — L'ÉCLUSE[6]. EDOUARD III était retourné en Angleterre pour préparer une nouvelle campagne. Au bout de quatre mois de travail, en juin, tout était prêt. La flotte anglaise appareilla le 22 juin 1340 ; le lendemain, elle arrivait sans incident devant le port de l'Écluse. Le roi d'Angleterre et les siens, qui s'en viennent tout cinglant, regardent et voient devers l'Écluse si grande quantité de vaisseaux que ce semblait droitement un bois. C'était la flotte française. Depuis 1337, Philippe VI avait fait autant de préparatifs sur mer que sur terre. Les ports de l'Aunis, de la Picardie, surtout de la Normandie étaient très bien pourvus de navires et de marins. On y pouvait trouver, en ce temps où les vaisseaux de guerre ne différaient pas beaucoup des navires marchands, une flotte toute prête, bien équipée et bien montée. Personne n'était plus hardi sur mer que les Normands du Tréport, de Dieppe, de Fécamp, de Honfleur. Mais aux navires réquisitionnés, Philippe voulut ajouter une forte escadre royale de barges et de nefs très bien construites. L'administration navale et l'arsenal du Clos des Galées à Rouen furent définitivement organisés. Enfin des exilés et des aventuriers génois, castillans et autres, comme les Spinola, les Doria, les Grimaldi, les Fieschi, les Barbavera, s'étaient engagés au service du roi de France et lui avaient amené les agiles et fines galères de la Méditerranée. Les premières années de guerre maritime avaient été heureuses pour la France. En 1338 et 1339, Antoine Doria et Charles Grimaldi, Génois tous deux, l'amiral Hue Quiéret et le capitaine de la mer Béhuchet, avaient couru la Manche et poussé, le long des côtes de l'Océan, jusque dans le golfe de Gascogne. Les Iles normandes avaient été occupées et garnies d'hommes d'armes ; Portsmouth, Southampton, Plymouth sur la côte anglaise, ainsi que Blaye et Bourg en Gironde, avaient été pris et pillés ; Quiéret était entré dans la Tamise. En 1339, les Normands avaient même projeté une nouvelle conquête de l'Angleterre. Tout avait été convenu à une réunion des États du duché, avant Pâques, à Rouen. Les Normands se partageaient d'avance la conquête. Rien ne fut mené à effet ; mais les armements qui avaient été commencés, permirent de mettre à la mer en 1340 la plus belle flotte française qu'on eût encore vue. Au début de la campagne, toutes les forces maritimes du roi de France avaient été concentrées dans la Manche. Philippe VI avait ordonné à Quiéret et à Béhuchet de ne pas laisser le roi d'Angleterre prendre pied en France, et, si par leur coulpe les decevait, il les ferait mourir de male mort. Les marins normands et génois n'avaient cessé de croiser devant les ports anglais, de Douvres à Plymouth. Édouard avait passé pourtant. A l'annonce de son arrivée, Quiéret, Béhuchet et le Génois Barbavera cinglèrent à l'Écluse pour empêcher le débarquement. Les Français avaient deux cent deux bâtiments montés par plus de vingt mille hommes ; dix-sept ports normands avaient à eux seuls fourni cent soixante navires. Mais l'ancien trésorier Béhuchet, improvisé marin depuis deux ans, petit homme ardent et cupide, avait mal recruté les équipages. Contre cette flotte, Édouard III amenait deux cent cinquante navires, onze mille archers et quatre mille hommes d'armes. Les chefs français, qui ne s'entendaient point, laissèrent leur adversaire prendre les plus heureuses dispositions et restèrent entassés dans une sorte de cul-de-sac. Les bons conseils du Génois Barbavera ne servirent de rien ; comme il n'avait avec lui que quatre galères, on le laissa prendre le large sans l'écouter. Dans la bataille, livrée le 24 juin, le roi d'Angleterre paya de sa personne, monté sur un grand navire qui portait bannière aux armes de France et d'Angleterre et, au mât d'amont, une couronne d'or resplendissant au soleil. La mêlée dura de