HISTOIRE DE FRANCE

TOME DEUXIÈME — LES PREMIERS CAPÉTIENS (987-1137).

LIVRE II. — LA RENAISSANCE FRANÇAISE (FIN DU XIe SIÈCLE ET COMMENCEMENT DU XIIe).

CHAPITRE VII. — L'OPPOSITION RELIGIEUSE ET PHILOSOPHIQUE.

 

 

I. — LES HÉRÉSIES.

PENDANT que les hauts seigneurs, le Roi et le peuple s'attaquaient au régime politique et social de la Féodalité, l'ensemble des institutions intellectuelles et religieuses qui en étaient le soutien, subissait aussi les atteintes d'un esprit nouveau. L'édifice catholique du Moyen âge commençait à être ébranlé, à la fois, par l'hérésie grandissante et par les hardiesses de la philosophie appliquée aux études théologiques.

Durant la majeure partie du XIe siècle, l'Église ne s'était pas sentie gravement menacée par les novateurs qui repoussaient son dogme et sa domination spirituelle. Mais l'époque de la croisade et des communes vit des tentatives plus dangereuses. L'opposition hérétique, mieux caractérisée et plus générale, créa un péril assez sérieux pour émouvoir les représentants de la foi et les obliger à prendre des mesures de défense contre l'ennemi. Les attaques se produisirent d'ailleurs sous deux formes. Dans certains foyers d'hérésie, le catharisme, tel que nous l'avons défini plus haut, est accepté et pratiqué rigoureusement. C'est une religion véritable qui essaye de se substituer à l'ancienne. Ailleurs, la dissidence prend surtout le caractère d'une négation. On rejette de l'organisation catholique tout ce qui semble en contradiction avec la simplicité et la moralité de l'Église primitive, celle des apôtres. On s'élève contre les sacrements et le dogme de la présence réelle, contre l'idolâtrie du culte des saints et des reliques, contre la hiérarchie sacerdotale et les liens terrestres où le Clergé s'est emprisonné. Cette catégorie d'opposants ne veut pas détruire l'Église, mais la purifier, la ramener à ses origines, et elle prétend, comme les sectateurs du catharisme, s'inspirer directement de l'Esprit Saint.

A laquelle de ces deux espèces d'hérétiques appartenaient les hommes dont nous allons parler ? Étaient-ce des manichéens ou des chrétiens réformateurs ? Il n'est pas facile de le savoir. En tous cas, l'orthodoxie du XIIe siècle ne s'est pas donné la peine de les distinguer. Elle a trouvé plus simple et plus sûr de les excommunier en bloc.

Entre 1108 et 1126, deux paysans de la région de Soissons, Évrard et Clément, comparaissent devant l'évêque Lisiard, accusés de manichéisme et de réunions criminelles. Singuliers hérétiques ! Quand on les interroge sur leurs doctrines, ils répondent que leurs croyances sont celles des évêques et refusent d'ajouter un seul mot. Comme les juges hésitent à croire qu'ils ont affaire à des coupables, l'un des malheureux est soumis à l'épreuve du jugement de Dieu par l'eau froide. Jeté dans la cuve, il surnage. L'évêque le condamne à la prison, ainsi que deux autres personnes suspectes qu'on arrêta séance tenante, dans la foule. Mais celle-ci, mécontente, force les portes de la prison, en extrait les hérétiques ou prétendus tels et les brûle vifs hors des murs de la ville.

Certaines parties de la Champagne, les cantons de Vertus et de Dormans, paraissent plus sérieusement atteintes. L'hérésie, qu'on y signalait déjà au commencement du XIe siècle, s'y retrouve, cent ans plus tard, en progrès, au point de rayonner de là dans toute la France du Nord et surtout en Lorraine. Le château de Montwimer, près de Vertus, aurait été le point de départ (1145) de cette secte des Apostoliques que réprimèrent les clergés de Liège et de Cologne et contre laquelle s'éleva vivement saint Bernard. Elle se recruta, en majorité, parmi les ouvriers tisserands des deux sexes, mais on y comptait aussi des clercs et des moines qui, pour n'être pas reconnus (au dire de l'abbé de Clairvaux), avaient laissé pousser leurs cheveux et leur barbe. Les Apostoliques prétendaient reconstituer l'Église du temps des apôtres, supprimaient, par conséquent, pape et évêques, rejetaient les sacrements, le baptême des enfants, les dogmes du Purgatoire et de la présence réelle, le culte des saints, faisaient vœu de pauvreté et de continence. Saint Bernard n'hésite pas néanmoins à les accuser d'immoralité ! L'abstinence de laitage et de viande, seul indice qu'on puisse invoquer, ne suffit pas à prouver qu'ils appartenaient réellement à la religion dualiste. À coup sûr la plupart des Apostoliques sont restés fermes dans leur foi.

Saint Bernard les considère comme des paysans bornés, à qui on ne peut rien faire entendre. Ces gens-là, dit-il, on ne les convainc pas par des raisons, ils ne les comprennent pas ; on ne les corrige pas par des autorités, ils ne les acceptent pas ; on ne les fléchit pas par la persuasion, ils sont endurcis. La preuve est faite ; ils aiment mieux mourir que se convertir. Ce qui les attend, c'est le bûcher. Traduits devant le tribunal d'Église à Cologne, quelques-uns abjurèrent : d'autres s'obstinèrent à démentir les accusations dont on les chargeait. À ceux-ci on fit subir le jugement de Dieu par l'eau froide, ce qui, loin d'amener leur soumission, excita leur constance. Ils demandaient, entre leurs docteurs et ceux de l'Église orthodoxe, un débat public et contradictoire. On se garda bien, sans doute, de le leur accorder. On se contenta de leur prêcher le retour à la vraie doctrine et de les presser d'abjurer. Fatigué de ces lenteurs, le peuple de Cologne fit comme celui de Soissons. Il enleva les hérétiques à la justice et termina le débat en les brûlant. Comme on s'étonnait de l'héroïsme avec lequel ils supportaient le supplice : Simple effet de l'endurcissement, répondit saint Bernard, c'est le diable qui leur a inspiré cette fermeté, comme il a donné à Judas la force de se pendre. Le peuple n'a fait là que de faux martyrs, des martyrs de perfidie. L'abbé de Clairvaux ajoute, il est vrai, ce qui était bien nécessaire : En cela, le peuple de Cologne a dépassé la mesure. Nous approuvons son zèle, mais nous ne louons nullement ce qu'il a fait. La foi est œuvre de persuasion : on ne l'impose pas.

La Bretagne, terrain favorable aux illuminés, produisit, vers la même époque (1148), l'étrange manifestation d'Eude ou Éon de l'Etoile, un fou plutôt qu'un hérésiarque. Sa mission religieuse reposait sur un jeu de mots. Ce malheureux, issu d'une famille noble, entendant sans cesse chanter dans son église : per eum qui venturus est judicare vivos et mortuos, s'imagine que eum est son nom et qu'il est le fils de Dieu, appelé à juger tous les hommes. Il parcourt le pays en cette qualité, entouré d'adeptes qu'il nomme ses anges ou ses apôtres, et suivi d'une multitude qui grossit chaque jour. Les simples et les ignorants finissent par croire réellement qu'il est le Christ. En fait, Éon de l'Etoile se trouvait à la tête d'une bande de voleurs qui saccagent, partout où ils passent, maisons et monastères, et se livrent à d'invraisemblables orgies. On essaie de le saisir, on le traque, mais il échappe toujours, favorisé sans doute par la complicité du paysan. À la fin, un évêque de Bretagne parvient à le capturer avec ses principaux lieutenants et l'expédie au concile de Reims.

C'était lui faire beaucoup d'honneur. Qui êtes-vous ? lui demande le pape Eugène III. — Je suis, répond Éon, celui qui doit juger les vivants et les morts, le fils de Dieu même. Il se tenait debout dans la salle, appuyé sur un bâton fourchu. Pourquoi ce bâton ?Grand mystère, dit l'inculpé. Lorsque les deux pointes de ce bâton regardent la voûte céleste, Dieu tient en son pouvoir les deux tiers du monde et m'abandonne l'autre tiers. Quand elles regardent la terre, le contraire a lieu : les deux tiers du monde sont à moi. Le concile comprit à quelle sorte d'esprit il avait affaire. Il se contenta de faire enfermer Éon dans les prisons de l'archevêché de Reims où il mourut peu de temps après, tandis qu'il envoya au supplice les brigands qui avaient exploité sa folie.

Aucun rapport à établir entre ce visionnaire et les hérésiarques Henri de Lausanne et Pierre de Bruis. Ces deux hommes furent de véritables réformateurs, des clercs instruits, qui innovèrent avec une logique impitoyable, dans le même sens que les apostoliques de Champagne. Il n'existe aucune preuve directe de leur affiliation à la religion dualiste ; mais leur système de négation et d'élimination, fort semblable à celui des néo-manichéens, n'en a pas moins préparé la France du Midi à la croyance et à la morale du catharisme albigeois.

