I. — LA COALITION DE 1213. RENAUD DE DAMMARTIN ET FERRAND DE PORTUGAL[1]. PHILIPPE-AUGUSTE allait se venger sur le comte de Flandre, vassal rebelle, de la déception qu'il venait d'éprouver. Mais, en l'attaquant, il provoqua une coalition qui mit la royauté française en péril. Otton de Brunswick devait y entrer des premiers. Entre Jean-sans-Terre et Otton l'entente était depuis longtemps établie, comme le prouvent les nombreuses ambassades que le roi d'Angleterre envoyait en Allemagne, les voyages d'Otton en Angleterre, les sommes d'argent considérables que l'oncle faisait passer au neveu. Philippe-Auguste avait essayé inutilement de les brouiller. Une lettre écrite par l'évêque de Cambrai au roi de France, de la part d'Otton, laisse entendre clairement que celui-ci aurait bien voulu conclure une alliance avec les Français et se séparer du roi d'Angleterre s'il y avait moyen de le faire sans encourir la réprobation générale. Mais Jean ferma les yeux sur cette tentative de perfidie, et l'union du Guelfe et du Plantagenêt resta entière. Ils trouveront dans la féodalité de la France du Nord-Ouest deux auxiliaires précieux : Renaud, comte de Boulogne, et Ferrand de Portugal, comte de Flandre. Renaud appartenait à la famille des comtes de Dammartin, châtelains des environs de Paris, qui vivaient habituellement dans l'entourage des Capétiens et exerçaient même des charges dans leurs palais. Cet aventurier, toujours prêt aux coups de mains, s'était fait bienvenir de Philippe-Auguste qui l'arma chevalier et facilita son mariage avec Ida, comtesse de Boulogne, héritière que beaucoup de prétendants se disputaient. Elle avait eu déjà trois maris, et allait en prendre un quatrième, Arnoul, seigneur d'Ardres, quand Renaud se présenta, enleva la dame qu'il conduisit jusqu'en Lorraine, et fit emprisonner Arnoul par un de ses amis. Lui-même, d'ailleurs, était marié, mais une répudiation opportune l'avait rendu libre. Il devint ainsi comte de Boulogne (1190) et vassal, non plus du comte de Flandre, qui s'était opposé au rapt, mais du roi de France dont il reconnut la suzeraineté directe. Au demeurant, ce protégé de Philippe-Auguste pillait les biens de l'Église, qui ne cessa de l'excommunier, dépouillait le pauvre, l'orphelin, la veuve, et guerroyait avec tous ses voisins. Une altercation qu'il eut avec le comte de Saint-Pol, en pleine cour du Roi, lui valut un coup de poing sur la figure, si violent qu'il en saigna. Philippe-Auguste ayant voulu équitablement accorder les deux adversaires, Renaud se plaignit de la partialité du Roi, et songea dès lors à faire défection. Dans la guerre de Philippe-Auguste contre Henri II, Renaud s'était déjà trouvé du côté de l'ennemi. Cette première trahison lui avait été pardonnée ; c'est en 1191 que Philippe reçut son hommage pour le comté de Boulogne. Dans sa lutte contre Richard Cœur-de-Lion, lorsque, attaqué à la fois par lès Anglais et les Flamands, Philippe courait les plus grands périls, le comte de Boulogne l'avait encore abandonné. À l'avènement de Jean-sans-Terre, il conclut avec les Anglais un traité en règle, mais, en 1200, Philippe et Jean s'étant brusquement réconciliés par le traité du Goulet, Renaud, que le roi d'Angleterre n'avait pas prévenu, n'était pas compris dans la paix. Il fit volte-face. Philippe oublia le passé ; il savait faire passer son intérêt avant ses rancunes. Pour ses projets de conquête sur la Normandie, la neutralité et, à plus forte raison, l'appui du haut feudataire qui possédait Boulogne et Calais était fort utile. Pendant les campagnes qui aboutirent à l'annexion de la Normandie et des autres fiefs continentaux des Plantagenêts, le comte de Boulogne était au premier rang des lieutenants de Philippe. Ses services furent largement payés : trois comtés de Normandie, Mortain, Aumale et Varenne, qui, ajoutés à ceux de Boulogne et de Dammartin, constituèrent une des plus riches seigneuries de la France du Nord. Philippe lui prêtait ses soldats, pour faire la guerre aux petits seigneurs, voisins de Boulogne. Il prit même la peine, en 1209, d'aller en personne le défendre contre le comte de Guines, et laissa des garnisons françaises dans tout le pays. Enfin le frère de Renaud, Simon de Dammartin, épousa une des nièces du Roi ; sa fille fut fiancée au propre fils de Philippe-Auguste, Philippe Hurepel, un des enfants légitimés d'Agnès de Méran. Rien ne fut donc négligé pour l'attacher à la dynastie. Mais il était impossible d'attacher Renaud. Il se prit de querelle avec les membres de la famille de Dreux, Capétiens de la branche cadette, surtout avec l'irascible évêque de Beauvais, dont il s'avisa de démolir une forteresse. L'évêque riposta en détruisant un château du comté de Boulogne. Cette guerre privée mit le roi de France dans le plus grand embarras. Il essaya de ne favoriser aucun des deux partis, l'un et l'autre le touchant de très près. Renaud se plaignit de n'être pas défendu. Il osa menacer Philippe-Auguste en présence de nombreux témoins et, dans un accès de colère, quitta la cour. Le Roi apprit bientôt qu'il fortifiait son château de Mortain et qu'il était entré en relations avec Jean-sans-Terre et l'empereur Otton (1211). Alors Philippe somma le comte de Boulogne de lui livrer Mortain. Sur son refus, il alla prendre la place et se dirigea ensuite sur Boulogne. Renaud, se sentant perdu, déclara remettre son fief principal, Boulogne, à Louis de France, suzerain de l'Artois (espérant peut-être par là mettre la discorde entre le père et le fils), puis il alla se réfugier chez son parent, le comte de Bar, en terre impériale. Or, c'est au même moment (1212) que Ferrand, comte de Flandre, devenait l'ennemi du Roi. Un des faits les plus caractéristiques de l'histoire de la royauté nationale au XIIIe et au XIVe siècles, est l'effort continu qu'elle fit pour s'introduire dans la Flandre, y faire prévaloir son autorité, et démembrer le comté à son profit. La Flandre, placée à la jonction des trois grands États européens, l'Angleterre, la France et l'Allemagne, était alors, dans l'Occident, la région industrielle par excellence, l'entrepôt du commerce universel, le point de réunion de tous les marchands du vieux monde. Elle vendait les draps et les lainages à toute l'Europe. Des villes, aujourd'hui insignifiantes, comme Bruges et Ipres, comptaient leurs habitants par centaines de mille. Bruges, qui communiquait alors librement avec la mer par le canal de Zwin, large et profond, et dont le port, Damme, recevait plus de 1.600 navires, occupait, au Moyen âge, la place que tiennent, dans notre Europe, Anvers, Hambourg ou Liverpool[2]. Le chroniqueur Guillaume le Breton, dans sa Philippide, parle avec admiration de ce port si large et si calme, qu'il aurait pu contenir, dit-il, notre flotte tout entière. Là s'élève une ville superbe (Bruges), heureuse des eaux qui la baignent et coulent doucement, et de son terroir fertile, fière de son port si près de l'Océan. Nous y avons trouvé des richesses apportées par les navires de tous les points de la terre, de Lugent en lingots, de l'or aux reflets fauves, des étoffes de Venise, des tissus de la Chine et des Cyclades, des pelleteries de Hongrie, les graines précieuses qui donnent aux étoffes la couleur écarlate, et des radeaux chargés de vin qui étaient venus de Gascogne par la Rochelle, du fer, d'autres métaux encore, les laines d'Angleterre et les draperies de Flandre. C'est avec la France et surtout avec l'Angleterre que les Flamands faisaient leur principal commerce. Ils recevaient de France le vin, le blé et le miel, d'Angleterre, la laine. Leurs chartes communales et les statuts de leurs corporations prouvent, dès le XIIe siècle, l'importance qu'avait prise chez eux l'industrie du drap ; et la nécessité de sauvegarder cette source de la prospérité nationale les inclinait à se maintenir en bonnes relations avec les Anglais. La rupture avec l'Angleterre, d'où ils tiraient la matière première, eût été leur ruine, et ceci prévalut toujours contre les devoirs de vassalité et les sympathies qui entraînaient leurs comtes du côté de la France et des Capétiens. Philippe-Auguste poursuivit avec ténacité l'idée d'entamer ce grand fief et d'y combattre l'influence anglaise. Au comte de Flandre, Philippe d'Alsace, il avait pris l'Artois, Amiens et le Vermandois, résultat de guerres heureuses et d'habiles manœuvres diplomatiques. Mais, dans les grandes villes belliqueuses de la Lys et de l'Escaut, un sentiment intense de patriotisme local faisait regretter les pertes subies par la seigneurie. Les Français n'étaient pas aimés par les bourgeois. On a vu le comte Baudouin IX, l'allié de Richard Cœur-de-Lion, obéissant au sentiment populaire, faire reculer Philippe-Auguste. Celui-ci eut bientôt l'occasion de prendre sa revanche. En 1202, Baudouin se croisa et quitta son fief. Proclamé empereur de Constantinople, il avait laissé le comté de Flandre à ses filles, Jeanne et Marguerite. Les Flamands donnèrent la tutelle à leur oncle, Philippe, comte de Namur. C'était un homme faible et intéressé, que le roi de France circonvint de toutes manières. Le comte de Namur, à Courtrai, se déclara l'homme-lige de Philippe-Auguste et promit de ne marier ses nièces qu'avec l'assentiment et selon la volonté du Roi. La noblesse et les communes de Flandre furent tenues de sanctionner cet engagement. En outre, le comte de Namur faisait le serment d'épouser plus tard une fille de Philippe-Auguste, qui n'avait alors que six ans (1206). Deux ans après, Philippe-Auguste amena son cher ami le comte de Namur à lui livrer les deux petites filles. Il en prenait la garde et s'engageait simplement à ne pas les marier sans l'aveu de leur oncle, avant qu'elles n'eussent atteint l'âge légal. Les héritières du comté de Flandre restèrent donc au Louvre, sous sa main ; ces deux otages lui garantissaient l'obéissance des Flamands. Pour achever l'œuvre, si bien menée, il suffirait de marier l'alliée des filles de Baudouin, Jeanne, à une créature du roi de France. Alors se noua l'intrigue qui devait aboutir au mariage de Jeanne de Flandre avec Ferdinand ou Ferrand de Portugal (janvier 1212). Cet étranger était le neveu de la veuve du comte Philippe d'Alsace, Mathilde de Portugal, comtesse douairière de Flandre, qui le proposa à Philippe-Auguste et, pour le faire accepter, offrit au Roi 50.000 livres parisis. Il n'était pas un inconnu pour la famille capétienne. Son père, Alphonse II, roi de Portugal, avait épousé une sœur de Blanche de Castille, belle-fille de Philippe-Auguste. Celui-ci prit les 50.000 livres, pensant bien retirer de cette affaire un autre bénéfice. Le mariage de Jeanne de Flandre fut célébré à Paris, dans la chapelle du Roi, au palais de la Cité, en présence du comte de Namur et de quelques châtelains de Flandre. Ferrand prêta Image-lige au roi de France. Puis il partit avec sa femme pour aller prendre possession du comté ; mais le fils de Philippe-Auguste, Louis, les avait devancés. Il se présenta à l'improviste devant les villes d'Aire et de Saint-Orner avec une armée considérable et les força à capituler. Il est impossible de supposer que le prince royal agissait sans l'ordre de son père. Pour marier l'héritière de Flandre, on commençait par la dépouiller. Ferrand et Jeanne, pris au dépourvu par cette mauvaise foi, signèrent le traité de Lens (25 février) qui abolissait, en réalité, celui de Péronne. Saint-Omer et Aire restaient la propriété du prince Louis ; celui-ci renonçait en retour aux prétentions qu'il tenait de sa mère, Élisabeth de Hainaut, sur les autres parties du comté de Flandre Philippe-Auguste, au reste, prit ses sûretés même contre son fils. Il exigea des communes et des châtelains de l'Artois la promesse que, si le prince royal manquait à son devoir de fidélité, ils prendraient parti pour le Roi. Tout en vivant des revenus de l'Artois, Louis de France n'en fut jamais le maitre : Philippe-Auguste y régna ; jamais il n'a conféré à son fils le titre de seigneur ou de comte d'Artois. Louis n'obtint jamais de ce père soupçonneux le droit d'avoir une chancellerie à lui. Fils aîné du roi de France, tel fut le seul titre officiel qu'on lui permit de prendre, même dans le gouvernement de son propre fief. Les chroniqueurs qui ont écrit, au XIVe siècle, l'histoire de Flandre[3], donnent aux faits une tournure plus romanesque et plus dramatique. D'après eux, les Flamands, irrités de voir leurs jeunes maîtresses, les filles de Baudouin IX, aux mains du roi de France, accusèrent le comte de Namur de trahison et devinrent si menaçants que Philippe-Auguste se décida à leur rendre Jeanne et Marguerite. Il les renvoya à Bruges où les bourgeois veillèrent à leur sûreté. Le comte de Namur, bourrelé de remords d'avoir vendu ses nièces, poursuivi par les huées des Flamands, tomba malade et fit une confession publique de sa faute. Sentant la mort approcher, il se fit traîner, la corde au cou, dans les rues de Valenciennes, criant aux passants : J'ai vécu en chien, il faut que je meure en chien. Dans le récit des mêmes chroniqueurs, le coup de main de Louis de France sur Aire et Saint-Omer devient une trahison encore plus odieuse. Au moment où Ferrand et Jeanne, quittant Paris, commencent leur voyage et passent à Péronne, le prince royal les fait enfermer dans le château et ne lâche ses prisonniers que lorsqu'il a conquis les deux villes. Ces légendes prouvent le mécontentement des Flamands contre Philippe-Auguste et la France. Et, en effet, peu de temps avant le mariage de Ferrand[4], les villes de Gand, Bruges, Douai, Lille, Ipres et Saint-Omer concluaient avec Jean-sans-Terre une alliance offensive et défensive dirigée contre Philippe. Elles lui promirent une fidélité