I. — LA LANGUE ET LA LITTÉRATURE[1]. UNE par la foi, profondément divisée par sa constitution sociale et politique, la France du ne siècle donne à l'histoire le spectacle des contrastes les plus frappants. Peu d'époques ont été marquées par une opposition aussi absolue entre l'expansion désordonnée de la force matérielle, mise au service d'un individualisme sans frein, et l'énergie du sentiment religieux qui a pris souverainement possession de toutes les consciences. De même, dans le domaine des faits intellectuels, la variété presque infinie des manifestations de la pensée et de l'art n'empêche pas de constater l'identité des aspirations et des formes essentielles qui dérivent d'une croyance commune à toutes les classes de la nation. Dans cette France anarchique, où se heurtent les mille seigneuries de l'épée et de l'autel, l'idée religieuse règne en maîtresse sur la littérature, sur l'enseignement, sur la production artistique. Elle apparia comme le trait distinctif de cette civilisation encore rudimentaire ; elle en est l'âme et l'unité. La langue que parlent les Français est fragmentée comme leur terre ; le particularisme du dialecte n'est pas moins intense et vivace que celui de la province ou du fief. Depuis l'époque mérovingienne, le latin vulgaire, langue parlée par les Gallo-Romains, se transformait et devenait le roman. D'un bout à l'autre du territoire national, les dialectes dont se servaient le peuple et les nobles existaient à côté du latin savant que parlait et écrivait le Clergé ; ils étaient plus harmonieux et plus sonores dans le Midi, plus assourdis et plus contractés dans le Nord. Le français proprement dit, ou langue d'oïl, s'étendait sur toutes les provinces situées au nord de la Loire, ainsi que sur la Saintonge, le Poitou, le Berri, la Bourgogne et la Franche-Comté. Le provençal, ou langue d'oc, en était séparé par une ligne tracée de Bordeaux à Lyon, suivant le cours du Rhône et les Alpes et englobant, du côté de l'Espagne, les pays catalans. Mais les différences entre les deux domaines étaient moins accusées, au XIe siècle, qu'elles ne le seront dans l'âge postérieur. Plusieurs des monuments les plus anciens de notre langue sont des textes hybrides, où les formes françaises se mélangent aux formes provençales. Certains caractères propres à la langue du Nord ne se trouvent pas encore dans le poème de Saint Alexis, qui appartient au milieu du XIe siècle, et commencent à peine à prévaloir dans la Chanson de Roland. Les dialectes, déjà formés depuis longtemps, constituent, comme on l'a dit, une vaste tapisserie, aux mille nuances insensiblement dégradées. Dans le domaine français, le parler de la Bourgogne ne se confond plus avec ceux de la Normandie, de la Picardie ou du pays wallon. Le dialecte de l'Île-de-France, placé au point de jonction des principaux groupes linguistiques du Nord, commence à sortir de cette triple source ; les circonstances historiques lui assureront la prédominance ; il marchera, avec le Roi, à la conquête du royaume. Le domaine provençal présente, entre la Garonne, les Pyrénées et l'Océan, un premier dialecte très distinct, le gascon, avec ses caractères tranchés qu'expliquent la proximité de l'espagnol et, sans doute aussi, les traits propres à la langue ibérienne dont se servaient les anciens Aquitains. A l'autre extrémité, le parler usité dans la vallée du Rhône moyen, en Savoie et en Dauphiné, forme également un groupe spécial, reconnaissable à ce mélange d'éléments du Nord et du Midi, d'où vient le nom de franco-provençal que lui a donné un savant italien. Au centre, les dialectes provençaux proprement dits, tels que le languedocien, le catalan ; l'auvergnat, reconnaîtront bientôt la supériorité du limousin destiné à devenir, grâce aux troubadours, le langage de la littérature courtoise et, de la poésie cultivée. Les différences entre les dialectes