La Provence, les diocèses d'Arles et d'Embrun, furent le premier théâtre des prédications de Pierre de Bruis. Sa doctrine, connue seulement par une lettre d'un de ses adversaires, l'abbé de Cluni, Pierre le Vénérable, peut se résumer en quelques lignes. Inutilité du baptême pour les enfants qui n'ont pas l'âge de raison. Inutilité des églises : les chrétiens n'ont pas besoin de lieux consacrés pour prier, car Dieu est présent partout. Proscription des croix : il faut les briser ou les brûler, car elles rappellent l'odieux instrument du supplice du Christ et ne méritent ni adoration ni hommage. Négation de la présence réelle dans l'Eucharistie et abolition du sacrifice de la messe, qui n'a aucune valeur, pas même comme symbole du sacrifice de la croix. Enfin négation de l'efficacité des œuvres des vivants pour assurer le salut des morts. Il parait que Pierre de Bruis ne se contentait pas de la théorie ; partout, sur son passage, il faisait allumer des bûchers où l'on jetait les croix ; il y faisait cuire de la viande, même le vendredi-saint, et ordonnait à ses fidèles d'en manger avec lui. Expulsé de la Provence, puis de la Narbonnaise, il s'était réfugié dans le Languedoc et sur les confins de la Gascogne, à Toulouse même, où ses prosélytes devinrent nombreux. Un jour, il fut saisi à Saint-Gilles, par les orthodoxes indignés, et brûlé vif (1139 à 1143). Mais Henri de Lausanne, son disciple, devait développer son enseignement et continuer l'œuvre inachevée.

Celui-ci, comme tant d'autres réformateurs de ce temps, avait commencé par être ermite ; mais il quitta la solitude pour mener l'existence de prédicateur nomade, mieux appropriée à son tempérament et à ses goûts. On le vit d'abord en Bourgogne et en Suisse, surtout dans le pays de Lausanne, portant la barbe longue, allant pieds nus, couvert de vêtements misérables, vivant d'aumônes, couchant au bord des chemins ou sous les porches des temples. Voulant ramener l'Église au temps primitif, il lui fallait parcourir le monde, comme l'avaient fait les apôtres, et donner l'exemple de la pauvreté. Cet idéal de la plupart des rénovateurs monastiques du XIIe siècle sera aussi celui des hommes qui, au XIIIe, institueront les ordres mendiants.

Séduits par sa physionomie, ses yeux vifs, et une éloquence naturelle, les disciples accoururent en foule. Le bruit se répandit qu'il avait le don de prophétie et un pouvoir de double vue qui lui permettait de scruter jusqu'aux plus intimes replis des consciences. Rien n'échappait à cette pénétration merveilleuse ; la figure seule du pénitent lui révélait les fautes les mieux dissimulées. Les hardiesses de sa prédication l'empêchèrent de rester à Lausanne ; nous ignorons dans quelles conditions il quitta la Suisse, mais certainement l'Église ne le considérait pas encore comme un ennemi. Quand il se décida à venir en France, il fit demander à l'évêque du Mans, au célèbre Hildebert de Lavardin, l'autorisation d'évangéliser son peuple. Hildebert, qui partait pour un voyage à Rome, s'empressa de la lui accorder. Il recommanda même à ses archidiacres de favoriser son apostolat, loin de se douter qu'il enfermait un loup rapace dans sa bergerie.

Le succès de la mission dépassa ce qu'on pouvait imaginer. Les églises étaient trop petites pour le prédicateur : on dut lui dresser des chaires en plein air. L'admiration, l'entraînement, tournèrent au vertige. Henri prêchait contre l'immoralité du Clergé et des évêques, contre les excès de l'Église féodale, contre les tendances matérielles du culte et des pratiques. Il prit sur le peuple un tel ascendant que celui-ci en vint à détester un sacerdoce qui ne donnait pas toujours le bon exemple. Les clercs du Mans ne pouvaient plus se montrer en public, sans être outragés, hués, chassés à coups de pierres. On insultait leurs domestiques, on refusait de leur vendre les objets de première nécessité. Si le comte du Maine ne fût intervenu, la populace aurait détruit ou brûlé les maisons de certains chanoines. Henri et ses disciples avaient fini par se rendre complètement maîtres de deux églises, celles de Saint-Germain et de Saint-Vincent. Il s'y passa, si nous en croyons le témoignage passionné du chroniqueur épiscopal, des scènes d'une immoralité révoltante. Mais n'oublions pas qu'il fut de tradition, au Moyen Age, de taxer de libertinage nocturne toutes les sectes qui rompaient avec la croyance générale et de poser en axiome qu'un hérésiarque ne pouvait être un homme de bien.

Cependant une pareille crise ne pouvait être de longue durée. Les orthodoxes du Mans décidèrent que trois membres du chapitre entreraient en lice avec le novateur. Ils se présentent pour argumenter ; mais la multitude se jette sur eux, les accable de coups, les roule dans les immondices. On ne sait ce qu'ils seraient devenus, si le comte et les nobles ne leur avaient facilité les moyens de se cacher. Ne pouvant approcher du tout-puissant missionnaire, les clercs lui font cependant parvenir une lettre, violent réquisitoire où ils lui disaient en substance : Tu as semé la discorde entre le peuple et le Clergé, excité parmi nous les séditions et les tumultes, osé nous traiter publiquement d'hérétiques. Ce qui est pis, tu n'a pas cessé d'enseigner les choses les plus contraires à la foi catholique. Nous t'interdisons de prêcher désormais dans ce diocèse et d'y tenir des réunions publiques ou privées sous peine d'excommunication. Henri ne daigna même pas regarder cette lettre. Le chanoine qui l'apportait la lut à haute voix. Henri tournait la tête en signe de dénégation et répondait : Tu mens, tu mens. Sans la présence d'un officier du comte, le lecteur aurait eu de la peine à rentrer chez lui sain et sauf.

C'est alors que l'évêque Hildebert, revenu de son voyage, se présente (un peu tard) aux portes de sa ville, donnant aux fidèles la bénédiction épiscopale. Il est fort mal accueilli. On refuse sa bénédiction. Nous ne voulons pas marcher dans ta voie, lui crie-t-on, nous ne tenons pas à être bénis. Bénis la boue, si tu veux. Nous avons notre père, notre pontife, notre protecteur, qui te dépasse en autorité, en honnêteté, en science. Tes clercs iniques lui en veulent, ils détestent sa personne et ses doctrines, ils le repoussent comme sacrilège. Ils craignent que ce prophète ne dénonce leurs crimes, leur hérésie, l'incontinence de leurs corps. Tout cela retombera sur la tête des audacieux qui veulent étouffer la voix du saint et s'opposer à la parole divine. L'évêque supporte les injures avec patience, et, au bout de quelques jours, demande une entrevue au missionnaire. Il lui pose les questions les plus simples sur la discipline ecclésiastique, sur les prières de l'office quotidien. D'après la chronique de l'évêché, Henri, ne trouvant rien à répondre, aurait avoué son ignorance absolue et se serait retiré, couvert de confusion. L'évêque victorieux lui interdit le séjour du Mans et l'hérétique, en effet, quitta la ville pour aller porter le bouleversement ailleurs et infecter de son haleine de vipère un autre pays et un autre peuple.

Henri parcourut ainsi en prêchant le Poitou, le Périgord, l'Aquitaine, le Languedoc et la Provence. Il paraît avoir réussi particulièrement à Sarlat et à Périgueux même, où s'établit une secte d'apostoliques, dont un document contemporain nous fait connaître les doctrines, fort semblables à celles des Champenois et de Pierre de Bruis. Arrêté en 1132 par l'archevêque d'Arles, traduit devant le concile de Pise, il y fut, disent les orthodoxes, convaincu d'hérésie et emprisonné quelque temps. Puis on le retrouve en France, à Toulouse, où il fit de nombreux prosélytes, non seulement parmi les ouvriers tisserands, mais dans la haute bourgeoisie et même dans la Noblesse. La chevalerie laïque languedocienne avait peu de respect pour un clergé qui, en général, se respectait peu lui-même et là, plus qu'ailleurs, le discrédit du corps sacerdotal retomba sur la religion.

