HISTOIRE DE FRANCE

TOME DEUXIÈME — LES PREMIERS CAPÉTIENS (987-1137).

LIVRE II. — LA RENAISSANCE FRANÇAISE (FIN DU XIe SIÈCLE ET COMMENCEMENT DU XIIe).

CHAPITRE VI. — L'ÉMANCIPATION DES CLASSES POPULAIRES.

 

 

LE déclin du XIe siècle, qui vit s'accomplir de si grands changements dans l'ordre religieux et politique, fut aussi, par excellence, une époque de progrès sociaux. Pendant que le monde ecclésiastique se régénère, que la haute féodalité s'organise et que la Royauté reprend conscience de ses droits, l'agitation commence et s'étend dans les bas-fonds. Jusqu'ici les masses populaires n'avaient révélé leur existence et leur désir d'un changement d'état que par des insurrections inutiles ou par des conquêtes pacifiques, isolées, peu nombreuses, sans influence sur la situation générale. Le développement des classes inférieures, resté pour nous très obscur, s'effectuait seulement dans l'ordre économique. À l'époque de la Réforme et de la croisade, tout change ; d'un bout à l'autre du territoire, les paysans se remuent, les villes entrent en effervescence, l'océan populaire devient houleux.

Le serf cherchant à s'affranchir, l'ouvrier échappant à la domesticité du seigneur et réclamant le travail libre au sein de la corporation, le marchand et le bourgeois aspirant à commercer en liberté, à s'administrer et à se juger eux-mêmes, les villes s'efforçant d'obtenir, de gré ou de force, des garanties contre l'arbitraire ou même l'indépendance complète, en un mot, une opposition formidable au régime qui avait pour bases le servage et la tyrannie des privilégiés, tel est le spectacle nouveau qui s'offre partout aux yeux. Ici les acteurs n'ont pas de noms, pas de physionomies distinctes. Ce sont des masses d'hommes qui évoluent, des catégories entières de personnes, des collectivités rurales ou urbaines qui transforment leur condition par des victoires progressives et silencieuses, ou par de brusques révolutions.

L'idée qui excite et dirige toutes ces énergies n'a rien d'abstrait ni de très élevé. Dans cette crise de la société française, les hommes ne travaillent pas, comme beaucoup le feront, à l'époque de la révolution de 1789, pour donner satisfaction à des principes, au nom de la liberté et de la dignité humaines. Il s'agit ici, avant tout, d'améliorer matériellement, le sort du plus grand nombre, de payer moins et de pouvoir gagner davantage, en un mot de restreindre le plus possible l'exploitation du seigneur. Ce sont des intérêts qui sont en jeu. Même dans les communes les plus acharnées à se soustraire au joug du maitre, les bourgeois ne sont arrivés que subsidiairement et comme par surprise à apprécier et à réclamer les droits politiques. Ils n'ont pas recherché l'indépendance en elle-même, mais comme un moyen sûr de garder et d'augmenter leur avoir. Le désir même d'obtenir une juridiction qui leur appartint n'était, en grande partie, qu'une revendication d'ordre matériel, puisque, au Moyen Age, la justice était principalement un revenu.

Dans toutes les provinces de France, les aspirations populaires se manifestent à des degrés très différents, mais sous des formes presque identiques. Les inférieurs demandent d'abord que la coutume soit fixe et régulière, c'est-à-dire que les exigences du seigneur ne dépassent pas la mesure traditionnelle. Ils repoussent les taxes extraordinaires, les mauvaises coutumes, les vexations, les droits nouvellement établis. En beaucoup de cas, l'Église, intéressée elle-même à protéger ses sujets contre la rapacité des châtelains et des avoués qui, sous prétexte de patronage, les opprimaient, s'associe à la résistance des exploités, réclame contre les atteintes portées à la coutume, obtient, le rachat ou la suppression des taxes indues. Mais le meilleur moyen de fixer la coutume est. de l'écrire ; on demande au seigneur la rédaction, sur parchemin scellé de son sceau, des droits consacrés par l'usage. De là min peu à peu l'idée d'un contrat, passé entre l'autorité seigneuriale et les sujets.

Le contrat existait déjà, comme lien social, mais dans la classe noble, au profit exclusif de la Féodalité, qui d'ailleurs le violait pour le moins aussi souvent qu'elle l'observait. Il suffisait de le transporter dans un autre monde, de l'étendre aux rapports du seigneur avec les classes d'en bas. Cette application nouvelle de l'idée de contrat allait être le point de départ, pour le peuple, d'une série ininterrompue d'améliorations et de progrès. Paysans et bourgeois ayant trouvé, chacun dans sa sphère, le moyen de s'associer et de se fortifier par l'union, n'eurent plus désormais qu'un objectif, obtenir du seigneur, à prix d'argent ou par force, une charte, destinée à consolider la coutume ou à consacrer de nouvelles situations, à fixer le droit ancien ou à légaliser les conquêtes récentes. La multiplication des chartes d'affranchissement, de privilèges, de communes, représentant la variété infinie des concessions obtenues, est le trait caractéristique, le signe matériel et visible de la révolution qui s'opère et dont le Moyen Age ne verra pas la fin.

 

I. — LES LIBERTÉS RURALES[1].

LES serfs eux-mêmes ont eu leur part du progrès général. Il leur est plus aisé qu'autrefois d'échapper au soigneur et de faire fortune à l'étranger. Un serf de l'abbaye de Saint-Benoît, nommé Stabilis, devenu misérable par la suite des temps, quitta la terre où il était né, vint en Bourgogne et s'y établit. Là il trouva le moyen de s'enrichir par son travail et. de changer son ancienne condition de paysan contre le noble métier des armes. S'élevant à des destinées de plus en plus hautes, il eut de l'argent en abondance, des chevaux plein son écurie, des faucons dans sa volière, des meutes de chiens de chasse, une nombreuse troupe de domestiques occupés à le servir. Il crut qu'il pouvait se mettre au-dessus du droit, et, comme il était loin de son pays d'origine, renier sa naissance servile et se parer des insignes de l'homme libre. Il épousa une femme qui jouissait de la pleine liberté. Fier des enfants qui lui naquirent et de ses richesses, il oublia tout à fait celui qui tire le pauvre de son fumier.

Nombreux sont les serfs qui exercent, dans les seigneuries, les fonctions de maires, fermiers, agents de police et juges du seigneur, peuvent transmettre leur charge à leurs héritiers ou tout au moins la garder à vie. Ce sont des personnages. Mais quelle que soit la facilité qui leur est donnée d'améliorer leur sort, beaucoup d'entre eux essayent de se soustraire à la condition servile par l'affranchissement.

Dès le dernier tiers du XIe siècle, les chartes d'affranchissement ou de manumission accordées à des individus et à des groupes se multiplient ; elles abondent au commencement du XIIe. On arrive ainsi à limiter ou à supprimer la mainmorte, c'est-à-dire le droit du seigneur sur la propriété du serf décédé sans héritier direct ; le formariage, qui condamnait le serf à ne pas se marier hors de la seigneurie ou à payer pour être autorisé à épouser une étrangère, et surtout la taille à volonté ou taille arbitraire, intolérable tyrannie qui permettait au seigneur de rançonner ses hommes et ses femmes de corps selon ses besoins ou ses caprices. Déjà se répand l'usage de la taille abonnée, l'impôt régulier que l'on prévoit et que l'on paye à époques fixes.

Doit-on ce bienfait aux sentiments d'humanité des propriétaires de serfs et de serves ? Non, sans doute, mais à une conception plus intelligente des nécessités d'une exploitation fructueuse et surtout à l'aisance du paysan, qui s'accroit et le met en situation d'acheter plus facilement que par le passé la concession d'affranchissement. Le seigneur ne donne rien ; il vend au cultivateur la liberté personnelle, comme il vendra aux bourgeois les privilèges économiques et aux gens de communes l'autonomie. Quelquefois, le serf obtient l'affranchissement en renonçant à certains offices dont il s'était approprié la jouissance et que le maitre tenait à reprendre. Plus rarement encore le seigneur affranchit pour célébrer la naissance ou le mariage d'un enfant, ou au lit de mort, par testament, afin de pourvoir au salut de son âme. Bien que favorable en principe à la liberté humaine, l'Église affranchit peu elle-même ses propres serfs, parce que ses possessions, appartenant aux saints ou à Dieu, sont inaliénables ; au moins arrive-t-il qu'elle les émancipe pour les tonsurer et leur permettre d'embrasser la vie cléricale. Mais ils doivent rester clercs et ne pas se marier, sous peine d'être ramenés à leur précédente condition. Ajoutons que la plupart des chartes de manumissions contiennent des clauses restrictives, encore très dures pour l'affranchi. L'affranchissement est, avant tout, un gain moral.