neuf heures du matin à cinq heures du soir. Vers la fin de la journée, l'arrivée d'une flotte flamande, improvisée à la nouvelle de la bataille, donna la victoire aux Anglais. Les vainqueurs ne perdirent pas moins de dix mille hommes. Du côté des Français, le désastre fut immense ; une trentaine de navires seulement échappèrent ; vingt mille hommes furent tués ou faits prisonniers. Quiéret périt dans le combat ; Béhuchet fut pris après s'être bien défendu. Une légende normande raconte que le soir de la bataille, il répondit aux insultes du roi d'Angleterre par un soufflet ; ce qui est certain, c'est qu'il fut attaché à une poulie et pendu à un met. Philippe VI n'avait plus qu'à défendre son royaume sur terre. Soixante mille Flamands s'armaient pour se joindre aux Anglais. Le danger paraissait très grand. Or, de tout cela, il ne résulta rien. Le siège de Tournai, dirigé par Édouard III, Artevelde et le duc de Brabant, fut levé par eux au bout de deux mois. Édouard proposa diverses formes de cartel à Philippe ; mais il ne voulait risquer en combat singulier que le royaume de France qu'il ne possédait pas, et Philippe VI entendait jouer royaume contre royaume, ce qui fut refusé. A ce moment une sainte femme, la comtesse de Hainaut, apparentée aux deux rois, sortit de son cloître pour négocier une trêve. Édouard III la laissa faire : les Français avaient l'avantage dans la petite guerre qui continuait sur les frontières de Guyenne, et les Écossais venaient de se soulever ; quant aux Flamands, le travail les rappelait chez eux. Dans les négociations, Artevelde exigea qu'ils fussent. formellement couverts par le traité. Le 13 septembre, une trêve d'un an fut enfin signée dans une chapelle voisine d'Esplechin. Un congrès tenu peu après à Arras ne put faire de cette trêve une paix définitive. Jusque-là du moins, le royaume de France n'avait pas été entamé. IV. — LA SUCCESSION DE BRETAGNE[7]. A peine la première trêve venait-elle d'être signée, qu'une autre guerre éclatait en Bretagne, qui, dès son début, se confondit avec la grande lutte franco-anglaise, l'étendit et la compliqua. Le duc de Bretagne Jean III, en revenant de la guerre de Flandre, mourut à Caen le 30 avril 1341. Il n'avait pas d'enfant légitime. De ses deux frères, rainé, Gui, était mort depuis six ans, laissant une fille, Jeanne de Penthièvre, la Boiteuse, mariée à Charles de Blois, neveu du roi de France. L'autre frère était Jean de Bretagne, comte de Montfort-l'Amauri. La succession fut disputée entre la nièce et l'oncle. Le point en litige n'était pas la capacité des femmes à hériter ni le droit de représentation ; l'un et l'autre étaient admis par la coutume de Bretagne. Mais Jean de Montfort prétendit que, le duché de Bretagne étant fief et pairie du royaume, la succession n'y pouvait être régie par d'autres règles que celles du fief dominant, la France, où n'étaient admises ni la capacité des femmes ni la représentation ; il alléguait l'exemple d'un autre duché-pairie, la Bourgogne[8], et même celui du peuple de Dieu et de ses coutumes qui étaient d'origine divine. L'histoire de Bretagne ne fournissait aucun précédent. Ni les évêques ni les barons de Bretagne ni les jurisconsultes du temps ne purent résoudre le problème. Dans cette obscurité, chacun des prétendants crut très sincèrement à la valeur de son droit. Tous deux s'adressèrent au roi de France, non pour le faire juge en un procès, mais pour requérir, chacun de leur côté, la réception de leur hommage. L'héritage disputé était la Bretagne tout entière, plus la vicomté de Limoges et plusieurs seigneuries peu importantes. La Bretagne était, dans l'ancienne France, un pays à part, ayant des mœurs, un langage, une histoire à lui. Le sol y était âpre et maigre, la race vaillante, pieuse et poétique. La féodalité bretonne, très nombreuse, avait le goût