sans réserve et s'engagèrent même à lui procurer tous les alliés, de Flandre ou d'ailleurs, qu'elles pourraient entraîner dans leur parti. De cette disposition des esprits, Ferrand de Portugal porta naturellement la peine. Il se présentait à ses sujets comme le protégé de Philippe-Auguste : il fut mal reçu. Jeanne de Flandre étant tombée malade à Douai, il fit seul sa chevauchée dans son fief. Les Gantois refusèrent de lui ouvrir leurs portes tant qu'ils ne verraient pas leur jeune souveraine. Ils n'étaient pas sûrs, disaient-ils, qu'il fût bien réellement son mari. Un groupe de nobles flamands contestaient la validité de ce mariage, traité sans leur assentiment. Ils attaquèrent Ferrand au moment où il prenait son repas, à Courtrai, et faillirent l'enlever ; il se sauva. On raconta, par la suite, qu'au moment où Jeanne et son mari arrivèrent au pays de Tournai, un des plus hauts barons du pays l'apostropha en ces termes : Votre mari est serf du roi de France, et le Roi s'en vanta en notre présence à Paris. Dame, prenez votre serf. Qu'il soit maudit de Dieu, et allez-vous-en en Portugal, où sont les gens de servage ; car jamais serf n'aura sur les Flamands aucune maîtrise. Et veuillez bien savoir que si Ferrand est encore quinze jours par deçà, nous lui ferons couper la tête. Philippe, au reste, s'était trompé en croyant que son protégé assujettirait la Flandre aux Français. Ferrand voulait être comte, et dès qu'il le fut, il oublia le protecteur. Irrité de la perte de l'Artois et de l'humiliation qu'il avait subie en signant le traité de Lens, il tenait à se venger. Les difficultés qu'il éprouva, quand il essaya de se faire reconnaître de ses sujets, furent pour lui autant de griefs contre son suzerain. Son premier acte politique fut de négocier avec Jean-sans-Terre, Otton de Brunswick et Renaud de Dammartin. Le 4 mai 1212, le comte de Boulogne signait avec Jean-sans-Terre le traité qui l'engageait à tout jamais : J'ai fait hommage et fidélité au seigneur Jean-sans-Terre, roi d'Angleterre, comme à mon seigneur-lige, et je le servirai fidèlement, tant que je vivrai, contre tous les mortels, et je ne ferai ni paix ni trêve avec ses ennemis, le roi de France, son fils Louis, ou tout autre. Jean avait voulu que l'hommage fût prêté à Londres, dans une assemblée générale de la noblesse anglaise : Il faut, a-t-il écrit, que nos amis puissent se réjouir hautement, et que nos ennemis soient pleinement confondus. Dès lors, Renaud de Dammartin vit à la cour de son nouveau suzerain, fait partie du conseil royal, assiste Jean en toutes circonstances, et contresigne ses actes officiels. Quand il ne réside pas en Angleterre, il est en Flandre, en Lorraine, en Allemagne, où il négocie pour le compte de Jean et d'Otton. Il porte de l'un à l'autre les instructions secrètes ; il accompagne leurs ambassadeurs ; il est pensionné par les Anglais et les Allemands. Grâce à ses démarches, la plupart des seigneurs de la région belge, lorraine et hollandaise entrent, l'un après l'autre, dans la coalition. Les lettres que Jean-sans-Terre écrit à ces vassaux de l'Empire sont pleines d'invitations pressantes, de caresses et de promesses. Il les tient par l'argent même qu'il leur a donné, par les fiefs qu'il s'engage à leur livrer. Il les exhorte à venir, en Angleterre, lui faire hommage. Sachez, écrit-il au duc de Limbourg, que votre arrivée nous sera d'autant plus agréable que nous avons le vif désir de vous voir, de jouir de votre conversation, même si les négociations commencées entre nous ne devaient avoir aucun résultat. Il parle aux fils de ces grands seigneurs comme à des chevaliers à sa solde. Waleran, fils du duc de Limbourg, reçoit de lui ce billet : Nous vous mandons et vous prions de venir nous trouver, avec neuf autres chevaliers, en toute hâte, bien montés et bien armés. Il ordonne au sénéchal de Louvain de se rendre en Angleterre, comme s'il convoquait un fonctionnaire à ses gages. La Hollande, en 1213, est à la solde de l'Angleterre. Au moment où Jean-sans-Terre, redoutant le débarquement de Philippe-Auguste, prenait ses mesures de défense, le comte de Hollande, Guillaume, faisait, à Londres, hommage-lige, moyennant une pension annuelle de 400 marcs. Moi, Guillaume, j'ai promis au seigneur Jean, roi d'Angleterre, que, si des étrangers viennent dans son royaume pour s'en emparer, j'accourrai, pour le défendre, avec toutes les forces dont je peux disposer. J'ai fait hommage au dit seigneur, et me suis engagé à protéger sa terre d'Angleterre comme à reconquérir ses autres domaines. Ainsi les alliés de Jean-sans-Terre doivent l'aider à reprendre la Normandie et tout le continent perdu. Cette féodalité de l'Escaut et du Rhin, vendue aux Anglais, se retrouvera presque au complet à Bouvines, dans l'armée de l'empereur Otton. Mais la coalition avait besoin de l'adhésion du comte de Flandre. Ferrand, si mal qu'il fût disposé envers le roi de France, hésitait ; il recula longtemps devant cet acte, toujours grave : transporter l'hommage à l'ennemi de son seigneur. Au fond, comme ses prédécesseurs, il voulait être souverain indépendant entre l'Angleterre, la France et l'Allemagne, e ne se souciait pas de se subordonner à l'Angleterre. Jean le circonvenait : Notre fidèle Renaud, lui écrivait-il dès 1212, nous a entretenus à votre sujet. Nous aurions grand plaisir à vous attirer à notre fidélité et à notre service, et nous ferons tout ce qui dépendra de nous pour établir entre nous deux une amitié éternelle. Veuillez nous envoyer sans délai quelques-uns de vos conseillers les plus discrets, afin de nous entendre sur le traité qui doit être conclu par l'intermédiaire du comte de Boulogne, que nous gardons ici dans cette intention, ainsi que nos messagers ont charge de vous le dire. Tenons-nous l'un et l'autre dans le voisinage de la mer pour que, dès que nos gens auront jeté les bases d'une première entente, nous puissions plus vite nous réunir et donner à cet accord une consécration définitive. En même temps, l'Anglais faisait un prêt considérable à la tante de Ferrand, Mathilde de Portugal, exigeant, il est vrai, comme sûreté, avec le reçu de l'emprunteuse, une reconnaissance écrite du comte et des trois principales villes de Flandre. Ferrand accueillit ces ouvertures. Une entrevue fut convenue entre les deux princes. Elle devait avoir lieu, le 20 juillet 1212, à Douvres. Quelques jours après, Jean envoyait au Flamand un sauf-conduit pour lui et les siens. Mais Ferrand conserva une attitude équivoque : il hésitait toujours à s'engager. Son refus de participer à la campagne de débarquement en 1213 était une marque d'hostilité à l'égard de Philippe-Auguste, non la rupture irrévocable[5]. Il ne se décida à entrer dans la coalition que lorsque son territoire fut envahi (22 mai 1213). II. — LA GUERRE DE FLANDRE. LA ROCHE-AU-MOINE[6]. PHILIPPE mena les opérations avec sa rapidité habituelle. Pendant que sa flotte suivait le littoral et s'installait à Damme, son armée prenait Cassel, Ipres, Bruges, et mettait le siège devant Gand. Une semaine avait suffi au roi de France pour conquérir la majeure partie de la Flandre. Ferrand reculait pas à pas, n'osant livrer bataille à un adversaire très supérieur en forces, et ne voulant pas sans doute (bien qu'il fût en cas de légitime défense) entrer en lutte ouverte avec son suzerain. À Ipres, il va le trouver et lui demande grâce. Faites cette nuit même tout ce que j'exige, lui répond Philippe, sinon, vous n'avez qu'à vider la terre. Le comte ne pouvait obéir à cette injonction, mais en partant il recommanda aux bourgeois d'Ipres de ne pas résister au roi de France : derniers scrupules du feudataire. Le danger s'aggravant, il fallut bien, pourtant, implorer l'aide anglaise. Jean envoya tout de suite une petite flotte où se trouvaient Guillaume de Salisbury, son frère, Renaud de Boulogne et Hugue de Boves. Nous aurions mis à votre service des forces plus considérables, écrivait-il, si vous nous aviez demandé plus tôt notre appui. Philippe-Auguste, occupé sous les murs de Gand, avait commis l'imprudence de laisser à Damme une garnison insuffisante. Une grande partie des vaisseaux français, ne pouvant entrer dans le port, restaient à sec sur le littoral. Les Anglais survinrent, se jetèrent sur les nefs mal gardées, en prirent ou en brûlèrent 400 : la flotte étant détruite ou dispersée, les Français ne pouvaient plus songer à un débarquement en Angleterre. Le dernier espoir de Philippe, s'il gardait l'intention de passer le détroit, malgré la défense du Pape, s'évanouissait (30 mai). Ferrand se décida à signer le traité qui l'engageait sans retour, mais il avait toujours des scrupules. Le 31 mai, il arrive sur la côte de Damme en vue de la flotte anglaise, avec quarante chevaliers : Renaud et Salisbury débarquent, et le somment d'adhérer, sans réserve, à la cause du roi Jean. C'est que je suis l'homme-lige du roi de France, répond Ferrand, je n'oserai prendre une telle décision que si mes vassaux me le conseillent. — Vous pouvez la prendre, dirent les chevaliers qui l'entouraient. Alors, le comte : Jurez, sur la foi que vous me devez, que je puis, sans encourir de reproche, conclure une telle alliance. — Personne ne vous en blâmera, répondent les vassaux de Flandre, puisque le roi de France a envahi votre fief. Lors fut faite l'entreprise, dit le chroniqueur, le comte jura sur les saints que désormais il aiderait en bonne loi le roi d'Angleterre, et que jamais il ne ferait la paix sans lui et sans le comte de Boulogne. Les Anglais jurèrent de leur côté. Au début de l'hiver, le comte de Flandre alla rendre visite à son nouveau suzerain. À la nouvelle de son débarquement à Douvres, le roi Jean dit à Robert de Béthune, un des barons de Flandre qui se trouvaient à sa cour : Votre seigneur, le comte de Flandre, est arrivé en cette terre. — Et qu'attendez-vous donc, dit Robert, pour aller à sa rencontre ? — Oh, reprit le Roi, quel Flamand ! c'est donc, à vous en croire, une bien grande puissance que votre seigneur le comte de Flandre ! — Par saint Jacques, reprit Béthune, j'ai bien raison de le penser. Le roi commença à rire et dit : Faites venir vos chevaux, je vais aller le trouver. L'entrevue eut lieu à Cantorbery : les deux princes se donnèrent le baiser, dînèrent ensemble, et Ferrand renouvela son hommage à Jean pour la terre qu'il devait avoir en Angleterre. En apprenant que les Anglais avaient détruit une partie de sa flotte et que, réunis à la petite armée flamande de Ferrand, ils assiégeaient la garnison française de Damme, Philippe-Auguste, dans une violente colère, avait laissé brusquement le siège de Gand, couru sur Damme, et, tombant sur les assaillants, il avait jeté Flamands et Anglais à la mer, après en avoir pris et tué un grand nombre. Ferrand n'avait eu que le temps de s'enfuir, avec Renaud et Salisbury, dans l'île de Walcheren. Philippe s'était vengé ; mais désespérant de conserver les vaisseaux qui lui restaient, il ordonna de les brûler, mit le feu aux maisons de Damme et reprit le chemin de Paris (30 mai 1213). Pourquoi détruisait-il ainsi les restes de sa flotte ? Guillaume le Breton suppose que Philippe adressa ces paroles à ses conseillers les plus intimes. Votre sagesse connaît bien les mobiles qui me déterminèrent à aller visiter les plages de l'Angleterre, et vous savez que je n'y fus entraîné par aucun vain désir de gloire ou de jouissances terrestres. Je n'étais conduit que par le zèle et l'amour divin, et voulais simplement prêter mon concours à l'Église opprimée. Maintenant, puisque, par la seule crainte de mon armée, Jean a soumis son sceptre aux Romains, puisqu'il a donné satisfaction, sur l'avis de Pandolfo, au clergé exilé depuis plusieurs années dans notre royaume, la fortune la plus favorable ayant amélioré l'état des choses, il convient aussi que nous changions nos projets. Les dommages que tu m'as causés en m'enlevant des vaisseaux, ô Ferrand, la ville de Bruges me les paiera. Soixante de ses bourgeois que je tiens captifs, les plus illustres parmi ceux qui se sont engagés pour tous leurs concitoyens, me donneront soixante mille marcs d'argent ; ceux que la ville d'Ipres, vaincue, m'a livrés en otages me paieront le même poids en argent. Comme il serait difficile de faire servir le reste de la flotte, attendu que celle des Anglais tient les avenues du port et de la mer, et que nos Français ne connaissent pas bien les voies de l'Océan, j'ordonne que tous ces vaisseaux, déchargés préalablement de leur contenu, soient réduits en cendre. La Flandre presque tout entière est déjà soumise à nos armes, et ce qui reste encore à vaincre peut être facilement conquis. Discours où le faux se mêle au vrai, mais on y voit clairement que Philippe, obligé de renoncer à la descente en Angleterre, va concentrer son effort sur la Flandre. La Flandre était plus facile à prendre qu'à garder. En s'en allant (juin 1213), Philippe avait mis garnison dans Lille et dans Douai, et il laissait son fils Louis, le prince royal, pour la défense des pays conquis. Mais les Anglais tenaient la mer ; ils pouvaient, d'un jour à l'autre, occuper les côtes. Ferrand malgré sa défaite de Damme, soutenu non seulement par la flotte anglaise, mais par ses voisins de Hollande et de Basse-Lorraine, se remit en campagne et eut bien vite fait de reprendre Gand, Bruges, Ipres et toute la partie septentrionale de la Flandre. La guerre continua pendant l'hiver de 1213 et le printemps de 1214, mais sans batailles, toute en incendies et en pillages. Flamands et Français dévastaient le pays, évitant de se rencontrer. Courtrai, Nieuport, Steenvorde, Bailleul, Hazebrouck, Cassel, furent livrés aux flammes ou détruits par les soldats