Le paysan non serf, celui qui peut disposer de sa personne et de sa propriété, tire profit à son tour de la transformation sociale qui s'opère. Lui aussi obtient ou plutôt achète, par les fixations de tarif et par les chartes de privilèges, des adoucissements à son sort, diminution d'impôts, réductions de corvées, exemptions partielles du service militaire. La concession la plus élémentaire est celle qu'un seigneur de Montreuil-Bellai fait aux habitants du hameau de Méron (vers 1080). Nul ne sera tenu au péage pour ce qu'il porte sur son cou, à l'exception de la plume, de la cire, des ruches ou des marchandises étrangères et d'un grand prix. Pour la plume, un denier. Pour un pain de cire, une obole. Pour un porc tué, avec sa graisse, un denier. Pour un lit garni, un denier. Pour un trousseau de mariage, quatre deniers. Pour un cheval ou une jument, un denier. Pour un bœuf, un âne ou un porc, une obole. Pour trois moutons ou autant de chèvres, un denier. Pour un quart de laine, un denier. Tout ce qu'un homme de Méron apportera du dehors pour sa nourriture ou celle de ses bêtes sera exempt de péage à moins qu'il ne le vende ; s'il le vend, il acquittera le péage le jour de la vente. L'exploitation restait lourde ; mais l'essentiel était qu'on la réglât et que le droit seigneurial fût écrit. Du moment que ses charges furent connues d'avance et fixées, le paysan les supporta mieux.

Les hôtes surtout, ces défricheurs ambulants, qui font reculer la forêt et peuplent les localités désertes, sont l'objet de faveurs spéciales. Moyennant une redevance insignifiante, on leur cède la propriété du terrain et de la maison qu'ils occupent ; et les villages qu'ils fondent sont exemptés de la plupart des redevances et des servitudes qui pèsent si durement sur les campagnes. Tous ceux qui viendront à titre d'hôtes, dit le roi Louis VI[2], s'établir à Torfou, jouiront d'un arpent de terre et d'un quart d'arpent. Ils auront à payer chaque année un cens de six deniers, deux poules et deux setiers d'avoine. Ils seront exempts du hauban (droit sur les métiers), de la taille et du service d'ost et de chevauchée, sauf le cas de levée générale ; ils ne feront pas de corvée, et ne seront jugés que par notre représentant spécialement délégué à cet effet. Des privilèges de même nature sont accordés à des villages qui dépendent immédiatement d'un évêché ou d'une abbaye. Les seigneurs jugent utile au salut de leur âme de soulager les sujets de Dieu ou des saints et font acte de dévotion en même temps que de bonne politique.

Ailleurs la charte d'exemption les aide à repeupler les lieux abandonnés, à réparer les effets déplorables des guerres, des famines et d'un fléau presque aussi terrible, les exactions de leurs propres agents. Les maîtres du sol comprennent enfin leur intérêt. Il faut que le paysan, pour devenir profitable au fief, cesse d'être écrasé par les charges, qu'il puisse travailler sans inquiétude et récolter ce qu'il a semé. Idée simple, que la Féodalité eut de la peine à concevoir et tarda encore plus à appliquer. De là ces chartes villageoises qui, à l'époque de la croisade, commencent à ne plus être des raretés. Il semble que l'autorité seigneuriale, dans la personne du roi Louis le Gros, ait donné la mesure de ce qu'elle pouvait et voulait faire en faveur des populations rurales, par le célèbre privilège de Lorris en Gâtinais (1108-1137).

Plus important et plus complexe que tous les autres, il protège d'abord les habitants contre les abus de pouvoir des agents du Roi. Le prévôt et ses sergents devront jurer, à leur entrée en charge, qu'ils respecteront les droits des hommes de Lorris, et les redevances qu'ils prélevaient sont limitées et fixées. La condition des personnes s'améliore ; elles ne sont plus attachées au sol ; celles qui voudront quitter la localité sont autorisées à vendre leurs biens. Tout étranger qui a fait résidence à Lorris pendant un an et un jour, sans qu'un seigneur s'y soit opposé, acquiert le droit de bourgeoisie, et le seigneur dont il a abandonné la terre ne pourra plus le réclamer. Les corvées sont abolies, sauf une exception qui atteint seulement les propriétaires de chevaux et de charrettes, tenus de transporter le vin du Roi de Lorris à Orléans. Les habitants sont dispensés du guet et ne font le service d'ost et de chevauchée qu'à condition de pouvoir revenir le même jour chez eux. Le Roi ne pourra plus exiger d'eux ni taille, ni tolte, ni aide, c'est-à-dire aucun impôt extraordinaire. Les habitants ne paieront plus qu'une redevance minime ; un cens de six deniers pour une maison et un arpent de terre. Ils ont droit à l'usage du bois mort. Les impôts indirects mêmes sont limités : les hommes de Lorris sont exemptés du droit de minage pour le froment récolté, et du droit de forage pour le vin provenant de leurs vignes. Ils ne paieront aucun tonlieu (droit d'octroi et de vente) sur les achats faits pour leur nourriture. Les marchands qui se rendent aux foires de Lorris sont placés sous la sauvegarde royale. Enfin le privilège règle la procédure à suivre devant le tribunal du prévôt, en adoucit la rigueur en ce qui concerne le duel judiciaire et réduit le taux des amendes, une des impositions qui pesaient le plus lourdement sur les campagnes.

La charte de Lorris améliorait la condition des habitants en supprimant les redevances les plus impopulaires et en concédant les libertés propres à développer l'agriculture et le commerce. Elle les laisse, d'ailleurs, comme par le passé, sous la domination exclusive du Roi et de ses agents. On ne saurait y voir un acte d'organisation ni surtout d'émancipation absolue. Pour tout ce qui n'était pas spécifié dans leur charte, les hommes de Lorris restèrent soumis à la coutume générale ou au droit commun de la région du Gâtinais. Néanmoins, comme ce privilège était à la fois une garantie de liberté individuelle et une source d'avantages économiques ; comme il assurait, d'autre part, le progrès d'une population agricole sans toucher aux prérogatives essentielles du seigneur, il eut cette bonne fortune d'être accueilli avec faveur par la Féodalité aussi bien que par les vilains. On le prit comme modèle, et son succès commença du vivant même de celui qui en était l'auteur. L'exemple du Roi fut suivi par ses barons. Les mesures qu'ils adoptèrent, d'autre part, pour assurer la tranquillité de leurs États, complétèrent le bienfait des chartes. Grâce à la paix du Roi ou à la paix du comte, le cultivateur produisait davantage, vendait mieux ses produits et put acheter du seigneur, toujours plus ou moins besogneux, une somme plus grande de bien-être pour lui, sa famille ou son hameau.

Les paysans ne sont pas, du reste, aussi dispersés, isolés et étrangers les uns aux autres qu'on serait tenté de le penser. L'idée de l'association, du syndicat, leur est connue : ils l'appliquent même sous plusieurs formes.

Dès les temps les plus reculés du Moyen âge, ils apparaissent associés, comme paroissiens, autour de la chapelle ou de l'église ; de ce chef, ils ont des charges communes à subir, des droits à exercer en commun. Ils sont solidaires aussi, comme possédant collectivement des droits d'usage et c'est peut-être de ces droits d'usage que sont venues peu à peu leurs propriétés en bois, en pâturages et en marais. De simples villages se trouveront être ainsi, comme les grandes villes, propriétaires de biens communaux. Enfin leur situation de sujets d'une même seigneurie crée entre eux une relation d'une autre espèce : la solidarité devant la taille. Il n'est pas rare que le seigneur se contente de percevoir l'impôt en bloc, laissant aux villageois le soin de la répartition, parfois même celui de la perception.

Ces liens de nature diverse font de chaque village, du plus humble et du plus durement assujetti, une association permanente, une communauté de fait que le seigneur peut ne pas reconnaître, mais qu'il est bien obligé de tolérer. Groupement rudimentaire, sans doute, et imposé par la nature des choses : mais de là à l'association voulue, il n'y a qu'un pas. Et les paysans du XIIe siècle l'ont vite franchi. Au nord de la France et en Bourgogne se forment des syndicats de cultivateurs en vue d'exploiter une terre indivise. Dans les campagnes autant que dans les villes, le principe d'association a été le ressort du progrès.