Ainsi s'expliquent les rapides progrès de l'hérésie de Henri de Lausanne, attestés par saint Bernard en termes peut-être exagérés, mais significatifs : Qu'avons-nous appris et qu'apprenons-nous chaque jour ? Quels maux a faits et fait encore à l'Église de Dieu l'hérétique Henri ! Les basiliques sont sans fidèles, les fidèles sans prêtres, les prêtres sans honneur et, pour tout dire en un mot, il n'y a plus que des chrétiens sans Christ. On regarde les églises comme des synagogues, les sacrements sont vilipendés, les fêtes ne sont plus célébrées. Les hommes meurent dans leur péché ; les âmes paraissent devant le juge terrible sans avoir été réconciliées par la pénitence ni fortifiées par la sainte communion. On va jusqu'à priver les enfants des chrétiens de la vue du Christ, en leur refusant la grâce du baptême. Ô douleur ! faut-il qu'un tel homme soit écouté et que tout un peuple croie en lui ! Le danger parut pressant, car, en 1145, la cour de Rome, habituée à recourir à saint Bernard dans les circonstances graves, le décida à se rendre en personne sur le théâtre des prédications du novateur pour essayer d'en arrêter le cours, et surtout, d'en détruire l'effet.

Avant de se mettre en route, l'abbé de Clairvaux écrivit au comte de Toulouse, Alphonse-Jourdain, une lettre où il faisait, à sa manière, le portrait de Henri, moine apostat, hypocrite, joueur et débauché, et annonçait l'objet de sa mission. Je viens, dit-il, tout infirme que je suis, dans ces pays, que le sauvage Henri a particulièrement ravagés. Chassé de toute la France à cause de sa malice, il a trouvé chez vous un asile et déchaîné en toute sécurité sa fureur contre le troupeau du Christ dans vos domaines. À vous de voir, illustre prince, si cela convient ou non à votre honneur. Du reste, je ne m'étonne pas que ce rusé serpent vous ait trompé, car s'il n'a pas la vertu de la piété, il en a tous les dehors. Mais informez-vous de la réputation qu'il s'est faite à Lausanne, au Mans, à Poitiers, à Bordeaux. Les traces qu'il a laissées partout sont si abominables, qu'il ne saurait retourner dans les endroits par où il a passé. Et vous, d'un tel arbre, vous attendriez de bons fruits ! Mais la mauvaise odeur des lieux où il parait se fait, sentir d'un bout à l'autre de l'univers. Voilà pourquoi je viens, non pas de moi-même, mais à l'appel de l'Église et par pitié pour elle. Avec l'appui de votre puissant bras, nous essaierons d'arracher cette mauvaise épine du champ du Seigneur.

L'abbé de Clairvaux passa par les localités mêmes où les hérésiarques avaient obtenu les plus grands succès, Bergerac, Périgueux, Sarlat, Cahors, pour aboutir à Toulouse et à Albi. Partout où il prêche, le prestige de la personne et les faits surnaturels qu'on lui attribue déterminent des conversions. Miracle à Sarlat, miracle à Toulouse. La population si mobile du Midi parait avoir été plus étonnée que persuadée. Le bas peuple se laissa gagner par le thaumaturge, mais la haute bourgeoisie et la Noblesse s'abstinrent, en général, de venir écouter ses sermons. À Albi, la majorité des bourgeois persiste dans l'hérésie. À Toulouse, les résultats sont médiocres. Près de cette ville, à Verfeil, les habitants, pour ne pas entendre Bernard, lui tournent le dos et s'enferment dans leurs maisons. Il secoua, sur ces récalcitrants, la poussière de ses sandales, et le bruit se répandit même qu'il avait lancé contre eux l'anathème. Aussi revint-il à Clairvaux beaucoup plus tôt qu'il n'aurait fallu. Il apprit alors que l'évêque de Toulouse avait fait prendre l'hérésiarque et l'avait jeté dans ses prisons : Saisissez les autres chefs de la secte, écrit-il aux Toulousains, car il est dangereux de dormir dans le voisinage des serpents. Et il ajoute, en guise de moralité : N'accueillez jamais un prédicateur étranger ou inconnu, s'il n'a reçu lui-même sa mission du Pape ou l'approbation de votre évêque. Saint Paul a dit : Comment prêcheront-ils s'ils ne sont pas envoyés ? Ces intrus n'ont que l'apparence de la piété, ils n'en ont pas la vertu. Ils mêlent des nouveautés profanes aux paroles célestes, du venin au miel. Ce sont des empoisonneurs, méfiez-vous-en.

La recommandation venait trop tard ; le poison avait agi. Depuis 1145, Henri a disparu, mais ses idées sont demeurées et ses partisans devenus légion. Trente ans après le départ de saint Bernard, les hommes de l'Aquitaine et du Languedoc avaient en grand nombre abandonné le christianisme pour se donner une autre religion : le catharisme albigeois. L'histoire du XIIIe siècle montrera comment l'Église d'occident s'y prit pour ramener à l'unité le peuple audacieux qui avait donné l'exemple inouï de changer sa foi.

 

II. — LA THÉOLOGIE ET LA SCOLASTIQUE[1].

L'HÉRÉSIARQUE qui attaquait de front et violemment le vieil édifice chrétien, était peut-être, pour les défenseurs de la foi, moins redoutable que le théologien qui commençait à discuter sa croyance et à vouloir expliquer rationnellement les vérités révélées. Quand les clercs et les moines, les professeurs et les élèves des grandes écoles d'évêchés ou d'abbayes se mirent à raisonner sur le dogme, à réduire la religion en système et à l'interpréter par la science, l'Église elle-même ne vit pas d'abord le danger. Elle commença par tenir cette révolution pour un progrès légitime, compatible avec l'orthodoxie. Les croyants les plus sincères, les plus fermes théologiens, pensèrent que la religion ne pouvait pas être ennemie de la lumière et que la philosophie ne ferait rien perdre à la foi.

La scolastique, c'est-à-dire, au sens le plus large du mot, l'ensemble des notions philosophiques et théologiques enseignées au Moyen âge dans les centres scolaires, résulta de cet immense effort pour concilier la science et le dogme. Elle fut, par suite, un premier affranchissement de la pensée humaine. Sans doute l'esprit qui animait à la fin du xle siècle la grande majorité des maîtres et des étudiants n'était pas celui de la pleine indépendance ni de la hardiesse illimitée. On s'appuyait toujours sur l'autorité, sur la tradition, que ce fût celle de l'Écriture, des Pères ou des philosophes de l'antiquité. On osait rarement s'écarter des textes, penser par soi-même, chercher autre chose dans la science et dans le raisonnement qu'un soutien pour la croyance. Cependant la raison intervenant dans des matières où jusqu'ici on comprenait difficilement qu'elle s'exerçât, la scolastique, qu'elle le voulût ou non, ouvrait à la spéculation, à l'esprit critique, un horizon indéfini.

Si les penseurs de ce temps étaient d'accord pour se donner le droit de philosopher sur les vérités théologiques et les mystères de la foi, ils cessèrent de s'entendre sur la question de savoir quelles limites devaient être assignées à cette liberté de la raison. Ici apparaît l'éternelle division des esprits. Parmi ces raisonneurs, les uns sont plutôt des idéalistes, habitués à partir d'idées a priori, les autres plutôt des empiriques, regardant avant tout le réel. Les uns sont plus théologiens que philosophes, les autres (sans toujours le savoir) plus philosophes que théologiens. Ceux-là partent de la foi pour aller à la raison, ceux-ci vont de la raison à la foi ; les uns plus hardis et ne craignant pas d'entrer en lutte avec la tradition, les autres moins aventureux et reculant devant les conséquences de leur pensée.

Le problème philosophique qui a mis surtout aux prises l'école des orthodoxes et celle des indépendants est l'un des plus importants que la raison humaine puisse discuter. Il s'agit de savoir d'où viennent les idées générales, les universaux, comment elles se forment dans l'esprit, quels sont leurs rapports, et si elles correspondent à une réalité. Porphyre et Boèce, les inspirateurs de la scolastique primitive, avaient déjà posé la question. Les idées de genres, d'espèces, de qualités, qui servent à classer nos connaissances, existent-elles dans la réalité, par elles-mêmes, indépendamment des choses particulières, des individus, des substances ? Les réalistes répondaient affirmativement. D'autres affirmaient, au contraire, que le particulier, l'individu, appartient seul à la réalité concrète, qu'il n'y a de réel, dans l'idée générale, que le nom, le mot par lequel on la désigne : c'étaient les nominalistes. D'autres enfin, les conceptualistes, enseignaient que la réalité n'est ni dans l'idée générale, ni dans le mot, mais dans la conception ou le jugement de l'esprit qui établit des rapports entre les choses et crée lui-même le général. Ces trois doctrines, ainsi ramenées à leurs traits essentiels, comportent elles-mêmes des subdivisions et des nuances. Il y avait des réalistes outranciers qui n'admettaient que des différences accidentelles entre les individus, et des nominalistes exagérés qui voulaient que même les parties d'un individu ne fussent que des mots et n'eussent pas d'existence propre. Enfin certains conceptualistes, après avoir établi que le général résultait seulement d'un jugement de l'esprit, soutenaient que le jugement n'est pas une simple forme de la pensée, mais répond aux rapports réels des choses, rapports qui sont les idées mêmes de la Divinité, antérieures à toute création.