de Philippe-Auguste. À Bailleul, Louis de France et ses compagnons faillirent rester dans le brasier : ils ne savaient plus comment sortir de la ville en feu. Renaud et Ferrand se vengèrent par des incursions dans l'Artois, le fief de Louis de France. Renaud assiégea Calais. Ferrand dévasta le pays d'Aire, de Guines, et brûla même des villages autour d'Arras. Les Flamands prenaient à leur tour l'offensive. Les Lillois d'alors étaient Flamands dans l'âme, et tandis que leurs voisins de Douai se soumirent sans résister à Philippe-Auguste, ils ne se rendirent qu'après un siège très court, il est vrai. Le roi de France fit bâtir, pour les tenir en échec, la citadelle de Deregnau, dans une position telle que la garnison pouvait communiquer avec la ville et avec la campagne. Dans la ville même, il laissa une petite armée de chevaliers. Bientôt Ferrand parut devant la place. Les bourgeois, intimidés par la garnison, prirent part à la défense. Philippe, trompé sur leurs sentiments, leur rendit leurs otages et retira la plus grande partie de ses troupes. Quand Ferrand reparut, les portes lui furent ouvertes au milieu de la nuit, et les Français eurent à peine le temps de s'enfermer dans la citadelle. Philippe-Auguste reprit aussitôt la route du Nord. À son approche, Ferrand évacue la ville ; beaucoup de Lillois se retirent à Courtrai avec leurs femmes, leurs enfants et les meubles les plus précieux : ceux qui restent se réfugient dans les églises. Rien ne s'opposa donc à l'entrée du roi de France, mais il voulait faire un exemple. La ville, avec ses maisons de bois et de torchis, fut livrée aux flammes, les fortifications rasées, les fossés comblés, la citadelle de Deregnau elle-même démolie : il ne resta pas une pierre debout. Les bourgeois qui ne furent pas tués furent emmenés et vendus comme serfs. Le roi Philippe voulait, dit l'auteur de la Philippide, qu'il n'y eut désormais en ce lieu aucun point où les gens de la Flandre pussent habiter. Cette exécution fit du bruit, mais elle redoubla l'animosité des Flamands. La coalition, en somme, gardait l'avantage. De toutes ses conquêtes de Flandre, Philippe ne conservait que, Dousi et Cassel, Louis de France ne réussissait guère à protéger l'Artois. Ferrand avait repris son fief et se sentait même assez solide pour faire, au même moment, la guerre au duc de Brabant, Henri, l'allié des Français. Il usa largement des ressources que Jean-sans-Terre mit à sa disposition. Les envois d'hommes et d'argent, expédiés de Londres, se succédaient presque sans interruption. Mais le Plantagenêt entend être payé de si grands sacrifices. Il veut reprendre ses provinces. Il faut que la coalition fasse un effort décisif et que Philippe, assailli de plusieurs côtés à la fois, soit accablé sous le nombre. La royauté capétienne rentrera dans ses anciennes limites et, au besoin, disparaîtra. Le plan d'attaque consistait à prendre Philippe-Auguste entre deux armées d'invasion[7]. Pendant que les Impériaux, les Lorrains, les Flamands et les mercenaires anglais prêtés au comte de Flandre entreraient par le Nord en terre capétienne, Jean, après avoir débarqué en Poitou et rallié toutes les forces de l'Anjou et de l'Aquitaine, passerait la Loire et marcherait sur Paris, par le Sud-Ouest. Mais le roi d'Angleterre savait qu'il lui faudrait du temps pour restaurer sa domination dans le Poitou et que les Allemands étaient difficiles à mettre en branle. Il devait compter sur les retards inévitables, sur l'imprévu, sur la difficulté de faire coïncider les mouvements de masses d'hommes appelés de points si différents. Selon toute apparence, Jean-sans-Terre ne croyait pas que la marche combinée des armées de la coalition sur Paris pût s'opérer avant le mois de juin ou de juillet 1211 La difficulté était de maintenir entre les assaillants une correspondance étroite et d'assurer l'unité de direction. La besogne que Jean-sans-Terre s'était proposée d'accomplir avant de rejoindre les coalisés était, en effet, fort difficile : reconstituer la domination anglaise dans les pays situés au midi de la Loire ; s'assurer des châteaux et des villes qui, depuis la Rochelle jusqu'au delà d'Angers, se trouvaient sur sa ligne et devaient, en cas de malheur, protéger sa retraite ; détruire tous les résultats que la diplomatie de Philippe-Auguste avait obtenus dans le Poitou par un travail de plusieurs années. Argent, terres, privilèges, promesses, Philippe n'avait rien épargné pour détacher les sujets aquitains de leur seigneur. En 1212, il prit à sa solde Savari de Mauléon, un des aventuriers les plus remuants du pays, et acheta l'hommage du vicomte de Turenne, du comte de Périgord, du châtelain d'Hautefort, fils du troubadour Bertran de Born. En 1213, un grand seigneur du Berri, Guillaume de Chauvigni, devient son vassal, et la ville de Limoges se place sous la protection française. La famille des Lusignan, propriétaire du comté de la Marche, du comté d'Eu, et des meilleurs châteaux du Poitou, s'est déclarée l'ennemie des Anglais. Depuis 1210, l'Auvergne est occupée par les soldats du roi de France, que l'évêque de Clermont avait appelés pour le protéger contre le comte Gui, ami de Jean-sans-Terre. Riom, Tournoel, presque tout le pays auvergnat reconnaît la domination capétienne, et la conquête touche à sa fin, malgré les appels de Gui d'Auvergne à son allié d'Angleterre. Les Français tiennent la vallée moyenne de la Loire par les châteaux de Loches et de Chinon. Guillaume des Roches et son gendre Amauri de Craon, comblés des faveurs de Philippe-Auguste, se chargent de défendre la Touraine, le Maine et l'Anjou. Pour protéger Angers, ville ouverte, et fermer à l'envahisseur la route de Paris, ils ont construit, au-dessus de la rive droite de la Loire, la forteresse de la Roche-au-Moine. Enfin les bouches du fleuve, Ancenis, Nantes et toute la Bretagne, appartiennent aux partisans de la France. Philippe-Auguste n'ayant pu annexer directement la péninsule, avait donné aux Bretons, depuis 1212, un Capétien de la maison de Dreux, Pierre, qu'il saura tenir dans sa main. Mais Jean, connaissant bien le tempérament capricieux de la noblesse de cette région pensait que sa présence, son argent et quelques succès militaires changeraient rapidement la face des choses. D'ailleurs, il n'avait jamais perdu de vue l'Aquitaine. La Saintonge lui demeurait fidèle. Les marchands de la Rochelle et de Bordeaux avaient trop d'intérêt à ne pas rompre avec l'Angleterre. En Poitou même, il pouvait au moins compter sur le vicomte de Thouars, un ami, qu'il tenait au courant des négociations engagées avec Renaud de Boulogne et l'empereur Otton. Je vais vous envoyer, lui écrit-il, pour vous soutenir, vous et vos adhérents, des forces tellement considérables que vous ne le croirez que lorsque vous l'aurez vu. À Raimond de Toulouse et à Gui d'Auvergne, il annonce son prochain débarquement (août 1213). Il s'excuse d'être obligé de le retarder encore. Après la Pentecôte, j'étais venu sur le rivage de la Manche, avec mes troupes et une flotte nombreuse, pour me porter à votre secours et me joindre à vous, mais l'état de la mer et des vents me forcent à passer ici l'hiver. Vous me verrez du moins au printemps, avec toutes mes troupes, et vous et mes autres amis recevrez alors pleine satisfaction. En attendant, il envoie des émissaires organiser la lutte prochaine et répandre un peu partout les livres sterling : Ils vous remettront de l'argent, de notre part, écrit-il à Gui d'Auvergne, et vous en recevrez plus encore avec le temps : nous ne pouvons ni ne devons manquer de vous venir en aide. Par le même genre d'arguments, il essaye de ramener à lui son ancien sénéchal, Savari de Mauléon. Il lui annonce que ses agents vont aller le trouver pour traiter avec lui de leurs intérêts communs : Nous avons entendu dire que vous vous repentiez d'avoir quitté notre service, d'avoir cédé à une suggestion mauvaise, et nous nous en réjouissons beaucoup (22 août 1213). Le 1er février 1214, Jean, à Portsmouth, annonce à tous ses barons qu'il va prendre la mer. Il met son royaume insulaire sous la sauvegarde du Pape et de son légat. Puisque Innocent III est devenu son suzerain, c'est à l'Église à le protéger. Le 16 février, il débarque à la Rochelle. De cette ville, prise comme centre d'opérations, il parcourt successivement la Saintonge, le Poitou occidental, l'Angoumois et le Limousin, pour rallier ses partisans, accueillir les soumissions, mettre sur pied les forces féodales. Dès le 8 mars, il envoie à Guillaume le Maréchal, un des régents d'Angleterre, son premier bulletin de victoire. À peine suis-je apparu, dit-il, que vingt-six châteaux ou places fortifiées m'ont ouvert leurs portes ; j'ai enlevé le donjon de Milescu et reçu la soumission de Severi de Mauléon. Il ne se vantait pas. Sa présence a produit l'effet attendu. Les nobles d'Aquitaine passent du nouveau maitre à l'ancien comme ils avaient couru de l'ancien au nouveau. Le vicomte de Limoges écrit au roi de France cette lettre toute simple : Je vous avais fait hommage pour la défense de mes terres, mais le roi Jean, mon seigneur naturel, s'est présenté dans mon fief avec de telles forces que je n'ai pu lui résister ni attendre vos secours. Je suis venu le trouver, comme mon seigneur naturel, et lui ai juré d'être son homme-lige. Je vous notifie ces choses pour que vous sachiez qu'à l'avenir il ne faut plus compter sur moi. Le comte de Nevers lui-même, Hervé de Donzi, un homme comblé des bienfaits du roi de France, saisit l'occasion de conclure un traité secret avec le roi d'Angleterre et d'entrer dans la coalition. Philippe ne pouvait laisser Jean-sans-Terre poursuivre dans le pays de la Loire, de la Charente et de la Vendée, cette promenade victorieuse. Le mouvement risquait de gagner les seigneurs du Bas-Anjou et de la Bretagne Nantaise. H tenta alors un coup d'audace (avril 1214). Pendant qu'on le croyait occupé à mettre les places fortes de la Picardie, du Ponthieu et de l'Artois en état de défense, il marche au Sud, passe la Seine, la Loire, laisse derrière lui Chinon, Loudun et arrive à Châtellerault, d'où il envoie un privilège à ses bons bourgeois de Poitiers. Il voulait, sans doute, avant que l'armée d'Otton fût allée se joindre à celle des Flamands, couper Jean de ses communications avec la Rochelle, l'enfermer dans le Poitou et le forcer à se battre. Mais le roi d'Angleterre, qui était le 3 avril à Limoges, entre à Angoulême le 5 : de là il se porte précipitamment par Cognac sur Saintes, puis s'enfonce au Sud jusqu'à la Réole, où il arrive le 13, de façon à n'avoir plus qu'à descendre la Garonne pour s'embarquer, en cas de besoin, à Bordeaux. Philippe-Auguste ne pouvait le poursuivre jusque-là. Guillaume le Breton compare cet ennemi insaisissable à la couleuvre qui fuit sans qu'on puisse trouver sa trace. Obligé de retourner dans la France du Nord pour faire face à l'invasion imminente, Philippe incendie, en passant, Bressuire, Thouars et Chollet, reçoit à Saumur les serments de fidélité d'un certain nombre de seigneurs angevins, gagne le Berri et, à Châteauroux, règle son plan de campagne contre la coalition. Pendant qu'il ira combattre au Nord les Flamands et les Impériaux, qui s'avancent, son fils Louis, auquel il laisse une grande partie de sa cavalerie féodale, retranché à Chinon sur la Loire, surveillera les mouvements de Jean-sans-Terre et, secondé par Guillaume des Roches à Angers et Pierre de Dreux à Nantes, empêchera les Anglais de passer le fleuve et de marcher sur Paris. Aussitôt que Philippe a quitté le Poitou, Jean-sans-Terre a reparu. Avant de passer la Loire et d'aller rejoindre ses alliés, il veut détruire en Aquitaine toute résistance. Les Lusignan, seuls, restaient à soumettre ; il les attaque. Un bulletin envoyé d'Outre-Manche raconte ses opérations du mois de mai : une série de victoires. En six jours, il a pris deux des plus redoutables forteresses du Poitou, Mervent et Vouvent. Geoffroi de Lusignan et ses fils, Hugue, comte de la Marche, et Raoul, comte d'Eu, sont venus se mettre à sa discrétion et lui jurer fidélité. Louis de France et ses chevaliers ont essayé de prendre Moncontour, autre château des Lusignan, mais Jean leur a fait lever le siège. Pour s'attacher le comte de Marche, le roi d'Angleterre donnera sa fille Jeanne au fils aîné du comte. Et maintenant, s'écrie Jean, le moment est venu, grâce à Dieu, de quitter le Poitou et de marcher contre notre capital ennemi le roi de France, in capilalem inimicum nostrum regem Francorum insurgamus. Il se dirige vers la Loire, mais la rive bretonne est gardée par Pierre Mauclerc et son frère Robert de Dreux ; la rive angevine par Guillaume des Roches et Amauri de Craon, Louis de France occupe Chinon et Loches. Jean parait se décider pour une tentative sur Nantes, mais les Français sortent de la ville pour combattre. Alors, décidé à éviter toute action décisive, il recule, mais il fait prisonnier Robert de Dreux, entraîné trop loin par une ardeur imprudente On l'expédie en Angleterre. Enfin, Jean passe la Loire à Ancenis, où il arrive le Il juin. Puis il prend Beaufort en Vallée, et se présente devant Angers le 17. Cette ville n'ayant plus de remparts, les Français sont obligés de l'évacuer. Jean s'y installe et ordonne d'y construire un mur d'enceinte. Deux jours après, il met le siège devant la Roche-au-Moine, le château bâti par Guillaume des Roches, à quelque distance au-dessus d'Angers, position qui commandait à la fois la route de Nantes et celle du Poitou maritime. Avant de se diriger sur le Mans, puis sur Paris, il fallait prendre cette place, pour, en cas de malheur, s'assurer la retraite. Commencé le 19 juin, le siège de la