ne correspondent pas absolument aux divisions féodales. C'est la nature qui les a créés par l'action continue de sa force obscure ; la politique n'a pas eu d'action sur ce développement linguistique. Les dialectes ne suivent les limites des grands fiefs que lorsque ceux-ci ont leurs frontières nettement dessinées par des cours d'eau ou des montagnes. Mais, comme les circonscriptions féodales se sont modelées, en général, sur les cadres naturels du sol, la carte linguistique de la France ressemble, en bien des points, à la carte politique. Français du Nord ou du Midi, ceux qui ne peuvent pas ou ne veulent pas employer la langue des clercs, possèdent dès lors un moyen d'expression littéraire et commencent à en user. Dans la période qui précéda les grands mouvements de la réforme ecclésiastique, de la croisade et de l'émancipation communale, la littérature romane s'est essayée sous le patronage de la religion et du Clergé. La poésie, comme toujours, précède la prose, mais elle n'est encore occupée qu'à traduire les livres sacrés ou à célébrer les vertus des saints. Elle édifie avant d'amuser. De cette époque lointaine, la seule œuvre en langue d'oïl qui soit restée et appartienne vraiment à la littérature, est un poème de 693 vers, en strophes assonancées, où revit la légende latine de saint Alexis. C'est l'histoire romanesque d'un jeune noble italien qui sacrifie à Dieu l'amour de sa fiancée, abandonnée le jour même du mariage, et, après mille péripéties, revient dans la maison paternelle, sans se faire reconnaître, pour y mener la vie du serviteur le plus infime et donner aux hommes une grande leçon d'humilité. Remanié sous des formes variées, aux XIIe, XIIIe et XIVe siècles, le poème de saint Alexis, malgré sa vogue, nous est parvenu sans nom d'auteur. On l'a attribué à un chanoine de Rouen, Thomas, né à Vernon, qui l'aurait composé entre 1040 et 1050 : hypothèse plus ou moins plausible. La langue, qui ne manque ni de couleur ni de relief, y est, sans nul doute, plus archaïque que dans la Chanson de Roland. Le vers est le décasyllabe dont abusera l'épopée. Quelques scènes pathétiques, traitées avec un vague sentiment d'art, relèvent cette esquisse primitive. Elle a surtout le mérite d'être la première composition littéraire que l'on possède dans l'idiome français. Depuis le IXe siècle, l'habitude s'était établie de célébrer, dans des cantilènes héroïques d'une forme plus ou moins populaire, les actions vraies ou fausses des prédécesseurs des Capétiens (Clovis, Dagobert et Charlemagne), la fougue guerrière des grands barons (Girart de Roussillon, Guillaume d'Orange ou Raoul de Cambrai), et les sanglantes batailles que se livraient les races provinciales (Français contre Aquitains, Lorrains contre Bourguignons), ou les religions ennemies (Chrétiens contre Sarrasins). Ces chansons primitives se sont perdues, mais elles ont été l'embryon des épopées que la fin du XIe siècle et surtout le XIIe verront éclore en si grand nombre. La poésie lyrique ne consiste guère encore que dans les chants à refrain qui accompagnaient les danses, aux fêtes du printemps. C'est un large courant d'inspiration populaire ; on le restreindra plus tard pour en tirer des poèmes de cour, ceux des troubadours et des trouvères. La fable, dont les personnages sont les animaux, apparia déjà dans des récits très simples, imités de l'apologue classique. Ils donneront naissance plus tard, lorsqu'ils seront fécondés par l'imagination des ménestrels, aux innombrables branches du roman de Renart. Au XIe siècle, s'annonce aussi le drame liturgique, sous la forme de demandes et de réponses ajoutées au texte des offices de Noël ou de Pâques, d'abord en latin, et bientôt en roman. Au Midi, comme au Nord, c'est la pensée religieuse qui inspire les premières tentatives de la littérature en langue vulgaire. Et pourtant, le plus ancien monument