Ces questions passionnaient les philosophes du XIe et du XIIe siècle, amoureux de la logique pure, et beaucoup moins soucieux de vérifier les principes et d'étudier les faits que de discuter sur la forme même des idées et de raisonner sur les mots. Et puis (ce qui leur importait bien davantage) ils appliquaient leurs procédés et leurs solutions à la théologie, aux enseignements de cette religion sur laquelle tout le Moyen âge reposait.

Au point de vue religieux, il n'était pas indifférent d'appartenir au réalisme ou au nominalisme. Cette dernière doctrine, réservant l'existence seulement pour les individus, niant que les genres et les qualités fussent autre chose que des mots, refusait par suite toute réalité à des idées générales telles que l'Église, la Catholicité, la Divinité, la Trinité. Ne reconnaissant que des individus, toute faute, pour elle, était individuelle ; elle n'acceptait donc pas ce fondement de la religion catholique : la solidarité du péché originel. S'il était vrai, d'autre part, que les parties d'un individu, d'une substance, n'eussent pas d'existence propre, il ne pouvait y avoir trois personnes en un seul Dieu. Moins dangereux pour l'orthodoxie, le conceptualisme l'était encore dans une certaine mesure, puisqu'il considérait certains dogmes exprimés par une idée générale comme de simples conceptions de l'esprit humain. Le réalisme restait donc la seule philosophie qui pût convenir à des croyants. Encore les réalistes eux-mêmes pouvaient-ils pousser leur doctrine au delà des limites de l'orthodoxie. Abusant de la tendance qui les portait à n'accorder de réalité qu'à l'universel, à ne voir dans les individus que des formes de la substance générale, ils étaient tentés de ne pas les distinguer les uns des autres et de croire à l'existence d'un être unique, autrement dit de tomber dans un panthéisme qui dénaturait l'idée chrétienne en confondant Dieu avec le monde créé. Et, de fait, un certain nombre de réalistes n'ont pas échappé à ce péril. Aussi doit-on se garder d'attacher une signification trop rigoureuse à la répartition des philosophes de cette période en orthodoxes et en indépendants. L'idée exacte de la scolastique veut que l'on considère beaucoup moins les cadres traditionnels dans lesquels on a l'habitude de placer les hommes, que les hommes eux-mêmes, jugés d'après leurs actes, leurs opinions et leurs écrits.

 

III. — LES RÉALISTES[2].

SAINT Anselme (1033-1109) a eu le mérite d'être à la fois un  spéculatif et un homme d'action. Prieur et écolâtre de l'abbaye du Bec (1078), il a fait, après Lanfranc, la réputation de cette école. Il était professeur par tempérament. Guibert de Nogent nous a parlé de ses visites à l'abbaye de Saint-Germer : Pour ce qui est de moi, dit-il, il mettait tant de bonté à me donner ses leçons et il y prenait tant de peine qu'on eût dit qu'il était venu tout exprès et qu'il n'avait pas d'autre motif de nous visiter fréquemment. En pédagogie, Anselme a montré, mieux que personne, combien il importait de joindre l'éducation à l'instruction ; il a réagi contre l'abus des punitions corporelles et fondé son système éducatif sur la douceur et la bonté.

Archevêque de Cantorbéry (1093), il fut, avant Thomas Beckete le défenseur et le martyr de la cause réformiste. Persécuté et exilé pour n'avoir pas voulu que l'Église anglaise s'abaissât devant les despotes normands, il a maintenu avec une fermeté inébranlable (que contraria plus d'une fois la politique plus souple de la cour de Rome) les privilèges et la dignité de l'épiscopat.

Ses traités de philosophie religieuse, écrits simplement, sous forme de dialogues assez vifs entre un maître et son élève, se ressentent, moins qu'on ne croirait, du pédantisme scolastique. Le Dialogus de Veritate, le De Libero Arbitrio, le Monologium et le Proslogium n'ont pas inauguré, comme le répètent encore les panégyristes d'Anselme, l'application de la méthode rationaliste à la théologie, mais ils offrent un système vigoureusement conçu et bien lié, une argumentation puissante, une ampleur de démonstration métaphysique que nos philosophes modernes ont rarement dépassée. Anselme professe, après Platon, que les universaux, les idées, sont éternellement en Dieu et comme le discours intérieur de Dieu ; qu'ils sont les exemplaires des choses, les types d'après lesquels les individus ont été créés. Sa fameuse preuve ontologique de l'existence de Dieu, sujet principal du Proslogium, reprise par Descartes et corrigée par Leibniz, n'a été qu'une application de son réalisme. Dieu étant l'être tel qu'on n'en peut concevoir de plus grand, l'être parfait, Anselme conclut à priori que cette idée de perfection, par cela même qu'elle est en nous, doit correspondre à une réalité, argument insuffisant dont le Moyen âge lui-même a reconnu la faiblesse. Mais si l'on admet le point de départ, il faut reconnaître que le génie pénétrant et logique de l'auteur s'y déploie avec une force singulière. Le traité De Fide Trinitalis, œuvre de polémique, dirigée contre Roscelin, a engagé le pieux philosophe dans la discussion des universaux. Il a fait du réalisme la doctrine légale de l'orthodoxie.

Anselme n'est pourtant pas un professionnel de la scolastique. Il n'y cherche pas une satisfaction de l'intelligence. La dialectique ou logique est faite, selon lui, pour se plier à la croyance et servir la théologie. Il diffère profondément par là, non seulement de ses adversaires, mais des maîtres qui ont suivi sa voie et continué son œuvre. On doit voir en lui le plus convaincu des théologiens et le plus ardent défenseur de la tradition. Novateur ou plutôt progressiste par la méthode, il est conservateur par le but et s'enferme dans l'orthodoxie. Il a voulu, comme un Père de l'Église (il faut le considérer comme tel), féconder le dogme par la méditation et faire aimer la vérité révélée en la rendant plus accessible. Ce rationaliste chrétien a été, ne l'oublions pas, un ascète, un guérisseur de malades, un exorciste, un thaumaturge, un saint. Le miracle, si nous en croyons son disciple et ami Eadmer, a rempli sa vie et prouvé aux contemporains que son autorité venait d'en haut. Les pieuses légendes que rapporte son biographe montrent, tout au moins, l'intensité et la profondeur du sentiment religieux dont cette âme de croyant était pénétrée.

Guillaume de Champeaux (1060-1121), le plus grand nom de l'école réaliste après saint Anselme, était un professeur de carrière, que l'enseignement de la rhétorique et de la logique conduisit à traiter de la question des universaux. Il fut la première célébrité de l'école de Paris. On a beaucoup parlé de lui comme philosophe, sans dire assez que sa méthode et sa doctrine nous sont connues surtout par les écrits d'Abélard, son élève et son adversaire, l'homme qui l'a réfuté, persiflé et probablement calomnié. À en croire Abélard, Guillaume de Champeaux aurait été un ambitieux vulgaire, qui de clerc séculier devint chanoine, puis archidiacre de Paris, pour arriver à l'épiscopat, un persécuteur de la libre philosophie, enfin un raisonneur intempérant qui développa jusqu'à l'abus le réalisme de saint Anselme.

Il était, en effet, de ces logiciens qui prétendent, non seulement que l'idée générale existe en soi, en dehors de toute réalité concrète, mais qu'elle existe tout entière dans chaque individu. Socrate, disait-il, est d'abord et avant tout l'homme, c'est-à-dire la réalité qui est présente dans tous les autres individus de l'espèce humaine. Les caractères particuliers qui font que Socrate est lui-même, ses traits individuels ne sont que des accidents qui donnent une forme à l'idée générale d'homme, seule vraiment existante. Une pareille théorie conduisait à la négation de l'existence de l'individu, à l'affirmation d'une substance unique, c'est-à-dire au panthéisme, puisqu'elle ne laissait entre les êtres que des distinctions accidentelles. Mais la pensée de Guillaume Champeaux s'est modifiée, plus tard, sous l'influence de la critique d'Abélard, et au lieu de croire à l'identité des subsistances ou essences, il en a admis seulement la similitude.

Autour d'Anselme et de Guillaume, chefs du parti orthodoxe, apparaissent groupés des personnages de second ordre, réalistes plus ou moins inconséquents. Anselme de Laon (1050-1117), merveilleux parleur, dit Abélard, mais dont l'enseignement n'avait aucun fonds : le feu qu'il allumait remplissait sa maison de fumée, mais n'éclairait pas ; Odon de Cambrai (1050-1113), auteur de traités sur le Sophiste et sur la Chose et l'Être, et qui appliqua surtout sa dialectique à la question du péché originel ; Hildebert de Lavardin (1057-1133), bel esprit, versificateur élégant, mais aussi prédicateur très écouté, d'une orthodoxie inébranlable. Évêque du Mans, puis archevêque de Tours, il fit. la guerre à l'hérésie et défendit courageusement contre le Capétien Louis VI et le Normand Henri Beauclerc, les libertés ecclésiastiques. Il soutint la doctrine réaliste dans son Traité de théologie où il essaya surtout de définir l'essence de Dieu. Mais son œuvre recèle aussi cette tendance inconsciente vers le panthéisme qui était l'effet inévitable du réalisme développé et débordant.