Ce ne sont pas seulement les individus qui se syndiquent dans un village ; les villages eux-mêmes s'unissent et forment des personnes collectives, des fédérations rurales, comme on en vit en Flandre, dans le Poitou, en Bourgogne, dans le Dauphiné, dans les vallées pyrénéennes. Tels furent ces quatre villages du pays de Laon : Bruyères, Chéret, Vorges et Valbon, dont l'ensemble constitua, depuis 1128, une commune, calquée sur la grande commune de Laon, c'est-à-dire une municipalité maîtresse d'elle-même, établie par assurance mutuelle sous la foi du serment, administrée et jugée par des magistrats élus, défendue par sa milice propre, vassale et non plus sujette du seigneur local. Une autre association rurale, celle des six villages de Vailli, Condé, Chavonnes, Celles, Pargni et Filain, en Soissonnais, s'élevait aussi à la dignité de commune et recevait la constitution de Soissons. Ici, le paysan n'est pas arrivé seulement à sortir du servage, à limiter les droits seigneuriaux, il a acheté la liberté complète et s'est placé, d'un bond, au même rang que les bourgeois des cités les plus importantes. Sans doute, l'immense majorité des cultivateurs n'a pas eu cette heureuse fortune ; mais tout isolés et exceptionnels qu'aient été de pareils phénomènes, ils prouvent l'intensité avec laquelle le courant des idées libératrices pénétra jusque dans les campagnes et la puissance contagieuse de ce mouvement communal qui devait produire tant d'autres effets.

 

II — LES LIBERTÉS URBAINES[3].

LA transformation qui s'accomplit dans les villes est d'un intérêt plus vif pour l'histoire, car elle fut plus étendue, plus profonde, plus riche en péripéties dramatiques et en conséquences d'avenir. Des villes sont venus, comme toujours, les changements les plus décisifs, les nouveautés les plus retentissantes, les plus grandes hardiesses.

A la fin du XIe siècle, le nombre des villes s'augmente, en même temps que s'accroissent les libertés des bourgeois : deux faits connexes et qui s'expliquent l'un par l'autre. Les villes se multiplient et s'agrandissent parce que la condition des habitants s'améliore. Ceux-ci deviennent d'autant plus exigeants et audacieux dans leurs entreprises contre le seigneur qu'ils se sentent plus nombreux et plus capables de résister et de vaincre.

Depuis longtemps déjà les forêts commençaient à s'éclaircir pour faire place à des groupes d'habitations humaines. Les châteaux, les abbayes, les marchés donnaient naissance à de nouvelles agglomérations. On voyait depuis longtemps la population des centres anciens s'épaissir, les bourgs ou faubourgs se former auprès des vieilles cités épiscopales. Mais c'est seulement au temps de Philippe Ier et de Louis le Gros que se manifestent, avec une continuité et une vigueur particulières, l'accroissement numérique et les progrès matériels du peuple urbain. C'est alors surtout que les bourgs neufs peuplés de marchands se multiplient le long des remparts des grandes villes, et que les abbayes attirent, autour de leurs reliques, outre la population flottante des commerçants et des pèlerins, les bourgeois sédentaires, désireux de vivre à l'ombre d'un saint lieu. Dans cet ensemble de fondations, l'agrandissement des villes anciennes est moins frappant peut-être que le nombre toujours grossissant des centres nouveaux.

Ces créations artificielles qu'on désigne sous le nom de villes neuves, sauvetés, bastides, et que l'appât, des privilèges concédés faisait surgir, étaient dues à l'initiative des seigneurs et surtout des églises. Le Clergé avait ce grand avantage de pouvoir fonder des asiles où les habitants bénéficiaient de l'inviolabilité attachée aux possessions de Dieu et de ses saints. Dans l'espace sacré, marqué par quatre croix, la population affluait, les maisons se bâtissaient comme par enchantement, une bourgeoisie laborieuse naissait, source de grosses perceptions pour les chanoines ou pour les moines. Dès la fin du XIe siècle, les abbayes de Saint-Denis, de la Sauve-Majeure, de Conques, de Lézat, de Saint-Sernin de Toulouse, parsemaient de lieux d'asiles ou de sauvetés leurs terres du Berri, du Bordelais et du Languedoc.

Souvent le comte, le duc ou le Roi fournissaient à l'abbaye la terre où devait s'élever la ville future, soit gratuitement et en toute propriété, soit sous la condition du partage des bénéfices éventuels. Dans ce dernier cas, le pariage, c'est-à-dire l'association de deux seigneuries en vue de l'exploitation d'un domaine, devint plus d'une fois une bonne affaire. L'avantage était si grand que les seigneurs laïques commencèrent à prendre l'habitude de procéder seuls, sans le concours de l'Église, à des créations du même genre. C'est alors que les hauts barons accordèrent à l'envi des chartes de peuplement, destinées à ramener la vie et la prospérité sur leurs domaines. Ainsi firent les ducs de Normandie à Verneuil et à Pontorson (1100 et 1130), les comtes de Flandre à Grammont (fin du XIe siècle), le roi de France et l'abbaye de Saint-Denis à la Chapelle-Aude, en Bourbonnais (1065), le comte de Roussillon, à Villefranche en Cerdagne (1095), le vicomte de Béarn, à Oloron et à Morlaas (1088).

L'organisation primitive de ces villes neuves est bien connue, puisqu'elle est décrite dans les chartes mêmes de fondation. Privilégiées dès le berceau, elle naissent, pour ainsi dire, sous nos yeux, avec tous les avantages dont elles sont pourvues. Ce sont nécessairement des villes franches, qui possèdent leur acte d'émancipation daté avec précision et dament légalisé par les autorités publiques.

L'exemple de la Chapelle-Aude est caractéristique. Dans l'enceinte de cette ville neuve, lieu inviolable, tout habitant, fît-ce un voleur ou un serf fugitif, vivra désormais en pleine sécurité. Le voleur doit seulement restituer les objets volés, si l'on constate qu'il les ait encore en sa possession. Quant au serf errant, si on le réclame, il sera officiellement invité à rejoindre son maitre, mais s'il s'y refuse et veut rester dans l'asile, personne ne pourra le contraindre à s'en aller. Dans la limite de la ville neuve, l'habitant jouit d'un privilège judiciaire : il n'est plus soumis qu'à une seule justice, celle du prieur. Toutes les autres juridictions, laïques ou ecclésiastiques, disparaissent. Puis vient le privilège financier : le bourgeois ne paye d'impôt direct ou indirect qu'aux moines. Enfin, le privilège militaire : on ne pourra lui imposer aucun service de guerre, si ce n'est pour la défense du prieuré et de la ville même. Trois foires annuelles y assurent la prospérité d u commerce. Pour faciliter les mariages (grave difficulté dans les asiles où la population masculine prédomine à l'excès) le prieur de la Chapelle-Aude a fait venir de France une certaine quantité de serves appartenant à l'abbaye de Saint-Denis. Tout est prévu et combiné à l'effet d'attirer dans la ville neuve le plus grand nombre d'habitants et de les décider à y rester.

La franchise ainsi établie n'implique pas la suppression du pouvoir seigneurial. Les bourgeois des villes neuves sont soumis, comme les autres, à des redevances en argent et en nature, à des prestations, à des corvées. Mais ils ne sont exploités que par un seul maitre, grand avantage sur les autres centres de population.

Un problème autrement difficile et complexe est celui de l'origine des libertés bourgeoises dans les villes anciennes. Qui peut dire, avec certitude, à quel moment précis leur émancipation partielle ou totale s'est produite ? Les chartes de privilèges, de communes et de consulats, ne créent pas d'ordinaire les libertés qu'elles mentionnent. Elles leur donnent seulement la sanction légale ; elles ne sont que la reconnaissance officielle d'un état de choses antérieur et peut-être depuis longtemps établi. Beaucoup de ces actes, incomplets ou peu explicites, ne renseignent ni sur l'époque de la libération ni sur la nature et les caractères essentiels de la constitution des villes. Ils n'ont pour objet que de définir les droits réservés à l'autorité seigneuriale ou les points controversés sur lesquels un accord est intervenu entre le seigneur et les bourgeois. Comment affirmer qu'il n'existe pas un écart considérable entre le moment réel de l'émancipation et la date du premier document qui la révèle et la confirme ?

Ce qui est clair, indiscutable, c'est que les bourgeoisies s'émancipent partout, plus ou moins. Les unes, simplement délivrées du servage, dépourvues de privilèges importants, restent soumises au droit commun, à l'exploitation d'autrefois. Paris, Blois, Chartres, Troyes, Nevers, Lyon, Nantes, Rennes, Tours appartiennent à cette classe peu favorisée. D'autres, fortement privilégiées ou à demi-libres, comme Rouen, Caen, Mantes, Étampes, Orléans, Bourges, continuent pourtant à subir l'autorité du seigneur qui les administre et les juge par ses agents. D'autres, enfin, communes et consulats, villes libres, ont acquis l'indépendance, le droit de se gouverner elles-mêmes et d'élire leurs magistrats propres. Ce sont de vraies seigneuries, des États collectifs. Telle est la condition de Bruges, Gand, Saint-Quentin, Lille, Beauvais, Noyon, Laon, Bordeaux, Bayonne, Montpellier, Arles, Avignon, Marseille.