Roche-au-Moine durait encore au bout de quinze jours, et la garnison allait être secourue. Cependant le fils de Philippe-Auguste, cantonné à Chinon, avait d'abord hésité à s'attaquer à un ennemi trois fois plus fort que lui. Ses 300 chevaliers n'étaient soutenus que par 7.000 sergents à pied, 2.000 à cheval, et par les 4.000 soldats de Guillaume des Roches. À la fin, il fit demander à son père la permission de hasarder la bataille. Philippe lui ordonna de chevaucher contre le roi d'Angleterre et de l'obliger, s'il pouvait, à lever le siège, car lui-même s'en allait en Flandre, à la rencontre de l'Empereur, qui venait à l'aide du comte Ferrand. Louis quitta Chinon dans les derniers jours de juin. Il avait fait, au préalable, défier Jean-sans-Terre, selon l'usage du temps, et celui-ci aurait répondu : Si tu viens, tu nous trouveras prêt à combattre, et plus vite tu viendras, plus vite tu te repentiras d'être venu. Mais lorsque, le 2 juillet 1214, Louis et les Français commandés sous ses ordres par le maréchal Henri Clément approchèrent de la Roche-au-Moine, l'armée assiégeante, abandonnant machines de guerre, tentes et bagages, battit en retraite dans le désordre le plus complet. Jean et ses barons s'étaient hâtés de passer la Loire en bateaux ; leurs hommes la traversèrent à gué, à la débandade, chargés de leurs armes, et se noyèrent par centaines. Les Français, tombant sur les fuyards, firent beaucoup de prisonniers et ramassèrent un énorme butin. Cette déroute extraordinaire était, en grande partie, le fait de la noblesse poitevine, qui ne voulut pas affronter un combat en règle. Entraîné dans la fuite générale, Jean fit dix-huit milles à cheval sans arrêter. Le 2 juillet il était. devant la Roche-au-Moine ; le 4, il se trouvait à Saint-Maixent, le 15 à la Rochelle. De ak.il envoya à ses sujets d'Angleterre ce billet significatif où il escamotait la défaite et l'avouait en demandant des secours : Le Roi aux comtes, barons, chevaliers, et à tous ses fidèles, salut. Sachez que nous sommes sain et sauf, et que, par la grâce de Dieu, tout est, pour nous, prospérité et joie. Nous remercions ceux d'entre vous qui ont envoyé leurs hommes à notre service pour nous aider à défendre et à recouvrer nos droits. Quant à ceux qui n'ont pas pris part à notre campagne, nous les prions, avec la plus vive instance, s'ils tiennent notre honneur à cœur, de venir nous rejoindre sans délai. Ceux qui, à un titre quelconque, auraient encouru notre colère, pourront par le fait même de leur arrivée ici se considérer absous. Voulait-il recommencer la campagne contre le prince Louis, ou passer encore une fois la Loire et essayer d'aller rejoindre les confédérés qui commençaient déjà à se masser le long de la Meuse ? En fin de compte, il ne fit rien ; il ne tenta même pas, pendant ce mois de juillet de 1214 qui vit s'accomplir au Nord de si grandes choses, d'inquiéter la petite armée française de la Loire. Quelques promenades militaires à travers la Saintonge, l'Aunis, le Poitou et l'Angoumois, de nouveaux efforts pour détacher de la cause française quelques barons récalcitrants et ce fut tout. D'autre part le prince Louis ne se sentait pas assez en forces pour achever la ruine de l'ennemi. Deux démonstrations au delà de la Loire lui suffirent ; l'une dirigée contre le vicomte de Thouars, dont les terres furent ravagées, l'autre contre les Lusignan, à qui il prit le château de Moncontour ; il ne laissa pas une. pierre debout. Il s'appliqua à remettre l'Anjou sous l'autorité royale. L'enceinte d'Angers, rebâtie par Jean-sans-Terre, fut de nouveau détruite, et la ville redevint ce qu'on voulait qu'elle fût, une ville ouverte que lès Français pouvaient toujours occuper. Les nobles angevins, qui avaient pris le parti du Plantagenêt, furent punis dans leurs biens ou dans leur liberté, et des garnisons françaises occupèrent tous les points du pays que Jean avait lui-même fortifiés. C'en était fait décidément de la domination anglaise au nord de la Loire. L'Anjou devenait terre de France au même titre que la Normandie. Le poète officiel Guillaume le Breton célébra le succès de Louis d'un ton lyrique. La Chronique française de l'Anonyme de Béthune dit avec plus de simplicité et de vérité :Sachez que ce fut une chose dont Philippe fut moult joyeux et dont il sut moult bon gré à son fils. La déroute de Jean-sans-Terre anéantissait le plan des coalisés. Si le roi d'Angleterre avait été vainqueur à la Roche-au-Moine, Philippe-Auguste pouvait être pris à revers. La bonne nouvelle fut apportée au roi de France au moment où, campé à Péronne, il suivait la concentration des ennemis sur la frontière du Hainaut. Dans cet instant critique, l'affaire de la Roche-au-Moine parut d'une telle importance que la légende intervint aussitôt pour la dénaturer. L'imagination populaire supposa d'abord que Louis de France avait engagé une vraie bataille et qu'il y fut victorieux au même degré que son père à Bouvines. Elle affirma ensuite que les deux combats avaient eu lieu le même jour[8]. On raconta enfin, un siècle après[9], que le père et le fils, vainqueurs tous deux en même temps, s'étaient envoyé un messager pour s'annoncer réciproquement leur succès. Les deux coureurs, l'un parti du Sud, l'autre du Nord, se rencontrèrent dans les environs de Senlis. S'étant communiqué la grande nouvelle, ils levèrent les mains au ciel, bénissant le Seigneur qui, par une coïncidence merveilleuse, avait permis au père et au fils de triompher de leurs ennemis juste au même moment[10]. III. — LA BATAILLE DE BOUVINES[11]. DANS les derniers jours du mois de juillet 1214, Otton de Brunswick était arrivé à Valenciennes avec les troupes de la coalition, 80.000 hommes environ, dont 1500 chevaliers. Il comptait encore sur 500 chevaliers et sur une masse considérable de piétons, attendus de Lorraine et d'Allemagne. Philippe-Auguste, avec 25.000 hommes, dont 500 chevaliers, était établi à Péronne[12]. Le terrain où devaient manœuvrer les belligérants, sillonné par l'Escaut, la Scarpe, la Marcq et la Deule, compris entre les quatre villes de Péronne, Valenciennes, Tournai et Lille, n'avait pas, au commencement du XIIIe siècle, l'aspect d'aujourd'hui. Qu'on se figure, de Saint-Amand à Lille, une forêt presque continue, d'immenses espaces de tourbières, avec une végétation lacustre, des cours d'eaux qui se répandaient librement en marécages, de rares villages, peu de cultures, des routes peu nombreuses, pour la plupart anciennes voies romaines qu'on se bornait à réparer. Entre Tournai et Lille, la contrée était en grande partie sous l'eau. Des marais qui la bordaient à l'Ouest, au Nord et à l'Est émergeait seul le plateau de Bouvines, haut de dix à vingt mètres au-dessus de la plaine. Au temps de Philippe Auguste, il était déjà déboisé, couvert de champs de blé ; la terre jaune et brune, d'argile ocreuse, était très résistante par les temps secs ; c'était un des rares espaces où la cavalerie pût se déployer. Près des villages de Cisoing et de Bouvines, à l'Ouest, le plateau se relève, et cette partie en éminence sera le théâtre de la bataille. Pour aller de Tournai à Lille, la route directe (la seule qui existât en 1214) était la voie romaine qui traversait les marais de la Marcq sur une chaussée haute, aboutissant à un pont étroit jeté près du village de Bouvines. Le cours d'eau était presque inabordable en tous temps, mais surtout pendant la saison des pluies. Les Impériaux, retranchés à Valenciennes, derrière les marais de l'Escaut et de la Scarpe, se tenaient sur la défensive, en attendant que leur effectif se complétât. La nouvelle du désastre de la Roche-au= Moine, la certitude que l'armée du Sud ne pouvait plus les rejoindre, les avaient un peu désorientés. Philippe-Auguste avait intérêt à ne pas attendre que les ennemis fussent renforcés par les retardataires de Lorraine et d'Allemagne. Il résolut donc d'aller au-devant d'Otton, non par le chemin le plus court, celui de Cambrai à Valenciennes, mais en opérant un mouvement tournant, par Bouvines et Tournai. Ce mouvement était hardi jusqu'à l'imprudence, mais il avait l'avantage de couper les Impériaux de leurs communications avec la Flandre maritime et l'Angleterre. Le roi de France surprendrait son adversaire par une attaque brusque, venant du Nord, c'est-à-dire du côté où l'Empereur devait le moins s'attendre à être assailli. Enfin Cambrai et le Cambrésis, pays d'Empire, n'appartenaient pas à Philippe-Auguste, tandis que Douai, Lille, Tournai et son évêque, toujours plus français que flamand, lui obéissaient. Sur toute cette route, les Français trouvaient des villages, des cultures, des moyens de fourrager et de vivre. Le 23 juillet, Philippe-Auguste partit de Péronne dans la direction de Douai. Trois jours après, ayant franchi le pont de la Marcq à Bouvines, il était installé à Tournai, prêt à prendre l'ennemi à revers. Mais Otton, averti, avait quitté Valenciennes et s'était porté sur Mortagne, au confluent de la Scarpe et de l'Escaut, où il occupa une position presque inabordable, couvert par les marais des deux rivières, maitre de la voie romaine ou chemin de Brunehaut, qui conduit de Bavai à Tournai, seul passage praticable entre l'Escaut et la forêt de Charbonnière. Un intervalle de quinze kilomètres, au plus, séparait les deux armées (26 juillet). L'ennemi se tenait sur ses gardes ; l'action, si on l'attaquait, s'engagerait dans des conditions plus favorables à l'infanterie qu'à la cavalerie ; or, l'infanterie anglo-flamande était une des forces de l'armée alliée. Il était difficile, pour les Français, de continuer à prendre l'offensive et d'emporter Mortagne, à peu près inaccessible. Ils ne pouvaient rester à Tournai, ville démantelée dans la récente guerre de Flandre. S'ils battaient en retraite sur Lille, il leur fallait franchir de nouveau la Marcq au pont de Bouvines, passe dangereuse. La situation, pour Philippe-Auguste, était grave, quel que fût le parti qu'il adoptât. Quand Ferrand et les siens, dit la Chronique de Flandre, surent que le roi était à Tournai, ils furent en liesse, car ils le croyaient bien pris dans leur nasse. Guillaume le Breton nous montre les Impériaux se munissant de cordes et de courroies pour attacher les Français prisonniers. Otton réunit ses principaux chefs de corps, avec Ferrand et Renaud de Boulogne. Philippe, leur dit-il, est vaincu d'avance. C'est contre sa personne même que les soldats devront diriger leurs efforts. Quand il sera pris et tué, Renaud aura Péronne et le Vermandois ; Ferrand, Paris ; Hugue de Boves, Beauvais ; Salisbury, le pays de Dreux ; Conrad de Dortmund, Mantes et le Vexin ; Gérard de Randerath, Château-Landon et le Gâtinais ; Hervé de Donzi, Montargis et Sens. Ce Philippe, défenseur de l'Église, est le roi des prêtres ! On réduira le nombre de ces clercs, inutiles à la société, de ces paresseux qui possèdent les terres et l'argent, de ces oisifs à qui l'abus de la bonne chère fait gonfler les membres de graisse et charge le ventre d'un énorme embonpoint. Ce sont les chevaliers qui hériteront des terres et des richesses d'Église, le produit des offrandes devra suffire au clergé. C'est ainsi que Guillaume le Breton fait parler l'Empereur excommunié [13]. A Tournai, l'embarras était grand. Philippe pensa d'abord qu'il fallait marcher sur Mortagne et tenter la fortune. Mais le duc de Brabant, Henri, gendre du roi de France, lui avait fait savoir en secret ce qui s'était passé dans le conseil des alliés : il donnait des renseignements précis sur le terrain et les routes qui séparaient les Français des Impériaux, un pays inondé, plein de marais recouverts de joncs épineux, impraticable pour les chevaux et les chariots. Les barons de France furent d'avis qu'il valait mieux se replier sur Lille et le Cambrésis où l'on trouverait des plaines découvertes, favorables à la cavalerie. Philippe se rangea à leur opinion. Que les Teutons, dit-il, combattent à pied ; vous, enfants de la Gaule, combattez toujours à cheval. Que nos bannières reviennent sur leurs pas ; allons au delà de Bouvines gagner les plaines de Cambrai, d'où nous pourrons marcher plus facilement sur les ennemis. Il fut convenu que le lendemain matin (27 juillet), l'armée française évacuerait Tournai et se retirerait par l'unique chemin de Tournai à Lille, la voie romaine qui conduisait au pont de la Marcq et de là à l'Hôtellerie, puis à Séclin. On a cru que cette retraite sur Lille n'était qu'une feinte habile pour amener l'Empereur à sortir de sa position et à combattre les Français sur un terrain avantageux à leur cavalerie. Mais le roi de France n'a pas fait ce profond calcul d'attirer les Impériaux à Bouvines et de se retourner contre eux au moment voulu[14]. Le matin du 27, Philippe commençait sa marche sur Lille, en très bon ordre, de manière à parer à toute éventualité. L'infanterie allait devant avec les bagages ; le Roi au centre, avec le gros de ses forces ; à l'arrière-garde, les hommes du comte de Champagne et du duc de Bourgogne. Les Français croyaient d'autant moins à une attaque des alliés que le 27 juillet était un dimanche, et que, d'ordinaire, on n'engageait pas une bataille un jour férié. Averti par ses espions, Otton tint un nouveau conseil de
guerre. Il était persuadé que l'ennemi fuyait. Tous ses chefs de corps furent
d'avis qu'il fallait tâcher d'atteindre les Français avant qu'ils eussent
franchi la Marcq. Seul, Renaud de Boulogne proposa de remettre l'attaque et d'attendre
une bonne occasion. Je connais, dit-il, les Français et leur audace. C'est une erreur de croire
qu'ils sont en fuite ; il y aurait imprudence à les combattre en pays
découvert ; vous les trouveriez prêts et bien rangés pour la bataille.
