I. — PHILIPPE VI. LE POUVOIR ROYAL. L'ARMÉE[1]. AVANT d'entrer dans le récit de la guerre de Cent Ans, qui ouvrit une des crises les plus graves de notre histoire, il faut voir quel esprit et quelles forces y apportaient le roi Philippe et le royaume de France, le roi Édouard et le royaume d'Angleterre. Il est difficile de se faire une idée de Philippe VI au début de son règne, dans ces années de paix et de vastes projets. L'emportement et la faiblesse de caractère, que les chroniqueurs lui reprocheront si vivement plus tard, ne se sont encore manifestés que dans de rares circonstances. Pétrarque le dit fort ignorant et l'estime peu mais les jugements de Pétrarque sur la France et sur les Français sont suspects. Le goût des choses de l'esprit fut héréditaire chez les Valois ; Philippe VI achetait des livres qui n'étaient pas tous des livres de piété, puisqu'on trouve dans le nombre un exemplaire des Fables d'Ovide. Il fit compiler à son usage par un moine de Saint-Denis un manuel d'histoire universelle[2]. Il s'intéressa fort en 1333 aux controverses qui s'élevèrent sur la vision béatifique, opinion subtile qui prétendait que les âmes des bienheureux ne voient pas Dieu face à face avant le jour du dernier jugement. Deux fois il fit discuter devant lui les partisans et les adversaires de cette doctrine, et il donna son avis au pape. Philippe VI était sans doute attiré vers ces questions par sa piété. Les actes des premières années de son règne sont pleins de pieuses donations aux établissements religieux, surtout à ceux qui se consacraient aux œuvres de charité. Au départ pour la Flandre, puis au retour, il multiplia les dévotions, et le chroniqueur de Saint-Denis dit que son zèle dépassa tout ce qui s'était vu jusqu'alors. Il aimait les grands pèlerinages : en 1330 pour la naissance d'un fils, en 1336 après la guérison de Jean, l'héritier de la couronne, il alla à Marseille prier près des reliques d'un saint de sa race, Louis d'Anjou, en son vivant évêque de Toulouse. Il fit publier au mois de mars 1330 et renouvela en 1348 une ordonnance sur les vilains serments et blasphèmes, où il renchérissait sur les pénalités édictées par saint Louis. On l'appela Philippe le Très Bon Chrétien et encore Philippe le Vrai Catholique. Si pieux qu'il fût, Philippe VI n'était pas un moine. Veuf, après trente-cinq ans de ménage, de Jeanne de Bourgogne, femme exigeante et implacable qu'on appelait la male reine de France, il se remaria au bout d'un mois avec sa très jeune cousine, Blanche de Navarre. De son premier mariage, il eut sept fils et une fille, et on a cru lui trouver un bâtard[3]. Il aimait ardemment ses enfants. L'aîné, Jean, fut comblé de rentes et de domaines. Il reçut en apanage le plus beau morceau du royaume, la Normandie avec l'Anjou et le Maine. De superbes fêtes furent données, quand il fut armé chevalier. C'est le roi lui-même qui s'occupe de la garniture d'or et de la façon d'une surçainte de cuir de lion pour Jean notre fils. Quand Jean est malade, c'est encore le roi qui prévient les gens des Comptes que notre très chère compagne la reine a fait faire de notre commandement un pot d'or, du poids de quatre marcs onze esterlins, pour la nécessité de la maladie de Jean notre fils. Par-dessus tout, Philippe VI était un chevalier. Ayant
appris qu'Édouard III voulait organiser une fête de la Table ronde, il en fit
préparer une semblable, plus romanesque encore. Froissart, écho de souvenirs
encore vivaces, décrit la large vie menée aux plus heureux jours du règne à
Vincennes, le plus chevaleresque séjour, tout
près d'un parc fameux, rempli du plus noble gibier.
Et tenait trois rois en son hôtel et ducs et comtes
et barons sans nombre ; et n'y avait onques mais eu roi en France, dont il
souvint qu'il eut tenu l'état pareil au dit roi Philippe. Et faisait faire
fêtes, joûtes, tournois et ébattements, et lui même les devisait et
ordonnait. Et était un roi plein de tout honneur et connaissait bien que
c'était de bachelerie. Moult était l'état du roi Philippe de France grand et
renommé en tout pays. Ce roi chevalier avait à gouverner un grand royaume, qui s'étendait de la Saône et du Rhône à l'Océan et à la Manche, des Pyrénées aux bouches de l'Escaut. De grands progrès avaient été accomplis par la Royauté au XIIIe siècle et dans le premier quart du XIVe. Le domaine couvrait près de la moitié du royaume. En apparence très morcelé, il formait cependant quatre grands groupes : au Nord, une partie de la Flandre wallonne, Amiens, le Vermandois, le Valois. la Normandie, l'Île-de-France, la Champagne, le comté de Chartres et l'Orléanais, — à l'Ouest, toute une grande bande de territoires depuis la Normandie jusqu'à la Guyenne, comprenant le Maine, l'Anjou, la Touraine et le comté de Poitiers et se prolongeant au Centre par le Berri ; — le groupe méridional qui s'étendait entre la basse Garonne et le Rhône, avec un morceau de la Guyenne resté aux mains du roi de France, les sénéchaussées de Languedoc, le comté de Bigorre, la terre d'Auvergne, une partie du Vivarais ; — enfin à l'Est, la ville de Lyon et le comté de Macon. Des princes apanages, très proches parents du roi, tenaient les comtés de Clermont, d'Évreux, d'Alençon, d'Étampes, de Dreux, de Mortain, d'Angoulême, de la Marche, le duché de Bourbon. Ainsi des grands fiefs d'autrefois, il ne restait que quatre, aux extrémités du royaume : la Flandre au Nord, la Bourgogne[4] à l'Est, la Bretagne à l'Ouest, la Guyenne au Sud. D'autre part, le gouvernement royal était déjà fortement armé. On sait à quel point de leur développement étaient arrivées les institutions monarchiques : autour du roi, l'Hôtel, qui comprenait à la fois des sinécures honorifiques, des services domestiques appelés les Six Métiers de l'Hôtel, une caisse spéciale ou Chambre aux deniers, le bureau des écritures et du sceau ou Chancellerie ; — pour les affaires politiques, les grâces et le choix des officiers, un Conseil aux formes vagues et variables, où le roi réunissait tantôt quelques familiers seulement, tantôt un grand nombre de hauts personnages ; — pour la justice souveraine, des sessions de Parlement ; — pour le contrôle des gestions financières, la Chambre des Comptes ; — au Louvre, le Trésor ; — enfin sur le domaine, dans les trente-six bailliages et sénéchaussées, des baillis et des sénéchaux, avec leur caisse, leur tribunal, leur greffe, et, au-dessous, les prévôts de France, les vicomtes de Normandie, les viguiers, bayles et juges du Midi, les châtelains, les agents des forêts, les gardes des ports et passages préposés aux douanes, les sergents de toute espèce, tous visités et contrôlés de loin en loin par les enquêteurs et réformateurs royaux. De ces institutions et de l'activité entreprenante de tous ces officiers, le roi tirait une très grande force et le moyen de faire sentir partout son autorité à ses sujets. A cela s'ajoutait encore le prestige séculaire de la race capétienne, surtout le souvenir toujours vivant