Cette voie périlleuse fut précisément celle que suivirent, pendant un demi-siècle, un certain nombre de professeurs distingués qui dirigèrent l'école de Chartres. Deux frères, deux Bretons, Bernard († avant 1130) et Thierri († vers 1150), rhétoriciens consommés et logiciens des plus subtils, ne se contentèrent pas de donner une forme plus rationnelle à l'enseignement des sciences comprises dans le trivium et le quadrivium ; ils commentèrent avec ardeur la doctrine platonicienne des idées, qu'ils poussèrent à ses conséquences extrêmes. Thierri, le plus hardi des deux, dans son livre De sex dierum operibus, où il essaye d'expliquer scientifiquement la Genèse, conclut que formes et essences se confondent dans la pensée divine et que toutes choses n'ont leur être et leur unité que dans la substance unique de Dieu. Ses disciples, comme il arrive toujours, dépassèrent encore sa pensée. Bernard Silvestre (1153), l'auteur du De mundi universitate, admit l'éternité de la matière à côté de celle de Dieu ; et le Normand Guillaume de Conches (1080-1141), qui professa à Paris, fut dénoncé à saint Bernard comme manichéen pour avoir identifié l'âme universelle du monde avec le Saint-Esprit.

L'Église commençait à s'apercevoir que le réalisme, si en faveur auprès des orthodoxes, contenait des germes d'hérésie. On oubliait le but fixé par saint Anselme à la scolastique. Le danger parut tel qu'un autre élève de Chartres, Gilbert de la Porrée, évêque de Poitiers (1076-1154), fut traduit devant la justice ecclésiastique et confondu avec les adversaires de la foi.

Les partisans de la tradition ont fait de lui un hérétique, non pas tant pour ses imprudences ou ses audaces de logicien que parce que saint Bernard l'a traité en ennemi et parce qu'Abélard a semblé le désigner comme un de ses disciples. En réalité, s'il a opposé à la foi simpliste de l'abbé de Clairvaux la foi raisonnée et raisonneuse qui était la sienne et celle de l'école, s'il a laissé échapper quelques expressions inusitées et quelques formules équivoques, il n'y avait pas de désaccord absolu entre sa doctrine et la tradition catholique. Il a toujours protesté vivement contre ceux qui, l'accusant d'erreur, lui attribuaient la témérité ou les ignorances de ses disciples. Dénoncé au pape Eugène III par deux de ses archidiacres, sommé de comparaître au concile de Reims (1148), Gilbert se défendit en dialecticien, mais avec une énergie qui fit impression sur tous ceux de ses juges que l'ascendant de saint Bernard n'intimidait pas. Les cardinaux présents au concile protestèrent contre les procédés arbitraires et. le parti-pris évident des évêques français dominés par l'abbé de Clairvaux. On n'exigea que pour la forme un semblant de rétractation : mais en somme, ni l'Église romaine, ni l'Église universelle ne condamnèrent Gilbert de la Porrée. Après le concile, il resta ce qu'il était avant, l'homme et le prélat profondément estimé de tous pour ses vertus, son talent et sa science. En 1148, il avait soixante-douze ans. Ce n'est pas l'âge qu'on choisit d'ordinaire pour entamer la lutte contre les puissances établies et se mettre soi-même hors la loi.

Hérétique ou non, Gilbert a été placé par un critique du XIIe siècle, Jean de Salisbury, au niveau des plus grands scolastiques. Il avait étudié à Poitiers, à Chartres, à Paris, à Laon ; il professa à Paris, à Chartres et à Poitiers. Encyclopédie vivante, il est l'auteur d'un grand nombre d'ouvrages parmi lesquels on remarque un livre de logique, le traité des Six principes et deux œuvres de métaphysique, le livre des Causes et le Commentaire sur Boèce. Gilbert a systématisé l'ensemble des doctrines réalistes. Au lieu de verser dans le panthéisme, comme tant d'autres maîtres de son école, il a essayé de concilier l'existence individuelle des choses et des hommes avec celle des idées divines représentées dans l'entendement humain par les universaux.

 

IV. — LES ANTIRÉALISTES[3].

ON conçoit que l'Église, déjà sévère pour les réalistes, ses amis, n'ait pas pris la peine de nous renseigner exactement sur la doctrine de ceux qui, sans lui être hostiles de propos délibéré (aucun de ces clercs ne fut et ne pouvait être un libre penseur, au sens moderne du mot), compromettaient, avec plus ou moins d'inconscience, la solidité de ses dogmes. Parmi les indépendants, nominalistes ou conceptualistes, Abélard est le seul dont la pensée et la vie soient bien connues. Sa gloire a fait d'ailleurs oublier les maîtres qui lui avaient frayé la voie.

Le premier qui osa s'attaquer à saint Anselme fut un chanoine de Saint-Martin de Tours, Gaunilon de Montigni (fin du Xe siècle-1073). Sa réfutation du Proslogium, conservée par hasard dans les œuvres du grand théologien, est l'œuvre d'un empirique déterminé qui protesta, avec un certain bon sens, contre l'insuffisance de la preuve ontologique de l'existence de Dieu. Il démontre d'abord que l'esprit humain est incapable de connaître Dieu, et qu'ensuite, de la conception même de Dieu, on ne saurait conclure à son existence, pas plus que de la conception d'une île fortunée, pleine de délices, et telle qu'on n'en peut concevoir une plus belle on ne peut conclure à la réalité extérieure de cette île. C'est beaucoup dire pourtant que d'appeler Gaunilon, comme l'a fait Hegel, un Kant des anciens temps. L'homme qui a donné l'essor au nominalisme, le véritable précurseur d'Abélard, le chef de l'école indépendante, c'est Roscelin.

Né à Compiègne (entre 1030 et 1060), Roscelin était professeur de dialectique dès 1087, et mourut peu de temps après 1121. On aura de la peine à le juger, car il n'est pas certain que nous possédions un ouvrage de lui, et ses adversaires seuls nous ont informé de sa doctrine.

Abélard, qui était pourtant son disciple, a dit du mal de lui comme de tous les philosophes célèbres de son temps. Dans une lettre adressée à l'évêque de Paris, il dénonce en Roscelin l'ennemi de la foi catholique, le plus grand adversaire de Dieu, dont l'hérésie a été punie d'exil parce qu'il reconnaissait et prêchait trois Dieux. Il l'appelle faux dialecticien et faux chrétien, l'accuse d'avoir corrompu impudemment l'Écriture et se moque de son nominalisme, ridicule à force d'être intransigeant : Il serait forcé de dire que Jésus mangea une partie du mot poisson, non une partie du poisson lui-même. Enfin il éprouve un certain plaisir à nous apprendre que les chanoines de Saint-Martin de Tours, abbaye où Roscelin avait été enfermé, se fatiguaient à le battre de verges, sans réussir à dompter, par ces justes sévices, un homme obstinément indocile.

C'est que Roscelin avait poussé la doctrine nominaliste jusqu'à ses conséquences extrêmes. Il n'est pas absolument sûr qu'il ait enseigné que les genres, les espèces, les qualités, étaient de purs sons de voix, flatus vocis, indépendants de toute conception de l'esprit. Mais il pensait néanmoins que la réalité concrète n'existe que dans l'individu et que rien dans la nature ne correspond au général si ce n'est le mot. D'après lui, la nature irréductible de l'individuel est telle qu'un tout ne peut avoir de parties indépendantes ; que les parties elles-mêmes, comme les genres et les espèces, ne sont que des mots. Et il appliquait hardiment cette théorie au dogme de la Trinité. Pourquoi trois personnes en un seul Dieu ? Il y a trois choses ou il n'y en a qu'une ; et il inclinait à croire que les trois personnes divines formaient trois dieux : d'où l'indignation de saint Anselme et les sarcasmes d'Abélard.

Assigné devant le concile de Soissons (1092), il se rétracte, le peuple menaçant de lui faire un mauvais parti. En somme, il n'a pas été condamné formellement comme hérétique, mais il reste suspect, mis à l'index. Les évêques français refusent de le recevoir. Ive de Chartres lui écrit pour lui reprocher d'avoir, après le concile de Soissons, continué à défendre ses anciennes opinions dans des réunions clandestines. Il serait heureux de lui donner l'hospitalité dans son église, mais il n'ose le faire, de peur que ses diocésains ne prennent Roscelin en haine : Dès qu'ils apprendraient ton nom, dès qu'ils sauraient quel fut autrefois le sujet de ton enseignement, ils courraient, selon leur coutume, aux pierres et te lapideraient.