du mouvement, des aventures et du pillage, avec des qualités très touchantes de loyalisme et de simplicité. On a comparé la Bretagne à l'Écosse : les deux pays se ressemblent en effet par plus d'un trait ; la race y est la même, et comme l'Écosse, la Bretagne est divisée en deux parties distinctes. Il y avait une Bretagne française, le pays des Gallos, comprenant les diocèses de Rennes, Nantes, Dol, Saint-Malo et une partie de Saint-Brieuc, — et une Bretagne bretonnante, comprenant les diocèses de Tréguier, de Léon, de Cornouaille et de Vannes, et parlant la vieille langue celtique rapportée jadis en Armorique par les émigrés de la Grande-Bretagne. Jean de Montfort eut pour lui la Bretagne bretonnante ; la Bretagne française prit parti pour Charles de Blois, prince français qu'allait soutenir le roi de France. Les préférences du roi de France allaient en effet
naturellement à son neveu Charles de Blois. Jean de Montfort, pour forcer son
suzerain à recevoir son hommage, voulut le mettre en présence du fait
accompli. .Aussitôt Jean III enseveli, il se rendit, avec sa femme Jeanne de
Flandre, à Nantes, qui est la clé et la souveraine
cité de Bretagne. Il y convoqua les évêques, barons et conseils des
bonnes villes à une cour plénière. Puis comme il lui fallait de l'argent, il
fit, en attendant la réunion de la cour, une courte chevauchée à Limoges. Au château,
Jean III avait caché un trésor, car ce fut un sire
de bon gouvernement et de grande épargne ; Montfort s'en empara. De retour à Nantes, il y trouva beaucoup de bourgeois, mais à peine quelques barons et pas un évêque. Jean et la comtesse sa femme en furent moult pensieux et émerveillés et tout mélancolieux. Quelques puissants seigneurs cependant, Hervé de Léon, Geofroi de Malestroit, Tangui du Chastel, Henri de Ker, Yves de Trésiguidi, Alain de Kerlévenan, prirent parti, dés ce moment, pour les Montfort. Jean réunit des hommes d'armes, qu'il paya avec le trésor de Limoges, et partit à la conquête du duché, espérant, le gagner par force ou par amour. Il prit ou se fit livrer dix-sept places importantes comme Rennes, Vannes, Aurai, Hennebont, Quimper, Brest, Saint-Brieuc, Dinan. De mai à juillet 1341, il s'était emparé, sinon du duché tout entier, au moins de tout le domaine ducal. Alors il se fit appeler duc de Bretagne et enchargea les pleines armes de Bretagne. Puis avec vingt chevaliers, il partit pour l'Angleterre. Montfort trouva le roi à Windsor, au mois de juillet 1341. Sur les propositions qu'il apportait, Édouard III consulta Robert d'Artois et son conseil. Mais, comme dit Froissart, le conseil ne fut pas long. Le roi regarda et imagina que sa guerre au roi de France en serait grandement embellie et qu'il ne pouvait avoir plus belle entrée au royaume ni plus profitable que par Bretagne. Il promit donc à Jean de Montfort son assistance. On ne saurait affirmer que Montfort ait prêté l'hommage au roi d'Angleterre ; mais après qu'il fut retourné à Nantes chargé de superbes radeaux, il reçut d'Édouard III, le 24 septembre, le comté de Richmond, au Nord-Ouest de l'Angleterre. Il manquait à Montfort le concours de presque toute la haute féodalité bretonne : les principaux seigneurs, Clisson. Quintin, Beaumanoir, Tournemine, Laval, Ancenis, Lobélie, Kergurlai, Rohan, Avaugour, Retz, lui avaient refusé l'hommage. Beaucoup s'absentèrent et s'en allèrent, les aucuns en Grenade, les autres outremer ou en Prusse. Les plus considérables allèrent trouver Charles de Blois. Charles de Blois est une des curieuses figures du siècle. Il inspirait à ses partisans une fidélité qui ressemblait à un culte : c'était en effet un saint. Dans son enfance, il n'avait lu que des livres de piété. Il ne fait que rêvasser sur ses bouquins, disait son père ; il faudra que je le lui enlève. Il savait par cœur la Légende dorée ; dans sa captivité, il