littéraire de la langue d'oc, le fragment du poème sur Boèce, qui est de la fin du Xe siècle, est d'une inspiration philosophique presque profane. Le clerc inconnu qui a écrit ces 250 vers de dix syllabes où se décèlent, çà et là, les caractères du dialecte limousin, n'était certes pas un ignorant. Il emprunte à une ancienne biographie latine de Boèce les détails qu'il donne sur la vie et la captivité de celui qu'on a appelé le dernier Romain ; mais il a lu aussi ses œuvres, puisqu'il imite le De consolatione philosophiae dans de longues tirades destinées à montrer le néant des choses humaines. A coup Mir, ce philosophe n'est pas un artiste et l'on chercherait vainement, dans ce document linguistique, une étincelle de poésie. Combien ce premier développement de la littérature romane est peu de chose, à côté de l'efflorescence colossale de la littérature latine, qui commence avec l'avènement de nos Capétiens pour durer près de quatre cents ans ! Le latin règne en maitre, au XIe siècle, puisque, dans l'ordre intellectuel et moral, la puissance qui prévaut est l'Église. La littérature sérieuse (et même parfois celle qui ne l'est pas), la philosophie, l'histoire, le droit, la science vont s'exprimer, plus que jamais, dans la langue du Clergé. Fait regrettable sans nul doute, car l'élite des esprits se trouvait du côté latin ; et qui sait ce qu'auraient pu donner les lettres françaises cultivées par la partie la plus instruite et la plus distinguée de la nation ? Imposant ses traditions et ses formes consacrées, la littérature ecclésiastique fait vivre une langue morte, mais elle y enferme l'intelligence et ne lui permet guère de s'élever aux conceptions originales. Ici surtout, on ne trouve presque rien qui ne porte la marque de l'esprit religieux. Cependant l'activité littéraire des clercs et des moines, plus épanouie et plus libre que sous l'ère carolingienne, s'exerce dans les genres les plus différents. Elle n'est plus dominée, comme jadis, par le génie d'un chef d'empire ni par une académie de lettrés courtisans, comme celle que dirigeait Alcuin, et dont les arrêts avaient force de loi. Elle dépend moins du dehors : elle n'est pas commandée au même degré par les événements historiques, et cède davantage à ses impulsions propres. Mais elle se meut toujours à peu près dans les mêmes cadres, ne pouvant s'affranchir de l'autorité religieuse qui lui dicte sa pensée et l'empêche jusqu'à un certain point d'en changer le moule. En prose, dans l'énorme masse des écrits latins, on trouve surtout ce que le Moyen âge aimait le mieux : des commentaires sur la Bible, des sermons et des opuscules édifiants, des traités d'enseignement moral ou politique, pieusement inspirés de la tradition cléricale, des écrits de polémique sur le dogme ou la discipline, des vies de saints, des biographies d'évêques ou d'abbés, l'histoire des monastères, des évêchés ou des chapitres. Peu importent les redites, les longueurs, la sécheresse, ou la monotonie de ces compilations narratives ou didactiques. Il y a des grâces d'état pour des lecteurs dévots, que rien ne rebute. Fulbert de Chartres, Odilon de Cluni, Bérenger de Tours, Abbon et Aimoin de Fleuri, Odoranne de Sens, Fulbert de Saint-Ouen, Adémar de Chabannes, Dudon de Saint-Quentin, Guillaume de Poitiers, Raoul Glaber, attirent l'admiration d'un public qui se soucie peu de la mesure et du goût, pourvu qu'on l'édifie avec des récits de miracles, et qu'on l'instruise en gros des vérités éternelles ou des événements contemporains. La plupart de ces prosateurs cultivent aussi, sous mille formes, la poésie latine, ouvrant ainsi la voie aux Marbode, aux Baudri et aux Hildebert de la période suivante, qui seront des versificateurs hors ligne. Fulbert de Chartres et beaucoup d'autres commencent l'interminable série des hymnes, des éloges, de poèmes moraux, des légendes versifiées, des