de Monseigneur saint Louis, qui semblait assurer à ses successeurs la protection spéciale de Dieu. Déjà cette royauté si forte et si vénérée manquait de contrepoids. On a vu que, depuis Philippe le Bel, de grandes assemblées avaient été réunies, à certains moments, d'une façon presque régulière, et qu'elles comprenaient des membres du clergé et de la noblesse et des députés des bonnes villes[5]. Mais c'était le roi qui les avait convoquées dans l'intérêt de sa politique propre : elles n'avaient rien entrepris pour se donner des droits. Aucune charte n'était intervenue entre le roi et les États, pour limiter le pouvoir royal et protéger le royaume contre le gouvernement d'un mauvais prince. Seulement il manquait au roi de France des finances sûres et une bonne armée. La royauté devait vivre du produit de son domaine ; c'était là un principe de droit public au Moyen Age ; mais les produits du domaine en temps ordinaire, par suite du développement de l'Hôtel et des institutions royales, suffisaient tout juste aux dépenses. Philippe VI, avant la guerre anglaise, parait avoir été préoccupé de se rendre un compte exact de la situation de ses finances. Nous avons, sous forme de rapports présentés au roi en 1332 et en 1333, des états sommaires donnant les recettes et les dépenses en gros. En recette, ils ne portent que les produits du domaine, de la justice royale et de quelques taxes d'importance secondaire ; en dépense, ils ne comptent aucun frais de guerre. Or l'excédent, dans ces années de paix, est très faible : 9.736 livres parisis en 1332[6], 31.088 livres parisis en 1333, ce qui était tout à fait insuffisant pour mettre en réserve un trésor de guerre. Il y a bien mention en 1333 d'autres grosses recettes, mais ce sont des deniers perçus à une fois, dont on ne peut faire état pour les autres années. Que faire, si la guerre éclate, avec un budget si peu extensible ? Les recettes ordinaires ne pouvant assurer la défense du royaume, il faut en cas de danger, d'évidente et urgente nécessité, comme on disait alors, des ressources extraordinaires. Mais, en dehors de l'exploitation du domaine, rien n'est organisé. Les précédents rois ont fait comme ils ont pu : ils ont obtenu des décimes du pape, pratiqué l'emprunt forcé, transformé le service militaire en impositions, créé des subsides généraux, mais tout cela sans ordre, sans régularité, au jour le jour, au prix de toute sorte de concessions et de promesses locales ou individuelles[7]. Faute de mieux, ils ont altéré les monnaies, mécontentant et lésant tout le monde. Et toujours l'argent est arrivé dans leurs caisses péniblement, non sans grandes résistances et délais et aussi non sans déchet. Toujours aussi les dépenses extraordinaires ont dépassé les recettes extraordinaires ; le rapport de 1335 le reconnaît lorsqu'il déclare qu'il n'est pas fait état des subsides pour les guerres, pour la chevalerie et les mariages des enfants du roi, dont l'on dépense plus qu'ils ne montent, quand le cas s'offre qu'ils se lèvent. La Royauté n'avait, en finances, ni institutions, ni méthode, par suite point de sécurité pour se procurer les ressources nécessaires à une longue lutte. Le roi n'avait pas non plus d'armée régulière. Le service rouas !toms. militaire féodal lui était toujours dû, mais il était subordonné à d'étroites conditions de temps et de lieu, qui ne pouvaient se concilier avec une guerre prolongée et générale. L'arrière-ban, c'est-à-dire la levée en masse en cas de défense du royaume envahi, était une ressource tout aussi médiocre. Aussi les rois avaient-ils encouragé à se racheter ceux qui ne voulaient point servir. Depuis longtemps ils trouvaient un grand avantage à engager à leur solde les nobles, chevaliers et écuyers, et autres gens habitués à porter les armes. En cas de guerre, semonce est faite à ces hommes d'armes pour telle date et en tel lieu. Comme la solde est assez élevée, — par jour 20 sols tournois pour un banneret[8], 10 sols tournois pour un bachelier, 5 ou 6 sols tournois pour un écuyer d'après les tarifs en vigueur en 1332 et en 1335 —, ils arrivent en grand nombre, soit individuellement, soit par bandes, non seulement du royaume, mais de l'étranger, des Pays-Bas et d'Allemagne surtout, — et c'est alors une cohue. Ils sont presque toujours montés ; des valets et des serviteurs de toute sorte les accompagnent. On les passe en revue, à montre, au moment où on les engage ; mais ces revues sont l'occasion de nombreuses fraudes sur l'effectif, l'armement ou la monture. Telle est la véritable armée. Secondaire est le plus souvent, à côté de ces hommes d'armes proprement dits, le rôle des gens de pied, — arbalétriers des villes, archers et arbalétriers génois, routiers de toute espèce, — ou encore des gens des villes et du plat pays, levés et armés brusquement, à la proclamation de l'arrière-ban. Philippe VI prit quelques bonnes mesures : il fixa un taux régulier pour la solde des hommes d'armes et des gens de pied selon leur armement ; il ordonna dans certains pays voisins de la frontière, comme dans le bailliage d'Amiens en 1338, que chacun s'armât suivant sa fortune ; il s'entendit avec plusieurs villes pour qu'elles entretinssent des hommes d'armes à leurs frais ; il accorda des exemptions d'impôts et des faveurs spéciales aux arbalétriers des villes. Les forteresses furent visitées avec soin dès l'été de 1333. Mais ces mesures eurent peu d'effet. Dans les villes et dans les campagnes, on cherchait toujours à s'exonérer des charges militaires, et le roi s'y prêtait volontiers, soit par disposition gracieuse, soit surtout pour tirer argent des dispenses. Des seigneurs se faisaient donner grands gages supérieurs au tarif commun, et de plus, réclamaient de grosses indemnités pour tenir leur état. Le commandement et l'administration étaient à peine organisés. L'armement était défectueux. Les hommes de pied les plus appréciés étaient les arbalétriers : l'arbalète était un arc de construction savante, monté sur une sorte de crosse, avec engrenage ou levier ; le tir en était plus juste que celui de l'arc simple et les projectiles plus dangereux, mais elle était pesante, se chargeait lentement et se détraquait très vite. Les cavaliers pliaient sous le poids et la complication de leur équipement : éperons extravagants ; poulaines ou souliers de fer allongés en dérision de Dieu et de Sainte Église ; gambisons, longs pourpoints de cuir bourrés de coton enveloppant le corps ; hauberts et cuirasses de mailles renforcés de plaques de fer ; cottes, surcottes ou hoquetons, sortes de casaques collantes et épaisses ; heaumes pesants, surmontés de cimiers ; lourdes épées maniées à deux mains pour frapper de taille ; lances d'une longueur démesurée. Les chevaux étaient alourdis et empêtrés par le fer, les housses et les panaches dont ils étaient chargés. Le chevalier était une masse rigide, enfermée dans sa haute selle comme dans une tour. S'il était renversé, il se dégageait à grand'peine, et