HISTOIRE DE FRANCE

TOME QUATRIÈME — LES PREMIERS VALOIS ET LA GUERRE DE CENT ANS (1328-1422).

LIVRE PREMIER. — L'AVÈNEMENT DES VALOIS ET LES DÉBUTS DE LA GUERRE DE CENT ANS (1328-1350).

CHAPITRE PREMIER. — PREMIÈRES ANNÉES DE PHILIPPE VI[1].

 

 

I. — L'AVÈNEMENT DES VALOIS[2].

CHARLES IV, le troisième et dernier fils de Philippe le Bel, était mort le 1er février 1328. Il avait été marié trois fois : sa première femme, Blanche de Bourgogne, une des plus belles dames du monde, garda mal son mariage et fut enfermée au Château-Gaillard ; la seconde, Marie de Luxembourg, fille de l'Empereur Henri VII, moult humble et moult prude femme, avait eu un fils qui n'avait pas vécu ; la troisième, Jeanne d'Évreux, n'avait encore donné le jour qu'à des filles, mais elle était enceinte, quand mourut Charles IV. Comme à la mort de Louis X, la question se posait : qui allait être roi ?

Si l'enfant attendu était un fils, il suffirait de désigner un régent. Si c'était une fille, suivrait-on le précédent créé en 1316 ? A la mort du fils posthume de Louis X, le frère du feu roi. Philippe, avait pris la régence, puis s'était fait roi avec le concours de quelques princes et de quelques barons ; la fille de Louis X avait été ainsi écartée du trône. Peut-être fut-il déclaré alors que femme ne succède point au trône de France ; mais ce précédent ne constituait pas encore une loi de l'État. De même en 1322, quand mourut Philippe V, Charles IV, à l'exclusion des filles des deux derniers rois, avait recueilli sans discussion ni difficulté, la succession de son frère. Il était donc bien vraisemblable que le droit des femmes à porter la couronne de France ne serait pas plus reconnu en 1328, qu'il ne l'avait été en 1316 et en 1322.

Mais resterait à désigner l'héritier mâle. Or, si les femmes étaient déboutées de toute prétention personnelle , n'étaient-elles point capables tout au moins de transmettre à leurs hoirs mâles un droit qu'elles ne pouvaient exercer par elles-mêmes, et de faire ainsi, comme on disait au XVIe siècle, le pont et planche ? En d'autres termes, les mâles de la ligne féminine étaient-ils aussi qualifiés pour hériter du trône que les mâles de la ligne masculine ?

Si les droits des mâles dans la ligne féminine étaient reconnus, l'héritier le plus proche devait être le roi d'Angleterre, Édouard HI, petit-fils de Philippe le Bel par sa mère Isabelle de France, et neveu des trois derniers rois. Au contraire si les femmes ne pouvaient juridiquement conférer un droit dont elles étaient incapables de jouir, le trône revenait à Philippe de Valois, fils de Charles de Valois, frère lui-même de Philippe le Bel. Cousin germain des derniers rois, il était comte de Valois, d'Anjou, du Maine, de Chartres et d'Alençon.

Une première solution était nécessaire qui devait préjuger l'avenir : avant la délivrance de la reine, il fallait un régent. Aussitôt après la mort de Charles IV une grande assemblée fut réunie au Palais : on n'y vit aucun député des bonnes villes ; les pairs et les barons seuls y figuraient. Comme dit Guy Coquille au XVIe siècle, il s'agissait de traiter la plus noble cause qui fut oncques. Il semble que les filles des précédents rois furent écartées sans hésitation. Mais Édouard III s'était fait représenter, et plusieurs docteurs en droits canon et civil réclamèrent pour lui la régence. Un obscur, mais déjà très fort sentiment national s'opposait à l'établissement en France d'un roi anglais. Les barons déclarèrent que femme, ni par conséquent son fils ne pouvait par coutume succéder au royaume de France. Philippe de Valois fut établi régent.

