HISTOIRE DE FRANCE

TOME DEUXIÈME — LES PREMIERS CAPÉTIENS (987-1137).

LIVRE II. — LA RENAISSANCE FRANÇAISE (FIN DU XIe SIÈCLE ET COMMENCEMENT DU XIIe).

CHAPITRE III. — LA RÉFORME DES CHAPITRES ET DES MONASTÈRES.

 

 

I. — LA RÉORGANISATION DES CORPS DE CHANOINES[1].

LA grande entreprise d'Orient n'empêchait pas l'Église et la Papauté de poursuivre, en Occident, l'œuvre de la réforme du Clergé. Elles avaient réussi à corriger les mœurs des évêques et à modifier, au profit de la religion et du Saint-Siège, les conditions de leur investiture. Restait à faire subir le même travail d'épuration aux autres organes du corps ecclésiastique, aux chapitres et aux monastères eux-mêmes. Ce fut l'événement principal de l'histoire de France, dans la période immédiatement postérieure à la croisade, celle qui a été marquée par le grand nom de saint Bernard (1100-1153). L'esprit réformateur, agissant, cette fois, sur les chanoines et sur les moines, dut livrer encore plusieurs batailles. Rois, papes et évêques se trouvèrent, de nouveau, engagés dans des luttes très vives, où les partisans du progrès religieux n'eurent pas toujours le dernier mot.

On donnait le nom de chapitres aux communautés de clercs qui, dans chaque cité, desservaient l'église cathédrale, celle où était la cathedra, la chaire de l'évêque, et aussi à ces collèges de prêtres qui officiaient dans les églises des bourgs et des villes dépourvus d'évêchés. Les premiers étaient les chapitres cathédraux, les seconds, les chapitres collégiaux. Au IXe siècle, ces corps avaient été assujettis à la règle instituée par l'évêque Chrodegang. Les chanoines vivaient en commun dans le même cloître, au même réfectoire, au même dortoir. La règle leur défendait la propriété individuelle, le mariage, et les rapprochait le plus possible de la vie du moine.

L'importance religieuse et sociale des chapitres était grande. À la fin du XIe siècle, le régime féodal en avait fait de puissantes seigneuries collectives, rivales de l'évêque, devenues, comme lui, propriétaires d'une partie des villes et de domaines ruraux étendus. Les terres des chapitres étaient cultivées par de nombreuses familles de serfs et de serves, administrées par des maires et des prévôts. L'ensemble de ces possessions, ou mense capitulaire, était divisé en lots de valeur à peu près égale, les prébendes, affectées à l'entretien de chacun des chanoines. Les dignitaires des chapitres cathédraux les plus anciens et les plus puissants, tels que ceux de Notre-Dame de Paris, de Saint-Pierre de Beauvais, de Sainte-Croix d'Orléans, de Saint-Étienne de Bourges, de Saint-André de Bordeaux, etc., sous les noms variés de doyens, de chantres, de trésoriers, de cheveciers, étaient de grands seigneurs, vassaux de l'évêque, et tenaient une place considérable dans la hiérarchie féodale. Il en était de même de ceux qui dirigeaient des chapitres collégiaux comme Saint-Quentin de Péronne, Sainte-Geneviève de Paris, Saint-Corneille de Compiègne, Saint-Martin de Tours, véritables baronnies d'Église avec lesquelles devaient compter les ducs et les rois.

La règle de Chrodegang, avec ses observances rigoureuses, avait depuis longtemps cessé d'être pratiquée. Nombre de chanoines, clercs à peine gradés, abandonnaient à des vicaires le soin de faire le service religieux, touchaient, sans résider, leurs revenus, avaient femme et enfants, menaient l'existence mondaine de tous les nobles. Les chapitres étaient des associations de propriétaires vivant en châtelains, plutôt que des collèges de prêtres chargés d'une fonction spirituelle. Dans les cathédrales surtout abondaient les clercs mariés ou concubinaires, d'autant moins favorables à la Réforme qu'ils sentaient leur communauté plus considérée et plus riche. Quand on voulut les rappeler à la règle, ce fut toute une révolution.

Les papes et les évêques avaient essayé d'abord de remplacer les chanoines dégénérés par des moines, surtout par des moines de Cluni. Dès 1066, les chanoines parisiens de Saint-Martin des Champs, qui vivaient fort mal, furent expulsés et cédèrent la place à des religieux tirés de la grande abbaye. Mais l'Église séculière ne pouvait admettre que la colossale congrégation, déjà maîtresse du monde monastique, fût appelée, par surcroît, à prendre possession des chapitres. N'était-ce pas dépouiller une moitié du Clergé pour enrichir l'autre ? D'autre part, les obligations des chanoines se conciliaient difficilement avec l'observance monastique. Soumis à des vœux moins rigoureux, officiant dans le chœur en vue des fidèles, capables de remplir toutes les fonctions sacerdotales et notamment de desservir les paroisses des villes et des campagnes, ils étaient destinés à agir sur le monde extérieur et restaient en contact fréquent avec les laïques, c'est-à-dire dans une situation tout opposée à celle des moines. Il fallait trouver le moyen de réformer les chapitres sans les dénaturer. L'Église y pourvut, par la régularisation. Elle soumit les corps capitulaires à une discipline inspirée de l'esprit monastique, mais compatible avec les nécessités du sacerdoce. Cette règle, qui rendait obligatoire l'existence en commun dans l'enceinte du même cloître, fut placée sous le patronage de saint Augustin. L'homme qui, chez nous, la rendit populaire et en fit un sérieux instrument de réforme, Ive de Chartres, l'appliqua d'abord à l'église de Saint-Quentin de Beauvais, dont il était abbé (1078).

La règle de Saint-Augustin eut, le plus grand succès. L'abbesse du Paraclet, Héloïse, l'atteste elle-même quand elle écrit à Abélard : Il est des maisons où les religieux, désignés sous le nom de chanoines réguliers de Saint-Augustin, professent une règle particulière et ne se croient en rien inférieurs aux moines, bien qu'ils fassent publiquement usage de viande et de linge. Si notre faiblesse arrivait seulement à s'élever au niveau de la vertu de ces religieux, ne serait-ce pas beaucoup pour nous ? Des châtelains, voulant placer pieusement leur argent, au lieu de bâtir des abbayes, dotaient des collèges de chanoines réguliers, spécialement chargés de prier pour les fondateurs et leurs familles. La vogue de ces établissements devint telle que les moines en prirent ombrage. Ils se crurent obligés de rappeler à tous que la vie monastique était la condition religieuse par excellence. Une polémique s'engagea, chanoines et moines exaltant à l'envi les vertus particulières de leur état. Abélard écrivit une lettre pour prouver la supériorité du monachisme et réfuter certains chefs de chapitres qui prétendaient que leur condition étant plus parfaite que celle des moines, il n'était pas permis à des chanoines réguliers de se retirer dans les abbayes.

Un homme de bon sens (dont le nom ne nous est pas parvenu) jugea utile de ramener les deux partis au sentiment de la charité et de l'humilité chrétiennes. Il répond à un abbé, qui s'était exprimé en termes fort dédaigneux sur le clergé des chapitres : Vous vous glorifiez de votre vêtement noir et méprisez le vêtement blanc des chanoines ; le noir, dites-vous, est le symbole de la modestie ; et moi je dis que le blanc est le symbole de la pureté. Les moines disent : Nous sommes les meilleurs. Non, disent les chanoines, c'est nous. Et moi je vous dis : ce n'est ni vous ni nous, car nous sommes tous mauvais. Il vaut mieux s'honorer les uns les autres et ne pas se déprécier mutuellement. Pour moi, quand on me demande ce que j'en pense, si je suis chanoine, j'affirme que les moines valent mieux ; si je suis moine, je dis que les chanoines sont meilleurs : telle est la loi de la charité.

On fit bientôt un nouvel effort pour perfectionner la règle de Saint-Augustin et suivre de plus près l'idéal monastique. Convertir les anciens chapitres, c'est-à-dire déraciner des habitudes prises et des mœurs invétérées, était une tâche ardue, dans laquelle les plus habiles ou les plus énergiques ne réussissaient qu'à demi. Mieux valait fonder, de toutes pièces, des communautés spéciales qui fussent, par la sévérité de leur règle et le détachement absolu des intérêts temporels, au même niveau moral que les abbayes bénédictines. Elles fourniraient un personnel dévoué aux idées réformistes, capable de les soutenir et de les répandre par la prédication comme par l'exemple. Ces chanoines d'un genre particulier, tout en restant clercs, mèneraient à peu près la vie des moines, feraient vœu de pauvreté, de chasteté, d'obéissance, et recevraient la direction d'un abbé librement élu.

L'organisation des congrégations religieuses appliquée au cléricat : telle fut la conception qui donna naissance aux grandes maisons canoniales de Saint-Victor (1113) et de Prémontré (1120). Le nom d'Ive de Chartres dominait la première phase du mouvement de réforme des corps capitulaires : les noms de Guillaume de Champeaux et de Norbert resteront attachés à la seconde. Le premier avait régénéré les chapitres séculiers ; les deux autres ont créé les abbayes de chanoines réguliers.

Saint-Victor et Prémontré, produit d'une même idée, liés par d'étroites similitudes, ont cependant leur physionomie distincte, car leurs fondateurs se ressemblaient peu. Nous retrouverons plus tard Guillaume de Champeaux, quand il sera question de la renaissance théologique et philosophique du XIIe siècle. Professeur de mérite, clerc très érudit, il compte surtout dans l'histoire de la science et des idées. L'abbaye de Saint-Victor, qu'il fonda, où les chanoines partageaient leur temps entre les exercices religieux, le travail manuel et l'étude, fut à la fois une école, une pépinière de prédicateurs et de théologiens, et un séminaire de réformateurs zélés. C'est là que les Capétiens et leurs évêques, pendant la majeure partie du XIIe siècle, allèrent chercher les sujets d'élite dont ils voulaient peupler les chapitres et même les monastères où régnait le mauvais esprit.

Prémontré, création de Norbert, fut aussi une abbaye modèle et un instrument de progrès moral. Assujettis à une règle des plus rigoureuses, voués au travail des mains et à la contemplation, en même temps qu'au ministère pastoral, travaillant à leur sanctification et à celle des autres, les chanoines étaient à Prémontré, encore plus qu'à Saint-Victor, de vrais moines, émules des plus fervents Bénédictins. L'apparition de cette abbaye et la multiplication rapide de ses succursales en France et en Europe, pendant les trente années qui suivirent l'année 1120, ont été un des prodiges de l'époque, aussi merveilleux, presque, que l'œuvre de saint Bernard et, la diffusion de l'ordre cistercien.