Partout le pouvoir féodal recule, partout il a dû céder à la bourgeoisie ce qu'elle demandait : ici la liberté civile, là les libertés économiques, ailleurs les libertés administratives et judiciaires, ailleurs enfin l'entière disposition d'elle-même, le changement de la sujétion primitive en un simple lien de vassalité. Et entre ces types généraux de villes émancipées apparaissent d'innombrables nuances. Les conséquences de l'agitation populaire ont varié suivant les circonstances historiques, le tempérament des seigneurs, la nature des régions et des races provinciales. La diversité infinie des constitutions urbaines aboutit à l'inextricable, au chaos.

Tout est sorti pourtant d'une même pensée et d'un même fait : le soulèvement provoqué par les excès féodaux, la réaction progressive ou brusque contre une organisation sociale qui livrait les villes sans défense à la rapacité des seigneurs et de leurs agents. Unité dans l'aspiration première ; unité aussi dans le procédé de libération. Pour réussir, la bourgeoisie s'est syndiquée et son arme principale a été l'association cimentée par le serment : Chacun gardera en toute occasion fidélité à son juré et lui prêtera aide et conseil, dit la charte d'Amiens. Serment de secours mutuel, mutui adjutorii conjuratio, comme l'appelle Guibert de Nogent. Il est étrange de penser que, depuis Wilda et Augustin Thierry, plusieurs générations d'historiens ont discuté sérieusement pour savoir si ces associations de bourgeois qui ont produit les libertés urbaines ne dérivaient pas des gildes en usage chez les Scandinaves et les Germains. Comme si le syndicat n'était pas, dans tous les temps et dans tous les pays, la ressource habituelle et spontanée des classes misérables luttant contre les pouvoirs sociaux !

Comment s'est opérée dans les villes cette concentration des intérêts et des énergies, voilà ce qu'il importerait de savoir et ce que l'histoire nous apprend mal. Les obstacles paraissent, au premier abord, insurmontables. On a vu ce qu'était la ville du XIe siècle, presque toujours partagée entre plusieurs seigneurs, avec ses maîtres ecclésiastiques, l'évêque, les chanoines, les abbés, et ses maîtres laïques, le châtelain, le comte, ou le Roi, série de juridictions et de perceptions différentes qui se superposent en s'enchevêtrant. Immédiatement au-dessous, les petit nobles et les clercs qui, sans avoir de seigneurie, sont encore des privilégiés ; puis la bourgeoisie proprement dite, divisée elle-même en plusieurs couches : en haut, les riches marchands et les gros industriels ; en bas, la masse des habitants, petits commerçants, chefs d'ateliers, ouvriers et manœuvres, tous ceux, en partie serfs, qui vivent au jour le jour des recettes de leur comptoir ou du travail de leurs mains. Avec cette multiplicité de pouvoirs et de conditions sociales, on devine quelles complications entraînera la lutte pour l'affranchissement.

Quel que soit le procédé employé, acquisition progressive et pacifique, ou conquête violente de la liberté, les besoins partout sont les mêmes, et si toutes les volontés ne tendent pas exactement au même but, elles ont un objectif commun, l'amélioration du sort de chaque classe. Tous les bourgeois demandent qu'on fixe des limites à l'exploitation seigneuriale, revendiquent la diminution ou la suppression des redevances et des corvées, exigent des garanties contre le despotisme des gouvernants. Aux aspirations collectives s'ajoutent les réclamations particulières. Le bas peuple vise naturellement avant tout la liberté personnelle, l'abolition de la taille arbitraire, de la mainmorte, de la capitation (impôt levé par tête de serf) et du formariage. Les marchands et les industriels voudraient la paix dans les rues et sur les chemins, la liberté de leurs opérations, la fixation et la réduction des droits de marché et d'octroi. Le patriciat bourgeois, les familles qui possèdent immeubles et capitaux, aspirent à des avantages d'un ordre plus élevé ; elles désirent enlever au pouvoir féodal et garder pour elles l'autorité administrative et la juridiction. Ces intérêts divergents n'étaient pas contradictoires et pouvaient se concilier. Dans certaines régions (au Nord moins fréquemment qu'au Midi) la classe des petits nobles ou des chevaliers fit cause commune avec l'aristocratie marchande et joignit ses efforts aux siens. La première difficulté était de réunir toutes ces forces en un seul faisceau, de faire de ces mille volontés une volonté unique. La seconde était d'amener le seigneur à capituler, d'obtenir, de gré ou de force, l'abandon de ses droits.

Une cause dont les historiens n'ont pas suffisamment fait ressortir l'importance explique, en grande partie, le succès des bourgeoisies révoltées : c'était la rivalité, au sein de la ville, des seigneuries qui se jalousaient, cherchaient à se supplanter et se faisaient une guerre sans merci. On assiste partout au même spectacle : un des seigneurs urbains s'appuyant sur l'élément populaire et favorisant ses revendications pour affaiblir et dominer ses concurrents. Sans cet antagonisme perpétuel, l'énergie des bourgeois et la force issue de l'association jurée eussent été, en beaucoup de cas, impuissantes. Les villes qui n'ont rien tenté ou qui ont le moins bien réussi dans leurs tentatives sont presque toujours celles où la bourgeoisie se trouvait en face d'un seigneur unique. On eut plus de peine à réduire un maître qui n'avait pas de concessions à faire pour assurer, contre des rivaux, le maintien ou le progrès de son autorité.

Ainsi le peuple trouva des auxiliaires dans la Féodalité elle-même ; mais il se servit aussi des associations partielles qui existaient depuis longtemps parmi les siens. Les paroissiens groupés autour d'une même église, les marchands et les artisans réunis en corporations ou en confréries, la caste des petits nobles et des hauts bourgeois, sociétés tout organisées, furent autant de centres de résistance et de ralliement pour la ville entière. C'est l'un ou l'autre de ces groupes qui dirigea le mouvement d'ensemble, régla l'attaque et bénéficia de la victoire.

Les corporations de marchands, auxquels la science contemporaine attache aujourd'hui tant d'importance, ont été souvent, en effet, surtout dans la France du Nord, le point de départ de l'association générale ; mais, dans beaucoup de localités de l'Est et du Midi, le patriciat des chevaliers et des bourgeois riches a joué exactement le même rôle. L'agitation des villes, au me et au XIIe siècles, n'est pas sortie uniquement de l'atelier et du comptoir ; les libertés bourgeoises ont été fondées, plus d'une fois, par d'autres mains que celles des gens de métier ou des marchands. La démocratie proprement dite, qui devait recueillir, un jour, le fruit de toutes ces conquêtes, a moissonné plus qu'elle n'a semé.

On voit que les causes essentielles de la transformation des villes découlaient de leur situation même ; mais leur évolution interne n'eût pas été aussi rapide, ni aussi puissante, si des événements extérieurs n'étaient venus en favoriser le cours et en précipiter l'issue. Tous les faits généraux qui forment la trame de l'histoire de France, dans la même période, ont eu leur contrecoup au sein des bourgeoisies et secondé l'effort populaire. Nous avons déjà remarqué que les troubles de la Réforme et de la querelle des investitures contribuèrent à développer les libertés bourgeoises dans les chefs-lieux de certains diocèses. La lutte engagée entre les chapitres et les évêques, entre les prélats et les abbayes, eut souvent le même résultat. Les institutions de la paix et de la trêve de Dieu, l'organisation des associations diocésaines et des milices paroissiales destinées à assurer, sous la direction de l'Église, le maintien de l'ordre, ont modifié aussi, sur certains points la condition et la physionomie des villes. En Flandre et en Picardie notamment, la paix d'origine ecclésiastique est devenue, pour quelques cités, une paix bourgeoise, réglée sur le même modèle et qui, étendant peu à peu le nombre de ses adhérents, conduisit le peuple à la commune. D'autre part, en rétablissant l'ordre dans leur domaine, en mettant fin aux brigandages des châtelains, les ducs, les comtes et les rois, favorisaient l'essor pacifique des bourgeoisies, amenaient une recrudescence du trafic et donnaient au bourgeois (sans le vouloir) le désir et le moyen de s'émanciper. Les querelles des hauts barons, les déshérences féodales, les interrègnes qui en étaient la conséquence et les compétitions des prétendants, aussi favorables aux habitants des villes que les vacances des évêchés, leur valurent souvent des succès décisifs que l'argent ou la révolte ne leur auraient peut-être pas procurés.