Le 1er avril, la veuve de Charles IV accouchait d'une fille ; le régent fut reconnu roi par les barons. Deux mois après, le 29 mai, il se faisait couronner à Reims. Les fêtes, qui durèrent cinq jours, furent dignes de ce prince, qui apportait sur le trône les pompeuses traditions de la chevalerie. Pour dédommager Jeanne, comtesse d'Évreux, fille de Louis X, Philippe VI, conformément à d'anciennes promesses, lui abandonna le royaume de Navarre qu'avaient tenu les trois fils de Philippe le Bel, mais il garda la Champagne, venue à la couronne par les mémos voies que la Navarre. Les comtés d'Angoulême et de Mortain et quelques belles rentes furent données en compensation de cette province à Jeanne d'Évreux, qui s'en contenta ; quand elle fut majeure, en 1336, elle confirma la cession faite en son nom.

Édouard III ne prêta pas sans difficulté à Philippe VI l'hommage qu'il lui devait pour la Guyenne et le Ponthieu. Au début de un, Philippe dut l'envoyer citer à fin d'hommage par Pierre Roger de Beaufort, abbé de Fécamp ; Édouard ne comparut pas. Philippe réunit un conseil de barons, où il fut décidé que les revenus de Guyenne seraient mis en la main du roi de France. Des subsides furent même levés en Languedoc, et la noblesse du Midi convoquée en armes à Bergerac pour la Pentecôte. Quatre ambassadeurs allèrent en Angleterre sommer une dernière fois Édouard III et lui signifier qu'un nouveau refus serait puni par la confiscation. A Windsor, puis à Winchester, Édouard intimidé par ces menaces, reçut les ambassadeurs moult honorablement n et promit enfin d'aller prochainement en France s'acquitter de son devoir féodal.

Rendez-vous fut pris pour le commencement de juin 1329, à Amiens. Les rois de Navarre, de Majorque et de Bohême et un grand nombre de seigneurs accompagnèrent le roi de France, qui arriva avec trois mille chevaux. La ville avait fait pour les recevoir pourvoyances grandes et grosses. Les conférences entre les deux rois durèrent huit jours ; Édouard ne voulait prêter l'hommage que si le roi de France lui remettait certaines terres de Guyenne qu'il gardait en sa main', et Philippe ne voulait rien rendre pour le moment ; l'hommage ne fut prêté en effet que pour la partie du duché que tenait réellement le roi d'Angleterre.

Le plus difficile fut de déterminer la qualité de cet hommage. Philippe voulait qu'il fût lige, mais Édouard ne consentit à le prêter que de bouche et de parole tant seulement, sans les mains mettre entre les mains du roi de France. Il demanda à retourner en Angleterre pour examiner les privilèges de jadis qui devaient éclaircir le dit hommage. Le roi de France accorda le délai ; puis les princes très amicalement s'ébattirent quelques jours avant de se séparer.

Édouard III mit longtemps à définir ses devoirs. Une ambassade envoyée de France à l'automne de 1329 ne reçut pas de réponse. Il fallut négocier encore. Enfin, le 30 mars i331, des lettres patentes, munies du grand sceau d'Angleterre, déclarèrent que l'hommage prêté à Amiens, de bouche seulement, devait être tenu pour lige. Le roi de France envoya ces lettres à sa chancellerie, et les fit mettre en garde avec ses plus spéciales choses, à la cautelle des temps avenir, comme dit Froissart. Mais cette précaution pour l'avenir ne devait servir à rien : le jour viendra bientôt où le roi Édouard reniera son hommage.

 

II. — PHILIPPE VI EN FLANDRE[3].

A son avènement, en 1322, le comte de Flandre, Louis de Nevers, s'était appuyé sur le roi de France et sur l'aristocratie féodale ou urbaine ; la noblesse toujours redoutée des Leliaerts était redevenue puissante dans les campagnes, et le patriciat, dans les villes. Aussi une révolte, de caractère à la fois social et politique, avait éclaté à Bruges dès le mois de juin 1323 et gagné toute la campagne le long de la mer du Nord. Les officiers du comte, les collecteurs d'impôts avaient été chassés et les maisons des nobles détruites. Le peuple, de Bruges à Dunkerque, surtout les paysans affranchis et propriétaires de la Westflandre, s'étaient organisés sous le commandement de capitaines élus par eux, parmi lesquels étaient Janssone et Zannequin.