Norbert (1080-1134) n'appartient guère à l'histoire de France que par cette fondation et ses relations d'amitié avec les grands réformateurs français. C'était un Allemand de haute noblesse, apparenté même à la famille impériale, un beau jeune homme, à l'imagination vive, à la parole entraînante. Entré dans le clergé par ambition, comme tant d'autres, il paraît d'abord à la cour de l'archevêque de Cologne, puis à celle de l'empereur Henri V qui le comble de bénéfices et, dont il devient l'aumônier. Avant de condamner les abus de l'Église, Norbert commença par en profiter. Un jour, il trouve son chemin de Damas : la foudre tombe devant lui, tue son cheval, et le laisse inanimé pendant une heure. Quand il reprend connaissance, il entend une voix qui lui ordonne de se convertir, et il obéit, aussitôt. Il coupe court à sa vie mondaine, passe jours et nuits en prières, s'habille comme un mendiant, couche sur une planche, se déchire la peau avec un cilice.

Ordonné diacre ou prêtre, il commence son sacerdoce militant par prêcher la Réforme aux chanoines de Xanten, ses confrères, et aux chapitres séculiers de la région du Rhin, apostolat périlleux, surtout en Allemagne. Les adversaires de la Réforme, ameutés contre lui, le représentent comme un ennemi de l'ordre public, l'abreuvent de calomnies et d'outrages. On raconte qu'après un de ses sermons audacieusement prononcé devant une réunion de chanoines, l'un d'eux, non content de l'injurier, lui cracha à la figure. Norbert, repoussé par ses compatriotes, vend ce qu'il possède, dignités, honneurs et maisons, donne le produit aux pauvres, et vient en France, terre bénie des réformateurs et des apôtres. Marchant pieds nus, vivant de la charité publique, il parcourt la province de Reims, prêche et obtient partout, des conversions merveilleuses. Le missionnaire infatigable devient vite un saint, même un thaumaturge. Abélard s'est moqué des prodiges accomplis par Norbert et ses compagnons : il plaisante sur l'eau bénite qu'ils faisaient boire aux malades, sur leurs attouchements qui guérissaient les infirmes. Mais qu'importe, si la foule croyait !

Le plus étonnant de tous les miracles de Norbert fut d'établir l'abbaye qu'il rêvait, dans une solitude affreuse de la forêt de Saint-Gobain, marécage fétide, lande inculte et stérile, séjour de la fièvre et des bêtes fauves. Ce fut l'endroit qu'il choisit, avec une opiniâtreté que rien ne put vaincre, pour y bâtir Prémontré et y vivre du travail de ses mains. Son petit groupe de compagnons devint bientôt une multitude que grossit encore un essaimage méthodique dans toute la région du Soissonnais, du Laonnais et de la Lorraine. Prédicateurs et cénobites, les chanoines de Prémontré eurent l'idée (que développeront au XIIIe siècle les ordres mendiants) de s'affilier, sous forme de tiers-ordre, des laïques puissants et généreux, qui prêtaient leur concours à l'œuvre. Au début même, ils admirent les femmes, dans des maisons séparées, mais voisines de celles des hommes. Il y eut, à Prémontré et ailleurs, de véritables monastères doubles, où chanoines et chanoinesses rivalisèrent de ferveur et d'ingéniosité dans la pratique de l'ascétisme. Les donations des particuliers et des rois affluaient. En peu de temps, la maison de Norbert, comblée d'argent et de terre, acquit une puissance temporelle que son fondateur, l'apôtre mendiant, n'avait ni désirée ni prévue.

Cette popularité des chanoines réguliers de Saint-Augustin facilita la tâche de ceux qui avaient entrepris la conversion des anciens chapitres. Ils rencontraient pourtant de telles difficultés que des réformateurs, moins obstinés, auraient perdu courage. Les chapitres cathédraux, surtout ceux des grandes cités, tenaient, par tant de liens, au monde féodal, qu'il fallut souvent user de violence pour les contraindre à changer de vie. Quelques épisodes de cette lutte feront juger de la passion qu'y mettaient les intéressés, de la part qu'y prenaient les puissances publiques, et de l'agitation profonde qu'elle jetait dans les esprits.

Quand on voulut toucher à la constitution du chapitre de Notre-Dame de Paris, on provoqua une crise à la fois religieuse et politique, d'où faillit sortir une rupture déclarée entre l'Église et l'État (1128). L'évêque de Paris, Étienne de Senlis, enthousiaste de la réforme de Saint-Augustin, avait manifesté l'intention d'introduire dans son chapitre des religieux de Saint-Victor pour arriver à la régulariser peu à peu. Les archidiacres et les chanoines, hostiles à toute transformation, résistèrent, invoquant l'autorité du roi Louis le Gros, qui s'interposa. Celui-ci pensait, non sans raison, qu'un chapitre réformé, imbu de l'esprit monastique, serait moins dépendant de la Royauté, et qu'il ne pourrait plus, comme par le passé, y disposer en maître des dignités et des prébendes. Il s'opposa donc résolument aux projets de l'évêque de Paris. Étienne de Senlis ayant persisté dans son dessein, la cour lui retira la régale, c'est-à-dire la disposition de ses biens temporels ; à quoi il répondit en mettant son diocèse en interdit.

Le conflit s'envenimait. L'évêque, chassé de son siège, dépouillé de ses revenus, menacé même dans sa vie, dut s'enfuir chez les Cisterciens. Ses amis et ses partisans furent également persécutés. C'est alors que saint Bernard, dont il était le disciple, perdit patience et dénonça Louis le Gros à toute la Chrétienté comme l'adversaire systématique du progrès religieux. Soutenu par un tel homme, Étienne n'hésita pas à porter appel au Pape de la sentence du Roi et demanda à être jugé par un tribunal d'arbitrage composé de saint Bernard et de quelques abbés, partisans de la réforme. Mais il exigeait, au préalable, que Louis VI le remit intégralement en possession de ses biens épiscopaux. Le Roi refusa. Ni prières ni menaces ne purent le fléchir, ce qui s'explique d'autant mieux que la cour de Rome, tout en approuvant le zèle de saint Bernard et des réformistes, accordait cependant au roi de France la levée de l'interdit jeté sur l'évêché de Paris.

Nous ne savons pas au juste comment se termina la lutte, si l'évêque fit des concessions ou si Louis s'humilia devant saint Bernard. On sait seulement qu'Étienne de Senlis rentra en grâce, et que la réforme tentée par lui n'eut pas lieu. Le chapitre de Notre-Dame resta ce qu'il était depuis les temps les plus anciens. Mais la querelle eut un épisode sanglant.

En 1133, lorsque l'abbé de Saint-Victor et son prieur, Thomas, revenaient, avec l'évêque de Paris, de l'abbaye de Chelle, où ils avaient rétabli la règle, des hommes embusqués près de la route, à quelques pas du château de Gournai, se jetèrent sur les voyageurs sans défense et égorgèrent le prieur de Saint-Victor. On apprit bientôt que les assassins étaient des parents et des familiers de certains archidiacres de Notre-Dame. La justice du Roi et des évêques mit une lenteur singulière à rechercher et à punir les meurtriers. Saint Bernard et le pape Innocent II l'ont constaté avec amertume. C'est que la grande abbaye de chanoines réguliers avait soulevé contre elle de nombreuses et puissantes antipathies, les rancunes de tous les chapitres séculiers qu'elle avait régénérés malgré eux en les dépossédant, et les inquiétudes qu'elle inspirait à ceux qu'elle menaçait du même sort.

Les chanoines séculiers de Sainte-Geneviève de Paris, fiers de leurs antiques privilèges et de l'importance de leurs reliques, richement dotés par la piété des fidèles, étaient au premier rang de ceux qui refusaient de s'assujettir à la règle de Saint-Augustin. En 1147, les réformistes, scandalisés de leur conduite, s'empressèrent de mettre à profit un incident curieux que provoqua l'arrivée à Paris du pape Eugène III, peu de temps avant le départ de Louis VII pour la seconde croisade. Le Pape, accompagné du Roi, était entré à Sainte-Geneviève pour y célébrer l'office. Les chanoines avaient fait étendre, devant l'autel, un magnifique tapis de soie, pour que le pontife pût s'y prosterner en priant. Sa prière achevée, Eugène III entre dans la sacristie où il devait revêtir les habits sacerdotaux. Pendant ce temps, les gens de sa suite, les Romains, enlevèrent le tapis, disant qu'un antique usage leur permettait de le garder pour eux. Protestation indignée des hommes de Sainte-Geneviève ; l'étoffe, qu'ils veulent leur arracher des mains, est mise en lambeaux, et les deux partis s'assomment à coups de bâtons. Louis VII, attiré par les cris et le tumulte, essaye de séparer les combattants : il est lui-même frappé dans la mêlée. Le Pape, à la vue de ses serviteurs, les vêtements déchirés, la figure meurtrie, criant vengeance, se plaint avec aigreur et demande au Roi prompte justice. À qui me plaindrais-je donc, moi, très saint père, répond Louis VII, et qui me fera justice ? car, au moment où je me suis interposé, j'ai éprouvé, moi aussi, la colère de ces furieux. Vous avez entre les mains le pouvoir de lier et de délier, frappez-les vous-même comme ils le méritent.

Le Roi et le Pape finirent par tomber d'accord sur la nécessité de régulariser le chapitre de Sainte-Geneviève. On convint que les chanoines seraient privés de leur prébende par voie d'extinction : car il y avait parmi eux des hommes nobles et savants à qui il était dur d'enlever brusquement les moyens d'existence. En attendant il fallait pourvoir au service religieux : Louis VII décida que les chanoines réguliers de Saint-Victor en seraient chargés. Mais le difficile était de les introduire dans l'église et de vaincre les résistances des séculiers. Il se passa toute une année avant que le changement pût s'accomplir. Le Roi, dans l'intervalle, était parti pour Jérusalem. Ce fut le régent du royaume, Suger, qui, le 24 août 1148, fit entrer les Victorins à Sainte-Geneviève et. bénit solennellement leur nouvel abbé. La cloche, la salle capitulaire, le réfectoire leur furent livrés. Sommés de remettre aussi le sanctuaire et son trésor, les clercs dépossédés enlevèrent l'or de la châsse de sainte Geneviève et refusèrent de se dessaisir de la chasuble de saint Pierre, une de leurs plus précieuses reliques. Quand on les eut mis à la porte, tout ne fut pas terminé. Non seulement ils s'obstinèrent à garder pour eux les possessions extérieures du chapitre, mais ils firent subir aux Victorins mille vexations, les accablant d'outrages et de menaces. Leurs domestiques, leurs affiliés, entraient la nuit dans l'église, et lorsque les réguliers se rendaient au chœur pour chanter matines, on faisait un tel bruit autour d'eux, qu'ils ne s'entendaient plus. Le gouvernement royal dut faire occuper l'église par des soldats. Suger vint lui-même, un jour où le désordre atteignait son comble, et menaça les tapageurs de leur faire crever les yeux et couper un membre. Dès lors le calme se rétablit et les religieux de Saint-Victor purent officier.