le plus souvent, il était pris et rançonné. La chevalerie formait une sorte de confrérie militaire très hautaine. Elle prétendait avoir le monopole du métier des armes, méprisait les hommes de pied, archers et arbalétriers, ne les attendait point pour engager le combat, les bousculait sur le champ de bataille, toujours prête à les rendre responsables de ses propres défaites. Le pire est qu'elle n'était nullement préparée à la vraie guerre. Depuis le commencement. du siècle, les guerres avaient été rares et courtes : inoccupés, les nobles couraient les joutes et les tournois et se faisaient lire des romans chevaleresques. Le tournoi, que les ordonnances royales avaient interdit sans succès, était pour eux la guerre idéale, où la vaillance et la courtoisie se manifestaient avec éclat. Il s'y était formé d'étroites conventions, qu'on appelait le droit d'armes ; les chevaliers français se faisaient un point d'honneur de l'observer toujours ; mais ce droit était en contradiction avec les nécessités pratiques de la guerre, auxquelles la chevalerie ne daigna pas se soumettre. Enfin, l'ardeur au plaisir, le luxe, s'étaient développés dans la société militaire, sans en atténuer du reste la brutalité : tout ce qui était brillant, tapageur, ornements d'or et d'argent, étoffes de soie, pierreries, plumes et panaches, était recherché avec une passion enfantine. II. — ÉTAT ÉCONOMIQUE DU ROYAUME[9]. LE royaume heureusement jouissait alors de la plus grande prospérité qu'il ait connue au Moyen Age. Au XIIIe siècle et dans le premier tiers du ravi, la paix avait été assez rarement interrompue. On vit bien, dans ce long espace de temps, des révoltes locales, des intempéries, des disettes, des mortalités ; mais l'effet en fut passager. Les guerres lointaines, sur les Pyrénées et en Flandre, avaient été faites surtout par la noblesse. Elles avaient coûté beaucoup d'argent ; mais les impositions levées pour les soutenir n'avaient pas épuisé les richesses acquises peu à peu, et le souvenir s'en effaça si vite, qu'au début de la guerre de Cent Ans, le règne de Philippe le Bel fut parfois célébré avec celui do Louis IX, comme une sorte d'âge d'or. La population atteignit alors un chiffre assez élevé. Pour un territoire qui représente à peu près la moitié du royaume, on comptait[10], en 1328, 24.150 paroisses, 2.411.149 feux, ce qui, d'après les estimations les plus modérées, c'est-à-dire à 4 habitants par feu, donnerait pour la France de vingt à vingt-deux millions d'habitants, soit une densité de trente-huit à quarante et un habitants par kilomètre carré, à peu près le chiffre de la population française au commencement du XVIIIe siècle. Cinq départements de nos jours n'ont pas encore atteint la densité moyenne de 1328. La population, il est vrai, n'était pas répartie comme elle l'est maintenant : on a pu constater, dans certaines provinces, que les écarts, ou groupes de maisons isolés dans la campagne, étaient plus nombreux avant la guerre de Cent Ans qu'ils ne sont aujourd'hui[11]. Les grandes villes étaient beaucoup plus rares ; il s'était cependant déjà constitué de gros centres : Paris, en 1328, avait 61.098 feux imposables, ce qui doit donner une population totale voisine de trois cent mille âmes. Rouen, dès le milieu du XIIIe siècle, comptait soixante-dix mille âmes. Si on ne peut accepter tels quels les chiffres donnés par les chroniqueurs pour le nombre des victimes de la peste de 1348, il résulte du moins de leurs renseignements que la population était fort dense et que la mortalité put être énorme. Dans les campagnes, les progrès réalisés étaient considérables. Les habitants du plat pays, presque partout, se dégageaient à bien des égards de l'atroce condition et de la misère où ils avaient été jadis. En Normandie[12], de grands défrichements ont été faits dans les forêts. De nouvelles paroisses ont été créées ; des routes ont été ouvertes. Parmi les paysans aucun n'est serf, ni même exposé gravement à l'arbitraire du seigneur. Ceux qu'on appelle vavasseurs ou aînés sont des hommes francs, qui acquittent seulement pour leur terre une rente et des droits de mutation et n'ont qu'un petit nombre d'obligations, comme d'assister aux plaids de justice, de contribuer au labourage seigneurial et de fournir au seigneur un cheval pour ses transports. Même les simples hôtes, vilains ou bordiers possèdent une terre avec maison, cour et jardin. Certes ils ont bien des charges : ils payent, en argent et en nature, des rentes et des cens pour leurs terres, des droits pour les héritages ou pour les ventes ; ils doivent des fournitures en nature, des regards ou menues rentes en poules, œufs, pain, gibier à certains termes ; ils abandonnent au seigneur une partie de leur blé, de leur pain et de leurs pommes pour payer la mouture et l'usage du four banal et du pressoir banal ; ils sont grevés de services personnels, transports, charrois, labourages, travail à la charrue, à la grange, aux foins, au fumier, à la garde des porcs, à la tonte des moutons ; ils font le guet au château ; ils payent la dîme sur les grains, les vins, les fruits, les petits des animaux, les foins, les fromages, la laine, etc., soit au curé, soit à l'évêque, soit au seigneur. Les bordiers sont chargés de services domestiques au château. Le total est encore lourd ; mais tout est régulier, convenu, et le paysan pouvait toujours se racheter des services, moyennant finance. De nouvelles formes d'exploitation de la terre sont apparues et se propagent : beaucoup parmi les paysans ont des fieffermes ou concessions à perpétuité sur le domaine propre du seigneur, sans autre condition qu'une rente fixe ou un droit proportionnel sur les récoltes. D'autres encore sont fermiers à fermage ou à louage comme aujourd'hui. Un paysan du XIIIe siècle, revenant dans une ferme normande au milieu du XIXe siècle, avant l'usage des machines agricoles, n'aurait eu qu'une médiocre surprise. De son temps on labourait déjà avec des chevaux aussi bien qu'avec des bœufs. La charrue dont il se servait ne différait guère de nos charrues montées en bois ; son fléau et son van étaient pareils à ceux qu'on voit encore dans nos campagnes. Les belles granges des fermes modernes lui auraient rappelé celles de son seigneur. Dans les champs, il aurait constaté une certaine diminution des céréales, du lin, du chanvre, des pois, la disparition des plantes tinctoriales et de la plupart des vignes. En revanche, il aurait vu avec étonnement la culture du colza, du sainfoin, du sarrasin, surtout la suppression des jachères, le développement des prairies et des voies de communication. ll n'aurait sans doute guère apprécié le cidre, si peu estimé de son temps que c'était une mortification d'en boire. Enfin il aurait trouvé le bétail moins nombreux qu'au XIIIe siècle, où il abondait grâce aux droits de pâture, et faisait la principale richesse du paysan. Somme toute, l'aspect de la vie rurale ne lui aurait guère paru changé. La Normandie n'était