Forcé de quitter la France, Roscelin se réfugie en Angleterre ; mais ce dialecticien est aussi un moraliste qui se laisse entraîner à flétrir les abus et l'immoralité du clergé normand, indigné surtout de voir des bâtards, fils de prêtres, pourvus de bénéfices et élevés aux dignités de l'Église. Il attire sur lui les foudres de Thibaud d'Étampes, maître à Oxford, et se fait promptement renvoyer dans son pays natal. En 1096, on le retrouve à Loches, plus tard dans l'abbaye de Saint-Martin de Tours, cloîtré sans doute un peu malgré lui et toujours militant. Aux attaques d'Abélard il riposte par une longue lettre où il se défend d'avoir été convaincu d'hérésie et chassé du monde entier à cause de sa réputation infâme. Il accuse à son tour Abélard de l'avoir calomnié auprès du chapitre de Saint-Martin et d'avoir écrit à son sujet une lettre aussi fétide que le vase immonde d'où elle est sortie. Il lui oppose l'estime où on le tient dans les églises de Soissons et de Reims, à Rome même, où le Pape l'a accueilli avec faveur. Puis avec une verve puissante, mais grossière jusqu'à l'invective, il condamne Abélard dans sa doctrine et surtout dans sa vie privée : Dieu a justement puni, par où il a péché, Abélard trois fois criminel avec Héloïse. Ce n'est ni un clerc, ni un moine, ni un laïque, ni un homme.

 

V. — LA RÉACTION CONTRE LA SCOLASTIQUE. LES MYSTIQUES[4].

ON se ménageait peu déjà, entre philosophes. Toutes ces discussions, ces querelles d'écoles, où l'on n'épargnait pas plus ses amis que ses adversaires, produisirent, chez un certain nombre de théologiens et de croyants, un sentiment de réaction vive contre le principe même de la scolastique. La méthode qui appliquait la raison humaine à l'étude des croyances religieuses eut ses ennemis qui s'accordèrent à décrier et à délaisser ces subtilités stériles et périlleuses. Des théologiens, comme Rupert de Deutz († 1135), qui vint en France pour se mesurer avec Anselme de Laon et Guillaume de Champeaux, pensaient qu'il suffisait de commenter sans critique l'Écriture Sainte. On vit se former ainsi, non pas une école (la négation de la science n'est pas une doctrine), mais un groupe de dogmatiques intransigeants, adversaires de tout ce qui pensait et raisonnait.

A ceux-là se joignirent, venus d'un tout autre point de l'horizon, ceux qu'on a appelés les mystiques, les âmes tendres, ardentes, faites pour l'acte de foi, pour la contemplation, pour la communication directe avec l'infini, plutôt que pour les discussions d'école et les tournois philosophiques. La croyance des simples et l'amour suffisaient à ces enthousiastes. Ils dédaignaient la philosophie parce qu'ils n'en avait pas besoin polir apprendre les choses divines.

Saint Bernard, malgré sa science incontestable, méprise la scolastique, nous l'avons vu, de toute la hauteur de sa foi. Il est le premier représentant de ce mysticisme du XIIe siècle, qui devint un asile, un rafraîchissement et une joie pour tous les esprits que rebutaient ou effrayaient la sécheresse, les abstractions et les témérités des deux grandes écoles dialecticiennes. La vraie théologie de saint Bernard n'est pas dans une adhésion aveugle à la tradition, bien qu'il l'ait défendue avec une autorité qui ne s'abaissait pas à discuter ; elle est surtout dans ces élans vers Dieu, dans ce désir de clarté de la contemplation, dans cette union de l'âme avec le divin qui lui ont inspiré les admirables traités du De contemptu Mundi et du De diligendo Deo. Mais, chez saint Bernard, le mysticisme n'a jamais cessé d'être tempéré par l'action et retenu par le bon sens. Ce contemplatif ne s'est jamais noyé dans l'extase ; il n'a jamais anéanti la personne humaine dans le sein de la personne divine. C'est un mystique raisonnable et pratique, si l'on peut admettre cette expression.

Les théoriciens du mysticisme, ceux qui l'ont mis en système et ont formé une école, procèdent de l'abbé de Clairvaux, sans lui ressembler. Presque tous appartiennent à l'abbaye de Saint-Victor. Avant même que saint Bernard eût disparu, ils y ont fondé cette théologie contemplative que les derniers penseurs du Moyen âge devaient développer et raffiner jusqu'à l'abus. Le vrai chef d'enseignement, ici, s'appelle Hugue de Saint-Victor (mort en 1143). Il a posé les bases de la doctrine dans son traité De contemplatione et ejus speciebus : Commençons, dit-il, par contempler la création, les œuvres de Dieu : c'est là le premier degré, l'initiation première ; de ce premier degré, on s'élève jusqu'au second, et on contemple après l'ouvrage, l'ouvrier, après la création, le Créateur. Gardons-nous de confondre la contemplation avec la spéculation. Celle-ci est le produit de la science et elle ne communique à l'âme que la surprise, l'admiration des magnificences qui lui sont révélées. La contemplation, au contraire, science plus haute que donne l'amour, remplit l'âme de merveilleuses douceurs qui la changent toute en délectations et en joies. Au fond, Hugue de Saint-Victor est encore, comme saint Bernard, un prudent et un sage, qui ne veut pas que son mysticisme dégénère en philosophie subtile. Lettré délicat et ingénieux, il ne dogmatise pas du haut d'une chaire, il redoute la science ; il croit que la sensation est aussi pervertie que la raison et que l'intelligence ne peut avoir que pendant le sommeil de l'une et de l'autre une perception claire de la vérité. Tout se réduit pour lui à cet axiome : Savoir c'est croire, et croire c'est aimer. La formule de réaction contre la scolastique était trouvée.

Avec Richard de Saint-Victor (mort en 1173), la doctrine mystique prend déjà un caractère différent. La passion de la science et du dogmatisme l'emporte de nouveau et envahit, à son tour, l'école de la contemplation. Sans doute, comme tous les mystiques, Richard veut que l'âme sorte d'elle-même pour se mettre en contact direct avec la divinité ; mais il subtilise sur ce contact, sur cette intuition : il en fait la psychologie ; il marque minutieusement les degrés et les transformations de la vision intellectuelle ; il nous montre la contemplation s'élevant peu à peu du visible à l'invisible, des sens à l'imagination, de l'imagination à la raison, puis dépassant la raison même et prenant possession immédiate de la vérité. Ses principaux ouvrages, le Benjamin Minor et le De arca mystica, apportent, dans l'intuition et l'amour, le même esprit dialectique et métaphysique que les autres écoles appliquaient à la raison. C'est une sorte de revanche de la scolastique, qui s'égarera aussi dans ce domaine. Le mysticisme aura ses hérétiques comme le réalisme et le nominalisme, et il en aura même de plus dangereux. Il portera à l'édifice catholique du Moyen âge, dans sa période de déclin, des coups peut-être plus meurtriers.

 

VI. — PIERRE ABÉLARD[5].

NÉ au Pallet, près de Clisson, en 1079, fils aîné d'un noble lettré, Abélard abandonna droit d'aînesse et héritage pour se consacrer à l'étude. Il avait une facilité extraordinaire, le don de la parole, l'amour de la discussion et de la lutte. Tout jeune encore, il se fit le chevalier errant de la dialectique : Je me mis, dit-il, à parcourir les provinces, me transportant partout où j'entendais dire que l'étude de cet art était en honneur, et toujours disputant, en véritable émule des péripatéticiens. J'aspirais au gouvernement des écoles. Trouve-t-il une situation établie, un professeur en possession de l'admiration publique et de la renommée, il accourt pour lui livrer combat et se mettre à sa place. On a vu comment il traita ses maîtres, Roscelin et Anselme de Laon. À Paris, l'école épiscopale de Notre-Dame était remplie de la gloire de Guillaume de Champeaux et fermée aux adversaires du réalisme. Abélard commence par donner l'assaut de loin à cette forteresse : il ouvre une école à Melun, puis à Corbeil (1102), et enfin, sûr de lui-même, de sa réputation et des élèves qui affluaient autour de sa chaire, il s'établit à Paris même, sur la montagne et dans le cloître de Sainte-Geneviève.

Les auditeurs lui arrivaient de tous les pays d'Europe. Les ennemis même d'Abélard reconnaissent sa supériorité et l'immense succès de son enseignement. Il avait ces dehors charmeurs auxquels la foule ne résiste pas, où se laissent prendre surtout les jeunes gens et les femmes. Beau, élégant, avec une voix d'une douceur et d'une souplesse surprenante, il était poète, chanteur, musicien. Son aventure avec la nièce du chanoine Fulbert, Héloïse (une des nombreuses jeunes filles qui se pressaient au cours du professeur à la mode), fut l'origine de tous les malheurs qu'Abélard a racontés lui-même dans sa Lettre à un ami, œuvre d'humilité et de repentir en apparence, mais qui n'était pas destinée à rester confidentielle et courut le monde du moment où elle fut écrite.