Des incidents de même nature accompagnèrent la transformation du chapitre séculier de Saint-Corneille de Compiègne (octobre 1150), une de ces églises que le fisc capétien exploitait directement et qui servaient souvent de patrimoine aux clercs de sang royal. La vie religieuse y était réduite à sa plus simple expression. Les partisans de la Réforme, en mettant la main sur cette communauté peu édifiante, espéraient donner à la chrétienté de France un exemple de haute portée. Mais la répugnance du clergé local à se laisser déposséder se compliquait ici d'une difficulté particulière. Un des hauts dignitaires du chapitre, le trésorier, s'appelait Philippe de France : il était le propre frère de Louis VII, le fils préféré de la reine-mère, Adélaïde de Savoie. Cependant Eugène III et Suger n'hésitèrent pas, et le dévot Louis VII se prêta à l'exécution. La Réforme devait entrer à Saint-Corneille, mais avec des moines empruntés à l'abbaye de Saint-Denis.

Au jour fixé pour l'installation définitive des moines et de celui d'entre eux qu'on avait élu abbé de. Compiègne, le Roi, Suger, et l'évêque de Noyon, Baudouin, arrivent dans l'église pour donner lecture aux chanoines de la bulle pontificale qui leur prescrivait de céder la place aux religieux. Ils n'y trouvent pas les intéressés. Les chanoines s'étaient abstenus et ne répondirent pas davantage à une nouvelle convocation. Le lendemain, comme Suger manifestait à haute voix, de la part du Pape, l'indignation que lui causait cette désobéissance prolongée, les chanoines, qui célébraient alors l'office, par bravade, se mirent à chanter à tue-tête, d'une façon tellement scandaleuse que le Roi, les clercs et les laïques de son escorte furent obligés de leur imposer silence. La résistance alla plus loin. Au moment où Suger venait de quitter l'église, une bande de clercs et d'hommes armés conduits par le trésorier, s'y précipite, verrouille les portes, et coupe les cordes des cloches pour que les religieux ne puissent donner l'alarme. Puis ils vont droit au sanctuaire, saisissent un coffre où se trouvait une grande partie des reliques et l'emportent. Ils reviennent aussitôt, et veulent s'emparer encore des deux objets les plus précieux, la couronne du Christ et le saint suaire. Mais alors les bourgeois de Compiègne, avertis, furieux de voir disparaître de l'église les reliques qui attiraient sur leur ville la vénération du monde entier, courent aux armes, pénètrent dans le saint lieu par les fenêtres, et arrivent à temps pour empêcher Philippe et ses complices de s'enfuir avec leur butin. On le leur enlève : ils sont expulsés et roués de coups. La colère du peuple aurait fait pis, si elle avait osé s'en prendre au frère du Roi.

 

II. — LA RÉFORME MONASTIQUE[2].

LE succès obtenu par l'institution des chanoines réguliers et l'ardeur que déployait le parti de la Réforme à réorganiser les anciens chapitres, ne faisaient que redoubler l'inquiétude des ordres monastiques proprement dits. Les meilleurs parmi les moines ne pouvaient se défendre, à l'égard des chanoines de Saint-Augustin, d'un sentiment de froideur et de méfiance où la jalousie inavouée avait sa part. L'abbé de Cluni, Pierre le Vénérable, écrivant en 1134 à un cardinal, déplorait comme un fait monstrueux (detestabile prodigium), comme une insulte jetée à tout le corps des Bénédictins, le remplacement des moines de Saint-Paul de Verdun par des réguliers de Prémontré. L'idée de la supériorité absolue de l'état monastique, même sur le cléricat le plus cloîtré, le mieux affranchi des liens terrestres, persistait, dans beaucoup d'esprits, comme un dogme. Elle continua d'autant plus à prévaloir, qu'on voyait les moines rivaliser de zèle avec les chanoines et pratiquer sur eux-mêmes cette réforme que l'Église jugeait nécessaire pour accroître son prestige et justifier ses prétentions à l'empire du monde.

Comme les corps capitulaires, l'ordre de Saint-Benoît essaya de se régénérer. L'abbaye de Cluni elle-même, instrument principal de la réforme grégorienne, devenue puissance territoriale et politique, avait cessé d'être, pour les fervents, un objet d'édification. Il fallait remettre en honneur l'ascétisme, la contemplation, les occupations purement spirituelles, le renoncement absolu aux intérêts séculiers. Le sentiment religieux réclamait d'autres formes de la vie cénobitique, de nouvelles combinaisons de claustration et de mortification en commun. Ce besoin de réagir contre l'institution clunisienne, en tenant les âmes plus éloignées de la vie profane, conduisit à multiplier les ordres et les règles religieuses.

A quelques années d'intervalle se succédèrent la fondation de Saint-Martin de Pontoise (1069), de Grandmont (1073), de Molesme (1075), de la Grande-Chartreuse (1084), de Fontevraud (1096), de Cîteaux (1099), de Tiron (1112), de Clairvaux (1115), du Paraclet (1131). Cette effervescence curieuse de l'esprit monastique se produisit, presque en même temps, dans le domaine royal, le pays chartrain, la Champagne, l'Anjou, le Limousin, la Bourgogne. La plupart des réformateurs, Gautier d'Ainville, Étienne de Thiers, Robert de Molesme, Robert d'Arbrissel, Bernard de Tiron, Abélard, Bernard de Fontaines-les-Dijon (saint Bernard), étaient Français. Seul, le fondateur de l'ordre des Chartreux, Bruno, était Allemand de naissance, mais il vécut longtemps en France, à Reims, où il dirigea l'école épiscopale.

Comment un spectacle aussi extraordinaire que celui de cette affluence inouïe d'hommes et de femmes peuplant les innombrables maisons religieuses qui s'élevaient, comme par enchantement, dans les coins les plus ignorés du pays, n'aurait-il pas frappé les contemporains ? Les moines, au me siècle, l'admirent et s'en font gloire. Hugue de Saint-Victor en parle avec enthousiasme : Aujourd'hui, dans les déserts, dans les forêts, dans les landes, vivent des milliers de moines ou de chanoines, Chartreux, Prémontrés, Cisterciens, ermites et anachorètes, tantôt seuls, tantôt en communauté. Ils décorent les déserts de leurs saintes perfections. Ils ornent les solitudes de leur justice, de leurs pieux entretiens, de leurs bons exemples, de leur silence, de leurs paroles, de leur mortification, de leur travail, de leur chasteté, de l'austérité de leur vêtement, de la fatigue de leur corps, de la dureté de leurs lits, de la continuité de leurs veilles, de la mélodie de leurs cantiques, de l'abondance de leurs aumônes, de la bienveillance de leur hospitalité, enfin de l'exercice de toutes les vertus et de la pratique de toutes les bonnes œuvres. Pierre le Vénérable s'écrie à son tour : Quelle foule innombrable de moines, multipliée surtout de nos jours par un effet de la grâce divine ! Elle couvre presque toutes les campagnes de la Gaule ; elle remplit les villes, les châteaux, les lieux fortifiés. Quelle variété de vêtements et d'institutions dans cette armée du Seigneur qui a fait serment de vivre selon la règle, au nom de la foi et de la charité !

Un moine de l'abbaye du Bec signale aussi la multiplicité d'ordres religieux de toutes les couleurs dont regorge aujourd'hui le monde entier. Mais celui-ci, moins optimiste, se défie un peu de cette abondance, car il ajoute aussitôt : Combien y en a-t-il, dans cette foule, qui méprisent réellement le siècle et ses œuvres, qui soient de vrais amateurs de la religion ?

Le personnel des monastères n'était pas tout entier, en effet, composé de croyants ou de pécheurs désabusés. La foi et la pénitence n'eussent pas suffi à peupler les cloîtres. Ils servaient encore de maisons de discipline : on y enfermait des criminels. Autre espèce dé religieux et de religieuses involontaires, ces enfants nobles que le père vouait, dès le berceau, à l'état monastique ! Mais d'eux-mêmes les cadets sans fortune, les filles en disponibilité, venaient au saint lieu et, librement, s'emprisonnaient. En échange d'un peu de terre ou de quelque revenu, trouvant dans l'abbaye un asile à peu près sûr et le pain de chaque jour, ils évitaient la lutte pour la vie. D'autres y entraient par ambition, sachant que le cloître conduisait à l'évêché et l'évêché aux plus hautes situations de l'Église. D'autres enfin cédaient, même malgré eux, à l'éloquence irrésistible des réformateurs et des apôtres de la vie claustrale.

Saint Anselme, Robert d'Arbrissel, Vital de Mortain, Giraud de la Salle, saint Bernard, faisaient une propagande infatigable, autour d'eux, dans leurs familles, dans les villes, dans les campagnes, dans les cours des seigneurs et des rois. À les entendre, tous ceux qui avaient quelque intelligence de leur destinée et le souci de la vie future devaient revêtir l'habit du moine. Leur parole puissante provoquait, comme par un coup de foudre, des vocations subites, des conversions en masse. Comment résister à l'impression profonde que produisait un saint Bernard, quand il s'écriait, au milieu d'un sermon : Le cloître est un paradis. C'est une belle chose que de vivre parfaitement unis dans la même demeure ! L'un pleure ses péchés, l'autre chante les louanges du Seigneur ; celui-ci prodigue de bons offices à ses frères ; celui-là donne les enseignements de la science. L'un prie, l'autre lit. L'un est tout ému de compassion pour le pécheur ; cet autre, tout occupé de punir le péché. Celui-ci brûle des feux de la charité ; celui-là se distingue par son humilité. L'un travaille dans la vie active ; l'autre se repose dans la vie contemplative. Non ! il n'y a pas autre chose ici que la maison de Dieu et la porte du Ciel.

Les âmes délicates et meurtries, les imaginations exaltées se prenaient de passion pour ce milieu artificiel où l'on échappait à la famille, au mariage, aux devoirs civils, où la propriété et la liberté individuelles étaient proscrites. Elles croyaient y trouver la paix en ce monde, la garantie du bonheur dans l'autre, la satisfaction plus ou moins complète de l'idéal chrétien ! Elles ne savaient pas ou ne voulaient pas voir que l'abbaye n'était pas toujours cet asile de recueillement qu'on imaginait, que les passions humaines y avaient leur entrée, et que l'écho bruyant des événements extérieurs, malgré les précautions prises, y pénétrait.

Les fondateurs de congrégations, ces pêcheurs d'hommes, avaient presque tous commencé par vivre en anachorètes, en ermites, dans les forêts ou les solitudes inaccessibles. Par leurs austérités extraordinaires, ils attiraient autour d'eux un petit groupe de disciples et d'imitateurs, ravis de se loger près du maitre, dans des cabanes de branchages, et de se contenter, comme lui, d'eau claire et de légumes. Ainsi ont commencé Molesme, Grandmont, Fontevrault et Cîteaux. Bientôt ces groupes d'ermites furent obligés d'abandonner leur condition primitive pour en venir au cénobitisme, à l'habitation dans des abbayes ; mais ils réglèrent la vie commune, de façon à y retrouver le plus possible les pratiques de l'isolement et de l'ascétisme individuel. Le fond de toutes ces nouvelles règles fut encore la règle de saint Benoît, pratiquée dans son extrême rigueur, selon l'esprit de celui qui l'avait écrite. Chacun de ces instituts eut cependant sa physionomie propre, diversité qui s'explique par les circonstances particulières de la fondation, comme par le tempérament et les idées plus ou moins originales du fondateur.