Le comte, qui n'avait pas d'armée, ne put arrêter le mouvement et fut pendant plusieurs mois prisonnier des bourgeois. Lorsqu'en 1328 il alla trouver le roi de France, pour lui prêter hommage, il lui exposa ses doléances contre les gens de Bruges, d'Ypres et de Cassel, et il obtint de Philippe la promesse d'une intervention. A Reims, pendant les cérémonies du sacre, il renouvela ses plaintes et demanda le secours immédiat du roi. Philippe consulta ses barons à Reims même. Beaucoup pensaient qu'il fallait remettre l'expédition à l'année suivante : on était au mois de juin ; avant que tout fût prêt, la mauvaise saison serait arrivée. Mais le roi ne voulut pas attendre et il convoqua les hommes d'armes à Arras pour le 22 juillet. Rentré à Paris, il mit ordre aux affaires du royaume, visita les églises et les Maisons-Dieu, et fit des aumônes aux pauvres. Il alla prendre à Saint-Denis dans leurs chasses les reliques de saint Denis et le corps de saint Louis, pour les déposer sur l'autel ; il reçut l'Oriflamme des mains de l'abbé, et, le lendemain, il partit pour Arras.

Il entra en Flandre le 20 août. La noblesse flamande presque entière vint se ranger sous les bannières des fleurs de lys. Les insurgés, — gens de Furnes, de Dixmude, de Poperinghen, de Cassel, de toute la Westflandre, — en tout plus de quinze mille hommes commandés par Zannequin, étaient postés au mont Cassel, la seule colline qui s'élève dans la plaine de Flandre ; ceux de Bruges étaient restés à défendre leur ville menacée par les Gantois, car la cité de Gand, toujours jalouse de Bruges, avait pris parti pour le comte. Quand le roi de France approcha, Zannequin, suivant la coutume chevaleresque, fit demander jour de bataille ; mais, à ce vilain qui prenait des manières de prince, il fut répondu qu'ils étaient gens sans chef et qu'ils se défendraient comme ils pourraient.

Le matin du 23 août, les deux maréchaux de France et Robert de Flandre, oncle du comte, étaient allés ravager les environs de Bruges. De leurs positions, les Flamands voyaient l'incendie détruire leurs maisons et leurs greniers ; ils ne bougèrent pas. Quand les maréchaux rentrèrent, la journée sembla finie ; aucune garde ne fut placée en avant du camp français ; les chevaliers, débarrassés de leurs armures, allaient d'une tente à l'autre pour eux déduire en leurs belles robes. Vers trois heures, les Flamands descendirent en silence, par rangs pressés, disposés en trois batailles, tout enflambés de batailler, épaissement aussi comme pluie, la croix rouge en leurs panonceaux et bannière. Ils arrivèrent jusqu'aux tentes, jetant la panique parmi les hommes de pied et pénétrèrent jusqu'à deux portées d'arbalète du roi. Les maréchaux et leurs hommes, encore à moitié armés, les assaillirent alors. Peu à peu toute la chevalerie donna. Le roi qui, à la première alerte, n'avait près de lui que deux moines et ses chapelains, mit à la hâte une cotte aux armes de France et un bassinet de cuir blanc, se fit hisser sur son destrier et chargea. Entre eux merveilleuse, âpre et aigre fut faite la bataille. Les Flamands se formèrent en cercle, serrés les uns contre les autres. A la fin, ils furent entamés, et un mouvement tournant du comte de Hainaut acheva leur défaite : N'en recula un seul, que tous ne fussent tués en trois monceaux l'un sur l'autre. Près de douze mille communiers furent ainsi massacrés. Les pertes des Français étaient légères. Cette journée fut une victoire toute chevaleresque et féodale : les gens de pied de Philippe VI avaient fui du côté de Saint-Omer et n'étaient revenus qu'après bataille gagnée.