Contraint de renoncer au siècle, il se fit moine et entra dans l'abbaye de Saint-Denis ; mais cette nature avide d'applaudissements, incapable de rester en place et d'obéir à une règle, ne se résignait pas à l'obscurité du cloître. À peine y est-il entré, qu'il en sort, heureux de céder aux instances de ses disciples. Il fonde une école au prieuré de Maisoncelles-en-Brie (1120), et telle fut l'affluence des auditeurs, écrit-il, que le lieu ne suffisait pas à les loger, ni la terre à les nourrir. Les hardiesses de son enseignement théologique, et surtout l'ouvrage où il exposait sa doctrine sur la Trinité, l'Introduction à la théologie, l'amenèrent devant le concile de Soissons (1121). Le livre fut brûlé publiquement et l'auteur condamné, sans avoir été entendu, à vivre en prisonnier dans l'abbaye de Saint-Médard. Profondément surpris et meurtri, il attribua sa condamnation à la haine des jaloux que sa supériorité offusquait. Dès lors se développa en lui cette disposition maladive à se croire persécuté par tous, à ne voir qu'ennemis et envieux. Étrange tempérament, à la fois audacieux et craintif, provoquant volontiers ses adversaires et gémissant d'être en butte aux représailles !

Transféré de Soissons à Saint-Denis, il y détruit la légende qui faisait de saint Denis l'Aréopagite le fondateur et le patron de la grande abbaye royale et de la monarchie elle-même. Presque un crime de lèse-majesté ! Abélard est obligé de quitter Saint-Denis la nuit et de se retirer sur la terre du comte de Champagne. Il annonce l'intention de vivre en ermite et s'installe dans un lieu désert, à Quincey, près de Nogent-sur-Seine, où il bâtit une sorte d'oratoire de roseaux et de chaume. , dit-il, caché avec un de mes amis, je pouvais véritablement m'écrier avec le Seigneur : Voilà que je me suis éloigné par la fuite et me suis arrêté dans la solitude.

Cette solitude dura à peine quelques jours. Aussitôt que sa retraite fut connue, les étudiants affluèrent, abandonnant villes et châteaux pour habiter un désert, quittant de vastes demeures pour de petites cabanes qu'ils se construisaient de leurs mains, des mets délicats pour des herbes sauvages et un pain grossier, des lits moelleux pour le chaume et la mousse, leurs tables pour des bancs de gazon. Loin d'éprouver le moindre chagrin de voir sa retraite violée et son ermitage envahi, Abélard parle de la déconvenue de ses ennemis avec une satisfaction évidente : Ils disaient : Voici que tout le monde s'en est allé après lui ; nos persécutions n'ont rien fait, nous n'avons réussi qu'à augmenter sa gloire ; nous voulions éteindre l'éclat de son nom, nous l'avons fait resplendir. Voici que les étudiants dédaignent les jouissances des villes et courent chercher auprès de lui les privations de la solitude ! Et il ajoute : J'étais de corps caché en ce lieu (caché au milieu de plusieurs milliers d'étudiants !), mais ma renommée parcourait le monde entier et le remplissait de ma parole. C'est là ce qui importait le plus, sans doute, à cet ermite d'un genre nouveau (1122-1125).

Il ne resta pas longtemps dans son désert, qu'il appelait la Consolation ou le Paraclet, si peuplé qu'il fût devenu. Il redoutait de nouvelles persécutions. Ses craintes et aussi le besoin de changement le conduisent à accepter la direction de cette abbaye de Saint-Gildas en Bretagne qu'il nous a dépeinte sous les couleurs les plus noires (1126). Des moines indociles, débauchés, voleurs, résistent à toutes ses tentatives de réformes, se liguent contre lui avec les seigneurs du voisinage et essayent même de l'empoisonner. C'est pourtant dans ce milieu intolérable qu'il vécut dix ans et composa la plupart de ses œuvres les plus importantes. Je me considérai désormais, dit-il lui-même, comme le seul philosophe sur terre et ne voyais plus aucune rivalité à redouter..., au bout de peu de temps, je régnai sans partage dans le domaine de la dialectique.

Il a été, en effet, le dominateur intellectuel, le dictateur de la pensée scientifique du XIIe siècle. Sans avoir eu, comme philosophe, le mérite des initiateurs originaux et puissants, il a élargi dans tous les sens le champ de la réflexion humaine. En logique et en psychologie (traités sur la Dialectique, sur les Idées, sur les Causes et les Espèces) il a réfuté les excès des réalistes et des nominalistes et, fait prévaloir dans l'école de Paris un conceptualisme qui était un progrès réel de la pensée philosophique, puisqu'il fondait l'existence des idées générales sur un jugement de l'esprit. En morale (Éthique ou Connais-toi toi-même, Scito te ipsum), sa doctrine est que le bien et le mal résident, non pas dans l'acte lui-même, mais dans l'intention. C'est le consentement au mal qui fait le péché. Et qui est juge du bien et du mal ? La conscience humaine, mais éclairée par l'amour de Dieu : c'est de la volonté divine que dépend la distinction du bien et du mal ; l'amour de Dieu est le souverain bien et se confond pour Abélard, avec la vertu. Dieu ne fait que ce qu'il doit faire et tout ce qu'il fait est aussi bien que possible. Cette conception élevée de la morale était en opposition directe avec la doctrine de l'efficacité des pratiques matérielles du culte sur laquelle reposait le catholicisme du Moyen âge. Au milieu d'une nation qui se faisait un devoir et un plaisir de tuer les païens et de brûler les hérétiques. Abélard prêche la tolérance religieuse, comme on le fera six siècles après lui : N'emploie jamais la contrainte pour amener ton prochain à la croyance qui est la tienne : c'est par ses lumières seules que l'esprit humain doit se déterminer. En vain essaieras-tu d'obtenir violemment une adhésion mensongère, la foi ne vient pas de la force, mais de la raison.

Professeur incomparable, il a déterminé un mouvement scolaire comme l'Europe du Moyen âge, avant lui, n'en avait jamais vu. On lui a parfois donné le titre de fondateur de l'Université de Paris, expression, au premier abord, singulière, puisqu'il vivait à une époque où cette université n'était pas encore née. Mais elle exista virtuellement, depuis Abélard, par la célébrité même du maître, e caractère de ses leçons, l'affluence extraordinaire des étudiants français et étrangers qu'il avait attirés et retenus autour de sa chaire. C'est sa méthode qui a prévalu dans cette université parisienne du XIIe et du XIIIe siècle, où le monde entier venait s'instruire. Et cette méthode, au fond, n'est que le doute scientifique précédant la recherche rationnelle du vrai. Lui-même l'a définie dans le traité célèbre intitulé Oui et Non, Sic et Non, qui n'est qu'une accumulation d'arguments pour et contre, sur toutes les questions importantes de la théologie : J'expose ces contradictions pour qu'elles excitent mes jeunes lecteurs à rechercher ce qui est vrai, pour qu'elles rendent leurs esprits plus pénétrants, par l'effet de cette investigation. Il. est donc impossible de s'y tromper. L'intention d'Abélard n'est pas d'amener l'âme au scepticisme en lui montrant que tout problème peut être l'objet de solutions exactement opposées, mais de l'habituer à peser le pour et le contre, pour lui faire trouver ensuite la solution juste. Il exige un doute provisoire, mais l'exercice même de ce doute, l'excitation de la curiosité, la confiance dans la capacité de la raison étaient déjà, pour l'esprit, le commencement de l'émancipation, le point de départ de la science.

Sans doute, on se ferait une idée absolument fausse d'Abélard si l'on voyait en lui un rationaliste convaincu, en révolte contre la loi et l'autorité, voulant, en toutes choses, substituer l'esprit à la lettre, et la pensée libre à la tradition. Personne n'a été plus autoritaire, en ce sens que personne n'a fait du témoignage écrit un usage plus constant et plus étendu. L'autorité lui est si chère qu'il ne se contente pas d'invoquer les témoignages des livres saints et leur adjoint ceux des philosophes profanes. Sa double érudition de théologien et de lettré l'amène à faire un étrange amalgame des textes empruntés à l'ancien et au nouveau Testament, et de ceux que lui fournissent Platon, Aristote, Porphyre, Boèce et même de simples littérateurs, tels que Virgile et Lucain.