Le premier en date des grands moines créateurs d'ordres fut Etienne de Thiers ou de Muret (1048-1124), celui qui fonda la communauté de Grandmont. C'était un homme de famille noble, un lettré. Au cours d'un voyage en Italie, il fut frappé de la vie que menaient les ermites de la Calabre, et, revenu en France, il abandonna tout pour faire comme eux. Il s'établit sur un coteau boisé, près de Limoges, et s'y livra, pendant cinquante ans, aux austérités les plus rudes, ne mangeant que du pain, ne buvant que de l'eau, portant un cilice de métal sur sa chair nue, couchant sur la planche, n'ayant d'autre occupation que la prière. Il se tenait, parait-il, si longtemps prosterné contre terre qu'il en avait les genoux ankylosés et le nez comme écrasé. Il semble qu'on retrouve en lui le type des anachorètes orientaux de l'époque primitive, immobilisés et passivement contemplatifs.

A entendre Étienne, ses disciples et lui n'appartiennent à aucun ordre, ne rentrent ni dans lés cadres de l'Église séculière, ni dans ceux de l'Église bénédictine. Il ne veut pas qu'on les appelle chanoines, moines, ni même ermites. Les Grandmontains sont simplement les bons hommes, boni homines. Grandmont devint pourtant une véritable abbaye, où l'on pratiquait la pauvreté absolue, avec une règle d'une sévérité telle que les malades même n'y mangeaient pas de viande. Le trait caractéristique de la maison fut précisément ce qui amena sa prompte décadence. L'administration du temporel n'appartenait pas aux moines, mais à des frères lais, étrangers à la vie monastique proprement dite, et qui prétendirent cependant, à la fin du air, siècle, diriger, même au spirituel, l'ordre tout entier. De là une série de luttes intestines, atteinte profonde portée à l'institution, qui ne s'en releva pas. De tous les ordres religieux qu'a fait éclore la réforme, Grandmont est, sans contredit, celui qui s'est le moins répandu.

Bruno (1040-1106) et ses chartreux ont joué un rôle plus important dans l'histoire de l'Église. La conception monastique de ce réformateur exagérait encore l'isolement, puisqu'il plaça le berceau de son ordre dans la solitude des grandes montagnes. L'ascétisme le plus rigoureux était de règle : silence presque perpétuel, pauvreté, cilice sur la chair, alimentation composée presque exclusivement de pain, de laitage et de légumes, obligation quotidienne du travail manuel. Le cénobitisme y est réduit à sa plus simple expression. Un contemporain du fondateur, l'historien Guibert de Nogent, remarque que les chartreux ont un cloître, mais qu'ils ne demeurent pas ensemble comme les autres moines : Chacun a sa cellule[3] autour du cloître, où il travaille, dort et prend ses repas. C'est plutôt de l'érémitisme collectif. En somme, l'ordre cartusien est surtout contemplatif, comme celui de Grandmont. La prière, la méditation, l'absorption dans le divin, sont les exercices en honneur à la Chartreuse. Il faut y joindre la lecture et la transcription des anciens manuscrits : car Bruno a été écolâtre et. l'esprit cartusien n'est pas ennemi des lettres. Il est même ouvert à l'admiration de ce qui est beau et charmant dans la nature physique. On relira toujours certaine lettre de saint Bruno où l'attrait des pays de montagnes est dépeint avec une vérité et une sincérité d'émotion que le Moyen âge a rarement connues.

Il avait quitté la Chartreuse et installé son ermitage en Italie, dans un coin désert de la Calabre : Quels termes puis-je employer, écrivait-il à son ami Raoul, prévôt du chapitre de Reims, pour te dépeindre le lieu enchanté que j'habite et où règne une température si douce : cette large plaine qui se prolonge entre les montagnes, ces prés verts, ces pâturages couverts de fleurs ! Partout, à l'horizon, des hauteurs continues dont la crête se fond harmonieusement avec le ciel ; des vallées aux retraites profondes, une délicieuse abondance d'eau fraiche dans les ruisseaux et les sources. Jardins bien arrosés, arbres de toute espèce et d'une fécondité admirable, rien ne manque ici, et comment faire sentir toutes ces beautés ? Mais l'ascète éprouve comme un remords de s'être trop attaché à ces impressions matérielles, car il s'empresse d'ajouter : Je n'insiste pas davantage ; l'homme sage a d'autres plaisirs, plus utiles et qui nous sont plus chers parce qu'ils sont divins. Ceux-ci ne servent qu'à récréer l'âme et le corps, quand leur faiblesse est fatiguée des macérations et du travail spirituel. L'arc ne peut être toujours tendu : il remplirait moins bien son office. Ceux-là seuls qui connaissent par expérience le silence profond des solitudes savent quel profit en retirent ceux qui l'aiment et quelles joies on peut y goûter.

Le Breton Robert d'Arbrissel (1047-1117), né d'un père prêtre et d'une mère fille de prêtre, trouvait déjà en lui-même de quoi s'indigner contre la corruption de l'Église. Bien qu'il n'eût pas le tempérament d'un contemplatif et ressemblât peu aux deux hommes dont on vient de parler, il vécut d'abord de la vie des anachorètes, au milieu des forêts. Lui aussi traite son corps comme une guenille, marche pieds nus, couvert d'un sac, en mendiant. Mais cet ermite ne resta pas longtemps dans sa cabane. Il était fait pour l'action et le gouvernement des âmes, non pour l'ascétisme infécond. Il parle et les disciples surgissent en foule. Une véritable armée de pénitents, hommes, femmes de toutes conditions et de tout âge, le suit partout, avide de le voir et, de l'entendre. Et ce prêcheur ambulant se multiplie. On le trouve dans les solitudes, dans les conciles, à la cour des rois et des souverains féodaux, sur tous les chemins de la Touraine, de l'Anjou, de l'Orléanais, du Berri, du Limousin, du Poitou, du Périgord, du Languedoc, toujours, prêt à communiquer le feu qui l'anime. Son immense popularité s'affirme par des miracles ; il est thaumaturge, comme l'ont été Norbert et Bernard. Sa rude éloquence n'épargnait ni les laïques ni les clercs, au point de scandaliser les évêques les plus favorables à la réforme. Ils avaient le droit de s'inquiéter de ses philippiques contre l'état social et la hiérarchie ecclésiastique, car la foule, soulevée par cette parole implacable, commençait déjà à refuser la dîme à ses curés, pour la porter au prédicateur. On n'ose pas dire que l'Église lui en ait gardé rancune ; mais elle s'est effarouchée de ses violences de langage. Le bienheureux Robert d'Arbrissel n'est pas encore canonisé.

Il avait, du reste, comme convertisseur, une spécialité délicate. C'est aux femmes surtout que son apostolat s'adressait. Il allait chercher partout, pour les ramener au bien, les pécheresses les plus endurcies, celles qui avaient fait du mal une profession. De là le trait distinctif de son institut monastique, ouvert surtout aux pénitentes, placé par lui-même sous le patronage de la Vierge. L'abbaye de Fontevrault, en Anjou, dont il confia la direction à une grande dame du pays, Pétronille de Chemillé, fut, dès le début, un monastère double. Les hommes et les femmes y vivaient dans des cloîtres séparés : mais les frères de Fontevrault n'étaient guère que les chapelains des religieuses et les administrateurs des biens de leur communauté. L'abbesse régissait le couvent avec une autorité sans limites. Elle veillait rigoureusement au maintien de la règle qui imposait aux religieuses des obligations pénibles, y compris celle du silence absolu.

Toutes ces créations monastiques pâlissent devant celle de Clairvaux ou de Cîteaux, dont la fortune fut prodigieuse, grâce à la personne de saint Bernard, la plus haute expression du monachisme bénédictin.

 

III. — SAINT BERNARD[4].

SAINT Bernard, qui, par le seul prestige de son éloquence et de sa  sainteté, gouverna, de 1125 à 1153, la chrétienté d'Occident, est la synthèse de son siècle. Il personnifie tout le système politique et religieux d'une époque du Moyen âge dominée par le pouvoir moral de l'Église. Raconter sa vie, serait écrire l'histoire des ordres monastiques, de la réforme, de la théologie orthodoxe, des doctrines hérétiques, de la seconde croisade, des destinées de la France, de l'Allemagne et de l'Italie, pendant une période de près de quarante ans. Devant une entreprise aussi lourde, rien d'étonnant que les biographes aient reculé.

A la difficulté de la tâche s'ajoute celle de comprendre et de définir l'homme. On a pu dire, avec raison, que, de tous ses miracles, le plus surprenant fut sa personne même, union inconcevable de deux tempéraments contradictoires. D'un côté, le moine selon l'idéal du temps, le contemplatif, le mystique, l'ascète qui dompte la chair presque jusqu'à la supprimer et semble avoir perdu le sens des choses matérielles, côtoyant le lac de Genève toute une journée sans le voir et buvant de l'huile pour de l'eau ; d'autre part, l'homme d'action, le prédicateur infatigable, le conseiller officieux des hauts barons, des rois et des papes, le chef réel de l'Église d'Occident, le politique extraordinairement occupé et agité. Même opposition entre le physique et le moral. Un corps qui avait été beau et sain dans la jeunesse, mais de bonne heure exténué, consumé par les jeûnes et les macérations, détruit au point de ne pouvoir presque plus se nourrir, brûlé de fièvre, perclus d'infirmités précoces. Sous cette frêle enveloppe, un ressort étonnamment vigoureux d'âme et d'esprit, une force de travail incroyable, une énergie qui dévorait la fatigue. Et dans cette âme même des antinomies singulières. La douceur, l'onction, la bonté, étendue jusqu'aux animaux, jusqu'aux Juifs (ce qui est caractéristique pour le Moyen âge), à côté d'une volonté impétueuse, militante, qui se décèle, en mille endroits de la correspondance de Bernard, par de violents excès de langage. L'humilité la plus profonde et la plus sincère, jointe à un amour très vif de la domination, au mépris, qui éclate en expression hautaines, pour l'humanité et les choses d'en bas. Voilà comment des historiens modernes ont pu, sans avoir tort, comparer saint Bernard aux deux hommes qui se ressemblent le moins, à Fénelon et à Bossuet, mais comme il est plus grand dans l'histoire !

L'homme se peint d'ailleurs admirablement dans sa manière d'écrire. Malgré l'abus de l'allégorie, des jeux de mots et des citations, est-il un style plus personnel, plus original, et néanmoins plus déconcertant ? Mélange indéfinissable de sérieux et d'ironie, de calme et de violence, de simplicité et d'élévation ; à chaque page, les expressions familières s'entremêlent aux accords d'un lyrisme débordant ; le ton railleur fait place tout à coup aux apostrophes enflammées d'une passion qui ne se contient pas. Style fait de contrastes, comme la personne même.