Aussitôt toute résistance cessa. Cassel fut brûlé, Ypres contraint à se rendre sans conditions ; le roi, sans doute pour marquer son mépris, n'y entra point. Puis ceux de Bruges vinrent faire leur soumission. Cependant considéra le roi que le temps commençait à se refroidir. Après avoir donné de bons et sévères conseils au comte dont il venait de rétablir l'autorité, Philippe licencia son armée et reporta l'Oriflamme à Saint-Denis. Paris lui fit grande fête.

En Flandre, le comte rétablit l'ordre par la terreur ; mais le roi garda pour lui la meilleure part des confiscations qui furent prononcées.

 

III. — LE PROCÈS DE ROBERT D'ARTOIS[4].

UN incident survint, dont les suites devaient être sérieuses. L'homme du monde, dit Jean le Bel, qui plus aida le roi de France à parvenir à la couronne de France, ce fut messire Robert d'Artois, un des plus hauts barons de France. Moins de deux ans après, ce prince avait affaire à la justice du roi.

Il était l'arrière-petit-fils de Robert Ier, à qui son père, le roi Louis VIII, avait laissé l'Artois en apanage. Mais l'Artois était échu en 1302, selon la coutume locale, à Madame Mahaut, sa tante. Robert avait revendiqué avec acharnement ce comté : deux fois, d'abord à sa majorité en 1308, puis de nouveau en 1316, la Cour des pairs avait repoussé sa réclamation. Ces échecs ne l'avaient pas découragé. Enhardi par l'avènement de Philippe VI dont il avait épousé la sœur, Robert d'Artois se laissa entraîner dans toute sorte de pratiques mystérieuses et criminelles par une bande d'intrigants, que dirigeait une femme de mœurs douteuses, Jeanne de Divion. Jeanne avait été l'amie et la confidente de feu Thierri d'Hireçon, évêque d'Arras, conseiller tout-puissant de la comtesse Mahaut.

A la cour solennelle d'Amiens, où Édouard III prêta l'hommage, Robert, avec le concours du célèbre avocat Guillaume du Breuil, avait demandé justice de la spoliation dont il se disait victime. Le roi, le 7 juin 1329, avait ordonné une enquête : cinquante-cinq témoins, subornés par Jeanne de Divion, déclarèrent avoir vu des titres qui établissaient sans conteste les droits de Robert sur l'Artois. Ces titres avaient-ils existé en effet ? Madame Mahaut les avait-elle fait enlever de la cachette où l'on disait qu'ils avaient été déposés, et les avait-elle détruits ? On ne le saura jamais.

Le procès en restitution de l'Artois fut ouvert devant le Parlement : là Robert d'Artois présenta des titres que Jeanne de Divion avait fabriqués ; elle en avait écrit le texte, puis elle avait ajouté des lacets de soie et des sceaux détachés de chartes anciennes. Aussitôt Madame Mahaut requit le roi de prononcer la saisie de ces pièces. Il fut fait droit à cette requête et l'affaire fut renvoyée à une autre journée. Mais Mahaut, qui, le 23 novembre 1329, se portait bien et avait dîné avec le roi, est prise, deux jours après, d'un mal inconnu ; le 27 novembre, elle meurt. Quelques semaines après, mourait également sa fille et héritière, Jeanne de Bourgogne, veuve de Philippe V. On ne manqua pas de parler d'empoisonnement et d'accuser Robert.