Aux yeux d'un chrétien rigide comme saint Bernard, ce mélange du sacré et du profane parut une exagération dangereuse et un commencement d'impiété. L'Église s'inquiéta de la largeur d'esprit que le subtil professeur apportait souvent dans ses conceptions et ses définitions des vérités religieuses et morales. Malgré lui, à son insu, Abélard, bien que n'ayant jamais eu l'intention de rompre avec l'orthodoxie, se laissait entraîner hors de la doctrine officielle. Ce partisan de la tradition a ses heures d'indépendance et s'échappe en nouveautés hardies. Il étonne les théologiens en découvrant qu'on a mis beaucoup d'ouvrages apocryphes sous le nom des saints afin de leur donner de l'autorité, et que bien des passages, dans les deux Testaments, ont été altérés par les copistes. Il est un des premiers qui aient donné une valeur scientifique à l'exégèse chrétienne. Parlant de la Rédemption, si importante dans la théorie du christianisme, il n'admet pas l'idée d'un rachat par le sacrifice destiné à affranchir les hommes du joug du mal ; il veut que la rédemption soit seulement l'amour du Christ pour nous dans la passion. L'incarnation n'est guère, pour lui, qu'une manifestation de la loi morale sur la terre. Enfin il interprète le mystère de la Trinité, en prenant le contre-pied de la doctrine de Roscelin, au point de refuser au Fils et au Saint-Esprit le caractère de la personnalité divine (Introduction à la Théologie et Théologie chrétienne).

Les orthodoxes s'effrayèrent d'autant plus des audaces de l'abbé de Saint-Gildas qu'il ne put résister au désir de retrouver Paris, l'enseignement, et les joies de la popularité bruyante. Il y revint à cinquante-cinq ans (1136), aux acclamations d'un auditoire enthousiaste, et ses nouveaux succès furent tels que saint Bernard se décida à dénoncer le péril à toute l'Église (1139). Il savait qu'Abélard avait des disciples et des soutiens partout, même en cour de Rome. Aussi s'adressa-t-il aux cardinaux avec cette fougue de langage et ce débordement d'indignation qui est le caractère habituel de sa polémique. Nous avons en France un moine sans règles, prélat sans sollicitude, abbé sans discipline, couleuvre tortueuse qui sort de sa caverne, hydre nouvelle à qui pour une tête déjà coupée (à Soissons) il en repousse sept autres. Ce persécuteur de notre croyance, moine au dehors, hérétique au dedans, marche entouré de la foule, raisonne sur la foi par les bourgs et sur les places, discute avec les enfants, converse avec les femmes et signe de sa plume, sur les dogmes les plus saints, les hérésies les plus détestées.

Ce ne fut cependant pas l'abbé de Clairvaux qui, en 1140, demanda à être confronté, dans un concile, avec son adversaire. Abélard, toujours prêt à braver ceux qu'il redoutait, voulut qu'on le mit en présence de son dénonciateur, s'imaginant qu'il allait traiter d'égal à égal avec cette puissance, discuter comme en champ clos et triompher selon son habitude. Il fut vite détrompé. Bernard avait d'abord refusé de se rendre à Sens où devait avoir lieu le concile : Je ne veux pas y paraître, écrivit-il à l'archevêque de Sens, parce que, en toute vérité, je ne suis qu'un enfant ; parce que mon adversaire s'est aguerri dans la dispute dès sa jeunesse, et d'ailleurs je pense qu'il est honteux de commettre avec les subtiles arguties de l'homme l'autorité de la foi fondée sur la vérité même. Mais on lui fit observer qu'il ne pouvait se dérober à la lutte, sans laisser croire qu'il doutait lui-même de sa cause, et procurer à l'ennemi un triomphe facile. Il alla donc au concile à regret et les larmes aux yeux.

Réunis dans l'église métropolitaine de Saint-Etienne de Sens, le roi Louis VII, les évêques du concile et une foule de seigneurs et de clercs, s'attendaient à un duel émouvant, mais leur déception fut grande. Saint Bernard n'avait nulle envie de se prendre corps à corps avec le plus redoutable dialecticien du monde. Il se borna à faire lire dix-sept propositions erronées, extraites des ouvrages d'Abélard. Celui-ci n'attendit pas même qu'on eût finit cette lecture. Il se leva, cria qu'il en appelait au Pape et sortit. Se voyait-il condamné d'avance par un adversaire implacable et des juges prévenus ? Avait-il plus de confiance dans l'impartialité du Pape ? Fut-il, comme l'ont dit les panégyristes de saint Bernard, ébloui et comme terrorisé par l'aspect du saint à qui obéissaient l'Église et la Chrétienté entière ? Cette dernière explication n'est guère croyable. Quoi qu'il en soit, le calcul d'Abélard, s'il y eut calcul, fut déjoué.

Le concile de Sens condamna l'inculpé comme l'avait fait le concile de Soissons, sans avoir entendu sa défense, et sans l'avoir convaincu (2 juin 1140). Il semblait qu'on en voulût à sa personne et à son enseignement encore plus qu'à sa doctrine écrite. Ses adversaires cherchaient avant tout à lui fermer la bouche et à soustraire les étudiants à son influence, sans s'apercevoir que la persécution et l'intolérance le grandissaient. Innocent II et ses cardinaux, déterminés par de nouvelles lettres foudroyantes de saint Bernard, rejetèrent l'appel d'Abélard, déclarèrent sa doctrine hérétique, et lui imposèrent le silence perpétuel. Faute de pouvoir parler devant les juges, il écrivit une apologie où il faisait une profession de foi orthodoxe, sans rien rétracter d'ailleurs de ce qu'il avait pensé et enseigné. Ses disciples essayèrent de le venger, et l'un d'eux, Bérenger, publia contre saint Bernard et le concile de Sens une satire violente où il montrait les évêques discutant les doctrines de l'ennemi au milieu d'un banquet et le condamnant inter pocula. Mais Abélard, vieilli, découragé, usé, renonça à une lutte impossible. Il aurait fallu sortir de l'Église, ce qu'il n'avait jamais voulu. Accueilli à Cluni par Pierre le Vénérable, il y resta comme dans un asile de paix, se soumit en simple moine à la règle, tomba malade et se fit envoyer dans un prieuré de l'ordre, à Saint-Marcel de Châlons. Il y termina pieusement, le 21 avril 1143, la vie la plus agitée qui fut jamais.

 

 

 



[1] OUVRAGES À CONSULTER. Hauréau, Histoire de la philosophie scolastique, 1612. Geschichte der Logik im Abendlande, 1861. Stœckl, Geschichte der Philosophie des Mittelalters, 1884. Poole, Illustrations of the history of medieval thought, 1884. Picavet, La Scolastique, dans la Revue internationale de l'Enseignement, avril 1893, et surtout de Wulf, Histoire de la philosophie médiévale, 1900. Ueberweg, Grundriss der Geschichte der Philosophie : die mittlere oder die patristische und scholaslische Zeit, 8e édition, 1898. Articles dans la Revue néo-scolastique, et les Beiträge zur Geschichte der Philosophie des Mittelalters, 1891 et années suivantes. Sur la question des Universaux, de Wulf, Le problème des Universaux dans son évolution historique du IXe au XIIIe siècles, 1896.

[2] OUVRAGES À CONSULTER. Ch. de Rémusat, Saint Anselme de Cantorbéry, 2e édit., 1869. Weddingen, Essai sur la philosophie de saint Anselme, dans les Mémoires de l'Académie de Belgique, t. XXI, 1875. Ragey, Histoire de saint Anselme, 1890. Adlhoch, Der Gottesberveis des heiliges Anselm dans le Philosophisches Jahrbuch, 1895-1897. Michaud, Guillaume de Champeaux et les écoles de Paris au XIIe siècle, 2e édit., 1867. Lefèvre, Les variations de Guillaume de Champeaux et la question des Universaux dans Travaux et Mémoires de l'Université de Lille, t. VI, n° 20, 1898. Dieudonné, Hildebert de Lavardin, 1898. Lefèvre, De Anselme Laudanensi scholastico, 1895. Hauréau, Mémoires sur quelques chanceliers de l'église de Chartres, dans les Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque nationale, t. XXXII. Clerval, Les Écoles de Chartres au Moyen âge, 1895. Berthaud, Gilbert de la Porrée, 1892.

[3] OUVRAGE À CONSULTER. Picavet, Roscelin, philosophe et théologien d'après la légende et d'après l'histoire, 1896.

[4] OUVRAGES À CONSULTER. Roth, Rupert von Deutz, 1887. Hauréau, Hugue de Saint-Victor, 1888. Kaulich, Die Lehren den Hugo und Richard von S. Victor, 1864. Mignon, Les Origines de la scolastique et Hugue de Saint-Victor, 1888. Kilgenstein, Die Gotteslehre des Hugo von Saint-Victor nebst eine Untersuchung über Hugo's Leben und seine hervorragendsten Werke, 1898.

[5] OUVRAGES À CONSULTER. Cousin, Introduction aux œuvres d'Abélard, 1844. Ch. de Rémusat, Abélard, 1845. Deutsch, Peter Abelard, ein kritischer Theologe des XII. Jahrahnderts, 1883. A. Hausrath, Peter Abelard, 1893. Vacandard, Abélard, sa lutte avec saint Bernard, sa doctrine, sa méthode, 1881 ; et Vie de saint Bernard, t. II. W. Meyer, Die Anklagesätze des heiliges Bernhard gegen Abaelard, 1898.