Qui dit contrastes ne dit pas incohérence. Une logique secrète, en saint Bernard, concilie tout et les contradictions ne sont qu'apparentes ; logique fondée d'abord sur la foi, une foi absolue qui n'admet aucun tempérament et va jusqu'au mépris le plus complet de la raison humaine ; puis sur l'idée que Bernard se faisait de l'intérêt supérieur de l'Église. C'est là le critérium suprême, le principe auquel il subordonne tous ses actes, auquel il sacrifie, sans pitié, ses propres inclinations, ses affections les plus chères, les intérêts particuliers de ses amis, de ses alliés, les convenances sociales, et jusqu'à la cohésion extérieure de sa pensée et de sa conduite. C'est parce qu'il croit et que tout s'efface, à ses yeux, devant le bien général de l'Église, que sa rude franchise ne ménage personne, qu'il attaque avec vivacité les mêmes institutions et les mêmes hommes pour qui il s'était jadis dévoué, et que ceux qui ont bénéficié de son zèle d'apôtre en deviennent à leur tour les victimes.

L'influence incontestable que cet homme extraordinaire a exercée sur ses contemporains dérive justement de ces contradictions mêmes. Il les a maîtrisés et conduits à son gré parce que sa nature complexe offrait de quoi satisfaire leurs aspirations les plus diverses. Les uns ont été étonnés, ravis par ses vertus monastiques, sa sainteté, ses miracles ; il a plu aux autres par son ardeur militante et sa puissance d'agitateur ; à d'autres enfin, par le désintéressement dont il a fait preuve au milieu des circonstances les plus favorables à l'enivrement d'une ambition d'homme. Nous devinons d'ailleurs, plutôt que nous ne connaissons, le mode d'action de cette éloquence qui entraînait irrésistiblement la foule, quand Bernard voulait l'amener à se convertir, à entrer dans les cloîtres, ou à partir pour la guerre sainte. Les contemporains n'en décrivent guère que les effets, d'ordre physique autant que moral, dus à la force suggestive d'une nature vibrante, faite pour agir sur des tempéraments passionnés et impressionnables à l'excès.

Quelques mots suffisent à résumer l'œuvre historique de saint Bernard. Il a continué, dans tous les sens, la réforme de l'Église, dirigé la Papauté pour la sauver du schisme, combattu pour l'unité de la foi et déterminé un second mouvement de l'Europe sur l'Asie. Le Moyen âge n'offre pas un autre exemple d'une activité aussi prodigieuse et d'un pouvoir moral aussi universellement accepté.

Né à Fontaines, près de Dijon, d'une famille d'assez grande noblesse, Bernard commença tout jeune par s'essayer à l'apostolat sur ses propres parents et sur les personnes de leur entourage. Dans sa retraite de Châtillon, il devint la terreur des mères et des jeunes femmes ; les amis craignaient de le voir aborder leurs amis. Convertisseur passionné, il ne comprenait que la vie du cloître et entrains ses frères, à sa suite, dans l'abbaye de Cîteaux (1113-1114).

Il y fut un moine admirable, on peut même dire le moine idéal, travaillant à la fois de l'esprit et du corps, maniant la faucille avec une habileté qui lui valut la réputation d'un excellent moissonneur. Mais il tenait à créer lui-même un système particulier de vie monastique, et, le 25 juin 1114, il s'établissait dans la vallée inculte et sauvage de Clairvaux. La cellule qu'il occupa dans le nouveau monastère ressemblait, dit son plus récent biographe, à une prison. L'escalier, par sa courbe, l'entamait en un coin. Dans cet angle, il installa son lit, où un morceau de bois recouvert de paille lui servait d'oreiller. Sous le toit mansardé, dans le mur qui le supportait, était taillé, à un pied d'élévation du plancher, l'unique siège de la cellule. Lorsqu'il voulait s'asseoir ou se lever, il lui fallait courber la tête, sous peine de se heurter aux poutres. Une tabatière formait la fenêtre. C'est là que le dominateur de l'Europe chrétienne vécut plus de trente ans, et mourut.

La première œuvre de saint Bernard, c'est le moine cistercien, la règle de Cîteaux.

Le moine cistercien doit se trouver le moins possible en contact avec le monde extérieur. Une abbaye de cet ordre est construite de préférence loin des villes, dans un endroit sauvage et de difficile accès. Clairvaux ne peut posséder, comme Cluni, toute espèce de propriétés. La règle lui interdit d'acquérir des églises, des villages, des serfs, des fours, des moulins banaux, tout ce qui constitue un domaine seigneurial, une source d'autorité politique. Une abbaye cistercienne n'exploite légalement que les propriétés utiles au travail manuel des moines, les champs, les vignes, les prés et les bois. Interdiction absolue aux religieux de faire le commerce et de vendre au détail les produits de leurs terres. Interdiction non moins rigoureuse de prendre charge d'âmes, c'est-à-dire de desservir une église ou une chapelle paroissiale. Fuyant la fréquentation des laïques, les Cisterciens se garderont d'ouvrir une école et d'admettre les étrangers à y étudier. Ici encore l'opposition avec le système clunisien est frappante. On a peur de tout ce qui ouvre l'esprit sur le dehors, sur le siècle, sur les choses profanes. On se défie des livres, de la littérature et de la science. Le moine coupable d'avoir fait des vers est relégué dans une autre maison. Les convers, qui ne sont pourtant pas de vrais moines, ne peuvent avoir de livres entre les mains. On se contente de leur faire apprendre par cœur le Pater, le Credo, le Miserere et l'Ave Maria. Aux âmes pures, l'acte de foi suffit.

Le retour à l'ascétisme caractérise la règle de Clairvaux, comme celle des autres congrégations issues de la Réforme. La chasteté, l'obéissance, le silence, la pauvreté individuelle deviennent des obligations inviolables. Une des plus graves fautes que puisse commettre un moine cistercien, c'est d'être propriétaire : le moine propriétaire, assimilé à l'incendiaire ou au voleur, est passible de l'excommunication. Non seulement la viande, à Clairvaux, est prohibée, mais les légumes au gras ne sont pas permis, et les malades eux-mêmes ne mangent pas de viande en carême ni le samedi. Pas de pain blanc, pas d'épices, rarement du poisson, très peu de vin. Les premiers compagnons de saint Bernard mangent souvent des plats de feuilles de hêtre. Ils vivent de pois, de lentilles et d'autres légumes sans assaisonnement. Et cette pauvre cuisine est faite par les moines eux-mêmes, chacun d'eux étant cuisinier à son tour. Les suppléments de repas, ou pitances, en usage à Cluni certains jours de la semaine, sont formellement interdits. Pour se coucher, les Cisterciens se jettent tout habillés sur leur lit, dans un dortoir sans cellules, et qui, bien entendu, n'est pas chauffé. Le lit se compose d'un oreiller, de deux couvertures et d'une paillasse. Le matelas est une institution clunisienne : à Clairvaux, il n'est autorisé que pour les malades, par exception.

Le vêtement du Cistercien se distingue de la robe noire du cluniste : il est gris, de cette nuance de la laine qui n'a pas reçu de teinture. Interdiction absolue de porter la robe fourrée, la chemise de laine, le capuce, les gants et les bottes comme le faisaient tant d'abbés et de moines des anciennes congrégations. La même sévérité de principes s'étend aux cérémonies du culte. Les Cisterciens chantent à l'unisson sans accompagnement d'orgue. De leur église on proscrit impitoyablement tout ce qui agit sur les yeux, sur les sens, tout ce qui peut distraire le religieux de la contemplation et de la prière. Les murs sont nus ; pas de pavés ornés, pas de mosaïque, pas de vitraux de couleurs ni de peintures murales. Pas de sculptures : on ne tolère que la croix et encore ne veut-on pas de grandes croix dorées ni argentées. Les ornements de soie sont prohibés, même dans les grandes cérémonies. À l'extérieur, les tours en pierre sont interdites : il faut les construire en bois et leur donner des proportions restreintes. Les petites cloches sont seules autorisées. Enfin il ne sera permis d'enterrer dans les églises abbatiales, en fait de personnes étrangères à l'ordre, que les rois, les reines, les archevêques et les évêques.

Au fond, Clairvaux, à ses débuts, est la satire vivante de Cluni. Clairvaux est l'abbaye modèle, la création nouvelle opposée à l'ancien système monastique. La prépondérance morale, le prestige religieux, ne tardèrent pas à passer des Clunistes aux Cisterciens. Bernard contribua à la victoire de Clairvaux par la ferveur de sa propagande, écartant de tout son pouvoir les moines étrangers, appelant des Cisterciens à occuper les sièges épiscopaux. Concurrence, après tout, légitime ; il n'agissait ainsi, comme toujours, que sous l'empire de sa conviction chrétienne. L'ardeur parfois assez âpre qu'il mettait à lutter contre l'abbaye rivale fit d'autant mieux ressortir les sentiments d'amitié qu'il ne cessa de professer pour son chef, Pierre le Vénérable, un réformateur de sens pratique et d'allure douce. L'affection réciproque des deux moines triompha des incidents qui parurent le mieux faits pour l'altérer.

Pierre avait retenu à Cluni un jeune cousin de saint Bernard, Robert, que l'abbé de Clairvaux aimait d'une tendresse toute spéciale. Celui-ci se plaignit vivement, mais il prit sa revanche en enlevant de haute lutte à un Cluniste l'évêché de Langres pour le donner à un Cistercien. Le conflit s'aggrava lorsque les moines clunisiens de Gigni, en Bourgogne, eurent détruit, à main armée, un prieuré de Cîteaux. Les chefs des deux ordres continuèrent pourtant leur correspondance amicale ; entente méritoire, moins due à la modération de Bernard qu'à la patience peu commune de Pierre le Vénérable : Qui pourra jamais étouffer la tendre affection de mon cœur envers vous, écrivait celui-ci, puisque tant d'orages n'ont pu le faire jusqu'ici, et que notre amitié a résisté tour à tour au flot de la rivalité de nos ordres et à la tempête de Langres ?... J'ai toujours taché de maintenir la bonne harmonie entre mes frères et les vôtres, et, s'il était possible, de confondre tons les cœurs dans une charité parfaite. En public, en particulier, dans nos grandes assemblées de chapitres, je n'ai jamais cessé de travailler à détruire cette rouille de jalousie et d'animosité qui ronge secrètement nos entrailles.

Bernard voulut, lui aussi, montrer qu'il n'était animé d'aucune malveillance contre Cluni, et il écrivit, entre 1123 et 1125, l'Apologie, où il proteste de son amour pour toutes les règles monastiques. Il traite de pharisiens les moines qui parlent avec dédain des autres observances et célèbre lui-même, en termes magnifiques, l'unité de l'Église régulière à la tunique multicolore et sans coutures. Mais le sujet l'entraîne et il ne peut s'empêcher de flétrir, avec sa verve sarcastique, les habitudes de mollesse et de luxe des Bénédictins. Il n'attaque pas leur moralité, mais leur méthode de vie religieuse, leur répugnance pour les mortifications et le travail manuel, leurs idées sur les conditions extérieures du culte, profondément différentes des siennes. Les Clunistes sont condamnés par ce juge impitoyable, même pour leur zèle à orner les églises et à consacrer l'art au service de Dieu : L'Église, dit-il, resplendit dans ses murailles et manque de tout dans ses pauvres. Elle dore ses pierres et laisse ses enfants nus. Avec l'argent des misérables, on charme les regards du riche. À quoi bon les représentations figurées, les objets sculptés et peints ? Tout cela étouffe la dévotion et rappelle les cérémonies judaïques. Les œuvres d'art sont des idoles qui détournent de Dieu et sont bonnes tout au plus à exciter la piété des âmes faibles et des mondains.