pas le seul pays où l'agriculture prospérât. Il nous est resté des documents très curieux sur les domaines d'un grand propriétaire de l'Artois dans le premier quart du XIVe siècle, Thierri d'Hireçon, qui fut évêque d'Arras[13]. Tous les détails qu'ils nous fournissent, donnent l'impression d'une culture active, bien dirigée, très variée. Le rendement du blé était voisin de ce qu'il est aujourd'hui : pour les mêmes terres, il se tenait, de 1319 à 1327, entre 7 et 11,6, et il est évalué, de nos jours, avec une culture perfectionnée, entre 11 et 13. Le bétail était abondant. Les jardins étaient soignés. Les fermes étaient bien pourvues de matériel. La plupart des ouvriers étaient à gages ou payés à la tache ; le travail par corvées tendait à disparaître. Les femmes, qui étaient employées en assez grand nombre, travaillaient cinq jours et demi la semaine et étaient payées tous les samedis. Si on compare le prix des denrées au taux des salaires, on trouve que les ouvriers à la tâche pouvaient convenablement se nourrir ; la maisnie, formée des gardes, valets et servantes à gages, vivait sur le domaine. Aux salaires, aux courtoisies ou gratifications bénévoles du propriétaire, s'ajoutent d'autres avantages : les droits d'usage soit à la forêt seigneuriale, soit aux communs de la paroisse, le glanage qui est comme un droit des pauvres, diverses tolérances qui aident les ménages à vivre. Des institutions d'assistance, tables des pauvres ou bureaux de charité, hôpitaux où les femmes vont faire leurs couches, confréries, distributions de vivres et de vêtements, existent même dans des villages. Au Midi, dans les environs de Montauban par exemple, la culture est également prospère. Le matériel agricole est aussi complet qu'en Normandie ou en Picardie, le personnel aussi nombreux. Le vin, très protégé contre la concurrence des pays voisins, se vend bien. Les vignes, les vergers sont bien entretenus, les récoltes de fruits abondantes. Les bergers, chevriers, bouviers reçoivent des gages suffisants en argent, en vêtements, en nourriture. A la ferme de Villemade, propriété des frères Bonis de Montauban[14], on trouve un porcher qui possède une vigne, un bouvier qui est propriétaire de deux maisons en ville, un autre bouvier qui achète une maison, une pastoure qui confie à son mettre 33 florins. L'impression est analogue pour la plupart des pays du royaume de France. Dans les villes, on trouve les mêmes signes de prospérité. Paris est une très grande ville, la première de l'Occident. Elle renferme toutes les industries, tous les commerces, tous les genres de population urbaine. Ses dimensions sont assez restreintes ; Paris, qui couvre aujourd'hui près de huit mille hectares, n'en avait que deux cent cinquante-trois dans l'enceinte de Philippe-Auguste et quatre cent trente-neuf dans l'enceinte de Charles V. Mais les écrivains du commencement du XIVe siècle, Geofroi de Paris, Jean de Jandun, nous montrent une foule vivante et compacte sur cet étroit espace. L'aspect de Paris était très pittoresque[15] : autour de la ville, de gros bourgs ou faubourgs, formant une banlieue très habitée ; — sur les routes qui mènent aux portes, une longue suite d'hôtelleries et de tavernes ; — puis l'épaisse muraille garnie de grosses tours et de portes fortifiées ; — au milieu de la ville, la Seine, très active, grande voie de commerce, avec des services de transport, des grèves de débarquement, des magasins où se vident les bateaux de la hanse des Marchands de l'eau, société puissante, enrichie par le monopole du trafic sur une partie du cours de la Seine ; — entre les bras de la Seine, des îles, parmi lesquelles la Cité avec ses quinze paroisses et le Palais du roi. De la Cité, le Petit-Pont, garni de boutiques d'apothicaires, mène à la rive gauche, au quartier universitaire, si bruyant, avec ses écoles, ses grands couvents, ses parcheminiers, ses écrivains, ses enlumineurs, ses libraires. Sur l'autre bras du fleuve, le Grand-Pont, occupé par les boutiques des changeurs et par celles des orfèvres, où le passant entendait le bruit des monnaies remuées et le martelage des métaux précieux, aboutit sur la rive droite aux grosses tours du Chatelet. Au delà du Chatelet est la Grande Boucherie, découpée en ruelles étroites et puantes, peuplée de bouchers, tripiers, écorcheurs, puissante et violente corporation qui a sa vie, ses lois et ses mœurs tout à fait à part. Entre les rues Saint-Martin et Saint-Denis, s'étend le grand quartier commerçant et industriel : les Lombards du côté de la rue Saint-Martin, les merciers du côté de la rue Saint-Denis. Près de là, les Halles, installées d'abord pour les drapiers, sont devenues le centre du commerce parisien ; plusieurs villes du royaume y ont des emplacements. Partout les maisons sont tellement entassées, que Jean de Jandun les compare aux cheveux d'une tète bien fournie, aux épis d'une moisson, aux feuilles d'une grande forêt ; elles forment des rues étroites, tortueuses, et sont coupées elles-mêmes d'un réseau de passages, de ruelles et de servitudes. Places, rues et ruelles sont animées et bourdonnantes pendant le jour, silencieuses et vides à partir du coucher du soleil. Dans Paris vivent des seigneurs, des officiers et des serviteurs du roi, des clercs de tout rang appartenant aux chapitres et aux églises, des moines et des nonnes dans les abbayes et les couvents, des maîtres et des écoliers de l'Université. C'est le monde des privilégiés. Les financiers sont nombreux. Les Juifs, qui avaient été expulsés, sont rentrés depuis 1315, mais les dernières persécutions et la concurrence des Lombards leur ont fait grand mal. Les Lombards — c'est ainsi qu'on appelait les Italiens venus de Milan, de Gênes, de Lucques, de Pise, de Florence —, gens d'affaires retors et hardis, gros capitalistes, forment le groupe le plus puissant. Ils contribuent à la prospérité commerciale de Paris ; mais leurs richesses excitent la convoitise des rois et la haine du peuple ; la confiscation, le bannissement ou le gibet les menacent. La masse de la population était faite de gens de métier et de commerce, apprentis, artisans, patrons, marchands. S'il se traitait à Paris de moins grosses affaires que dans les villes de Flandre, le travail y était plus varié ; on n'y comptait pas moins de trois cent cinquante professions diverses. A la différence de tant d'autres villes troublées par d'interminables luttes entre l'aristocratie marchande et la classe industrielle, on ne trouve guère de traces d'une hostilité ouverte entre la riche bourgeoisie et le peuple des métiers. La petite industrie dominait : point de grands ateliers, mais partout des petits patrons travaillant avec quelques ouvriers. La plupart des corporations parisiennes étaient déjà organisées et pourvues de statuts vérifiés et approuvés. Elles possédaient une sorte d'autonomie, chacune formait comme un petit état, dont la maison commune était le centre, avec ses magistrats, ses propriétés et son