écrira la vie de saint Yves. Sa femme couchait sur un lit et lui, à côté, sur la paille. Il portait un cilice et mettait des cailloux dans ses chaussures. Un jour, dit-on, à Quimper, sa prière retarda la marée. Un autre jour, dans la campagne couverte de neige, il marcha deux lieues, de la Roche Derrien à Tréguier, pieds nus, en chemise, portant la châsse de saint Yves ; le peuple jetait ses vêtements sous les pieds du bon duc[9]. Tout le clergé breton fut pour lui, surtout les Frères Mineurs. Au reste, c'était un vaillant chevalier et un ennemi très loyal. Mon adversaire, aurait-il dit, croit à son bon droit comme je crois au mien ; il défend sa cause et moi la mienne. D'ailleurs Jean de Montfort est du sang de Bretagne. Tout déshonneur qu'on lui ferait, m'atteindrait moi-même. Lorsque les seigneurs bretons, qui s'étaient ralliés à sa cause, lui eurent remontré l'état du duché, si fut tout pensieux ; puis il dit : Beaux seigneurs, grand merci de ce que vous êtes venus devers moi et m'avez conté de cette besogne. Nous irons devers le roi mon seigneur, si l'en informerons pleinement et sur ce il en aura bon avis. Le roi remit la décision de l'affaire à la Cour des pairs séant au Parlement. Montfort, ajourné, arriva avec plus de trois cents chevaux. Le lendemain même de son entrée, il y eut réunion solennelle au Palais. Le roi et les seigneurs se tenaient en une grande chambre toute parée et couverte de tapisseries, moult belle et moult riche. — Comte de Montfort, dit le roi, je m'émerveille grandement pourquoi ni comment vous avez osé entreprendre de votre volonté le duché de Bretagne où vous n'avez nul droit, car il y a plus prochain que vous, que voulez déshériter. Et pour vous mieux efforcer, vous êtes allé à notre adversaire le roi d'Angleterre, et l'avez de lui relevé et fait féauté et hommage, ainsi qu'on nous a dit. Le comte nia qu'il eût prêté hommage à Édouard III et voulut soutenir son droit. Le roi le fit taire et lui commanda de rester quinze jours à Paris pour attendre le jugement des pairs. Le soir même Montfort, déguisé en ménestrel, sortait de Paris et regagnait Nantes. Les pairs, réunis à Conflans, instruisirent soigneusement l'affaire. Attaques, défenses, répliques se succédèrent ; une commission fut confiée à deux évêques pour enquérir sur le droit de succession en Bretagne. Montfort, malgré son absence, fit intervenir près de cent témoins qui invoquèrent les coutumes de Paris, d'Orléans, de Guines et autres lieux, et non de Bretagne. L'arrêt de Conflans du 7 septembre 1341 reconnut le droit de Charles de Blois à prêter hommage. L'arrêt rendu et l'hommage prêté, le roi engagea le nouveau duc de Bretagne à réunir au plus vite ses partisans et promit de lui envoyer son fils aine, Jean de Normandie, pour conduire l'expédition d'accord avec lui. Rendez-vous fut donné aux hommes d'armes à Angers, où l'armée se réunit aux premiers jours d'octobre. De là, elle gagna Ancenis, par où elle entra en Bretagne ; elle comptait cinq mille hommes d'armes et trois mille Génois. Jean de Montfort s'était enfermé dans Nantes bonne cité, forte, bien fermée et bien pourvue de toutes pourvoyantes et d'artillerie. Il pensait qu'il n'avait rien à redouter d'un siège, qui serait commencé trop sur l'hiver, et croyait que la Loire empêcherait l'investissement complet. Mais, après avoir pris quelques châteaux sur la Loire au-dessous d'Ancenis, Charles de Blois et le duc de Normandie commencèrent l'attaque de Nantes vers la Toussaint. Avant le 21 novembre, la place était rendue, et Jean de Montfort, à la suite de conventions assez obscures, resta aux mains de ses ennemis. Il fut mené au roi de France, qui le fit enfermer à Paris, et n'espérait pas à jamais être délivré de ce danger. Les vainqueurs entrèrent à Nantes, à grande solennité et grand'foison de trompes, de trompettes