Le fougueux apôtre qui s'élève avec tant de force contre les abus de la congrégation rivale ne ménagea pas davantage les monastères indépendants de l'ancien ordre de saint Benoît. Il fut particulièrement dur pour la royale abbaye de Saint-Denis, où le Capétien, ses courtisans et ses soldats se considéraient un peu comme chez eux, et empêchaient les moines de céder aux idées nouvelles. Il la traitait de caserne, d'école de Satan et de caverne de voleurs. Lorsque l'abbé Suger, sur ses instances, eut réformé son monastère, son ami de Clairvaux le combla d'éloges avec autant d'ardeur qu'il en avait mis à lui reprocher les scandales d'autrefois. Les blessures faites par un ami, disait-il, valent mieux que les baisers d'un ennemi.

De Clairvaux le souffle monastique passait déjà sur l'Église épiscopale elle-même ; il fallait amener les évêques à changer de vie et à s'inspirer de l'esprit cistercien. On a parlé plus haut du conflit qui s'éleva entre Louis le Gros et l'évêque de Paris, Étienne de Senlis, soutenu par la main puissante de Bernard. Une des conversions les plus éclatantes fut celle de l'archevêque de Sens, Henri le Sanglier. En adoptant la Réforme et le nouveau genre d'existence qu'elle entrainait, il s'attira l'hostilité du roi de France et de ses courtisans (1130). Mais Bernard défendit l'archevêque, allant jusqu'à dire de Louis VI, fils aillé de l'Église, protecteur de la Papauté : Ce nouvel Hérode ne poursuit plus le Christ dans son berceau, mais il l'empêche de triompher dans les églises.

C'est que la réforme des évêchés entrait dans ses vues, autant que celle des abbayes, et qu'il s'indignait des obstacles. Aussi hardiment qu'il avait dénoncé les vices des moines dans l'Apologie, il stigmatise ceux de l'épiscopat dans son Traité du devoir des évêques (1126). Personne n'a peint en traits plus vifs l'indignité de ces prélats qui croient honorer leur ministère par le faste des vêtements, le luxe des chevaux et des harnais et dépensent le bien des pauvres en somptuosités inutiles. Il s'effraie de voir des écoliers, des imberbes, élevés par l'influence de leurs familles aux plus hautes dignités de l'Église. À peine ont-ils échappé à la férule du maure qu'ils sont pourvus de sièges importants et président des assemblées de prêtres. Il leur reproche de porter des toilettes de femmes et conclut qu'un bon évêque est un oiseau rare.

La faute en est, dans sa pensée, au recrutement de l'épiscopat, toujours vicié par les influences laïques. Nulle part il n'a dit expressément ce qu'il pensait de la grave question des élections épiscopales : mais de tous ses écrits et de toute sa conduite ressort l'idée que les évêques ne peuvent être canoniquement institués que par le choix du Clergé, du peuple et le consentement des évêques de la province. C'est le retour aux pratiques de la primitive église. Pour saint Bernard, la nomination des prélats est une affaire ecclésiastique. Le Roi n'a pas le droit de retarder l'élection, d'y intervenir pour la faire tourner à son profit, encore moins d'imposer ses candidats. Ainsi le parti religieux, dont Bernard était l'âme et l'organe, après avoir condamné d'abord la simonie, puis l'investiture, rejetait toute ingérence du pouvoir laïque dans l'élection ; troisième phase par laquelle passa le mouvement réformateur. Jamais l'abbé de Clairvaux n'hésita, comme les papes du XIe siècle, ses modèles, à entrer en lutte même contre la royauté française, quand les principes de la Réforme étaient en jeu.

Et pourquoi eut-il hésité ? Exclusivement dominé par l'idée religieuse, il ne s'est jamais placé au point de vue des progrès de la dynastie capétienne, ni même des intérêts particuliers de la nation française. Ceux qui ont cru et dit le contraire se sont trompés.

On célébrait, il y a quelques années (1891), dans les ruines du vieux château de Fontaine-les-Dijon, le centenaire de saint Bernard, et l'un des orateurs revendiquant ce grand homme comme le plus national et le plus français de tous les saints (presque à l'égal de Jeanne d'Arc), parlait de sa préoccupation incessante des intérêts de la France et de l'Église, mariées ensemble. En réalité, Bernard ne représente aucune nationalité spéciale ; il ne personnifiait que l'Église universelle du Moyen âge régénérée par les moines. Il est au-dessus de l'idée dynastique et nationale et n'agit que pour le bien suprême de la Chrétienté et de la Réforme. Le reste, au fond, lui est indifférent et étranger. Aussi sa physionomie s'oppose-t-elle à celle de Suger, si étroitement lié à la famille régnante et à la nation.

Dans certains passages de la Vie de Louis le Gros, le sentiment encore vague de l'unité de la patrie française commence à poindre : rien de semblable dans les écrits du fondateur de Clairvaux. Et si l'on considère les actes, la même différence éclatera. Alors que la dynastie capétienne tendait à s'identifier avec le pays, saint Bernard a préféré le comte de Champagne au roi de France. Nous le verrons faire à Louis VII, coupable d'avoir voulu nommer à Bourges un archevêque que la cour de Rome repoussait, une opposition des plus vives (1141) et soutenir avec passion le Champenois Thibaut IV, allié du Pape et ennemi du Roi. Nous montrerons ailleurs qu'il a favorisé, au moins indirectement, le divorce impolitique de Louis VII et d'Aliénor d'Aquitaine. Il serait aussi puéril de nier cette attitude du célèbre abbé que de la condamner au nom de principes qui n'étaient pas les siens. Lui et Suger agissaient chacun dans leur sphère, conformément à leurs situations et à leurs idées qui ne se ressemblaient pas. Nationaliser saint Bernard équivaudrait à le rapetisser.

Il s'est montré réformateur même contre la Papauté, et c'est peut-être l'aspect le plus original de son apostolat. Jusqu'ici Rome et la Réforme, presque identifiées pour la doctrine comme pour l'action, avaient combattu les mêmes ennemis et remporté une victoire commune dont la Papauté surtout bénéficia. On a vu comment ce succès aboutit à la fondation du gouvernement théocratique. Au temps de saint Bernard, l'omnipotence du Saint-Siège est devenue un fait indiscutable. Mais alors l'esprit de réforme commence à se retourner contre la monarchie pontificale elle-même et entreprend de la rendre tout à fait digne de l'autorité absolue qu'elle exerce. Une partie de l'opinion éclairée murmure déjà contre des abus devenus criants : la multiplication excessive des exemptions, l'extension exagérée de l'appel à Rome, le luxe de la cour romaine, son attachement aux intérêts temporels, la vénalité des cardinaux. Les plus ardents réformistes condamnent la politique d'atermoiements, de compromissions, d'opportunisme, qui fut celle des successeurs de Grégoire VII et d'Urbain II. D'autre part ceux qui ne veulent pas que la hiérarchie traditionnelle soit trop profondément atteinte, s'inquiètent déjà de l'étendue même du pouvoir pontifical, de cette énorme souveraineté dévolue à un seul homme, bien faite pour tourner les têtes les plus solides.

De tous ces griefs, de tous ces mécontentements, de toutes ces craintes, saint Bernard a composé la trame de son traité sur la Considération, ouvrage étrange, qu'on a appelé le catéchisme des papes. Singulier catéchisme où la Papauté, dans la personne d'Eugène III, reçoit autant de réprimandes et de coups que de marques d'affection et de conseils d'ami

Pour le prémunir contre l'orgueil, saint Bernard lui rappelle, en termes bibliques, qu'un souverain insensé sur le trône ressemble à un singe sur un toit et que la dignité dont il est revêtu ne l'empêche pas d'être un homme, c'est-à-dire un être nu, pauvre, misérable, fait pour le travail et non pour les honneurs. Il n'y a ni poison, ni fer, qu'il craigne tant pour lui que la passion de dominer. L'ambition et la cupidité sont, dans l'Église romaine, la source des plus déplorables abus. Les cardinaux sont des satrapes qui préfèrent les grandeurs à la vérité. Et comment justifier le luxe inouï de la cour romaine ? de ne vois pas que saint Pierre ait jamais paru en public chargé d'or et de pierreries, revêtu de soie, porté sur une mule blanche, entouré de soldats et suivi d'un bruyant cortège. Dans l'éclat qui vous environne, on vous prendrait plutôt pour le successeur de Constantin que pour le successeur de saint Pierre.

En présentant à la Papauté le miroir où elle pouvait reconnaître ses difformités, Bernard espérait la rendre meilleure. Il comptait, pour se faire pardonner ce dur langage, sur les services qu'il avait rendus à l'institution.

Services immenses autant que désintéressés. Le spectacle auquel l'Occident assista pendant huit années consécutives, de 1130 à 1138, est resté unique dans l'histoire. Deux papes, Anaclet II et Innocent II, ayant été élus à la fois, Bernard, pour mettre fin au schisme, se fit le juge suprême d'un procès infiniment complexe et délicat. Il se déclare avec une hardiesse singulière pour Innocent II, celui des prétendants qui avait eu l'élection la moins légale dans la forme. Mais il lui reconnaissait une valeur morale supérieure et pensait que, pour le choix d'un pape, les votes se pèsent et ne se comptent pas. Non content d'imposer son candidat au Clergé et à l'opinion chrétienne, il oblige les rois et les hauts barons à l'accueillir : Louis VI au concile d'Étampes, Henri Beauclerc à Chartres, ratifient, avec solennité, le jugement de l'abbé de Clairvaux. Durant le long voyage d'Innocent à travers la France, la Normandie, la Lorraine et les pays d'Empire, Bernard accompagne son protégé, écarte de lui les obstacles, prodigue son éloquence, convertit ou foudroie les opposants. À Liège, l'empereur Lothaire voulait abuser de sa situation de protecteur du nouveau pape, revenir sur le concordat de Worms et remettre l'Église sous le joug de l'État. Tout était perdu, si l'éloquente intervention du moine n'avait sauvé Innocent II de cet immense péril. L'Empereur lui-même se prosterna aux pieds du pape de saint Bernard (1134).