budget. Elles participaient à divers services publics, répartissaient sur elles-mêmes certains impôts, contribuaient au guet, et figuraient dans les cérémonies officielles. Parmi ce peuple travailleur, les sociétés pieuses ou confréries s'étaient développées. Philippe le Bel avait cru prudent de les supprimer ; elles avaient reparu et s'étaient multipliées de nouveau à partir de Philippe le Long. Le siège de la confrérie était une chapelle où maîtres et artisans se réunissaient ; il y avait des fêtes, des banquets, des intérêts et des plaisirs communs. Les ateliers, comptoirs et boutiques d'un même métier étaient d'ordinaire voisins ; certains métiers étaient cantonnés dans telle rue, tel quartier, ce qui augmentait encore la solidarité. Le travail n'avait pas la dure continuité d'aujourd'hui. Les compagnons se réunissaient souvent pour les élections de la corporation, les cérémonies de la confrérie, les baptêmes, les enterrements, les mariages et les processions. A ces chômages s'ajoutaient des fêtes religieuses très nombreuses. Le samedi, on quittait le travail au troisième coup de vêpres. Sauf pour un petit nombre de corporations et dans certains cas particuliers, le travail de nuit n'était pas permis. Les corporations étaient exclusives et routinières ; chacune défendait âprement ses privilèges et son monopole, mais elles cadraient bien avec la société d'alors. Au-dessus s'élevait une sorte d'aristocratie bourgeoise. Certaines familles étaient arrivées à une grande fortune dans les industries de luxe ou dans le commerce en gros. Les changeurs, orfèvres, huchiers, pelletiers, drapiers, merciers, épiciers, étaient les corporations où l'on trouvait le plus de richesses. Les principaux marchands formaient la puissante société de la hanse des Marchands de l'eau. C'est parmi ces gros bourgeois que les rois choisissaient ordinairement leurs officiers de finances. Cette aristocratie nouvelle cherchait à imiter les nobles et un chroniqueur parisien nous a laissé le curieux récit de grandes joutes organisées par les Parisiens en 1330 ; on y voit que les bourgeois des villes du Nord du royaume aimaient à se donner ce plaisir chevaleresque[16]. D'ailleurs un grand nombre de riches Parisiens furent anoblis par les rois dans la première moitié du XIVe siècle. Paris n'était pas le seul centre d'industrie et de commerce. A Rouen[17], il y avait deux grandes foires où se traitaient d'importantes affaires. En Basse-Normandie, les foires de Caen et de Guibrai n'étaient pas moins fréquentées. La Compagnie des marchands de Rouen put lutter avec succès contre celle des Marchands de l'eau de Paris. Le transit qui se faisait à Rouen était considérable ; la ville était une sorte d'entrepôt entre le Nord et le Midi. Elle exportait des draps, des cuirs, des couteaux. Ses armateurs allaient en Angleterre, en Flandre, dans les pays du Nord chercher des laines, des fourrures, de l'étain, du fer, du cuivre, des teintures, du poisson salé, du goudron, etc., ils échangeaient ces marchandises contre les vins de la Saintonge, du Poitou, de la Bourgogne. Leurs affaires s'étendaient jusqu'à l'Espagne, au Portugal, à l'Italie. Des Espagnols et des Portugais venaient à Rouen et dans les ports de Normandie. Au Nord, du côté de la Flandre qui est alors comme le pôle commercial de l'Europe occidentale ; à l'Est, en Champagne, bien que les foires y soient en déclin ; en Bourgogne, aux foires de Chalon-sur-Saône ; à Lyon ; dans le Midi, aux foires de Nîmes et de Beaucaire, à Montpellier, à Narbonne ; dans l'Ouest, à la Rochelle, à Saint-Jean d'Ange, à Niort, même activité. A Montauban la maison des frères Bonis, commissionnaires en gros et en détail, peut donner l'idée de ce qu'étaient alors de grands commerçants dans une ville du royaume[18]. L'aîné, Barthélemi Bonis, est un gros personnage ; il a été consul à Montauban ; il est souvent en voyage, à Montpellier, à Avignon, voire même à Paris et à Rome ; il a sa chapelle et son chapelain. La maison de commerce possède de grands magasins, un laboratoire pour la pharmacie et l'apothicairerie de cire. Les frères Bonis sont banquiers, préteurs d'argent sur gages ou sur hypothèques, liquidateurs de successions, collecteurs de tailles, fermiers de revenus ecclésiastiques, marchands d'étoffes, merciers, chapeliers, commissionnaires en draperie et en chaussures, apothicaires, fabricants de cierges, confiseurs, épiciers, fruitiers, loueurs de pompes funèbres, marchands de bijoux, d'armes, de selles, de bâts, de chevaux, de poudre, etc. Les ventes se font au comptant ou à crédit ; la comptabilité est, très minutieuse ; de grandes précautions sont prises pour éviter la dépréciation des monnaies. Les Bonis possèdent, aux environs, des terres, des fermes, des celliers. La bourgeoisie de Montauban dont ils font partie est aisée, bien vêtue ; elle a un certain luxe. Des nobles sont installés dans la ville et y ont droit de bourgeoisie. Le clergé est nombreux autour de l'évêque et dans les paroisses. On trouve dans la ville soixante-quinze notaires, quantité de médecins et procureurs, plusieurs officiers royaux, toute une clientèle pour les marchands. Ainsi, dans les villes, comme dans les campagnes, les signes de prospérité abondent. Le contraste est grand entre la France royale du XIVe siècle et la France féodale des XIe et XIIe siècles. La paix avait créé ce bien-être, que la guerre allait détruire. III. — ÉDOUARD III. L'ANGLETERRE. L'ARMÉE ANGLAISE[19]. LA jeunesse d'Édouard III avait été remplie d'événements extra- ordinaires. Il avait vu son père, le faible Édouard II, dominé par ses favoris, en lutte perpétuelle avec la noblesse. Conduit en France pour y prêter à Charles IV l'hommage de la Guyenne, il avait vu sa mère, Isabelle de France, femme hypocrite et vindicative, intriguer avec les ennemis du roi son mari, organiser une descente en Angleterre avec l'argent des banquiers florentins et les hommes du comte de Hainaut, puis, au retour, s'emparer d'Édouard II, lui enlever la couronne et le faire enfermer au château de Berkeley où il mourut probablement dans un supplice atroce. Devenu roi à quinze ans, Édouard III resta quelque temps sous la puissance de sa mère et de Roger Mortimer, avec qui elle vivait publiquement, dans cette cour d'Angleterre où les mœurs étaient dissolues et les drames fréquents. Lorsqu'il eut atteint sa dix-huitième année, il fit pendre Mortimer, et commença à gouverner. Une peinture de la chapelle Saint-Étienne, à Westminster, le représentait dans sa jeunesse, grand, mince, le visage régulier, un peu long, sans barbe, avec une fine moustache. Au moral, il était dissimulé, avide d'argent, de pouvoir et de conquêtes. Il aimait la vie chevaleresque, la magnificence des fêtes et la guerre. Depuis 1328, il était marié à Philippa de Hainaut, nièce de Philippe de Valois, dont Froissart, qui a vécu près d'elle, disait : Je ne cuide jamais voir meilleure dame, ni de plus noble condition et jamais ne verrai, et vivrais-je mille