et de claironciaux. Charles de Blois y tint cour plénière ; les fêtes durèrent quatre jours ; on y vit les plus puissants barons du duché. Puis le duc de Normandie et son armée se retirèrent. C'était trop tôt, comme le dit justement Froissart : Car s'ils se fussent là hivernés, et eussent laissé lors gens convenir et chevaucher sur le pays, ils eussent petit à petit racquis le pays et ôté le cœur et les opinions de ceux et de celles qui tenaient à bonne la querelle au comte de Monfort. Et pour cc que rien n'en fut fait, s'élevèrent les guerres en Bretagne. V. — LA GUERRE DE BRETAGNE. LA guerre de Bretagne devait se prolonger pendant près de vingt-trois ans ; elle fut très confuse. Ce qui explique cette durée et cette confusion, c'est l'absence presque continue des deux prétendants qui devaient conduire la guerre. En vingt-trois ans, les Montfort, — Jean Ier, sa femme Jeanne de Flandre, son fils Jean II — ne furent présents sur le théâtre des opérations que quatre ans et trois mois. Charles de Blois, fait prisonnier en juin 1347, resta en Angleterre jusqu'au mois d'août 1336 ; il ne put reprendre les armes qu'à partir de 1362, si bien qu'il ne commanda que durant huit années. La guerre de Bretagne se lit donc quinze ans sans Charles de Blois et dix-neuf ans sans Montfort. Leurs partisans, restés sans chefs, ne furent point tentés de terminer la querelle par des coups décisifs : la guerre était leur métier et leur passe-temps. Lorsque Jean de Montfort eut été fait prisonnier, son fils n'avait que deux ans ; sa femme, Jeanne de Flandre, se mit à la tête du parti qui se croyait perdu. C'était, dit Froissart, une femme à cœur d'homme et de lion. A la nouvelle de la capitulation de Nantes, elle prit le frein aux dents sans se laisser nullement ébahir ; elle réunit ses partisans et leur remontra en pleurant la fraude, la trahison et mauvaiseté qu'on avait faites à son mari. Tous ceux qui étaient là, eurent grand'pitié de la dame et de l'enfant et la réconfortaient. Puis elle alla mettre en état ses forteresses. Comme le roi d'Angleterre préparait lentement le secours qu'il avait promis à Jean de Montfort, elle lui envoya Amauri de Clisson, tuteur et. gardien de son fils. Pour décider Édouard III, elle le reconnut comme roi de France et se déclara prête à lui faire hommage. Enfin elle se posta en pleine Bretagne bretonnante, à Hennebont sur le Blavet. Au printemps de 1342, Charles de Blois reprit l'offensive. Dans une première expédition rapide et mêlée d'exploits extraordinaires, il s'empara de Rennes et assiégea Hennebont. Ce siège fut un des épisodes héroïques de la guerre. La comtesse de Montfort, tout armée, chevauchait de rue en rue par la ville et semonçait ses gens de bien défendre. Et faisait les femmes de la ville, dames et autres, défaire les chaussées et porter les pierres aux créneaux pour jeter aux ennemis. Elle entraînait les chevaliers à tenter de merveilleux et outrageux faits d'armes. Un jour, avec trois cents hommes d'armes, elle sortit par une fausse poterne, et, par des voies couvertes, alla mettre le feu au camp de Charles de Blois, puis courut au château d'Aurai à six lieues de là. Les habitants d'Hennebont furent en grand frisson et émoi de ce que la dame ni nul de ses compagnons ne retournait. Cinq jours après, elle revenait au jour levant, trompait les assiégeants par une feinte et rentrait dans la ville. Et disaient les seigneurs entre eux que le diable portait cette comtesse. Cependant les assiégés commençaient à désespérer. Jeanne laissa quelques-uns de ses partisans négocier une capitulation ; mais, des hautes tours du château, elle regardait en grande angoisse de cœur si quelque voile anglaise ne paraissait pas sur la ligne sinueuse du Blavet. Un jour, avint que la comtesse était levée moult matin et était montée au plus haut d'une tour du