Les dispositions du roi de France devenaient visiblement hostiles à Robert. Le duc de Bourgogne, héritier de Mahaut et de Jeanne, était le frère de la reine, et Philippe VI était dominé par sa femme. D'autre part des indices graves furent recueillis. Les pièces produites au Parlement parurent suspectes. Enfin Jeanne de Divion arrêtée, avoua tout : elle raconta comment elle s'était procuré à Arras des lettres du comte Robert II pour exécuter les faux. Appelé devant Philippe VI, Robert s'obstina à soutenir l'authenticité de ses titres. Le 23 mars 1331, l'affaire revint devant le Parlement : Robert, après avoir vainement jeté son gant en gage de bataille, fut confondu ; l'abbé de Cluni détacha les sceaux recollés et le roi lui-même lacéra les faux.

Les coupables furent châtiés avec une impitoyable rigueur. La Divion fut brûlée sur la Place aux Pourceaux le 6 octobre 1331. Des poursuites furent commencées contre Robert qui, dès le lendemain de la séance du Parlement, s'était enfui dans ses terres. Mais quand les sergents royaux arrivèrent à Conches pour notifier le premier ajournement, Robert n'y était plus. On saisit sa femme, qui, bien que sœur du roi, fut enfermée au Château-Gaillard. Quatre fois, le fugitif fut ajourné ; il fit défaut. Le 8 avril 1332, dans une cour plénière tenue au Louvre devant le roi de Bohême, les princes du sang et neuf pairs du royaume, Philippe VI se leva et prononça le bannissement de Robert et la confiscation de ses biens. Montjoie, héraut d'armes de France, déchira l'écusson portant les armes du prince, pendant que le roi se couvrait le visage de ses mains. Robert d'Artois s'était réfugié en Brabant : il vécut là trois ans, caché, mais toujours agité, la raison ébranlée, dévoré d'une haine farouche contre le roi, la reine, le fils aîné du roi qu'il essaya de faire mourir par des pratiques de sorcellerie. Comme le duc de Brabant refusait de le livrer, une coalition fut organisée contre lui parmi les princes des Pays-Bas ses voisins ; le duc, dont les terres furent ravagées à deux reprises, céda. Robert partit pour l'Angleterre où la reine, Philippa de Hainaut, puis Édouard III l'accueillirent avec grand honneur, comme un parent et une victime. Les procédures contre ses complices durèrent jusqu'en 1335. Enfin, en mars 1337, le roi le déclara criminel de lèse-majesté et ennemi mortel du roi et du royaume. Nous verrons en effet bientôt Robert d'Artois agir en ennemi mortel du roi et du royaume de France.

 

IV. — POLITIQUE LOINTAINE[5].

PHILIPPE VI, dans les premières années de son règne, avait de grands desseins, un peu vagues d'ailleurs, et pouvait se croire assuré de grandes alliances.

De tous côtés, semblait-il, il avait des amis. Le comte de Savoie, le Dauphin de Viennois et le duc de Lorraine avaient combattu avec lui à Cassel. Robert d'Anjou, un Capétien, oncle du roi de France, tenait le comté de Provence et régnait à Naples. Dans sa jeunesse Philippe de Valois était descendu en Italie pour combattre, au nom du pape, les redoutables tyrans gibelins de Milan, les Visconti ; puis, séduit par l'esprit subtil de Galéas Visconti, il avait commencé avec son adversaire de la veille des relations que l'avenir devait rendre plus étroites. Au Nord, pour contraindre le duc de Brabant à abandonner Robert d'Artois, il avait trouvé très aisément le concours de l'évêque de Liège, de l'archevêque de Cologne, du marquis de Juliers, du comte de Gueldre, d'autres seigneurs encore. Le duc de Brabant lui-même devint à son tour allié du roi, et son fils aîné épousa une fille de France. Au mois de juin 1332, Philippe VI voyait tous ces princes, dix-huit cents chevaliers, bannerets et autres des parties d'Allemagne, se réunir, grande joie démenant, autour de lui à Royaulieu, près de Compiègne. Recherché par eux comme arbitre, il était assez heureux pour apaiser leurs querelles.