ans. Édouard III venait à peine d'avoir vingt-cinq ans, quand éclata le conflit entre la France et l'Angleterre. Le royaume d'Angleterre, même agrandi du pays de Galles dont Édouard Pr avait achevé la conquête, était un petit royaume en comparaison du royaume de France ; mais il avait une unité politique plus avancée. Il la devait à sa condition insulaire, au morcellement des domaines féodaux, qui n'y formaient pas, comme en France, des principautés et surtout au très fort gouvernement des premiers rois normands. La royauté avait perdu, il est vrai, une partie de sa puissance, pendant les règnes malheureux de Richard Ier, de Jean Sans Terre et d'Henri III, mais elle l'avait recouvrée presque entièrement avec Édouard Ier. Un dos premiers soins de ce roi avait été d'organiser une minutieuse enquête sur son domaine, sur ses droits, sur ceux des possesseurs de fiefs ; puis, bien fixé sur ce qui devait lui appartenir, il se montra inflexible à le réclamer. Sa justice était bien organisée : au centre étaient deux cours : le Banc du Roi pour les causes royales, les Communs Plaids pour les affaires privées ; dans les comtés, qui étaient la division administrative, circulaient les commissions des juges itinérants, qui rendaient partout présente la justice du roi. L'Échiquier administrait et surveillait les finances. L'administration locale était très différente de celle de la France : les shérifs, qui gouvernaient les comtés, n'avaient pas la puissance de nos baillis et sénéchaux, et les agents du roi à tous les degrés étaient moins nombreux que chez nous ; mais le peuple anglais était associé au gouvernement local soit dans la Cour de Comté, soit surtout dans les importantes commissions administratives que cette Cour élisait, soit enfin par l'institution nouvelle des Juges of peace, les juges de paix. Cette collaboration du roi et de ses sujets donnait au royaume cohésion et force. L'Angleterre avait un commencement de constitution politique. La Grande Charte de 1215 avait posé le principe que toute imposition, en dehors des aides coutumières, devait être consentie par les sujets du roi. La résistance des rois, toujours prêts à violer leurs engagements ou à s'en faire délier par l'autorité pontificale, n avait fait que rendre ce principe plus cher aux Anglais. Il avait été exprimé avec la plus grande netteté, dans la Pétition sur le vote de la taille, par le Parlement d'octobre 1297 et admis sans réticence dans la Confirmation des chartes du mois suivant. Le Parlement avait pris corps peu à peu : au Grand Conseil des barons, s'étaient joints les évêques, puis les chevaliers des comtés, les députés des villes et les procureurs du bas clergé. Depuis 1295, toute la nation anglaise était régulièrement représentée. Lors des premières campagnes d'Édouard III sur le continent, cette masse encore confuse se divisa en deux chambres : l'une composée des Lords et des évêques, l'autre des chevaliers et des députés des villes et des bourgs. Le Parlement anglais — Chambre des Lords et Chambre des Communes — était donc constitué au début meule de la guerre de Cent Ans. Le roi ne pourra se dispenser de le réunir et de le consulter, quand il sera nécessaire de créer de nouvelles ressources pour la guerre. L'autorité royale n'en était pas amoindrie : les Lords n'essayaient pas d'entreprendre sur elle, et les Communes elles-mêmes montraient une singulière docilité. Néanmoins le roi recevait dans le Parlement d'utiles avis ; il se sentait retenu ou encouragé par lui. Enfin, par cette sorte de représentation nationale, le peuple anglais se trouvait associé aux grandes entreprises du souverain. La nation anglaise s'organisait solidement. Le baronnage était ruiné par les goûts de luxe et les dépenses de chevalerie ; de grandes familles disparaissaient. Pour les remplacer, Édouard III, imitant l'exemple des rois de France, apanages ses parents, ce qui créa une nouvelle noblesse plus voisine du trône. Les villes étaient peu nombreuses : Londres n'avait pas quarante mille habitants, York et Bristol en avaient près de dix mille, les autres moins. La plupart des agglomérations n'étaient que de gros villages ou bourgs. Villes et bourgs étaient presque entièrement émancipés grâce au rachat de leurs obligations ; beaucoup jouissaient du droit de justice et du droit de se taxer et de se gouverner eux-mêmes, et cela en vertu de chartes en bonne et due forme. La condition des paysans était aussi bonne que celle des paysans de France dans les régions les plus heureuses, comme la Normandie. Les tenanciers ou vilains n'avaient jamais été soumis à un servage très étroit ; leur sort n'avait cessé de s'améliorer ; ils avaient racheté la plupart des services. Les corvées n'avaient point disparu, mais étaient souvent remplacées par des redevances en argent. Il s'était formé une classe déjà nombreuse de francs-tenanciers, soit par affranchissement à peu près complet des tenures en vilainage, soit par concessions en franche tenure sur la friche ou sur le domaine réservé du seigneur. Ces paysans libres devaient faire la force du peuple anglais. L'agriculture était la seule richesse de l'Angleterre, car l'industrie n'y existait pour ainsi dire pas encore : à Londres, en 1377, il n'y avait que quarante-huit corporations ou métiers. il est vrai que de très mauvaises années s'étaient succédé depuis le début du XIVe siècle jusque vers 1322 ; l'augmentation des salaires avait été une grande charge pour l'agriculture, mais les jours heureux semblaient revenir. Les rois veillaient de leur mieux à la sécurité des campagnes, qu'il fallait préserver des violences des barons et du brigandage. En général le sol était cultivé avec soin ; on y récoltait du blé ; on élevait surtout de grands troupeaux. Plus de cent abbayes vivaient de l'élevage des moutons. Les Anglais approvisionnaient de laine les grands marchés et les tisserands de Flandre, et le Parlement pouvait dire au roi en 1347 que la laine était « le souverain trésor de sa terre n. La race des moutons anglais était si belle, qu'il était défendu d'exporter des béliers vivants. L'abondance et la qualité des laines donneront au roi Édouard III l'idée d'introduire dans son royaume la fabrication des draps fins. Les laines anglaises étaient vendues en Flandre, dans les ports de la Hanse germanique et jusqu'en Norvège. L'Angleterre exportait aussi du blé, des fromages, des cuirs, de l'étain, du plomb. De Gascogne, elle importait des vins. Mais les Anglais étaient encore peu commerçants ; presque tout le commerce extérieur était aux mains de marchands étrangers, en général du Nord de la France, des Pays-Bas et d'Allemagne, organisés en compagnies ; les plus puissantes étaient la Hanse de Londres et la Hanse teutonique, la première groupant les marchands des villes flamandes et françaises, et la seconde, les marchands allemands. Pour la première fois, au commencement du yr siècle, des galères vénitiennes abordent sur les côtes anglaises. et des marchands