château, et regardait en la mer par une petite fenêtre, et vit flamboyer grand'foison de voiles et de nefs, et c'était le navire d'Angleterre qui venait. Si commença à crier et à faire grande joie et disait tant qu'elle pouvait : Je vois venir secours, beau Dieu ! que j'ai tant désiré. Amauri de Clisson, qui avait été retardé par une tempête et toute sorte de tribulations, amenait trois cents hommes d'armes et deux mille archers anglais. Charles de Blois leva le siège d'Hennebont vers la fin de juin 1342, mais s'établit fortement dans Aurai, dans Vannes et dans d'autres places importantes. Durant l'été, deux nouvelles expéditions anglaises débarquèrent. Parmi les chefs était Robert d'Artois. Devant Vannes, il fut grièvement blessé, mourut quelques jours après et fut enseveli à Londres. Enfin arriva Édouard III, qu'avait retenu la rentrée en Écosse de David Bruce et la guerre qui s'en était suivie. Comme la trêve d'Esplechin, qui avait été renouvelée à Arras, était expirée sur ces entrefaites, c'est en Bretagne que recommençait la guerre franco-anglaise. Débarqué à la fin d'octobre 1342, avec près de treize mille hommes, le roi d'Angleterre s'avança au cœur de la Bretagne et alla assiéger Vannes, pendant que des détachements de son armée attaquaient Dinan, Rennes, Redon, Nantes. Une armée s'était réunie dans l'Anjou et le Maine sous les ordres du duc de Normandie. Dans la seconde moitié de décembre, cinquante mille hommes entraient en Bretagne, reprenaient Redon et Ploërmel et arrivaient à Vannes qu'Édouard III tenait toujours assiégée. Le roi de France rejoignit alors son fils. Les avant-postes se touchaient. Mais la saison était mauvaise ; nuit et jour il pleuvait si uniment, qu'on ne pouvait loger aux champs ; Édouard III manquait d'hommes, de chevaux, d'argent et de vivre ; des escadres françaises croisaient sur les côtes. Deux cardinaux, envoyés par le pape, pour réconcilier les deux rois, imposèrent leur intervention. Une trêve de trois ans fut signée à Malestroit, le 19 janvier 1343. Montfort fut délivré, mais sous condition de ne pas rentrer en Bretagne. Le roi d'Angleterre s'en retourna chez lui, emmenant la comtesse de Montfort et son jeune fils. La première partie de la guerre de Bretagne, la plus animée, est finie. Charles de Blois gardait Rennes et Nantes, la Bretagne française, et dominait dans la Haute-Bretagne. Les Montfort étaient maîtres du Léon, de la Cornouaille et de presque toute la Basse-Bretagne. Ces positions seront en général conservées de part et d'autre jusqu'à la fin de la guerre. Les sièges, les escarmouches, les combats singuliers se succéderont sans lien et comme au hasard. On semble être en présence d'épisodes isolés, découpés dans une Iliade inconnue, dont le récit principal a péri[10]. |
[1] SOURCES. Continuations de la Chronique de Guillaume de Nangis, éd. Géraud, 1843. Grandes Chroniques de Saint-Denis, éd. Paris, V, 1837. Richard Lescot, Chronique, éd. Lemoine, 1896. Chronique Normande, éd. Monnier, 1882. Chronographia regum Francorum, éd. Moranville, II, 1893. Chronique des quatre premiers Valois, éd. Luce, 1862. Jean le Bel, Les Vrages Chroniques, éd. Polain, 1863. Froissart, Chroniques, éd. Kervyn de Lettenhove, II et III, XVIII-XXIII. 1867, 1874-1876, et éd. Luce, I, II et III, 1869 (les notes de ces deux éditions ont une importance capitale pour l'histoire de la guerre de Cent Ans). Récits d'un bourgeois de Valenciennes, éd. Kervyn de Lettenhove, 1879. Adam de Murimuth, Continuatio chronicarum, éd. E. M. Thompson, 1889. Robert d'Avesbury, De gestis mirabilibus regis Edwardi III, éd. E. M. Thompson, 1889. Le Baker de Swynebroke, Chronicon, éd. E. M. Thompson, 1889. Knighton, Chronicon, éd. Lumby, 1889. Giovanni Villani, Istorie florentine, éd. Racheli, 1887. Rymer, Fœdera... inter reges Angliae et alios quosvis reges, 1821, II, II.