L'homme qui dictait ainsi sa volonté à l'Europe n'était qu'au début de sa tâche. Anaclet restait maître de Rome et de l'Italie. En France même, l'Aquitaine, avec son duc Guillaume X et son chef religieux, Gérard, évêque d'Angoulême, persévérait dans le schisme ; la Sicile, l'Écosse suivaient la même voie. Les trois patriarches d'Orient n'osaient se prononcer. Il fallut, pour venir à bout de ces résistances, que Bernard se rendit lui-même sur le terrain du schisme et se prit corps à corps avec l'ennemi. Son premier voyage en Aquitaine (1131) n'eut pas de résultats décisifs. Guillaume X ne se convertit que pour la forme, et l'opposition des schismatiques fut telle qu'un prêtre, dit-on, brisa l'autel sur lequel Bernard avait célébré la messe. Le principal obstacle était ce Gérard d'Angoulême, le légat permanent d'Anaclet, une sorte de pape aquitain, très admiré pour sa science de théologien, ses talents d'administrateur et la protection qu'il accordait aux lettrés et aux savants. Il ne fut pas facile à Bernard de jeter à bas cette idole. Le réquisitoire passionné qu'il lança contre Gérard, plein de traits mordants et d'accusations violentes, chef-d'œuvre de l'ironie et du sarcasme, dépassa le but et retarda peut-être la victoire.

L'essentiel était de décider Lothaire à passer les Alpes afin d'ouvrir Rome à Innocent II. En attendant l'armée impériale, Bernard, infatigable, parcourait avec son pape la Haute-Italie et réconciliait les Génois avec les Pisans, très fier de cette nouvelle victoire ; Avec quelle rapidité, dit-il lui-même, s'est opérée cette merveille ! Le même jour, j'ai semé, moissonné et chargé sur mes épaules les gerbes de la paix. Enfin Lothaire et Innocent entrent ensemble à Rome et l'Empereur est couronné par le Pape (1133), tandis qu'Anaclet et ses défenseurs se barricadent dans la tour Saint-Ange.

Les Impériaux partis, l'antipape réussit encore à expulser son rival, qui se réfugie à Pise. Pour réparer cet échec, Bernard passe en Allemagne. Il apporte son concours à une œuvre politique de haute importance : la réconciliation de Lothaire avec ses concurrents Frédéric et Conrad de Hohenstaufen, héritiers du duché de Souabe et prétendants perpétuels à l'Empire. Les faire entrer dans l'alliance de l'Empereur, c'était enlever à l'opposition allemande tout prétexte de révolte et à l'antipape une protection utile. Bernard parait à l'assemblée de Bamberg ; il parle et les démêlés des princes allemands s'apaisent ici encore, comme par miracle. Lothaire rend la Souabe aux Hohenstaufen et ceux-ci lui promettent de prendre part à une nouvelle expédition d'Italie. Puis le saint repasse les Alpes à la hâte, et vient à Pise où il est accueilli en triomphateur. Un concile était réuni dans cette ville (juin 1135) ; il fallait encore excommunier Anaclet et ses partisans, affermir l'autorité d'Innocent, réformer les abus, fortifier la discipline de l'Église. L'abbé de Clairvaux dirigea les opérations du concile, dénoua toutes les difficultés, dicta toutes les résolutions, vivifia tout de son souffle puissant.

Quand il eut converti Milan, la place forte des schismatiques, à la cause d'Innocent II, l'enthousiasme devint du délire. À lui seul, par sa présence, ses prédications, ses miracles, l'abbé de Clairvaux brisait un à un les obstacles contre lesquels échouaient les efforts combinés du Pape et de l'Empereur. La foule s'écrasait autour de lui, l'acclamait, lui baisait les pieds, coupait ses vêtements pour se faire des reliques. À Milan, les malades remplissaient tous les jours le presbytère de Saint-Laurent, où il était descendu, et les paralysies, les possessions, les épilepsies disparaissaient sous la main de ce médecin incomparable. Lui, impassible au milieu de l'enivrement populaire, profitait de son prestige pour fonder ou réformer des établissements religieux, refusant les évêchés qu'on lui offrait, ne songeant qu'à reprendre sa place dans sa chère cellule, entouré de ses frères de Clairvaux.

La maladie le torturait sans trêve, et plus encore le scrupule de conscience qui lui faisait trouver monstrueuse la vie à laquelle l'Église le condamnait. Je suis je ne sais quelle chimère de mon siècle, ni clerc ni laïque, portant l'habit d'un moine et n'en gardant pas les observances. Il fut cependant obligé de quitter une troisième fois son abbaye et de faire en Italie un dernier voyage (1137), lorsque Lothaire et Innocent entrèrent en lutte ouverte avec le roi de Sicile, Roger Ier, partisan obstiné d'Anaclet. La défaite des Normands à Palerme, les objurgations pressantes de Bernard et surtout la mort de l'antipape, eurent enfin raison du schisme.

A la nouvelle de la disparition d'Anaclet, la joie de l'abbé de Clairvaux éclata : Grâce à Dieu, le misérable qui a induit Israël dans le péché a été englouti par la mort et jeté dans les entrailles de l'enfer. Puissent tous ceux qui lui ressemblaient subir le même châtiment. L'unité de l'Église était sauve, et c'était au dévouement, à l'héroïsme d'un simple moine que la Papauté devait sa victoire. Une telle œuvre pouvait bien étonner et enthousiasmer un siècle de foi : Me voici, écrivait Bernard au prieur de Clairvaux, je ne vous dis plus, je vais revenir, je reviens, j'arrive et j'apporte avec moi ma récompense, le triomphe du Christ et la paix de l'Église.

Sa récompense, Bernard la trouva aussi dans un prodigieux accroissement d'influence morale et dans l'avènement au trône de saint Pierre d'un religieux de son ordre, Eugène III (1145). Au fond, les cardinaux et la cour romaine ne lui pardonnaient pas facilement d'être ce qu'il était devenu, un particulier plus puissant dans l'Église que le Pape et les évêques, et tenant cette puissance de son prestige personnel. Ils allèrent jusqu'à lui faire sentir qu'il était trop porté à substituer son action à celle du gouvernement officiel et régulier de la Chrétienté. Les affaires de Dieu sont les miennes, disait-il avec une naïveté imprudente à son ami le cardinal Aimeri, et rien de ce qui le regarde ne m'est étranger. Le cardinal lui répondit : Il y a, dans l'Église, diverses vocations. Tout est en paix, quand chacun reste à sa place et à son rang, mais tout se confond et se désorganise quand on dépasse les bornes de sa situation professionnelle. Qu'est-ce qu'un moine doit avoir de commun avec les cours et les conciles ?

On lui reprochait surtout de désapprouver l'évolution irrésistible qui poussait Rome à désirer, sans partage, la domination de l'Europe catholique. Si la querelle des investitures était finie, la rivalité entre le Pape et l'Empereur subsistait. On était à la veille de la guerre furieuse qui allait se déchaîner entre le sacerdoce et l'empire. Il s'agissait de savoir qui, du Pape ou de l'Empereur, serait maitre de Rome et de l'Italie ; et, sur cette grave question, l'opinion de saint Bernard était connue. Il voulait le maintien et la conciliation des deux pouvoirs. Il reconnaissait le droit temporel des empereurs sur la ville de Rome, puisque, dans une lettre à Conrad III, il proclamait Rome la capitale de l'Empire. D'un autre côté, il réagissait avec énergie contre la tendance qui portait le Saint-Siège à s'occuper des choses terrestres. Non pas qu'il ait condamné, en termes clairs, le pouvoir temporel des papes ; mais ce qu'il a écrit et ce qu'il a fait prouvent que ce pouvoir lui paraissait peu conciliable avec la mission spirituelle de la Papauté et dangereux pour l'avenir de l'institution. En fallait-il davantage pour rendre l'abbé de Clairvaux suspect aux hommes d'État qui dirigeaient l'Église romaine et visaient à gouverner par elle le monde entier ?

Celui qui avait su rétablir l'unité dans le gouvernement religieux des peuples chrétiens devait travailler aussi à la maintenir dans le domaine de la foi. Bernard lutta avec la même ardeur contre les tentatives que faisait déjà la pensée humaine pour secouer le joug de l'Église et se dégager de la tradition. Il se montra, en tout temps, le défenseur convaincu de l'antique croyance, l'ennemi naturel des nouveautés introduites par les théologiens et les philosophes. On pense bien que cet homme, qui corrigeait si vertement ses amis, n'hésita pas à se mesurer avec l'ennemi. Il avait la foi irréfléchie et puissante des âmes simples. Tantôt il prétendait qu'il suffisait de s'instruire à la grande école de la nature : Les arbres et les rochers de la forêt t'en apprendront plus que les livres ; tantôt il ne reconnaissait pour maîtres que les apôtres ; ils ne m'ont pas enseigné à lire Platon et à démêler les subtilités d'Aristote ; mais ils m'ont appris à vivre et ce n'est pas là une petite science.

Il savait pourtant la théologie, mais il méprisait profondément la scolastique et ses adeptes. Il y en a quelques-uns, ajoutait-il, qui ne veulent apprendre que pour savoir, et cette curiosité est indigne d'un homme ; d'autres ne veulent apprendre que pour être regardés comme habiles, et cette vanité est honteuse ; d'autres n'apprennent que pour trafiquer de leur science, acquérir l'argent ou les honneurs, et ce trafic est déshonorant. Aussi voudrait-il dissuader la jeunesse de venir à Paris chercher la science et, par la science, le plaisir et la fortune : Fuyez Babylone et sauvez vos âmes, s'écriait-il dans un sermon prononcé, en 1140, devant les étudiants ; et vingt d'entre eux le suivirent à Clairvaux.

En réalité la science lui déplaisait surtout parce qu'elle était dangereuse pour la religion ; il se plaignait avec amertume des hardiesses de son siècle : On se rit de la foi populaire, on met à nu les mystères divins, on agite témérairement les plus hautes questions ; on tourne en dérision les pères qui ont mieux aimé assoupir ces querelles que les décider. L'esprit humain usurpe tout, ne réservant rien à la foi.

Nous verrons ailleurs comment il a combattu l'hérésie scolaire (ce qu'il appelait la stultilogie) dans la personne d'Abélard et de Gilbert de la Porrée, et l'hérésie purement religieuse et sociale, chez Henri de Lausanne et Pierre de Bruis.

L'hérésie politique était représentée par Arnaud de Brescia, agitateur populaire et tribun dangereux. Celui-ci déniait aux clercs le pouvoir de posséder des fiefs et ne leur laissait que l'autorité religieuse. Plus de droits régaliens aux évêques, plus de propriété collective aux moines : la dîme suffit aux gens d'Église. Il faut une séparation absolue entre le temporel et le spirituel ; les prêtres ne peuvent gouverner que les consciences : ils n'ont aucun droit sur la terre et sur l'argent. Une telle doctrine n'était pas en si grand désaccord avec les idées de certains apôtres de la réforme ecclésiastique. L'idéal chrétien, pour les esprits conséquents, eût été que le clergé renonçât à ses possessions territoriales, et le Pape lui-même à sa souveraineté. La thèse d'Arnaud de Brescia venait à point pour exciter le peuple des grandes villes à rejeter la domination des évêques et légitimer le mouvement communal, que l'Église avait condamné.

L'abbé de Clairvaux se hâta de dénoncer Arnaud de Brescia comme un homme d'autant plus à craindre que, menant une vie austère, il avait les formes de la piété sans en avoir l'esprit.