Philippe pouvait compter aussi sur l'alliance du pape. Le roi et le pape étaient alors voisins ; le Rhône seul les séparait. Par crainte des orages de la politique italienne, par préférence pour une vie moins solennelle et plus douce, Clément V était venu en mars 1309 séjourner à Avignon, cité vassale du comté de Provence, et enclavée dans le Comtat Venaissin, qui appartenait à la Papauté. C'était un nid à corneilles au regard de Rome, mais une résidence tranquille, avec d'agréables villégiatures dans le Comtat. Avignon de plus était au passage des grandes routes du Nord et du Midi, en terre d'Empire, tout contre les domaines de la maison d'Anjou, qui était très dévouée à la Papauté, à proximité de l'Italie, à la porte du royaume de France. Il semble cependant que Clément V n'avait pas eu le dessein formel de transférer la Papauté hors de Rome. Il ne crut pas engager l'avenir lorsqu'il s'installa modestement au couvent des Dominicains, dont il aimait le cloître magnifique.

A sa mort en 1314, quand il s'était agi d'élire son successeur, les cardinaux s'étaient divisés en deux partis : d'un côté les Italiens, de l'autre les Languedociens ou les Provençaux ; ils avaient passé plus de deux ans à se quereller sans arriver à une élection. Il avait fallu que le comte de Poitiers, — qui devint quelques jours après le roi Philippe V —, les tint enfermés dans un couvent de Lyon pour les décider à élire pape, le 7 août 1316, un Français, natif de Cahors, qui prit le nom de Jean XXII. Le nouveau pape se fit couronner sur la terre du roi de France, à Lyon. Il montra son zèle pour la France dans ses trois premières promotions de cardinaux : en 1316, 1320 et 1327, il ne créa pas moins de vingt cardinaux français. Pour faire plaisir au roi de France, Jean XXII s'établit à demeure sur les bords du Rhône. Ancien évêque d'Avignon, il voulut faire de cette ville une nouvelle Rome. Installé au château épiscopal, il commença de grands travaux d'architecture et de peinture. Les églises d'Avignon furent réparées et agrandies, les châteaux pontificaux du Comtat embellis[6].

Devenu le voisin du roi de France, le pape échangea désormais avec lui de bons offices. Le roi de France obtenait à son gré des nominations de cardinaux et d'évêques, des collations de bénéfices pour ses protégés, et fort régulièrement de très lucratives décimes sur les revenus du clergé. Le pape espérait l'appui du roi dans les luttes acharnées qu'il soutenait alors contre Louis de Bavière en Allemagne et contre le parti gibelin dans le Nord de l'Italie. Ainsi commença la captivité d'Avignon qui mit la papauté sous la main du roi de France, et qui devait amener de si grands désordres dans l'Église.

Très étroite semblait également l'amitié du roi de France et de la maison de Luxembourg, qui possédait le royaume de Bohème et s'était déjà poussée jusqu'à l'Empire. L'empereur Henri VII avait été un prince tout français. Son fils, Jean de Luxembourg, roi de Bohème, avait assisté au couronnement du roi de France Charles IV, que sa sœur Marie épousa en 1321 Le roi Jean avait envoyé à Paris son fils Wenceslas pour y apprendre les manières courtoises ; Wenceslas y resta et fut fiancé à la sœur de Philippe de Valois ; il changea même son nom en celui de Charles, que portait le roi de France. L'avènement des Valois resserra encore cette amitié des deux maison. Le roi Jean de Bohême était au couronnement de Philippe VI et à l'ost de Cassel ; il avait assisté à la condamnation de Robert d'Artois, et à la cérémonie de l'hommage prêté par Édouard III, comme s'il eût été le témoin indispensable de tous les grands faits du nouveau règne. Les deux rois avaient les mêmes goûts : autant que Philippe VI, le roi de Bohème était chevaleresque et fastueux ; c'était le plus noble et le plus gentil en largesse qui régnai à ce temps. Mais, comme ses domaines étaient médiocres et que son royaume de Bohème ne lui rapportait guère, il était grand emprunteur et mauvais payeur. Cependant son ambition était sans limites. Villani l'appelle il Boemino povero di moneta e cupido di signoria, le Bohémien pauvre d'argent et avide de seigneurie. Il avait l'imagination grandiose, toujours quelque vaste projet en tête et quelque chimérique négociation en train. Il devait rester fidèle à Philippe VI jusqu'à la mort.