florentins s'installent dans les ports. Mais des marchands anglais commencent à aller vendre leurs laines et leurs cuirs à l'étranger ; ils établissent de grands entrepôts, ou • étaples », sur le continent, comme l'étaple des laines à Bourges. Les rois s'intéressaient à toute cette activité. Édouard Ier prit des mesures sévères pour garantir la sécurité des routes ; il assura au commerce par le Statut des marchands la protection royale, surtout une bonne justice. Par lui, puis par Édouard III, les privilèges des marchands étrangers furent étendus. L'unité était à peu près faite pour les poids et mesures. Au contraire de ce qui passait en France, les monnaies d'argent changeaient fort peu, et la monnaie d'or allait définitivement apparaître. Grâce à sa puissance, au concours du Parlement, à la prospérité du royaume, le roi d'Angleterre pouvait avoir de l'argent et une armée. A vrai dire, le régime financier était imparfait. Le domaine royal ne pouvait fournir l'argent nécessaire à une longue guerre sur le continent. Édouard Ier avait toujours été à la recherche de ressources nouvelles ; il s'était adressé à son Parlement et aux assemblées ou Convocations du clergé, qui lui avaient accordé des impositions sur le revenu et sur la laine ; il avait traité avec les marchands, s'était fait donner de grosses sommes par eux, avait fait saisir et vendre la laine ; il avait emprunté. Édouard III usa des mêmes procédés. Pas plus qu'en France, il n'y avait en Angleterre d'organisation financière bien assise. Néanmoins l'octroi par le Parlement des principales taxes mettait un certain ordre et une certaine régularité dans les finances. La forme ordinaire de la contribution était l'impôt sur le revenu ; le taux variait, selon les nécessités, mais le mode de perception demeurait le même. Faute de mieux, la laine était facile à taxer ou à confisquer. Enfin les Lombards se montraient bons préteurs à l'égard d'un roi qui leur laissait accaparer presque tout le commerce de l'argent. Depuis longtemps, pour la sécurité intérieure du royaume, puis pour soutenir les guerres du Pays de Galles et d'Écosse, les rois avaient organisé un recrutement militaire. Les barons et chevaliers, en général tous ceux qui avaient 40 livres de revenu en terre ou en rente, devaient le service. De plus, tous les hommes libres du royaume, jouissant de quelque revenu, étaient obligés de s'équiper et de se tenir prêts à prendre les armes. Henri II, dès 1181, Édouard Ier, Édouard II, Édouard III encore en 1334, avaient réglé minutieusement ce service obligatoire : ceux qui ont 20 livres et plus de revenu en terres ou en rentes doivent se pourvoir de chevaux, de harnais et des armes offensives et défensives des hommes d'armes montés ; ceux qui possèdent au moins 15 livres de revenu doivent avoir un haubergeon, un chapeau de fer, une épée, un couteau, un cheval ; ceux dont les revenus sont inférieurs à 15 livres se muniront de telles ou telles armes selon leur avoir. L'obligation au service commence à seize ans et finit à soixante. Il y a deux vues d'armes par an. La guerre déclarée, les tenanciers directs, barons et chevaliers doivent se rendre à l'appel du roi : s'ils ne veulent pas servir sur le continent, ils rachètent leur service. Pour compléter l'armée, le roi fait lever dans les comtés par des commissaires le nombre nécessaire de soldats parmi les hommes libres, soit comme cavaliers, soit comme fantassins. Les commissaires choisissent les plus valides, les plus courageux, les plus adroits, les plus exercés soit au tir de l'arc, soit au maniement de la lance, les plus endurcis à la fatigue, et, sans avoir égard à personne, les contraignent à partir[20]. Édouard III put avoir de la sorte une forte infanterie composée des hommes qui avaient moins de 15 livres de revenu. Les plus vigoureux servaient comme coutiliers, et les plus adroits, comme archers. Les archers étaient très redoutables. L'arc, comparé à l'arbalète, était alors l'arme à tir rapide ; celui des Anglais était construit en bois d'if, long de plus de cinq pieds, si léger et si maniable que l'archer pouvait lancer trois flèches pendant que l'arbalétrier n'envoyait qu'un seul carreau. Les coutiliers étaient armés d'un coutelas pointu, sorte de baïonnette emmanchée à une hampe de bois, qui leur permettait à la fois de trancher et de pénétrer au défaut de la cuirasse. C'est cette infanterie qui a fait toute la force des armées anglaises au me siècle. A cette armée Édouard III donna une préparation militaire sérieuse. Il défendit les jeux chevaleresques, joutes, passes d'armes et tournois : ces luttes courtoises avaient un appareil de conventions qui, transportées à la guerre, paralysaient toute initiative. Fut conseillé et arrêté qu'on défendit et sur la tète, que nul ne joue ni s'ébatte fors que de l'arc à main et de flèches, et que tout ouvrier ouvrant (fabriquant) arcs et flèches fût franc et quitte de toutes dettes. Dans les lies et sur les côtes, fut ordonné que les gens d'armes et de défense prissent et habilitassent leurs enfants à manier armes et traire de l'arc. Et voici qui n'est pas moins pratique : Encore fut-il ordonné et arrêté que tout seigneur, baron, chevalier et honnêtes hommes de bonnes villes missent cure et diligence d'instruire et apprendre leurs enfants la langue française, par quoi ils fussent plus aptes et plus coutumiers en leurs guerres. En cas de guerre avec la France, l'Angleterre avait à se préoccuper de l'Écosse, qui défendait alors avec une sauvage énergie son indépendance. Ce rude pays du Nord, couvert de forêts et de brumes, était moins civilisé que l'Angleterre ; il était habité par une race sobre, forte et ombrageuse. La guerre, depuis la fin du XIIIe siècle, était constante aux frontières des deux pays. Quand les Anglais envahissaient les basses terres, les Écossais se retiraient dans leurs forêts et dans leurs montagnes ; quand les Anglais s'en allaient, les Écossais ravageaient le Nord de l'Angleterre. Certaines villes frontières étaient périodiquement brûlées. Édouard Pr avait bien cru soumettre l'Écosse en 1296, puis en 1303. Mais, en 1306, était apparu Robert Bruce, après William Wallace, le vrai héros de l'indépendance écossaise. A la suite d'aventures dramatiques, Bruce avait organisé la révolte en Écosse et s'était fait couronner roi. Poursuivi âprement par les Anglais, il vécut inquiet et misérable avec quelques compagnons, courant mille dangers, traqué jour et nuit, vivant de chasse et de pèche, grimpant sur les rochers, sauvant toujours sa vie et sa liberté. Peu à peu il se fit un parti puissant. Par le traité du 17 mars 1328, Édouard II dut le reconnaître comme roi d'Écosse. Bruce mourut en 1329 ; son fils David avait sept ans, et cette minorité était pour le roi d'Angleterre une occasion qu'il ne pouvait laisser échapper. La guerre reprit plus rude que jamais : Édouard III, avec le prétendant qu'il soutenait, Édouard Baliol, entra en Écosse et y fit quatre campagnes