Contentons-nous, pour aujourd'hui, d'épier avec soin leurs mouvements, et au
moment favorable, tombons sur eux à l'improviste. Mais Hugue de Boves
déclara que laisser échapper le roi de France, alors qu'on pouvait
l'assaillir dans sa fuite et qu'on le tenait, était une trahison envers Jean-sans-Terre.
Blessé au vif, le comte de Boulogne répliqua qu'on verrait à l'heure de la
bataille de quel côté seraient les timides et les traîtres. Personne ne
voulut l'entendre. S'il avait continué à résister au
désir de tous, dit Guillaume le Breton, l'Empereur
l'aurait fait arrêter. Les coalisés quittèrent donc Mortagne, dans la même matinée où Philippe-Auguste était parti de Tournai, et, suivirent l'armée française, prenant l'ancien chemin de Bavai, par Willemaut. Ils allaient à marche forcée, en désordre complet, comme des chasseurs courant après le gibier[15]. On était en pleine canicule ; la chaleur était extrême. Philippe-Auguste marchait assez lentement. Le vicomte de Melun et frère Guérin s'étaient détachés de la route, en éclaireurs, dans la direction de Mortagne ; ils aperçurent les Impériaux en marche. L'armée française se trouvait, à peu près, au tiers de la distance entre Tournai et Bouvines. Averti par Guérin, Philippe assemble son conseil. Allait-on courir à l'ennemi et tenter de le refouler dans les marécages de l'Escaut, ou fallait-il poursuivre le mouvement sur Lille ? Guérin demanda qu'on engageât l'action sur le champ. La majorité des barons français fut de l'opinion contraire. On pouvait toujours s'avancer jusqu'à Bouvines et essayer de remettre la bataille au lendemain ; peut-être l'ennemi ne voudrait-il pas violer le repos sacré du dimanche. D'ailleurs la position de Bouvines était bonne, puisqu'elle offrait, entre Sainghin et Cisoing, une plaine favorable à la cavalerie. On mettrait les bagages à l'abri sur l'autre rive de la Marcq, dont l'unique pont serait facile à défendre. Cette opinion prévalut d'autant mieux que, d'après les renseignements fournis par de nouveaux éclaireurs, l'Empereur semblait vouloir simplement se diriger sur Tournai. Les masses ennemies, en effet, étaient obligées, par les difficultés même du terrain, de marcher d'abord au Nord, perpendiculairement à l'armée française, pour opérer ensuite un mouvement de conversion à gauche, au moment de passer le petit ruisseau de la Barge. Trompés par cette apparence, les Français continuèrent sur Bouvines, malgré l'opposition très vive du frère Guérin, le seul qui eût, compris la manœuvre d'Otton. Il était midi. L'infanterie des communes françaises, avec la bannière de saint Denis et les bagages, avait franchi la Marcq et atteint le point de la route de Lille appelé l'Hôtellerie. Sur l'ordre de Philippe, le pont avait été élargi, et la plus grande partie de ses troupes était passée sur la rive gauche„ En attendant que l'opération prit fin, le Roi, accablé de fatigue et de chaleur, avait enlevé son armure et se reposait près de la petite église de Saint-Pierre de Bouvines, à l'ombre d'un frêne. Il mangeait, dans une coupe d'or fine, dit le chroniqueur Philippe Mousket, une soupe au vin, et il faisait moult chaud. Tout à coup, il vit arriver frère Guérin, qui lui apprit que l'ennemi non seulement approchait, mais que l'arrière-garde française était aux prises avec l'avant-garde des coalisés. Vint frère Guérin au Roi : il le trouva descendu, dînant avec du pain et du vin. Que faites-vous, lui dit-il ? — Eh bien ! répond le Roi, je dyne. — C'est bien, dit frère Guérin : or, il faut vous armer, car ceux de là-bas (les ennemis) ne veulent d'aucune façon renvoyer la bataille à demain. Vous allez l'avoir. Voyez les ici qui viennent sur nous[16]. D'après Philippe Mousket, ce ne serait pas Guérin, mais Gérard la Truie qui serait venu avertir le roi de France. Truie, dit le Roi, Dieu vous sauve, que font les Flamands ? Viennent-ils ? — Sire, Dieu vous garde de péril, dit la Truie, armez-vous, car nous aurons bientôt la bataille. Les voici près de nous qui arrivent. Aussitôt Philippe entre dans l'église et y fait une courte prière. Puis il saute à cheval, envoie l'ordre aux communes de rebrousser chemin et de repasser la Marcq au plus vite, fait garder le pont par les sergents de son hôtel et reprend lui-même au galop, avec tout le centre de son armée, la route de Tournai. Les Impériaux, pour couper l'armée française au passage de la Marcq, avaient achevé leur conversion à gauche, parcouru à fond de train la route du plateau, et atteint l'arrière-garde de Philippe-Auguste à une lieue environ de Bouvines. Là, un vif combat s'était engagé entre la noblesse du comte de Flandre et le corps commandé par le duc de Bourgogne, où se trouvaient le vicomte de Melun avec une troupe d'arbalétriers et la cavalerie légère de Champagne. Cinq fois l'arrière-garde des Français avait soutenu le choc des assaillants : mais ceux-ci arrivant de plus en plus nombreux, le duc de Bourgogne fit dire à Philippe-Auguste de se porter à son secours. Alors l'armée capétienne effectua une volte-face sur laquelle l'Empereur n'avait pas compté. Il s'attendait à tomber sur la queue d'une armée en retraite, séparée du gros de ses forces par le marécage de la Marcq, et il trouvait devant lui la masse presque entière des Français, leur Roi en tête, sur un terrain favorable aux évolutions de la cavalerie. Que me disait-on, s'écria-t-il, que le roi de France était en fuite ? qu'il n'oserait pas soutenir notre passage ? Voici que j'aperçois son armée, rangée dans un ordre parfait, toute disposée à en venir aux mains. Les deux armées prirent position sur la partie la plus élevée du plateau. L'avant-garde d'Otton„composée de Ferrand et de sa chevalerie, resta au point où elle avait attaqué l'arrière-garde française, c'est-à-dire forma l'aile gauche, pendant que les deux autres corps impériaux, celui d'Otton au centre et celui de Renaud de Boulogne et de Guillaume de Salisbury à droite, se déployaient vers la partie ouest de l'éminence qui sépare le village de Baisieux de celui de Cisoing. Philippe disposa parallèlement ses troupes le long de la voie romaine, sur un front de deux kilomètres à peu près, en étendant ses ailes de façon à ne pas être tourné. Dans cette situation, les deux armées, voisines l'une de l'autre, se trouvaient orientées de l'Est à l'Ouest. Mais les Impériaux avaient un grand désavantage ; le soleil leur donnait en pleine figure, tandis que les Français l'avaient dans le dos. Le centre de l'armée de France est commandé par Philippe-Auguste. La bannière capétienne, rouge, semée de fleurs de lis, est portée près de lui par le chevalier Galon de Montigni. Autour du Roi, une cavalerie d'élite, la maison militaire, Guillaume des Barres, Barthélemi de Roye, Gautier de Nemours, Pierre Mauvoisin, Gérard la Truie, Guillaume de Garlande, Enguerran de Couci, et soixante-dix chevaliers normands. Devant ce premier plan devait prendre place l'infanterie des communes, car l'usage était qu'elle gardât l'étendard de saint Denis et qu'elle engageât le combat ; mais elle avait dépassé la Marcq dans la marche sur Lille ; elle arrivera la dernière sur le champ de bataille. Au centre français s'oppose le centre impérial, où se trouvent Otton, tout couvert d'or, avec sa garde de chevaliers saxons, et les quatre comtes, Bernard de Horstmar, Gérard, de Randeradt, Conrad de Dortmund, Otton de Tecklenburg. Auprès de l'Empereur, la bannière de l'Empire, un énorme dragon surmonté d'un aigle d'or, est portée sur un char à quatre chevaux. Devant se tient l'infanterie brabançonne et allemande et probablement aussi les communes de Flandre ; derrière, la chevalerie des ducs de Lorraine, de Brabant, de Limbourg et du comte de Namur. L'aile droite française, très forte, commandée par le frère Guérin, comprend les 300 sergents à cheval équipés par l'abbé de Saint-Médard de Soissons, les chevaliers de Champagne, ceux du comte de Saint-Pol, du vicomte de Melun, des comtes de Beaumont, de Sancerre et de Mathieu de Montmorenci. Derrière, se tiennent les chevaliers du duc de Bourgogne. En face, l'aile gauche des Impériaux était commandée par le comte de Flandre. Ferrand et ses chevaliers précèdent les troupes du Hainaut et sans doute aussi les Hollandais du comte Guillaume, dont les chroniques n'indiquent pas la place. A l'ouest du plateau, l'aile gauche des Français est formée par Robert de Dreux, son frère Philippe, l'évêque de Beauvais, Thomas de Saint-Valeri, seigneur de Gamaches, les comtes de Ponthieu, de Grandpré et de Soissons. En face, l'aile droite ennemie est commandée par Renaud de Boulogne et soutenue par les mercenaires anglais de Guillaume de Salisbury, les chevaliers flamands d'Arnaud d'Oudenarde et une élite de fantassins du Brabant. Au moment où l'action va s'engager entre les deux armées, distantes d'un jet de flèches, le silence est tel qu'on n'entend pas une seule voix. Français et Impériaux sont déployés sur deux lignes parallèles, d'étendue égale, mais ces derniers, beaucoup plus nombreux, ont une profondeur triple. Les Français sont les mieux commandés. Le frère Guérin, qui, étant homme d'Église, ne peut se battre, parcourt les rangs, encourage les hommes. Il a mis en ordre les différentes lignes, placé en tête les chevaliers les plus braves, commandé l'extension de l'aile droite : La plaine est large, dit-il, desserrez vos rangs, allongez-vous, pour que les ennemis ne puissent vous tourner : il ne faut pas que le soldat se fasse un bouclier de celui qui est devant lui ; placez-vous de façon à combattre presque tous ensemble sur un seul front. D'après le chroniqueur Mousket, Philippe-Auguste, comme un prudhomme qu'il était, harangua ses barons : Seigneurs, je ne suis qu'un homme, mais je suis roi de France, vous devez me garder sans défaillance. Gardez-moi, vous ferez bien. Car, par moi, vous ne perdrez rien. Or, chevauchez, je vous suivrai, et partout après vous j'irai. Puis il embrassa les vaillants qui l'entouraient, Michel de Harnes, Guillaume des Barres, Mathieu de Montmorenci, Gérard la Truie, Pierre Mauvoisin. Guillaume le Breton ne dit rien de cette scène, et prête au Roi un tout autre discours : En Dieu est tout notre espoir, toute notre confiance. Le roi Otton et son armée ont été excommuniés par le Pape, car ils sont les ennemis, les persécuteurs de la sainte Église. L'argent qui sert à les solder est le produit des larmes des pauvres, du pillage des terres appartenant à Dieu et au Clergé. Nous, nous sommes chrétiens, en paix et en communion avec la sainte Église. Tout pécheurs que nous soyons, nous sommes en bon accord avec les serviteurs de Dieu et défendons, dans la mesure de nos forces, les libertés des clercs. Nous pouvons donc compter sur la miséricorde divine. Dieu nous donnera le moyen de triompher de nos ennemis, qui sont les siens. À ces mots, continue le Breton, les chevaliers prièrent le Roi de les bénir, et lui, élevant les mains, implora pour eux la bénédiction divine. Aussitôt retentit le son des trompettes et le combat commença. Guillaume était témoin oculaire ; placé derrière le Roi, il dut entendre ses paroles et voir le geste auguste de la bénédiction. Il est vraisemblable au reste que Philippe, qui allait combattre un excommunié, avait parlé en fils dévot de l'Église et fait appel au sentiment religieux. Dès que les trompettes eurent donné le signal, le chapelain et son clerc se mirent à chanter des psaumes à voix haute. Mais les larmes et les sanglots interrompirent leur psalmodie, et c'est à peine s'ils purent la finir[17]. Les Français de l'aile droite engagent l'action. Guérin lance d'abord contre les Flamands les sergents à cheval de l'abbé de Saint-Médard. Mais la noblesse flamande dédaigne cette cavalerie roturière ; sans bouger, elle reçoit les Soissonnais à coups de lances, éventent leurs chevaux. Trois