Mais la plus active de toutes ces causes extérieures fut sans contredit la révolution économique qui se produisit à la fin du XIe siècle, si rapide et si intense, qu'un historien[4] l'a comparée à celle du temps où nous vivons. L'affranchissement du travail industriel et la formation des corps de métiers facilitaient, on l'a vu, l'agitation populaire. Les pèlerinages au long cours, les expéditions de la chevalerie française dans tous les pays d'Europe, et surtout la croisade, ouvrirent aux marchands de nos grandes villes et de nos ports un horizon illimité. Les sociétés de négociants devenues plus nombreuses et plus fortes, les relations commerciales établies entre la Normandie et les Iles Britanniques, la prospérité doublée de Montpellier et de Marseille, qui bénéficient des conquêtes d'Orient, la multiplication des marchés, l'importance déjà grande des foires de Champagne, tous ces faits ont aidé à la transformation profonde qui s'opérait dans l'état matériel de la population urbaine. Partout on voit les villes améliorer la condition du travailleur, accroître leur production, étendre leur trafic ; partout les débouchés et les routes commerciales s'offrent en plus grand nombre à l'activité des marchands. Les progrès accomplis par cette classe de bourgeois, si aventureuse et si vivante, ont été le prélude et la garantie de ceux que devait effectuer la bourgeoisie tout entière. Le commerce engendra la richesse, et la richesse, la liberté.

 

III. — LE MOUVEMENT COMMUNAL[5].

IL ne suffit pas de comprendre comment l'ensemble des villes françaises a pu s'élever, de l'état servile, aux divers degrés de la condition libre. Pour mettre le fait en lumière, il faut montrer, dans ses épisodes les plus saillants, la lutte partout engagée, dans la première moitié du me siècle, entre les bourgeois et les seigneurs, les résultats, heureux ou malheureux, de la revendication pacifique ou de la guerre déclarée.

Dans le domaine du roi de France, les grandes villes ont moins bénéficié que les simples bourgades de l'évolution qui commençait. À Paris, la condition des habitants ne semble avoir subi aucun changement notable, car on ne peut considérer comme un avantage décisif la réduction d'impôt accordée à la corporation des marchands de la Seine (1121) ou le privilège destiné à faciliter aux bourgeois le recouvrement de leurs créances (1134). Orléans, la seconde capitale du royaume, n'a reçu aucun témoignage de la bienveillance de son seigneur jusqu'à la dernière année du règne de Louis VI, où ce prince consentit à restreindre son droit de mainmorte (1137). À Étampes, les concessions de Philippe Ier et de son fils ne furent que des actes de piété faits pour accroître les privilèges du chapitre de Notre-Dame d'Étampes ou de l'abbaye de Morigni. C'est seulement en 1133 que Louis le Gros, voulant assurer le peuplement d'un quartier de cette ville, celui de Saint-Gilles et du Marché-Neuf, concéda à ceux qui voudraient s'y établir la réduction du taux des amendes et d'importantes exemptions d'impôts et de service militaire. Compiègne et Bourges furent mieux traitées. La première, qui avait manifesté par une révolte son mécontentement de voir altérer la monnaie royale (1128), reçut satisfaction entière. Elle obtint en outre la sauvegarde du Roi pour son jour de marché et des garanties de protection contre les abus de justice du souverain et de ses agents. Bourges, poste avancé du territoire monarchique au delà de la Loire, fut délivrée des coutumes vexatoires qu'y exerçaient les officiers royaux et gratifiée d'une série de privilèges tendant à favoriser le trafic et l'établissement des étrangers (1121-1136). Somme toute, la Royauté donnait peu aux grandes villes, jalouse d'y maintenir l'intégrité de son pouvoir, et nullement désireuse d'en changer la constitution.

Les barons souverains avaient intérêt à se comporter comme le Roi. Dans la plupart des provinces, la condition du bourgeois commença aussi à s'améliorer, mais le mouvement d'émancipation pacifique fut plus ou moins précoce et durable, selon les fiefs. Sous la rude main des ducs de Normandie ou des comtes d'Anjou, les villes n'obtinrent qu'incomplètement ou très tard les libertés nécessaires. Au contraire, un pays comme la région pyrénéenne, avec ses vallées autonomes et sa belliqueuse population d'hommes libres, se distingua de bonne heure par l'affranchissement très largement pratiqué des centres urbains. Les villes béarnaises, dès la fin du XIe siècle, jouissaient d'un ensemble de libertés qui auraient pu faire envie à tous les bourgeois du roi de France.

En général, les grandes plaines agricoles, où les villes étaient clairsemées et. ouvertes, restèrent assujetties au seigneur : tel fut le sort de cette vallée de la Loire, où les bourgeoisies n'atteignirent jamais le moindre degré d'indépendance. Tout autre fut la destinée des provinces industrielles, comme la Picardie et la Flandre. Une population ouvrière nombreuse et remuante, de grandes agglomérations où la richesse s'accumulait, l'activité du commerce, tout contribua, dans ces pays, à donner aux revendications des villes une valeur spéciale. Aussi les concessions de privilèges se sont-elles rapidement succédé comme par une sorte de contagion. Avant de se transformer en communes, des villes comme Amiens, Arras, Douai, Lille, Aire, Saint-Omer, Furnes, Ipres, Valenciennes avaient été pourvues d'exemptions et de libertés économiques qui leur garantissaient déjà la sécurité de l'avenir et les premiers éléments d'une prospérité faite pour s'accroître.

Ces avantages ne leur ont pas suffi. Aspirant à l'indépendance, elles ont continué la lutte contre leur seigneur pour devenir elles-mêmes des seigneuries. La révolution communale eut pour théâtre principal les vallées de l'Oise, de l'Aisne, de la Somme, de la Lys et de l'Escaut. C'est là surtout que le peuple réussit à compléter l'œuvre entreprise ; là se fit la rupture des liens qui rattachaient encore au pouvoir féodal les bourgeoisies privilégiées.

Le premier exemple d'une manifestation communaliste ne vint cependant pas de la France du Nord. En 1069, la ville du Mans, avec sa population nombreuse d'artisans, essaya déjà de se transformer en commune. Commune d'un caractère spécial, il est vrai, sorte de confédération très vaste ou entrèrent de gré ou de force, avec la bourgeoisie, l'évêque, le clergé local et les petits seigneurs de la région. Le comte du Mans, dont elle menaçait l'autorité, était alors Guillaume le Conquérant, que les affaires d'Angleterre retenaient au loin. Les conjurés eurent tout loisir de s'organiser et de s'affilier jusqu'aux paysans des campagnes voisines. À peine constituée, la commune fit l'essai de sa force, mit ses troupes en marche et les lança contre le château de Sillé, qui résista. L'évêque du Mans et les curés des paroisses, avec croix et bannières, faisaient partie de l'expédition. Presque aussitôt après, un des confédérés, Geoffroi de Mayenne, ayant violé la foi jurée, fut assailli dans sa forteresse par la milice communale, vaincu et obligé de se soumettre. La commune devenue subitement une puissance, maîtresse absolue de la ville et d'une partie du comté, abusa de sa victoire, si, du moins, le clerc qui écrivait la chronique du Mans ne l'a pas calomniée. Il l'accuse d'avoir prononcé des condamnations à mort sans jugement et commis des crimes innombrables. Mais le nouveau régime suspect, aux nobles et aux clercs, ne resta pas longtemps en vigueur. Le roi d'Angleterre approchait : toute résistance eût été vaine ; les notables du Mans vinrent à sa rencontre avec les clefs de la ville, lui prêtèrent serment et obtinrent de lui, outre le pardon pour les meneurs, la confirmation de leurs anciennes libertés et justices. En réalité, l'insurrection éphémère et isolée des bourgeois du Mans n'eut aucune influence sur la suite du mouvement communal.

Le point de départ de l'agitation révolutionnaire dans la région de la Picardie et de la Flandre fut le soulèvement des bourgeois de Cambrai, qui était ville impériale (1076). Profitant de l'absence de leur évêque, Gérard II, ils forment, par association jurée, une vraie commune, à la tête de laquelle se placent des marchands enrichis. Insurrection religieuse et politique : l'évêque voulait imposer à son diocèse la réforme grégorienne repoussée par une grande partie du peuple et du clergé local. Il était le seigneur temporel de la cité et, par suite, en guerre ouverte et continue avec les bourgeois. Revenu de la cour impériale, Gérard, pour rentrer dans la ville, consent, en apparence, à reconnaître la commune, ou du moins négocie avec ceux qui l'ont fondée. Ces derniers commettent l'imprudence de désarmer : les soldats de l'évêque les attaquent à l'improviste, les massacrent dans les places, dans les rues, dans les églises ; les mieux traités sont ceux à qui l'on coupe les pieds et les mains, à qui l'on crève les yeux ou dont le front est marqué d'un fer rouge. La commune est anéantie. Quelque temps après les bourgeois s'unissent en secret pour se venger, mais la conspiration se découvre et ceux qui y ont pris part sont encore rudement châtiés.