On aurait pu croire que ces relations et ces alliances entraîneraient la politique de Philippe VI du côté de l'Italie ou de l'Allemagne. Vers 1330, le roi, comme s'il voulait intervenir activement dans les affaires italiennes, se fit accorder par le pape le droit d'occuper Parme, Modène et Reggio. Il correspondait avec les principales villes lombardes. Quelques années après, il acheta de Jean de Bohème la ville et la seigneurie de Lucques. Peut-être songeait-il, comme le croit Villani, à un établissement en Italie. Entre temps, il se laissa entraîner un instant dans une de ces belles combinaisons qu'ébauchait si volontiers l'esprit fécond du roi de Bohême : Philippe devait recevoir le royaume d'Arles pour prix du concours qu'il apporterait à Jean dans l'acquisition de la Couronne impériale. Mais aucun de ces projets n'eut de suite pratique. Très vite l'imagination du roi de France avait dépassé le royaume d'Arles et les plaines lombardes. Comme ses prédécesseurs, il rêvait d'une croisade.

Depuis 1330 il s'y préparait. Au commencement de l'hiver de 1331, Pierre de la Palu, patriarche de Jérusalem, revenant d'une ambassade auprès du soudan d'Égypte, émut profondément le roi et son entourage, en décrivant les misères des chrétiens et l'obstination du soudan. Tous ceux qui l'écoutèrent, furent d'un accord d'aller outre mer pour recouvrer la Sainte Terre. Le pape prit l'affaire en mains et la prédication commença.

Philippe VI, donnant l'exemple, reçut la croix le 25 juillet 1332à Melun. Le 2 octobre, il tint une grande assemblée de prélats, de nobles et de députés des villes où il annonça son prochain départ et organisa la régence. Un an après, le 1er octobre 1333, au Pré-aux-Clercs, sur un grand échafaud. Pierre Roger, archevêque de Rouen, prêcha de nouveau du saint voyage d'Outre-mer. Des seigneurs se croisèrent, mais en moins grand nombre qu'on avait cru ; on se souvenait qu'on avait été échaudé, et beaucoup craignaient que les sermons, qui étaient faits au nom de la Croix, ne fussent faits pour argent.

Cependant les préparatifs semblaient très sérieux. Les finances de l'expédition étaient assurées par des décimes ecclésiastiques et par divers revenus d'Église affectés à la croisade. Cet argent devait être mis en lieu sûr et soigneusement gardé ; le roi de France fit à cet égard les plus belles promesses. Des subsides étaient envoyés au roi d'Arménie ; le roi d'Angleterre était sollicité de se joindre aux croisés ; l'empereur Louis de Bavière et le roi de Hongrie promettaient le passage sur leurs terres. On négociait avec Venise. Philippe VI était nommé par le pape, le 11 novembre 1333, généralissime des troupes croisées. Un dominicain allemand, Brocard, lui dédiait un plan de croisade en latin, que Jean du Vignai traduisait en français. Gui de Vigevano décrivait les machines, ponts et vaisseaux nécessaires à la guerre sainte. Et des missions partaient pour l'Orient : Pierre d'Asnières allait en Chypre et près du roi d'Arménie ; Jean de Marigni, évêque de Beauvais, portait au soudan des lettres de défi ; Jean de Chepoi commençait avec quelques galères à reconnaître la route ; de grands approvisionnements étaient réunis sur les côtes de la Méditerranée.