chevaliers de Flandre, Gautier de Ghistelles, Buridan de Furnes et Eustache de Macheleu sortent des lignes et vont défier les chevaliers de Champagne. Alors se livre, entre nobles, un combat préliminaire. Gautier et Buridan sont pris ; Eustache, qui ne faisait que crier : Mort aux Français ! est enveloppé et égorgé. Ce premier succès donne confiance à l'aile droite française. Le comte de Saint-Pol, Gaucher de Châtillon, entouré d'un escadron d'élite, se lance alors, à fond de train, au plus épais de la chevalerie ennemie, et culbute, à droite et à gauche, hommes et chevaux, sans s'arrêter, sans chercher à faire des prisonniers ; arrivé au bout, derrière l'ennemi, il tourne bride, charge sur un autre point, fait un nouveau sillon dans les rangs adverses, et va reprendre sa place. Dans la courbe ainsi décrite, sorte de trouée elliptique où ses cavaliers et lui ont agi comme un projectile, il a mis en désordre la chevalerie de Ferrand. Plusieurs fois, il recommence son attaque et perce l'ennemi de part en part. D'autres chefs de l'aile droite, le vicomte de Melun, le comte de Beaumont, Mathieu de Montmorenci, répètent la même manœuvre. Le corps flamand, désorganisé par ces charges répétées, commence à plier. Alors donnent les troupes françaises de seconde ligne commandées par le duc de Bourgogne, Eude III, et la mêlée devient générale. Le duc, un gros homme de complexion flegmatique, tombe sous son cheval ; mais des chevaliers le remettent en selle, et lui, furieux, tue tout ce qui se trouve sur son passage. Après une lutte de trois heures, les Français parviennent à atteindre le comte de Flandre. Ferrand fait une vaillante défense ; à la fin, couvert de blessures, il est désarçonné et jeté à terre. À moitié mort de fatigue, il se rend à Gile d'Aci et aux deux frères Hugue et Jean de Mareuil. Ferrand pris, la défaite des Flamands se change en débandade. La victoire sur cette partie du champ de bataille assurait l'armée française contre le danger d'être tournée et acculée au marais de la Marcq, d'où elle ne serait pas sortie. Au centre, l'action commença plus tard, Philippe attendant l'arrivée des communes de France, un peu lentes à rebrousser chemin. Elles apparaissent enfin, l'oriflamme de Saint-Denis en tête, et se hâtent à travers les escadrons des chevaliers, pour aller prendre leur place habituelle devant le Roi. Ces bourgeois de Corbie, d'Amiens, de Beauvais, de Compiègne, d'Arras, peu nombreux relativement aux masses de l'infanterie ennemie, sont arrivés hors d'haleine au moment où l'empereur Otton ordonne l'attaque. Les fantassins de Lorraine, d'Allemagne et de Flandre, placés devant la bannière impériale, se forment en coin et pénètrent dans les rangs des communiers de France qu'ils défoncent. Otton, avec sa chevalerie, les suit de près, profite de leur trouée, et parvient en vue de Philippe-Auguste ; mais Guillaume des Barres et une partie des chevaliers de l'escorte royale, tournent au grand galop l'infanterie allemande ou lui passent sur le corps, et piquent droit sur Otton. Philippe-Auguste veut les suivre ; il se heurte aux fantassins de l'Empire, de plus en plus nombreux, qui avancent toujours. Un instant il est séparé des siens, enveloppé par la piétaille, qui, avec les crochets de ses piques, le harponne pour l'arracher de sa selle et réussit en effet à le faire tomber. On se, jette sur lui ; on essaie de trouver le défaut de son haubert pour lui porter un coup de dague. Heureusement, l'armure est solide.. Le chevalier Pierre Tristan arrive au secours du Roi ; descendu de cheval, il lui fait un rempart de son corps. Galon de Montigni, qui porte la bannière, l'agite désespérément. Le signal est aperçu de Guillaume des Barres ; il abandonne les chevaliers d'Otton, et tombe sur ces vilains qui ont osé terrasser un roi de France. Philippe-Auguste remonte à cheval et charge les Impériaux. Pendant que Barthélemi de Roye, Guillaume de Garlande et Gautier de Nemours restent autour de lui, Guillaume des Barres, Gérard la Truie, Pierre Mauvoisin cherchent Otton, et, après une charge furieuse, l'atteignent. Pierre Mauvoisin saisit son cheval par la bride. La Truie le frappe de son poignard en pleine poitrine, mais l'arme glisse sur l'armure, et un second coup, mal dirigé, crève l'œil du cheval. L'animal blessé se cabre, tourne sur lui-même, emporte Otton, mais s'abat bientôt. Bernard de Horstmar relève Otton et lui donne son propre cheval. Mais Guillaume des Barres saisit l'Empereur à la nuque et le serre à l'étouffer. Pour lui faire lâcher prise, Gérard de Randeradt, Otton de Tecklenburg et Conrad de Dortmund éventrent son cheval. À pied, seul, enveloppé d'ennemis, Guillaume les tient pendant quelque temps en respect, si terrible qu'ils n'osent l'approcher et se contentent de lui lancer leurs armes à la tête. Enfin, accablé par le nombre, il allait être tué ou pris ; Thomas de Saint-Valeri, accouru avec des chevaliers et des piétons, le dégage. Otton avait pu prendre la fuite : Nous ne verrons plus sa figure d'aujourd'hui, dit Philippe-Auguste. L'Empereur, après s'être débarrassé des insignes impériaux qui l'auraient fait reconnaître, alla d'une seule traite jusqu'à Valenciennes. Sa disparition n'empêche pas les comtes westphaliens et saxons de faire leur devoir. Ils soutiennent vaillamment le choc de l'ennemi : t suivant leur tactique habituelle, ils tuent les chevaux, renversent les Cavaliers et essaient de les blesser à terre. Mêlée effrayante, par une chaleur torride, au milieu d'une telle poussière que le ciel en était noirci et que les combattants s'apercevaient à peine ! Cependant, sur ce terrain aussi, la victoire finit par rester aux Français. L'aigle d'or, le dragon impérial, et le char qui les portaient avaient été démolis, brisés en morceaux et jetés aux pieds de Philippe-Auguste. Quand les quatre barons Tecklenburg, Horstmar, Dortmund et Randeradt, furent pris les armes à la main et ramenés, garrottés, au camp français, les ducs de Lorraine, de Brabant et de Limbourg comprirent que tout était perdu : ils s'enfuirent par la route de Tournai, de toute la vitesse de leurs chevaux. A l'Ouest, non loin du marécage de la Marcq, s'était livrée la troisième bataille entre l'ailé gauche des Français et l'aile droite des coalisés. Ici un tableau plus confus, où il est malaisé de distinguer nettement les différentes lignes et de saisir l'enchaînement des incidents. Renaud se bat contre Robert de Dreux ; Salisbury et ses Anglais, contre le comte de Ponthieu et l'évêque de Beauvais, Philippe. Celui-ci se tient d'abord tranquille, pour ne pas violer la prescription canonique qui lui défendait de verser le sang. Puis, lorsqu'il voit Salisbury enfoncer, avec ses mercenaires, les milices du Ponthieu et menacer le pont de Bouvines, il lance ses soldats et s'avance, son énorme masse d'armes à la main, au devant de la cavalerie anglaise. Il atteint Salisbury, et, d'un seul coup sur le heaume, le fait tomber à demi assommé ! Mais l'intérêt de l'action se concentre ici autour du comte de Boulogne, Renaud, traître à Philippe-Auguste, et suspect aussi à l'Empereur et à ses barons. Cette situation particulière explique ses paroles, sa conduite, l'emportement de désespoir avec lequel il luttera jusqu'à la fin. Au moment où l'Empereur a fui, où les Anglais reculent devant l'évêque de Beauvais, il s'adresse à Hugue de Boves, son ancien ami, celui qui l'avait accusé de lâcheté à Mortagne : Voilà la bataille que tu as conseillé de livrer et dont, moi, je ne voulais pas. Tu vas fuir, saisi de la panique comme les autres ; moi, je vais combattre, et je serai pris ou tué. Il tint parole. Pendant toute l'après-midi, il se battit avec rage. Il s'était placé, avec une chevalerie d'élite, au milieu d'une double ligne de fantassins rangés en cercle. De cette espèce de tour vivante, s'ouvrant pour le laisser passer, se refermant sur lui quand il revenait prendre haleine, il faisait des sorties rapides, qui jetaient le désordre dans les rangs français. La cavalerie de Philippe se heurtait à cette forteresse hérissée de piques, impossible à entamer. Le jour déclinait. Le centre et l'aile gauche des alliés étaient en déroute. Otton avait disparu ; Ferrand était prisonnier ; Renaud résistait encore. On voyait de loin sa haute taille, son énorme lance, et la double aigrette noire, en fanons de baleine, qu'il avait plantée sur le sommet de son casque, afin de se grandir encore. À la fin, les Français réussirent à le surprendre hors de sa tour. Six chevaliers seulement, qui avaient lié leur sort au sien, l'entouraient. Un sergent de l'armée capétienne, Pierre de la Tournelle, parvient à se glisser sous son cheval et l'éventre, tandis que les deux frères Jean et Conon de Coudun renversent un chevalier qui cherchait à sauver le comte de Boulogne en l'entraînant. Renaud tombe, la cuisse droite engagée sous le cheval mort. Les Français se disputent le prisonnier. Un valet d'armée, de la maison du frère Guérin, lui arrache son heaume et, après lui avoir tailladé la figure à coups de couteau, essaye d'introduire son arme à la partie inférieure du haubert pour lui percer le ventre. Mais il ne peut trouver le joint. Guérin, accouru, se fait reconnaître de Renaud, qui se rend à lui, demandant la vie sauve. Le comte s'efforçait de se lever, quand il aperçoit un groupe de chevaliers du parti impérial qui se dirigent vers lui pour le dégager. Il feint alors de ne pouvoir se tenir sur ses pieds et retombe lourdement. Les Français le poussent, le frappent et le hissent, bon gré, mal gré, sur un cheval, pour le conduire devant le Roi. Le soleil allait disparaître. Il ne restait plus debout sur le plateau qu'une troupe de sept cents Brabançons, débris de la nombreuse infanterie que l'Empereur avait amenée. Ces braves gens n'avaient pas voulu fuir et refusaient de se rendre. Philippe-Auguste les fit massacrer jusqu'au dernier par les troupes du seigneur de Saint-Valeri. Les prisonniers nobles, parmi lesquels se trouvaient de hauts personnages, cinq comtes, vingt-cinq barons à bannières, étaient si nombreux que Philippe en fut presque embarrassé. Aussi défendit-il de poursuivre les fuyards au delà d'un mille. Qui pourrait s'imaginer, s'écrie Guillaume le Breton, retracer avec la plume, sur un parchemin ou des tablettes, les joyeux applaudissements, les hymnes de triomphe, les innombrables danses des gens du peuple, les chants suaves des clercs, les sons harmonieux des cloches dans les églises, les sanctuaires parés au dedans comme au dehors, les rues, les maisons, les routes, dans tous les villages et dans toutes les villes, tendues de courtines et d'étoffes de soie, tapissées de fleurs, d'herbes et de feuillage vert ; les habitants de toute classe, de tout sexe et de tout âge accourant de toutes parts pour assister à' un si grand triomphe ; les paysans et les moissonneurs, interrompant leurs travaux, suspendant à leur cou leurs faux et leurs hoyaux (car c'était l'époque de la moisson), et se précipitant pour voir enchaîné ce Ferrand, dont peu auparavant ils redoutaient tant les armes. Les paysans, les vieilles femmes et les enfants ne craignaient pas de se moquer de lui, profitant de l'équivoque de son nom, qui pouvait s'entendre aussi bien d'un cheval que d'un homme. De plus, par un hasard merveilleux, les deux chevaux qui le traînaient prisonnier dans une civière étaient de ceux auxquels leur couleur a fait donner ce nom. On lui criait que maintenant il était ferré, qu'il ne pourrait plus ruer, lui qui, auparavant, gonflé d'orgueil et de graisse, levait le talon contre son maître. Ceci se passa sur toute la route jusqu'à ce qu'on fût arrivé à Paris. Les bourgeois parisiens, et par-dessus tout. la multitude des étudiants, le clergé et le peuple, allant au devant du Roi, chantant des hymnes et des