En 1101, la querelle des investitures, qui sévit avec fureur dans ce pays, permet aux habitants de prendre leur revanche. Deux évêques ayant été élus en même temps, le peuple profite du schisme pour se débarrasser du pouvoir épiscopal et s'appuie sur le comte de Flandre, qui avait, lui aussi, des prétentions au gouvernement temporel de Cambrai. La commune est reconstituée (1103), et dure jusqu'en 1106. L'empereur Henri V intervient alors pour la détruire et réintégrer l'évêque dans ses droits. En dépit des déceptions et des souffrances, les Cambrésiens, obstinés dans leur espoir, feront plus tard d'autres tentatives, sans jamais conquérir la pleine indépendance rêvée. La révolte de 1076 avait donné, du moins, un exemple fécond.

La ville de Saint-Quentin paraît l'avoir suivi la première : mais on ignore absolument dans quelles circonstances son seigneur, le comte de Vermandois, Herbert IV, lui accorda, vers 1080, la constitution communale. Quelques années après, Beauvais, déjà enrichie par l'industrie et le commerce des draps, se soulevait à son tour. L'évêque Ansel avait reconnu, dès 1099, l'association jurée des bourgeois qui durent surtout leur victoire aux efforts énergiques de la corporation des teinturiers[6]. Ici encore, les origines de la commune restent obscures, on entrevoit vaguement qu'elle se fit aux dépens du chapitre de Saint-Pierre et du châtelain de Beauvais, plutôt que contre le Roi et l'évêque. Ce qui n'est pas douteux, ce fut l'indignation générale qu'elle suscita au sein du Clergé. Ive de Chartres la traita de conspiration turbulente et affirma que l'évêque de Beauvais n'était nullement obligé de tenir compte du serment que s'étaient prêté les bourgeois, pas plus que de celui qu'il avait prêté lui-même quand il avait juré de respecter les coutumes de la cité. De tels pactes, ajouta-t-il, n'engagent personne et sont nuls de plein droit, parce qu'ils sont contraires aux canons et aux décisions des saints Pères.

Ainsi l'Église jetait l'anathème, dès le début, sur le régime communal, au nom de la tradition et de la loi religieuse. Commune, nom nouveau, nom détestable, s'écrie, avec une sainte horreur, l'abbé Guibert de Nogent. Le Clergé jugeait le maintien de ses droits incompatible avec le développement des libertés urbaines. Quelques prélats, surpris par l'explosion de la force populaire, par la rapidité du mouvement, s'inclinèrent pourtant devant les faits et acceptèrent même de prêter serment à la bourgeoisie victorieuse. L'évêque de Noyon, Baudri, demanda au roi de France (1109) la confirmation de la charte communale qu'il avait lui-même octroyée. Comment la cité de Noyon, assez paisible de mœurs, peu industrielle, pleine d'établissements religieux, réussit-elle à s'émanciper ? L'histoire ne l'explique pas, mais on peut croire que le pouvoir épiscopal n'abdiqua pas de son plein gré. Pour vaincre sa résistance, les Noyonnais s'appuyèrent sur le châtelain que les communiers de Beauvais avaient dû traiter en ennemi. C'est ainsi que, d'une ville à l'autre, les circonstances se modifiaient.

De proche en proche, la contagion gagnait jusqu'au domaine royal. Mantes, avec son importante confrérie de marchands, demanda aussi à son unique seigneur, le roi de France, le régime municipal, que Noyon avait obtenu (1110). Louis VI, qui venait de reprendre Mantes à son frère révolté, Philippe, le fils de Bertrade, sentit la nécessité de se concilier les habitants et de faire de leur ville le boulevard du domaine capétien contre la Normandie. Il accorda la commune, mais l'organisa de telle façon que son autorité y perdit peu. Mantes n'eut pas de maire élu : le chef de la commune fut le prévôt du Roi, assisté d'une assemblée de notables ou pairs ; c'était une liberté de catégorie inférieure, telle qu'on pouvait la tolérer en terre royale.

A peine le Capétien avait-il fait cette concession qu'on lui en réclamait une autre. En 1141, Laon, la vieille forteresse carolingienne, où l'exemple de Saint-Quentin et de Noyon (c'est un contemporain qui l'affirme) avait surexcité le sentiment populaire, s'insurgeait contre son évêque. Ici la révolution menaçait, tout ensemble, les intérêts de l'Église et ceux du Roi.

Isolée et barricadée sur sa montagne, la population laonnaise vivait en proie aux fureurs de la guerre civile et de la haine des classes. Dans cette ville étrange, le brigandage était endémique : le noble se jetait sur le bourgeois pour le rançonner, le bourgeois sur le paysan pour le voler ; le Roi lui-même n'y pouvait séjourner sans crainte de voir ses gens dépouillés et roués de coups. L'évêque de Laon, Gaudri, aussi original que son peuple, traitait ses diocésains comme des serfs, ne songeait qu'à la guerre ou à la chasse, marchait suivi d'un esclave nègre qui lui servait de bourreau. Pour se débarrasser d'un châtelain qui le gênait, Gérard de Quierzi, il l'avait fait assassiner dans une église. Le Roi et ses conseillers, gagnés à prix d'or, laissèrent ce crime impuni.

Dans ce milieu turbulent, où le pouvoir épiscopal était discrédité et se maintenait à peine, l'idée d'une commune fut accueillie avec passion. Profitant d'une absence de Gaudri, alors en Angleterre, la bourgeoisie achète du Clergé et des nobles la permission de se confédérer. À son retour, l'évêque, apprenant ce qui s'est passé, entre en fureur, mais une grosse somme d'argent l'apaise ; il jure même de respecter la commune et Louis VI, bien payé aussi, la confirme (1111). L'année suivante, le Roi étant venu à Laon pour les fêtes de la semaine sainte, Gaudri crut pouvoir user de sa présence pour détruire la commune ; les bourgeois, avertis, offrirent à Louis 400 livres s'il voulait rester fidèle à ses engagements ; l'évêque lui en promit 700 pour les violer. Le dernier enchérisseur eut gain de cause et la commune fut abolie. Cette comédie, où Louis VI ne jouait pas le beau rôle, se termina par la fuite du Roi, qui disparut au petit jour, prévoyant l'orage qui allait éclater (1112).

Les choses tournèrent au tragique. L'impudence de l'évêque, qui voulait prélever sur la commune l'argent destiné à ceux qui la trahissaient, mit le comble à la colère des bourgeois. Un complot se prépare dans l'ombre, les boutiques se ferment et quelques cris isolés de Commune ! Commune ! se font entendre. Gaudri, plein de mépris pour ces manants, se contente de répondre à Guibert de Nogent, qui l'avertissait de prendre garde : Eh ! que peuvent faire ces gens-là avec leurs émeutes ? Si Jean, mon nègre, tirait par le nez le plus redoutable d'entre eux, il n'oserait pas même faire un grognement. Ce qu'ils appelaient hier commune, je les ai obligés à y renoncer, au moins tant que je vivrai. Le lendemain même, des bandes de bourgeois armés d'épées, de haches, d'arcs, de cognées, se ruent sur le palais épiscopal, massacrent ceux qui le défendent et cherchent partout l'évêque qu'ils trouvent blotti dans un tonneau. Un serf lui fait sauter la cervelle d'un coup de hache : d'autres lui brisent les os des jambes et le transpercent de mille coups. Puis le tumulte s'étend ; on se jette sur les hôtels des clercs et des nobles, qui n'échappent à la mort qu'en se déguisant et prenant la fuite. Les bourgeoises, aussi ardentes que leurs maris, insultaient, frappaient à coups de poing, dépouillaient même de leurs riches vêtements les dames nobles qui avaient eu le malheur de tomber entre leurs mains. L'incendie succède au pillage et la cathédrale elle-même prend feu.

On ne pouvait laisser sans vengeance le meurtre d'un évêque. L'armée du Roi marcha sur la ville insurgée et la prit d'assaut. Rentrés en force, les nobles égorgent à leur tour les bourgeois poursuivis dans les rues, au fond des églises, saccagent leurs demeures, enlèvent jusqu'aux ferrements des portes. Alors les paysans de la banlieue envahissent en masse la cité et pillent, pendant plusieurs jours, les maisons désertes. La commune disparut dans le sang (1114).