heureuses. Chassé par Baliol en 1333, le roi David se réfugia en France où il trouva un asile moult débonnaire. Ce qui faisait en effet pour les Anglais la gravité des affaires d'Écosse, c'est que, depuis 1295, les Écossais étaient alliés du roi de France. Plus qu'aucun de ses prédécesseurs, Philippe VI paraissait attaché à cette alliance et préoccupé de la rendre efficace. L'hostilité farouche des Écossais était donc une menace constante pour l'Angleterre ; en cas d'expédition sur le continent, l'Écosse pouvait faire une diversion très utile à la France. Mais il importe de remarquer d'autre part que la lutte contre l'Écosse était populaire en Angleterre et qu'elle contribua à faire accepter la guerre contre la France, alliée des Écossais. Enfin dans les combats si fréquents du border écossais, l'armée anglaise acquit l'expérience et la solidité. Enfin les rois anglais avaient la bonne fortune de posséder, en face des côtes françaises, les Iles normandes et, en France même, les comtés de Ponthieu et de Montreuil, et le duché de Guyenne. Ce duché, débris de l'ancienne Aquitaine, était alors réduit, il est vrai, à une bande de territoire de Saintes à Bayonne. Mais les Anglais avaient tout fait pour se concilier les habitants et accroître la richesse du pays. Bordeaux avait reçu des franchises très étendues, et la plupart des villes, des chartes imitées de celles de Rouen. Des Aquitains siégeaient au Conseil de Gascogne qui assistait le sénéchal, et à la Cour de Gascogne présidée par le chancelier ; ils avaient donc part au gouvernement et à la justice. Édouard Ier avait fait consigner dans une grande enquête ses droits et ceux de ses vassaux. Les seigneurs gascons, qui n'avaient que de pauvres terres, étaient turbulents et avides, mais l'administration anglaise les laissait volontiers aller chercher fortune au loin. La principale richesse de cette région, c'étaient ses vins, qui, sur la table des rois et des barons anglais, avaient remplacé, depuis un siècle, les vins de Bourgogne. Bordeaux centralisait les produits du Médoc, de l'Agenais, de la vallée de la Garonne en général ; Libourne, Saint-Émilion, la Réole exportaient les vins de la Basse-Guyenne, Bayonne, ceux de la Gascogne. A certaines dates, de grandes caravanes maritimes, composées parfois de deux cents navires, gagnaient, sous la protection des vaisseaux du roi d'Angleterre, les ports anglais. Les marchands bordelais en revenaient avec des laines, des peaux, des suifs, des fromages, du poisson salé. De plus, Bordeaux avait des industries prospères, la draperie, la corderie, les armes fabriquées avec les fers du Périgord et de la Navarre. Pour ces transactions, la Guyenne avait sa monnaie, seule reçue dans la province et qui avait le grand avantage de rester fixe et bonne. La domination anglaise était donc fort solide en Guyenne. De tous les faits qui viennent d'être énumérés, il résulte qu'il y avait en France et en Angleterre de grandes forces accumulées, mais que l'Angleterre avait des avantages sinon décisifs, au moins bien marqués : elle était une petite nation, mais cohérente et bien dans la main du roi ; elle avait une armée mieux recrutée et mieux armée que celle du roi de France et, compensant le danger de l'Écosse, de fortes positions stratégiques sur le continent. |
[1] OUVRAGES À CONSULTER. Leclerc et Renan, Discours sur l'état des lettres et des beaux-arts au XIVe siècle (Histoire littéraire de la France, XXIV). 2e édit., 1865. Delisle, Le Cabinet des manuscrits de la Bibliothèque nationale, I, 1889. Viard, La France sous Philippe de Valois, Revue des Questions historiques, LIX. 1896, et Un chapitre d'histoire administrative. Les ressources extraordinaires de la Royauté sous Philippe VI. Revue des Questions historiques, XLIV, 1888. S. Luce, La jeunesse de Bertrand du Guesclin, 1876.
[2] Couderc, Le Manuel d'histoire de Philippe VI. Études d'histoire du Moyen Âge, dédiées à G. Monod, 1896.
[3] M. Baudet, Thomas de la Marche, bâtard de France, 1900. Voir la critique de G. Paris, Journal des Savants, 1900.
[4] Depuis la mort de la comtesse Mahaut et de sa fille la reine Jeanne, en 1329 et 1330, le duc de Bourgogne, du chef de sa femme, possédait de plus l'Artois.
[5] Moranvillé, Rapports à Philippe VI sur l'état de ses finances, Bibliothèque de l'École des Chartes, XLVIII, 1887. De Boislisle, Le budget et la population de la France sous Philippe de Valois. Annuaire-bulletin de la Société de l'Histoire de France, 1875.
[6] Et encore ce chiffre est-il donné sans faire déduction de ses gros dons et de ses grosses messageries.
[7] Voir Histoire de France, t. III, 1re partie, liv. III, chap. VI.
[8] Le banneret est le chevalier qui mène des vassaux nobles sous sa bannière ; — le bachelier est le simple chevalier ; — l'écuyer est le noble qui n'est pas encore chevalier.
[9] OUVRAGES À CONSULTER. Levasseur, La Population française, I, 1889. Pigeonneau, Histoire de commerce de la France, I, 1887. Fagniez, Documents relatifs à l'histoire de l'industrie et de commerce en France, 1898-1900 ; on trouvera dans ce recueil, au tome I, une Bibliographie courte et substantielle et, au tome II, une utile Introduction. Huvelin, Essai historique sur le droit des marchés et des foires, 1897. Levasseur, Histoire des classes ouvrières et de l'industrie en France avant 1789, 1900.
[10] Dureau de la Malle, Document statistique inédit du XIVe siècle, Bibliothèque de l'École des Chartes, II, 1840-1841.
[11] Bien des petites villes devaient être également plus peuplées : ainsi Cordes (Tarn), qui parait avoir eu entre 5.000 et 6.000 habitants, avant la peste de 1848, n'avait plus que 1995 âmes en 1891. Portal, Essai d'étude démographique sur Cordes, Bibliothèque de l'École des Chartes, LV, 1893.
[12] Delisle, Études sur la condition de la classe agricole et l'état de l'agriculture en Normandie au Moyen âge, 1851.
[13] Richard, Thierri d'Hireçon, agriculteur arlésien, Bibliothèque de l'École des Chartes, LIII. 1892. Voir encore Joubert, La Vie agricole dans le Haut-Maine au XIVe siècle, 1896.
[14] Forestié, Le livre de comptes des frères Bonis, 1890.
[15] Le Roux de Lincy el Tisserand, Paris et ses historiens, 1867. Berty, Topographie de l'ancien Paris, en cours de publication depuis 1896.
[16] Mémoires de la Société de l'histoire de Paris et de l'Île-de-France, XI, 1884, p. 17, 49, 135, 146.
[17] De Fréville, Mémoire sur le commerce maritime de Rouen, 1857.
[18] Forestié, Le livre de comptes des frères Bonis, I, Introduction. Voir de plus A. Blanc, Le livre de comptes de Jacme Olivier, II, 1899
[19]
OUVRAGES À CONSULTER.
Lappenberg-Pauli, Geschichte von England, IV, 1855. Stubbs, The
Constitutional history or England, nouvelle édition, II, 1895. Ashley.
Histoire des doctrines économiques de l'Angleterre, traduction française de
Bondois et Bouissy, 1900. Longman,
The life and times of Edward III, 1889. Mackinnon, The history of
Edward III, 1890.
[20] S. Luce, La jeunesse de Bertrand de Guesclin, p. 151.