cantiques, témoignèrent par leurs gestes et leur attitude extérieure de la joie qui remplissait leur âme. Le jour ne leur suffisait pas pour se livrer à l'allégresse ; durant sept nuits de suite ils illuminèrent, de sorte qu'on y voyait comme en plein jour. Les étudiants surtout ne cessaient de se réjouir dans de nombreux banquets, dansant et chantant sans s'arrêter. Ce mouvement d'enthousiasme populaire, le premier qui se soit clairement manifesté à l'occasion d'une victoire royale, révèle l'immense progrès de la Monarchie. Le mot de patriotisme et les idées qui y sont comprises s'appliquent mal au Moyen âge ; mais ce sentiment unanime des Français de la terre capétienne prouve cependant qu'une nation est née. La bataille de Bouvines est le premier événement national de notre histoire, le prélude de cette unité morale et matérielle que les rois du XIIIe siècle étaient appelés à réaliser. IV. - LES CONSÉQUENCES DE LA VICTOIRE. C'ÉTAIENT les plus graves intérêts de l'Europe qui avaient été 1_4 en jeu à Bouvines. La Monarchie française saura-t-elle triompher de la Féodalité, la dynastie de Hugue Capet rester au pouvoir, la France échapper à l'invasion et au partage ? Les rois de la maison d'Anjou pourront-ils conserver leur empire continental et imposer aux Anglais le régime d'absolutisme inauguré par Henri II ? En Allemagne, la couronne impériale appartiendra-t-elle au gibelin Frédéric ou au guelfe Otton, la Papauté l'emportera-t-elle sur l'Empire, le chef de l'Église sur un excommunié ? Questions vitales pour trois peuples : le succès de Philippe-Auguste les avait résolues. En France, la Royauté est décidément hors de pair. La Féodalité, battue dans la personne du comte de Boulogne et du comte de Flandre, passe au second plan. Philippe aurait eu le droit de faire mettre à mort, comme coupables de lèse-majesté, les vassaux rebelles tombés entre ses mains : il se borna à les incarcérer. Guillaume le Breton célèbre cette clémence en termes peut-être exagérés ; le Roi aimait mieux tirer de l'argent de ses prisonniers que de les tuer. Le lendemain même de Bouvines, Renaud ayant envoyé un émissaire à Otton pour l'engager à recueillir, à Gand, les débris de l'armée impériale et à recommencer la guerre avec le concours des villes flamandes, le roi de France, furieux, lui jeta à la face toutes ses perfidies et termina par ces mots : Voilà tout ce que tu as fait contre moi. Cependant je veux bien t'accorder la vie : mais tu resteras emprisonné jusqu'à expiation complète de tes crimes. On enferma Renaud d'abord à Péronne. Guillaume le Breton le représente dans ce premier cachot rivé à la muraille par une chitine longue seulement d'un demi-pas. Au milieu de cette chaîne s'en rattache une autre de dix pieds de long, fixée à un tronc d'arbre que deux hommes pourraient à peine porter. Il fut ensuite interné au Goulet, en Normandie. Personne n'osa solliciter son élargissement. Le règne de Philippe-Auguste passa, puis celui de Louis VIII, celui de saint Louis commença, et le comte de Boulogne vivait toujours in carcere duro. Il avait la perfidie dans le sang ; libéré, il aurait trahi encore. D'ailleurs sa place était prise. Ses fiefs appartenaient au seigneur qui avait épousé sa fille Mathilde, et ce seigneur était Philippe Hurepel, le fils légitimé de Philippe-Auguste. Renaud mourut treize ans après Bouvines ; le bruit courut qu'il s'était tué. Le comte de Flandre, Ferrand, devait rester treize ans, lui aussi, dans la tour du Louvre. Quelques mois après la grande bataille, la comtesse Jeanne de Flandre alla trouver Philippe-Auguste, à Paris, pour demander la libération de son mari. Tout ce qu'elle put obtenir du Roi, ce fut la convention du 24 octobre 1214, qui stipulait : l'internement du fils du duc de Brabant, comme otage ; la destruction des fortifications de Valenciennes, d'Ipres, d'Oudenarde et de Cassel, aux frais des habitants ; l'obligation pour les gens de Flandre de ne bâtir aucune forteresse nouvelle ; la réintégration des châtelains de Bruges et de Gand, alliés du roi de France, dans leurs terres et propriétés. Ces conditions remplies, il serait fait du comte de Flandre selon la volonté du vainqueur, libre de lui accorder, ou non, la permission de se racheter[18]. Cette convention, les villes de Flandre ne l'acceptèrent pas ; elles ne pouvaient consentir à démolir leurs-.remparts et à se mettre ainsi sous le coup d'une invasion française. Au reste, les Flamands n'aimaient pas ce comte étranger. Jeanne elle-même, qui ne vivait pas en très bonne intelligence avec son mari, n'était pas fâchée de régner seule. Ferrand resta en prison, et Philippe-Auguste eut le double plaisir de tenir sous sa main un feudataire dangereux, et de laisser gouverner le comté de Flandre par une femme incapable de résister à ses volontés. Le Roi tira parti de sa clémence à l'égard d'autres feudataires. Le comte de Nevers, Hervé de Donzi, l'allié de Jean-sans-Terre et d'Otton, fut simplement condamné à prendre pour gendre un petit-fils de Philippe-Auguste (1215). Philippe de Courtenai, son complice, répondit de la fidélité de sa famille en se liant par une convention onéreuse (1217). On ne vit plus, sur le territoire capétien, ni manifestation d'indépendance ni tentative de rébellion. Le soir même de la bataille, Philippe avait envoyé à Frédéric Hohenstaufen, son allié d'Allemagne, les débris de l'aigle doré qui était tombé entre ses mains. Le jeune concurrent d'Otton IV n'avait fait aucun effort pour se joindre aux Français : il était resté à distance, en Alsace et dans le Palatinat, attendant l'issue du combat. Quand le désastre d'Otton fut connu, il vit qu'il avait cause gagnée. Les villes du Rhin se soumirent à lui, sauf Aix-la-Chapelle, qui fit une ombre de résistance, et Cologne, la grande cité guelfe, où Otton s'était réfugié avec sa femme. Le royaume d'Arles reconnaît sa souveraineté. Le roi de Danemark, Waldemar, traite avec lui et obtient, en récompense, une partie du territoire de l'Elbe-Inférieur. La féodalité lorraine se hâte d'abandonner le vaincu et de se donner à Frédéric. Au retour de Bouvines, plus obéré et plus isolé que jamais, Otton vécut de la charité des habitants de Cologne. Le 25 juillet 1215, Frédéric, au milieu d'une affluence considérable de nobles et de clercs, se faisait couronner pour la seconde fois à Aix-la-Chapelle. Pour complaire au Pape, son protecteur, il prit la croix. Otton dès lors se sentit perdu ; les bourgeois de Cologne commençaient à trouver encombrants cet exilé criblé de dettes et surtout sa femme, Marie de Brabant, qui passait son temps à perdre aux dés l'argent qu'elle n'avait plus. Quand Frédéric parut devant la ville (3 août), ils déclarèrent à Otton qu'ils paieraient ses dettes et lui donneraient en outre 600 marcs, mais à condition qu'il s'en irait. Le lendemain, pendant que Frédéric entrait par une porte, le Guelfe et sa femme, déguisés en pèlerins, s'enfuyaient par l'autre. Otton, réfugié dans son patrimoine, à. Brunswick, n'ayant pour tout soutien dans l'Empire que le margrave de Brandebourg, occupa ses dernières années par des luttes malheureuses contre les Danois et l'archevêque de Magdebourg. Il mourut le 19 mai 1218. On dit que, la veille de sa mort, cet excommunié endurci se fit frapper de verges par les prêtres qui l'entouraient, et que, pendant qu'on le flagellait jusqu'au sang, il chantait : Miserere mei, Domine, se plaignant que les coups ne fussent pas assez forts. Otton disparu, Frédéric commença, sous la haute protection de Philippe-Auguste et de l'Église romaine, un règne qui ne devait pas finir sous les mêmes auspices. De tous les coalisés contre le roi de France, Jean-sans-Terre fut celui auquel la défaite sembla d'abord apporter le moindre dommage. À la nouvelle du désastre, il s'écria : Je n'ai pas de chance ! Depuis que je me suis réconcilié avec Dieu et que j'ai soumis mon royaume à l'Église romaine, il ne m'arrive que des malheurs ! C'est pourtant Rome qui devait le sauver. Philippe-Auguste ne s'était pas arrêté longtemps à Paris pour jouir de son triomphe. Il rejoignit son fils Louis. Quand les vassaux aquitains de Jean-sans-Terre apprirent que le roi de France avait passé la Loire, la défection générale commença autour du Plantagenêt. Le plus anglais des barons du Poitou, le vicomte de Thouars, donna l'exemple. Jean ne voulait pas hasarder une nouvelle bataille. Il ne recevait aucun secours de ses sujets insulaires, furieux contre lui. Se retirer en Gascogne, sans savoir quel accueil lui ferait la féodalité de cette région, travaillée par les agents français, était dangereux. Philippe-Auguste avait pris position à Loudun, avec le gros de ses forces ; il pouvait achever la conquête du Poitou, de la Saintonge, peut-être même chercher à s'emparer de son rival. Jean estima qu'il n'avait plus qu'à se soumettre. La question était de savoir si le roi de France se contenterait de sa soumission. La Papauté s'interposa. La paix en Europe, la croisade en Orient, telle était, nous le savons, la politique des gens d'Église. Innocent III avait, en outre, des raisons de protéger les Plantagenêts. L'Angleterre, depuis 1213, lui appartenait. Suzerain et, par suite, haut propriétaire de l'île, il était obligé de défendre le vassal de l'Église romaine. Le légat Robert de Courçon était anglais et désireux d'éviter à Jean-sans-Terre la suprême défaite. Le 18 septembre 1214, la paix fut signée à Chinon. Elle devait durer cinq ans. Jean paya 60.000 livres à son ennemi. Il acceptait implicitement les résultats de la conquête française en Anjou, en Bretagne et dans une grande partie du Poitou. C'était se tirer d'affaire à bon compte, si l'on songe que Philippe-Auguste tenait presque la terre et la personne de son adversaire entre ses mains. Guillaume le Breton attribue le fait à la générosité habituelle du roi de France. L'opposition énergique d'Innocent III, résolu à tout pour sauver son protégé, contribua beaucoup peut-être à ce résultat. Quoiqu'il en soit, lorsque Jean-sans-Terre quitta l'Aquitaine (octobre), il dut emporter la conviction que tout espoir de reconstituer l'empire continental fondé par son père était perdu. À peine eut-il débarqué en terre anglaise qu'il s'aperçut que sa royauté même avait reçu une atteinte profonde. Un des effets les plus curieux et les plus importants de la victoire de Bouvines allait se produire à ses dépens. L'Angleterre ne connaissait pas le régime de la grande féodalité ; il ne s'y trouvait pas, comme en France, de hautes baronnies, suzeraines de seigneuries inférieures ; point de hiérarchie à plusieurs étages. Plutôt sujets que vassaux du Roi, les féodaux anglais n'étaient pas séparés les uns des autres par des diversités de condition rigoureusement tranchées, ni les classes, par des barrières presque insurmontables. Plus directement rapprochés du gouvernement central, moins défendus contre lui, les sujets de Jean-Sans-Terre sentaient plus vivement les inconvénients et les abus du despotisme. Placés presque au même degré de subordination et subissant à peu près la même somme d'exploitation tyrannique, ils étaient amenés à se connaître, à s'unir, et à tirer de leur union contre la Royauté le moyen de limiter son pouvoir. Telle est la cause générale et profonde du mouvement qui devait aboutir à la grande Charte. Le double désastre, essuyé en 1214, par Jean-sans-Terre, décida les Anglais à passer de la résistance sourde à l'insurrection. Déjà, en 1213, lorsque Jean avait abdiqué entre les mains d'Innocent III, les barons avaient mis l'occasion à profit pour lui arracher des concessions politiques. L'archevêque de Cantorbery, Étienne de Langton, n'était pas seulement l'homme du Pape et le représentant d'intérêts purement spirituels. Il avait trop souffert de la tyrannie du souverain pour ne pas chercher tous