Après cette tragédie, on pouvait croire que le peuple de Laon resterait asservi à jamais. Seize ans après, le régime communal était rétabli. Les circonstances politiques avaient forcé le Roi et l'Église à la faire revivre et à rendre aux bourgeois amnistiés, sous le titre d'institution de paix (1128), l'organisation libre qui leur permettait d'échapper, en partie, à la domination féodale. La nouvelle charte ne désarmait pas complètement l'évêque : elle restreignait l'admission dans la commune et conservait les droits du Roi, de la Noblesse et du Clergé ; mais elle constituait la juridiction municipale, en face de celle du prélat.

Les bourgeois d'Amiens, qui s'étaient insurgés au moment même où Laon était en pleine révolution (1113), payèrent presque aussi chèrement leur liberté. Il fallut quatre ans d'une guerre acharnée, guerre dans la rue et au dehors, pour que la commune amiénoise devint un fait accompli. L'évêque et le vidame soutenaient les bourgeois : le châtelain et le comte les combattaient. Le régime de liberté ne put s'établir à Amiens tant que la milice populaire n'eût pas emporté une grosse tour, le Castillon, qui servait de repaire au châtelain. En se déclarant pour les bourgeois, Louis VI fit pencher la balance de leur côté. L'établissement définitif de la commune (1117) limita pour longtemps le pouvoir du comte et introduisit la Royauté dans un pays où elle n'exerçait primitivement aucun droit.

L'histoire de la révolution communale à Laon et à Amiens est un trait de lumière dans une nuit sombre. Tout s'obscurcit de nouveau, à partir de l'année où se termine la chronique de l'abbé de Nogent. On ne constate plus guère que des résultats sans avoir le moyen de les expliquer. Une nécessité douloureuse contraignit sans doute les seigneurs ecclésiastiques à laisser le régime communal s'établir à Corbie (1120), à Saint-Riquier (avant 1126), à Soissons (1116-1126). La bourgeoisie de Corbie parait s'être unie avec la chevalerie et le petit clergé pour forcer la main à son abbé. Saint-Riquier n'est venue à bout du sien qu'en s'alliant au comte de Ponthieu, le principal seigneur laïque de la contrée. Pour secouer le joug de l'évêque, leur maitre dominant, les gens de Soissons semblent avoir profité de la minorité de leur comte Renaud III.

Une fois les communes fondées, l'Église se plaignit amèrement des conséquences. L'abbé de Saint-Riquier appelle le roi de France à son aide (1120). Ses bourgeois osaient soumettre les sujets de l'abbaye aux impôts communs, aux corvées municipales ! Ils empêchaient l'abbé de lever ses taxes, attiraient à leur association les paysans de la terre voisine, tenaient leurs réunions dans l'église, sonnaient les cloches pour leurs besoins particuliers ! Il fallut ramener ces manants, par la force, à la stricte observation du pacte communal. L'évêque de Soissons accusa, lui aussi, sa commune. Non contente de faire une propagande effrénée dans les campagnes, elle s'appropriait les édifices de l'évêché pour s'y réunir et y détenir ses prisonniers ! Louis VI, le roi des clercs, dut faire des exemples. On permettait l'usage, non l'abus.

C'est en vain qu'on essayait de réagir ; le mouvement partout s'étendait, irrésistible. En 1130, c'est le tour d'Abbeville, entraînée par l'exemple d'Amiens, sa voisine. En 1139, la grande cité de Reims, la capitale ecclésiastique du royaume, est elle-même atteinte. L'archevêque, puissant seigneur temporel, était peu disposé à limiter ses droits. Aussi fallut-il aux Rémois deux circonstances exceptionnelles, une vacance prolongée du siège archiépiscopal et le concours actif du roi Louis VII.

Le Capétien était alors en guerre avec le comte de Champagne ; il jugea nécessaire de s'établir solidement dans la province aux dépens des seigneurs locaux. Reims, la ville du sacre, devenue commune, se dressait, comme puissance bourgeoise, en face du primat des Gaules. L'Église universelle s'indigna d'un tel scandale, et la Papauté intervint. Louis VII, qui eut rarement le courage de ses opinions et de ses actes, commençait déjà à se repentir d'avoir encouragé ces bourgeois. Leur audace l'effraya : Vous excédez en tout, écrivait-il à Reims, les bornes de la commune de Laon qui vous fut donnée pour modèle. Vous faites entrer dans votre association, contre notre défense, les quartiers et les villages du dehors. Vous enlevez aux églises leurs revenus coutumiers, ou défendez à leurs sujets de payer les taxes. Vous diminuez ou détruisez entièrement les libertés, les coutumes, les justices des chanoines de Notre-Dame qui sont maintenant en notre main et n'ont d'autres défenseurs que nous. Vous avez contraint à rançon les sergents de ces chanoines, vous en avez emprisonné plusieurs ; quelques-uns mêmes n'osent sortir de l'église par la peur qu'ils ont de vous !

Avertissements inutiles ! Innocent II poussa le roi de France à user de la force : Puisque Dieu a voulu que tu fusses élu et sacré roi pour défendre son bien et les libertés de ses ministres, nous te mandons, par cette lettre apostolique et t'enjoignons, pour la rémission de tes péchés, de dissiper par ta puissance royale les coupables associations des Rémois, leurs compagnies, et de ramener l'Église et la ville en l'état et liberté où elles étaient au temps de ton père d'excellente mémoire. Saint Bernard lui-même avait dénoncé à la vindicte de l'Église et de la Royauté l'insolence du peuple rémois. Que pouvait la commune contre de tels ennemis ? Les efforts réunis du chapitre, d'un nouvel archevêque et du comte de Champagne l'eurent bientôt fait disparaître et pour longtemps.

Dans cet âge héroïque du mouvement communal, la bourgeoisie ne se contentait pas de réduire son seigneur à l'impuissance. Elle allait parfois jusqu'à le supprimer. Les meurtriers de l'évêque de Laon firent école. Le roi Louis VII avait accordé une charte communale aux habitants de Sens (1146). Sur les instances de l'abbé de Saint-Pierre le Vif, il la révoqua trois ans après. Une émeute formidable éclate. Les bourgeois enfoncent les portes de l'abbaye et mettent à mort l'abbé et son neveu, qui le défendait. La répression fut sanglante : une partie des meneurs précipités du haut d'une tour, les autres conduits à Paris et décapités. Les bourgeois de Vézelai n'avaient pas attendu, eux, l'exemple de Laon. Bien avant de songer à la commune, ils avaient massacré Artaud, leur abbé (1106).

Cette ville de Vézelai, pleine de manants enrichis par un pèlerinage fameux et par le commerce qui s'y faisait avec la Bourgogne et l'Italie, offrait un terrain excellent aux agitations populaires. En 1136, ils essayèrent une première fois d'établir la commune et d'y faire entrer les paysans de la région. Ils échouèrent contre la résistance très vive de leur abbé, et leurs tentatives, renouvelées pendant tout le XIIe siècle, n'eurent pas plus de succès. Leur malheur fut de s'appuyer sur un grand seigneur voisin, le comte de Nevers, et de n'être que l'instrument de la haine que celui-ci portait à l'abbaye et à ses chefs. Alliée à ce persécuteur de l'Église, la commune de Vézelai ne parvint jamais à être reconnue ni à vivre. Mais combien d'autres ont lutté et disparu, dont l'histoire ne nous a rien dit ?

Les chroniqueurs de Louis VII consacrent trois lignes à la tentative des habitants d'Orléans, soulevés pour cause de commune (1137), et au châtiment exemplaire que le roi de France infligea aux meneurs les plus compromis. Le hasard a fait découvrir, il y a vingt ans, un fragment de Suger qui révèle un épisode historique resté inconnu pendant huit siècles : l'essai de commune fait à Poitiers, l'année où Louis VII devint roi. Poitiers ne se bornait pas à fonder sa propre indépendance : elle avait entrepris de répandre la liberté autour d'elle. Elle forma avec les autres cités et bourgs du Poitou une fédération urbaine, analogue à ces ligues de villes qui jouèrent un si grand rôle dans l'histoire de l'Italie ou de l'Allemagne. Cette forme d'action populaire, très rare chez nous, où la bourgeoisie procédait d'habitude isolément, par soulèvements locaux et successifs, n'en parut que plus dangereuse. Les Capétiens ne voulaient de villes libres, sur leur domaine propre, que celles qu'ils fondaient eux-mêmes en leur laissant un minimum de libertés. Louis le Jeune agit rapidement. Il lève une armée de mercenaires, marche sur Poitiers, dissout la commune et force les habitants à renoncer au serment qu'ils s'étaient prêté. Les principaux d'entre eux furent menacés de voir leurs fils et leurs filles dispersés, comme otages, sur les différents points de la France. La terreur fit disparaître jusqu'au souvenir même de l'insurrection.