Jamais la croisade ne parut plus assurée qu'au début de 1336, quand Philippe VI alla rendre visite à Avignon au pape Benoît XII, qui venait de succéder à Jean XXII. Le roi avait voyagé lentement pour lui déduire et ébattre, et pour apprendre à connaître ses cités, ses villes, et ses châteaux et les nobles de son royaume. Il menait avec lui les rois de Navarre et de Bohème. A Mignon, arrivèrent les rois d'Aragon et de Sicile. Cette conférence de rois dura jusqu'à la fin du carême. Le vendredi saint, le pape prêcha la digne souffrance de Notre-Seigneur et recommanda le voyage de la Croix. Le roi de France, au sortir d'Avignon, s'en alla à Marseille voir ses navires ; mais là devait être le terme de cette grande croisade. Dès la fin de 1336 des objets plus prochains réclamèrent l'attention du roi : la guerre anglaise allait commencer.

 

 

 



[1] SOURCES. Recueil des Historiens de France, XXI, 1855. Continuations de la Chronique de Guillaume de Nangis, éd. Géraud, 1843. Grandes Chroniques de Saint-Denis, éd. P. Paris. V, 1837. Chronique parisienne dans les Mémoires de le Société de l'Histoire de Paris, XI, 1884. Jean le Bel, Les Vrayes Chroniques, éd. Paulain, 1863. Giovanni Villani, Istorie fiorentine, éd. Rachell, I, 1857. Rymer, Fœdera.... inter reges Angliae et alios quoevis reges, etc., II, 2e partie, éd. de 1821.

[2] OUVRAGES À CONSULTER. Viollet, Histoire des institutions politiques de la France, II, 1896 (on trouvera, dans les notes de cet ouvrage. l'indication des principaux textes et travaux sur la question de la succession au trône). Vlard, La France sous Philippe de Valois, Revue des Questions historiques, LIX, 1896. Longman, The life and times of Edward III, I, 1869.

[3] OUVRAGES À CONSULTER. Pirenne, Le soulèvement de la Flandre maritime de 1323 à 1328, 1900 (tous les textes utiles et tous les travaux d'érudition sont indiqués dans les notes de l'Introduction).

[4] SOURCES. Archives Nationales, JJ. 20, Le procès Messire Robert d'Artois, copie authentique sous forme de registre ; chaque page des cent quatre-vingt-quinze folios est contresignée par cinq notaires. Ce curieux registre a été constitué avec l'intention évidente de justifier les rigueurs de la procédure royale ; la première enquête, favorable à Robert d'Artois, qui remplit les premiers folios, a été raturée.

OUVRAGES À CONSULTER. Leroux de Lincy, Le Procès de Robert d'Artois, Revue de Paris, VII et VIII. 1839. Kervyn de Lettenhove, Le Procès de Robert d'Artois, Bulletin de l'Académie royale de Belgique, 2e série, X et XI, 1860-1861, et Chroniques de Froissart, XX, Table historique, v° ARTOIS, 1875. J. Richard, Mahaut, comtesse d'Artois et de Bourgogne, 1887. Moranvillé, Guillaume du Breuil et Robert d'Artois, Bibliothèque de l'École des Chartes, XLVIII, 1887. Lefrancq, Robert III et le comté d'Artois au commencement du XIVe siècle, Positions de mémoires présentés à la Faculté des Lettres de l'Université de Paris, 1896.

[5] OUVRAGES À CONSULTER. A. Leroux, Rechercha critiques sur les relations politiques de la France et de l'Allemagne de 1292 à 1378, 1842. P. Fournier, Le Royaume d'Arles et de Vienne, 1891. De Puymaigre, Jean de Bohême en France, Revue des Questions historiques, LII, 1892. Th. Lindner, Deutsche Geschichte unter den Habsburgern und den Luxemburgern, I, 1888. Delaville-Le Roulx, La France en Orient au XIVe siècle, I, 1896.

[6] Faucon, Les Arts à la cour d'Avignon, sous Clément V et Jean XXII, Mélanges d'archéologie et d'histoire de l'École de Rome, 1884.