les moyens de lui lier les mains. À la fin de l'année 1213, dans une réunion de nobles et d'évêques tenue à Saint-Paul dé-Londres, l'archevêque leur montra et leur fit lire une charte du roi Henri Ier, renouvellement de la loi du roi Édouard, qui promettait à l'Église le respect de ses biens et la liberté de ses élections ; aux nobles, la libre transmission de leurs fiefs ; à tous les Anglais, une bonne monnaie et une législation plus douce pour les dettes et les amendes. Ces seigneurs, qui prenaient une ancienne concession royale comme texte de leurs revendications, faisaient, sans en avoir conscience, une grande chose. Ils fondaient le régime constitutionnel, devenu, dans le monde moderne, la loi politique des nations civilisées. Les contemporains de Jean-sans-Terre n'ont pas fait attention à ce petit incident de Saint-Paul de Londres, si gros de conséquences, et Jean lui-même s'en soucia peu. Il fut. plus irrité de voir ses barons d'Angleterre refuser de le suivre, pour la plupart, dans sa campagne de France, et se désintéresser de la perte de ses États de terre ferme. Les Anglais ne voulaient, dépenser ni leur sang ni leur or pour conserver à un roi discrédité des fiefs et une puissance militaire qui ne servait qu'à les opprimer. Lorsque Jean fut de retour, vaincu et humilié, avec la prétention de prélever une lourde taxe sur les sujets qui n'avaient pas pris part à la guerre, l'indignation se tourna en révolte. Les conciliabules secrets des seigneurs se multiplient. À Londres, ils vont en armes trouver le roi (25 déc. 1214), exigent de lui qu'il jure de leur accorder les libertés contenues dans la charte du roi Henri, et ne se retirent qu'après avoir, obtenu des garanties. À Brackley (27 avril 1215), ils renouvellent leur demande et présentent, à Jean une pétition de quarante-neuf articles, prototype de la grande Charte. Les privilèges du Clergé seront. maintenus et la liberté des élections ecclésiastiques assurée, les droits de la Noblesse confirmés, la sauvegarde royale accordée aux marchands. Le Roi sanctionnera les privilèges des bourgs, des villes, de Londres surtout ; et il faut remarquer ici cet accord des nobles et des bourgeois qui, en France, eût été impossible et qui aura de si heureuses conséquences pour les destinées de la nation anglaise. Il donnera à tous des garanties de liberté individuelle, rendra bonne et prompte justice, et adoucira le tarif des amendes. Le droit de lever l'aide royale sera limité à trois cas déterminés, hors desquels il y aura nécessité, pour le Roi, de consulter l'assemblée des barons et des évêques. Le pouvoir des fonctionnaires devra être restreint. La navigation sur les rivières sera libre, et les forêts royales ne pourront être étendues. Un dernier article stipule qu'un comité de surveillance de vingt-cinq barons élus par l'assemblée sera chargé de veiller à l'exécution des promesses royales et de contraindre le souverain, même par la force s'il en est besoin, à se conformer aux dispositions de la charte. Telles sont les concessions que la noblesse et le clergé de l'Angleterre réclamaient d'un despote qui, jusqu'ici, n'avait connu d'autre loi que son intérêt particulier et ses caprices. Pourquoi ne me demandent-ils pas aussi ma couronne ? s'écria Jean, et il repoussa en jurant toutes les propositions. Jamais, dit-il, je ne me mettrai dans leur servage. Aussitôt les barons, soutenus en secret par l'archevêque de Cantorbery, se donnent un chef militaire, Robert Fitz-Gautier, et marchent sur Londres. Les bourgeois, très favorables au mouvement, ouvrent leurs portes. On s'arme sur tous les points du royaume, notamment dans le Nord, où la noblesse s'apprête à rejoindre celle du Sud. Les chefs de l'Écosse et du pays de Galles promettent leur concours. C'est la guerre civile qui va s'ouvrir entre le Roi et la nation. Le 15 juin 1215, dans la plaine de Runnymead, près de Windsor, le roi d'Angleterre, entouré de ses barons en armes et menaçants, apposa son sceau à l'acte solennel qui limitait le pouvoir royal. Il se soumettait au contrôle des vingt-cinq élus. Ainsi la victoire de Philippe-Auguste n'avait pas seulement pour conséquence d'enlever définitivement à Jean-sans-Terre ses possessions du continent. Elle l'atteignit jusque dans son Île, brisa et humilia son autorité de roi. Les deux pays s'engageaient dans des voies diverses. L'Angleterre allait à la liberté, et la France, à la monarchie absolue. |
[1] SOURCES. Les chroniques et recueils de documents cités au paragraphe précédent et en outre, l'Anonyme de Béthune, chronique en langue vulgaire, encore inédite (Bibliothèque nationale, nouvelles acquisitions françaises, n° 6295).
OUVRAGES À CONSULTER. Mato, Renaud de Dammartin, 1898. Leglay, Histoire de Jeanne de Constantinople, 1898. Petit-Dutaillis, Étude sur la vie et le règne de Louis VIII, 1894. Scheffer-Boichorst, Deutschland und Philipp August, dans les Forschungen zur Deutschen Geschichte, t. VIII. Warnkœnig, Flandrische Staals und Rechtsgeschichte bis zum Jahr 1305, 1835-1842, et la trad. franç. de Gheldolf, 1835-1864. Frantz Funck-Brentano, Philippe le Bel en Flandre, 1896. Pirenne, Histoire de Belgique, t. I, 1900.
[2] Frantz Funck-Brentano, Philippe le Bel en Flandre, p. 32 et suiv.
[3] Notamment Bouchard d'Avesnes et Jacques de Guise.
[4] Petit-Dutaillis, dans son Histoire de Louis VIII, a prouvé, d'une façon péremptoire, que cette alliance des communes flamandes avec l'Angleterre avait été conclue avant 1212, contrairement à l'opinion admise qui avait toujours fait ce traité postérieur au mariage de Ferrand.
[5] Les chroniqueurs Guillaume le Breton et Matthieu de Paris ont cru à tort que le comte de Flandre était, dès ce moment, par traité, l'allié de Jean et d'Otton. L'alliance effective était encore à conclure.
[6] SOURCES. Les mêmes qu'aux deux paragraphes précédents, mais surtout l'Histoire des ducs de Normandie et l'Anonyme de Béthune.
OUVRAGES À CONSULTER. Malo, Renaud de Dammartin, 1898. Petit-Dutaillis, Louis VIII, 1894. Lecointre-Dupont, Jean-sans-Terre ou Essai sur les dernières années de la domination des Plantagenêts dans l'ouest de la France, dans les Mémoires de la Société des antiquaires de l'Ouest, t. XII.
[7] Scheffer-Boichorst, dans son mémoire si important sur Philippe-Auguste et l'Allemagne, suppose que le plan de guerre fut pour la première fois mis en question et adopté dans ses grandes lignes, à Cantorbery, lorsque le comte Ferrand, en janvier 1214, vint faire hommage à Jean-sans-Terre. Winkelmann, l'historien d'Otton de Brunswick, pense que le projet de la double attaque simultanée fut conçu plusieurs mois auparavant, dès l'été de 1213, au moment de la première invasion des Français en Flandre. C'est alors que le frère du roi Jean, le comte de Salisbury, Guillaume Longue-Épée, vint en Allemagne, le 25 juillet, conférer avec Otton IV, puis, en septembre, avec Ferrand, à qui il apportait, par la même occasion, de l'argent et des hommes. Cette dernière opinion, appuyée sur un passage assez clair de la chronique de Roger de Wendover, nous parait d'autant plus vraisemblable que, dès les mois d'août et septembre 1219, Jean annonçait à ses alliés de la France méridionale son débarquement prochain.
[8] Le Ménestrel de Reims le dit en propres termes : Et celui jour (le jour de la victoire de Philippe-Auguste) déconfit messire Louis le roi Jean à la Roche-aux-Moines en Poitou.
[9] Chronique inédite contenue dans le ms. 553 de la Bibliothèque Mazarine (f° 373), sorte d'histoire de France en latin servant d'introduction à la Chronique de Charles VI, rédigée par un religieux de Saint-Denis.
[10] C'est à l'endroit précis de la rencontre que Philippe-Auguste aurait jeté les fondements de la célèbre abbaye de la Victoire, où une statue le représenta à genoux, les mains jointes, remerciant Dieu de ce double bonheur.
[11] SOURCES. Les principales sont : la Chronique en prose et la Philippide de Guillaume le Breton, l'Anonyme de Béthune, la Chronique rimée de Philippe Mousket (édition Reiffenberg).
OUVRAGES À CONSULTER. Lebon, Mémoire sur la bataille de Bouvines en 1214, 1835. L. Delisle, Fragment relatif à la bataille de Bouvines, dans les Notices et extraits des manuscrits, t. XXXIV. Winkelmann, Geschichte Kaiser Friedrichs II, t. I, 1864. Le même, Philipp von Schwaben und Otto IV, t. II, 1878. Hortzschansky, Die Schlacht an der Bräcke von Bovines, 1883. Kelher, Die Enturicklung des Kriegwesens und der Kriegfährung an der Ritterzeit, t. I, 1886 : Die schlacht Bouvines. Delpech, La tactique au XIIIe siècle, t. I, 1886.
[12] Les chroniqueurs contemporains ne sont pas d'accord, naturellement, sur le chiffre des effectifs. Allemands et Anglais mettent leur amour-propre à vouloir, contrairement au dire des Français, que le vainqueur ait été supérieur en force. Les historiens modernes, suivant les pays auxquels ils appartiennent, ajoutent foi aux uns ou aux autres. Il nous semble que l'armée française était de beaucoup moins nombreuse, et pour la cavalerie féodale et pour le chiffre total des combattants, que celle de l'armée coalisée. Nous adoptons les chiffres donnés par M. Delpech, qui fournit ses preuves avec abondance et nous parait avoir raison sur le général Kelher, tout en observant que le savant français dépasse la mesure en voulant trop préciser, en abusant des déductions ingénieuses et des calculs fondés sur des conjectures plus ou moins plausibles.
[13] Il a dit lui-même qu'après la bataille certains chefs du parti vaincu tirent des révélations rapportant aux Français tout ce qu'ils avaient entendu et vu. D'accord avec d'autres sources, il assure que Philippe-Auguste avait des Intelligences dans l'entourage d'Otton.
[14] Cette opinion de Delpech est contredite par un texte formel de Guillaume le Breton. Celui-ci dit nettement, dans sa Chronique en prose, que le roi de France avait l'intention d'attaquer le Hainaut et l'armée impériale par un autre endroit, par Cambrai, ajoute-t-il dans la Philippide, et que, le a juillet même, il voulait aller coucher à Lille. Il ne s'attendait donc pas à ce que les coalisés vinssent l'assaillir au passage de la Marcq. Il ne savait pas que l'Empereur fat décidé à quitter Mortagne et ne pouvait croire (nec credere sustinebat) qu'il se lançât à sa poursuite.
[15] Comme s'ils courussent pour proie rescorre, dit l'Anonyme de Béthune.
[16] Anonyme de Béthune.
[17] Ces données, assez dramatiques par elles-mêmes, n'ont pas suffi à l'imagination des foules, et la légende, grossie de siècle en siècle, s'est complu à les travestir. Philippe-Auguste fait détruire le pont de Bouvines pour mettre ses soldats dans l'alternative de vaincre ou de mourir. Il envoie un parlementaire à l'Empereur pour lui proposer de remettre au lendemain la bataille qui ne peut être livrée un dimanche. Au moment où il se repose près de l'église de Bouvines, il fait tailler des soupes dans des coupes pleines de vin, et convie ses barons à en prendre leur part, pour éprouver leur fidélité, imitant ainsi la Cène. Alors se place le fameux épisode de la couronne : Vous voyez que je porte la couronne de France, dit-il à ses chefs de corps, mais je suis un homme comme vous : si vous ne m'aidiez pas à la porter, je ne pourrais en soutenir le poids. Il l'ôte alors de sa tête et la place sur un autel dressé exprès : La voici, je veux que vous soyez tous rois, comme je le suis, et en vérité, je ne pourrais sans vous gouverner mon royaume. Ainsi le fait parler Richer, moine de Sénones ; mais le Ménestrel de Reims lui attribue une proposition encore plus étrange dans la boucha d'un Capétien du sue siècle : Si vous croyez que la couronne soit mieux portée par l'un de vous que par moi, je la lui abandonne de bonne volonté.
[18] Erit in voluntate domini regis, pro placito suo, telle est la lettre du traité.