Pendant que le régime communal s'établissait, dans certaines provinces, par l'émeute et l'effusion du sang, d'autres villes obtenaient de leur seigneur, en pleine paix, tout ce qu'elles pouvaient ambitionner. Saint-Orner, Lille, Bruges, Gand, se trouvèrent émancipées, sans avoir eu besoin d'emporter de haute lutte leurs droits et leur indépendance. Ici la contrainte ne vint pas de la bourgeoisie elle-même, mais des circonstances extérieures qui forcèrent le maître à céder ce qu'il n'est jamais abandonné en temps normal.

La mort du comte de Flandre, Charles de Danemark, qui amena, en 1127, une querelle de succession et un interrègne, heureuse combinaison de chances favorables, fut le point de départ des libertés flamandes. Une nuée de compétiteurs s'abattit sur le comté. Celui d'entre eux que la fortune favorisa tout d'abord, le Normand Guillaume Cliton, jugea qu'il ne lui suffisait pas d'être patronné par le roi de France et agréé de la noblesse locale. Dans un pays où abondaient les villes industrielles et marchandes, il lui fallait les bourgeois. Pour les gagner, il prodigua les réductions et les exemptions d'impôts, reconnaissant comme légales les communes qui s'étaient constituées à la faveur de l'anarchie. Une fois installé, il essaya de revenir sur les concessions faites et de violer les chartes octroyées. Mais on a déjà vu que les bourgeois résistèrent et, de concert avec la petite féodalité, substituèrent à ce parjure un de ses concurrents, Thierri d'Alsace. Celui-ci, pour les récompenser et les maintenir dans son parti, s'empressa de confirmer les libertés conquises et, à son tour, combla les villes de privilèges de toute espèce. Le peuple de Flandre accepta des deux mains ; il n'avait que la peine de prendre ce qu'on lui offrait et, avec sa ténacité habituelle, garda pour toujours ce qu'il avait reçu.

Par la variété presque infinie de ses formes et de ses effets, la révolution communale ressemble à tant d'autres événements importants qu'on ne saurait enfermer dans une seule formule. C'est ce qu'avaient mal compris les historiens de la Restauration, trop disposés à revêtir d'une teinte uniforme les conflits engagés par les villes qui réclamaient l'autonomie. Il faut laisser au mouvement communaliste l'aspect disparate et incohérent sous lequel il s'est réellement présenté aux contemporains. Tantôt la commune s'ajouta aux privilèges déjà conquis, tantôt elle métamorphosa sans transition une localité serve en ville libre. Ici, elle procéda par la révolution et l'émeute ; là, favorisée par les circonstances, elle donna, sans coup férir, aux bourgeois les libertés administratives et politiques les plus complètes. Sur certains points, le nouveau régime s'est établi au bénéfice exclusif de l'aristocratie marchande : ailleurs, il a fait place, dès le début, aux éléments inférieurs de la bourgeoisie. Devant ce phénomène ondoyant et divers, on comprend la surprise et l'indécision des puissances féodales et de la Royauté, les fluctuations et les inconséquences de leur politique dans leurs rapports avec les villes. Mais, quelle que fût la diversité des causes et des résultats, l'agitation de la bourgeoisie aboutissait, dans l'ensemble, à un succès.

L'importance de la victoire populaire ne se mesure pas seulement à ses conséquences immédiates. L'étendue et la profondeur d'un mouvement qui atteignait à la fois toutes nos provinces, comme si paysans et bourgeois eussent partout obéi à un mot d'ordre ; cette sorte de contagion qui gagnait de ville à ville, de village à village, et multipliait dans la même région le même type de constitution urbaine ; les formes innombrables du municipe émancipé correspondant aux degrés divers du privilège, toutes ces manifestations de la vie et, de l'énergie des petits et des humbles, ont eu pour effet d'ébranler la société féodale jusque dans ses fondements. À côté de l'Église, de la Royauté et de la Féodalité, une quatrième force politique avait surgi. Le cadre primitif, peu à peu, se brisait.

Que dire des conséquences lointaines de cette révolution, du changement radical qu'elle allait opérer dans les idées et dans les mœurs ?

L'esprit laïque, si opposé aux principes et aux faits sur lesquels reposait le Moyen Age, trouva, dans les milieux urbains, le terrain le plus favorable à son développement. Car les villes, pour se libérer, entrèrent surtout en lutte contre les évêques, les abbés, les chapitres ; elles bravèrent les anathèmes des papes ; elles ne purent grandir qu'aux dépens des puissances locales et générales de l'Église. C'est par la bourgeoisie émancipée que l'esprit laïque parvint à modifier de fond en comble, non seulement le caractère des pouvoirs publics et des relations sociales, mais encore la littérature et la vie intellectuelle du pays.

Une autre idée, celle de l'égalité des classes, était inconciliable avec un système de société qui privilégiait le noble et le prêtre. On la trouvait pourtant au fond de l'émancipation bourgeoise, puisque les villes libres n'étaient que des collections de serfs transformées en seigneuries et appelées à prendre place dans la hiérarchie des États. Le bourgeois s'égalait ainsi au propriétaire féodal ; le peuple se haussait à l'indépendance politique. Il est vrai que l'esprit chrétien tendait déjà à niveler les conditions humaines, l'Église se recrutant dans toutes les couches de la société. Mais il fallut ce fait éclatant, presque incroyable, le manant devenu souverain et investi des droits seigneuriaux, pour que l'idée s'implantât et fit impression sur la foule. Jamais atteinte plus grave n'avait été portée à l'une des plus dures aristocraties dont l'histoire ait gardé le souvenir.

 

 

 



[1] OUVRAGES À CONSULTER. Delisle, Étude sur la condition de la classe agricole en Normandie, 1851. Luchaire, Manuel des institutions françaises, 1892. 3e partie : Les Institutions populaires. J. Flach, Les Origines de l'ancienne France, t. II. Glasson, Histoire du droit et des institutions de la France, t. V. M. Fournier, Les affranchissements du Xe au XIIIe siècle, dans la Revue historique, t. XXI, 1883. Brutails, Étude sur les conditions des populations rurales du Roussillon au Moyen âge, 1891. Prou, Les Coutumes de Lorris, 1884. Imbart de la Tour, L'Évolution des idées sociales du XIe au XIIe siècle, dans les Séances et travaux de l'Académie des sciences morales, 1898. H. Sée, Études sur les classes rurales en Bretagne au Moyen âge, 1896. Les droits d'usage et les biens communaux en France au Moyen âge, 1898. Les Hôtes et les progrès des classes rurales en France au Moyen âge, 1898.

[2] Charte de Torfou, près d'Étampes (1108-1134).

[3] OUVRAGES À CONSULTER. Aug. Thierry, Essai sur l'histoire de Tiers État, 1850. Guizot, Histoire de la civilisation en France, t. III. Luchaire, Manuel des Institutions françaises, 1892, 3e partie. Cadier, Les États du Béarn, 1888. Esmeln, Cours élémentaire de droit français, éd. de 1898, ch. V. K. Hegel, Städte und Gilden, 2 vol., 1890. Aug. Monnier, Étude sur l'administration féodale dans le Languedoc, Histoire de Languedoc, édit. Privat, t. VII. J. Flach, Les Origines de l'ancienne France, t. II. Dognon, Les institutions politiques et administratives du pays de Languedoc, 1895. Pirenne, L'origine des institutions urbaines au Moyen âge, dans la Revue historique, 1893 et 1896. Ashley, The beginnings of town life in the middle age, 1896.

[4] G. Schmoller, Die Verwallung des Mass- and Gerichtswesens im Mittelalter dans Jahrbuch für Gesetzgebang, Verwallung und Volkswirtschaft, 1892.

[5] OUVRAGES À CONSULTER. A. Thierry, Lettres sur l'Histoire de France, 1839, et Recueil des monuments inédits de l'Histoire du Tiers État, t. I, 1850. Guizot, Histoire de la Civilisation en France, t. IV. Giry, article COMMUNES dans la Grande Encyclopédie, et chap. VIII du t. II de l'Histoire générale de Lavisse et Rambaud, 1893. Luchaire, Les communes françaises à l'époque des Capétiens directs, 1890. Parmi les monographies relatives aux plus anciennes communes : Giry, Les établissements de Rouen, 1880-1885. Histoire de la ville de Saint-Omer, 1877. Étude sur les origines de la commune de Saint-Quentin, 1897. Lefranc, Histoire de la ville de Noyon et de ses institutions, 1887. Labande, Histoire de Beauvais, 1892, etc.

[6] La confirmation du roi Louis le Gros ne vint que longtemps après (entre 1122 et 1137) sanctionner des libertés déjà vieilles.