[2]
OUVRAGES À CONSULTER.
Denifle, La Guerre de Cent Ans et la désolation des églises, monastères et
hôpitaux en France, I, 1899. Longman, The life and times of Edward III,
I, 1869. A. Leroux, Recherches critiques sur les relations politiques de la
France et de l'Allemagne de 1292 à 1378, 1882. Lindner, Deutsche Geschichte unter den
Habeburgern und den Luxemburgern, I, 1888.
[3] La date de 1337, donnée par Froissart, concorde mieux avec les autres témoignages que celle de 1339 adoptée, par exemple, par Longman, The life and times of Edward III, I, 150.
[4] OUVRAGES À CONSULTER. Kervyn de Lettanhove, Jacques d'Artevelde, 1863, et Chroniques de Froissart, XX, Table historique, v° ARTEVELDE, 1875. Ashley, James and Philip van Artevelde, 1883. Pirenne, Histoire de Belgique, II, 1902. Pour le détail, voir Pirenne, Bibliographie de l'histoire de Belgique (n° 1894), 2e édition, 1902.
[5] Dans son Histoire de Belgique (t. II), M. Pirenne montre que, pour comprendre l'histoire d'Artevelde, il ne faut se placer ni au point de vue flamand ou national, ni même à un point de vue exclusivement démocratique : Artevelde a eu une politique avant tout urbaine et gantoise. Nullement démocratique de sentiments, il fut poussé à se tourner vers l'Angleterre par la nécessité de sauver l'industrie gantoise menacée de ruine à la suite de la disparition des laines anglaises. En même temps, pour assurer la prépondérance de cette même industrie, il a cherché à établir solidement l'hégémonie de Gand sur les autres communes flamandes. Il est inutile d'aller chercher plus loin.
[6] OUVRAGES À CONSULTER. Sir H. Nicolas, A history of the Royal Navy, 1848. De la Roncière, Histoire de la marine française, I, 1899 (ouvrage d'une information très riche et très sûre pour l'histoire maritime de la guerre de Cent Ans). Dufourmentelle, La Marine en France au commencement de la guerre de Cent Ans, 1878. S. Luce, La France pendant la guerre de Cent Ans, 1890-1893.
[7] SOURCES. D. Morice et D. Taillandier, Mémoires pour servir de preuves à l'histoire ecclésiastique et civile de Bretagne, I, 1742. Voir d'autre part les chroniques énumérées au début du chapitre.
OUVRAGES À CONSULTER. S. Luce, La Jeunesse de Bertrand Du Guesclin, 1876. D. Plaine, Le Guerre de la succession de Bretagne, 1896. De la Borderie, Études historiques bretonnes, 1889, et surtout Histoire de Bretagne, III, 1899.
[8] En 1272, Hugues IV avait eu pour successeur, non la fille de son fils aîné déjà décédé, mais son troisième enfant, Robert.
[9] S. Luce, La Jeunesse de Bertrand de Guesclin, p. 38-41.
[10] De la Borderie, Études bretonnes, p 134.