Un légat du Pape, qui aimait la philosophie et les philosophes, eut l'imprudence d'accorder sa protection à l'hérésiarque. La réprimande ne se fit pas attendre : Arnaud de Brescia est un homme d'une conversation aimable et séduisante, mais sa doctrine est empoisonnée ; il a une tête de colombe et une queue de scorpion, créature monstrueuse que la ville de Brescia a vomie, que Rome a rejetée, qua la France a repoussée, que l'Allemagne déteste, que l'Italie ne veut plus recevoir, et l'on dit que c'est vous qui lui donnez asile ? Protéger un tel homme, c'est être infidèle au Pape ou plutôt à Dieu même. La cour de Rome comprit mieux l'indignation de saint Bernard quand elle eut vu le peuple romain mettre en pratique les théories d'Arnaud, s'émanciper par le pillage et le meurtre, et procéder sous sa direction à une reconstitution peu intelligente des formes de l'ancienne république latine (1143-1145).

Bernard reprocha violemment à cette populace de faire de Rome la fable de tout l'univers. Depuis le schisme, il avait pour elle une antipathie méprisante qu'il ne cachait pas : Que dire de ce peuple, écrit-il dans la Considération ? C'est le peuple romain ; il n'y a pas de terme plus bref ni plus expressif pour indiquer ce que j'en pense. Mais, ailleurs, il s'explique mieux : Pardonnons aux voleurs, ce sont des Romains, et l'argent, pour eux, est une tentation trop forte. La cause des libertés urbaines l'intéressait peu. À Reims, où il essaya de calmer l'effervescence de la bourgeoisie (1140), toute son éloquence échoua contre l'obstination de ceux qui voulaient la commune. Pour lui, comme pour l'Église entière, Louis VII, en soumettant par la force ces manants insurgés, ne fit que remplir son devoir de roi.

Le moine de Clairvaux ne pouvait admettre qu'on osât s'élever contre les puissances établies et s'attaquer à un ordre social dont la religion même était le fondement. Il prêchait la charité, il compatissait aux misérables, il condamnait le luxe des riches parce qu'il aurait voulu donner le nécessaire aux pauvres ; mais on chercherait vainement, dans ses écrits, des tendances démocratiques ou une théorie socialiste au sens moderne de l'expression. Il ne flatte pas plus les paysans qu'il ne ménage les rois, les évêques et les papes. Il réprouve en eux la grossièreté des mœurs, l'esprit de lucre et de rapine, la croyance aux sorciers. Il veut que le peuple continue, comme par le passé, à payer l'impôt au seigneur et la (lime au curé.

Cet homme, qui retenait à peine, à force d'énergie, la vie toujours prête à s'échapper, trouva le moyen, avant de disparaitre, de remuer tout l'Occident en l'appelant de nouveau à la guerre sainte. Fils de soldat, Bernard était un grand partisan de la croisade. Plus que personne il avait contribué à fonder l'ordre des Templiers, les chevaliers moines, dont la règle fut en majeure partie son ouvrage (1128). Un souffle tout militaire inspire son Éloge de la nouvelle milice, plein de la haine du Sarrasin, fait pour justifier les guerres religieuses et enflammer le zèle des croisés. Ce clerc avoue qu'il est des circonstances où il est nécessaire et même glorieux de verser le sang : Sans doute, dit-il, il ne faudrait pas tuer les païens, si l'on avait un autre moyen d'arrêter leurs invasions et de les empêcher d'opprimer les fidèles. Mais, aujourd'hui, il vaut mieux les massacrer que de laisser la verge des pécheurs suspendue sur la tête des justes. Allons que les enfants de la foi tirent les deux glaives contre l'ennemi !... Le chevalier du Christ, dit-il ailleurs, tue en conscience et meurt plus tranquille : en mourant, il fait son salut ; en tuant, il travaille pour le Christ.

La seconde croisade fut son ouvrage, et il y introduisit les rois, qui n'avaient pas paru dans la première. Ses apologistes d'aujourd'hui, voyant que cette entreprise tourna mal, ont cherché à démontrer qu'il n'en était pas l'auteur ; que l'initiative en appartint réellement au roi Louis VII, l'incendiaire de Vitri, et au pape Eugène III ; que Bernard a suivi le mouvement en qualité d'orateur de l'Église romaine chargé de prêcher les peuples chrétiens. La distinction, au fond, est subtile. S'il est vrai que le roi de France ait le premier pensé à la croisade, c'est saint Bernard seul qui l'a faite parce que lui seul pouvait entraîner une féodalité qui n'avait pas encore oublié les désastres de l'expédition précédente. Nous dirons par quelle suite de fatalités la seconde croisade aboutit à une catastrophe, véritable scandale pour les Ames religieuses, à tel point que la popularité du saint s'en trouva elle-même ébranlée. Il subit cette nouvelle épreuve avec la sérénité du croyant qui ne vit plus que pour les choses d'en haut. La maladie qui le consumait ne l'empêcha pas cependant, quelques semaines avant sa mort, de courir encore à Metz, pour y mettre fin aux querelles sanglantes des nobles et des bourgeois, qui s'entretuaient. Ce dernier effort l'acheva. Le 20 août 1153, il mourait entouré de ses frères de Clairvaux, dans cet asile de paix où l'Église et le monde ne l'avaient pas laissé reposer autant qu'il l'aurait voulu.

Il ne disparut pas assez tôt pour ne pas assister à la fin lamentable de sa croisade : mais combien d'autres déceptions la mort lui a épargnées ! Cet orateur sans pareil a perdu la plupart des causes pour lesquelles sa voix puissante avait retenti. Cinquante ans après sa mort, la France et l'Europe ont vu se briser ses plus chères espérances, s'évanouir ses rêves les plus généreux.

Il avait fait de Clairvaux le chef-d'œuvre de l'ascétisme monastique. Dans le courant du XIIIe siècle, la congrégation, corrompue par les libéralités mêmes des fidèles, n'a plus rien à reprocher à Cluni. Elle est descendue au même point, et d'une chute encore plus rapide. La vie même de son fondateur avait contribué à sa déchéance. C'est par un miracle permanent que le premier abbé de Clairvaux put concilier le rôle de chef de monastère avec le gouvernement général de l'Église chrétienne. Absorbés par les occupations étrangères à leur fonction propre, ses successeurs n'eurent pas, comme lui, la force de rester vraiment moines au milieu de la politique et des cours.

Réformateur de l'épiscopat, il aurait voulu supprimer l'ingérence des rois dans les élections. Or l'Église française, devenue de plus en plus monarchique, et soumise, d'autre part, aux volontés du Pape et de ses cardinaux, perdit ce qui lui restait de liberté.

En combattant l'hérésie sous toutes ses formes, Bernard avait essayé de faire prédominer la foi sur la raison et d'entraver l'essor de la pensée indépendante. Mais on ne résiste pas à un tel courant : les hérésies se multiplièrent ; il fallut noyer la France du Midi dans le sang pour rétablir l'unité de croyance. Au même moment, la scolastique triomphait dans les écoles, et l'Université de Paris était fondée.

Il avait craint que l'Église catholique ne devînt une monarchie occupée surtout d'intérêts terrestres, et centralisée avec excès. Or tout le Moyen âge tendait à cette fin. On la poursuivit, malgré lui, et le pontificat d'Innocent III, préparation de celui de Boniface VIII, fit, à certains égards, de l'idée théocratique une réalité.

Bernard, enfin, avait proclamé la nécessité de la concorde entre le Sacerdoce et l'Empire, la parité de leurs droits sur Rome. Dix ans après sa mort, la guerre sévissait entre les deux puissances ; le Pape était chassé de Rome et d'Italie. L'Europe entrait dans cette période troublée et sanglante qui ne se termina qu'après un siècle de luttes acharnées, par la chute de l'empire allemand.

Que fut donc l'œuvre de saint Bernard ? L'opposition d'un homme de génie aux courants qui entraînaient son siècle. Peut-être même pourrait-on dire que le grand moine de Clairvaux apparaît comme une cause de trouble accidentel dans le développement normal du catholicisme et des institutions générales du Moyen âge. La tentative isolée de cet admirable rêveur était condamnée d'avance. Il n'en a pas moins donné une vigueur nouvelle au sentiment chrétien, relevé, pendant quelque temps, la moralité, exalté l'idéal et laissé au monde l'exemple d'une énergie et d'une vertu qui dépassèrent l'humanité.

 

 

 



[1] OUVRAGES À CONSULTER. Thomassin, Anc. et nouv. discipline de l'église, t. I, chap. XI, 1825. Hinschius, Kirchenrecht, t. II, p. 57 et suiv. Richou, Essai sur la vie claustrale et l'administration intérieure dans l'ordre de l'abbaye de Prémontré, au XIIe et au XIIIe siècles, dans les Positions des thèses des élèves de l'école des Chartes, année 1875. Talée, Prémontré, Étude sur l'abbaye de ce nom, dans le Bulletin de la Société académique de Laon, t. XIX et XX. Winter, Die Praemonstratenser des zwoelften Jahrhunderts, 1865. A. Vétault, L'abbaye royale de Saint-Victor de Paris, dans les Positions des thèses de l'École des Chartes, année 1868. Madeleine, Histoire de saint Norbert, 1887. Rosemund, Die aeltesten Biographien des heiliges Norbert, 1874. Moll, Histoire religieuse de la Néerlande avant la Réforme, 1864-71.

[2] OUVRAGES À CONSULTER. Montalembert, Les Moines d'Occident, 1866-1874. Hélyot, Histoire des ordres monastiques, religieux et militaires, 1714-1719. Holstenius, Codex regelarum monasticarum, édition Brockie, 1759. Levesque, Annales de l'ordre de Grandmont, 1882. Guibert, Destruction de l'ordre et de l'abbaye de Grandmont, 1878. Pavillon, La vie du bienheureux Robert d'Arbrissel, 1887. Port, Dict. biogr. de Maine-et-Loire, au mot ROBERT D'ARBRISSEL. Lefèvre, Saint Bruno et l'ordre des Chartreux, 1884. Löhbel, Der Stifter des Carthäuser ordens, der heilige Bruno ans Köln, 1899. Dom Lecouteulx, Annales ordinis Carthasiensis, en cours de publication. D'Arbois de Jubainville, Études sur l'état intérieur des abbayes cisterciennes et principalement de Clairvaux aux XXIe et XIIIe siècles, 1858. Jansschek, Origines cistercienses, 1877. Demimuids, Pierre le Vénérable, 1876. Wilkens, Petrus der Ehrtvardige, 1857.

[3] Excepté dans les premiers temps de la fondation, à l'époque de saint Bruno, où la cellule était affectée à deux religieux.

[4] OUVRAGES À CONSULTER. Vacandard, Saint Bernard, 2 vol., 1895. Hüffer, Der Heilige B. von Clairvaux, eine Darstellung seines Lebens und Wirkena, 1886. Neumann, Bernhard von Clairvaux und die Anfange des sweite Kreuzzuges, 1882. Thiel, Die politische Thittigkeit des abtes Bernhard von Clairvaux, 1885.