épitaphes, dont les manuscrits sont remplis. A défaut d'imagination et d'art véritable, ces poètes ont l'habileté de main, la souplesse et la fécondité. Ils se plaisent aux tours de force, excellent dans l'acrostiche et dans les inventions rythmées et rimées les plus étranges. C'est le triomphe du mauvais goût et de l'ingéniosité puérile ; mais c'est justement par là qu'ils charmaient leurs contemporains, au moins la société lettrée. Le XIe siècle, à ses débuts, ne connut pas d'autre poésie lyrique, et. les Français du Nord s'en contenteront encore pendant longtemps. II. — L'ENSEIGNEMENT[2]. LE mouvement intellectuel de ce temps sort tout entier de l'école. Prosateurs ou poètes latins, tous ont enseigné comme professeurs ou reçu des leçons comme étudiants, auprès des évêchés ou des monastères en vogue. L'Église, en effet, ajoutait à ses fonctions sociales la lourde charge de l'instruction publique : il n'y a pas d'autre corps enseignant que le Clergé. C'est qu'il est seul instruit et en état d'instruire, et que tout l'enseignement du Moyen âge a pour fin dernière l'étude de la théologie. Non seulement le Clergé fournit les éducateurs, mais il a la surveillance et le contrôle de l'enseignement. Dans chaque diocèse, c'est l'évêque qui accorde aux maîtres la capacité légale nécessaire pour remplir leur fonction, la licentia docendi. Une autorité de même nature est dévolue à des corps collectifs, aux chapitres cathédraux et collégiaux, qui ont parfois aussi leurs écoles, distinctes de celles de l'évêque. Dans les abbayes, surtout dans les monastères exempts (nous l'avons montré pour Cluni), la haute direction de l'école est attribuée à l'abbé. Au début, le chef du diocèse ou de l'abbaye exerçait son droit en personne. Plus tard, quand les écoles se furent multipliées, il se déchargea de ce soin, au moins pour la partie technique, sur un fonctionnaire spécial, le maitre de l'école ou écolâtre. Il existe déjà, dans les paroisses de campagne, de petites écoles, dont l'organisme est plus ou moins simple, selon l'importance des localités. Les unes n'ont qu'un recteur d'école, qui, naturellement, est le curé : dès le temps de Charlemagne, les chefs de paroisses avaient été invités à instruire les enfants de leur ressort. Ailleurs on trouve un ou plusieurs maîtres spéciaux, placés sous la surveillance du prêtre de la paroisse, et peut-être même, en certains cas, nommés par lui. Mais de cet enseignement rural nous ne savons à peu près rien ; l'attention des contemporains s'est portée exclusivement sur les grandes écoles des cathédrales et des abbayes. Au premier rang se place celle de Reims, illustrée d'abord par l'écolâtre Gerbert, dont les fils de roi, comme le futur Robert II, venaient suivre les leçons, à côté d'un clergé d'élite. De là, partirent une foule de disciples qui se répandirent en Lorraine et en France, à Toul, à Liège, à Chartres et à Angers. Plus tard, la même école aura un regain de popularité sous les archevêques Gervais de Château-du-Loir et Manassès II, lorsque l'écolâtre Bruno, le fondateur de la Chartreuse, comptera parmi ses élèves le moine qui deviendra le pape Urbain II. L'école de Chartres, personnifiée surtout par Fulbert, vit sa renommée portée au loin par des Français et des étrangers. Ses étudiants n'y faisaient pas seulement de la littérature ou de la science : ils consacraient une partie de leur temps à chanter la messe et à célébrer les offices liturgiques avec les chanoines de l'église Notre-Dame. Ils vivaient dans une certaine communauté et se traitaient de frères. Leur affection pour un professeur comme Fulbert se traduisait en termes touchants : Non, lui écrit Hildegaire, le trésorier de Saint-Hilaire de Poitiers, je ne puis plus endurer, si ce n'est contraint par vos ordres, et mon exil, et la trop longue impuissance où je suis de rendre mes devoirs à Notre-Dame et à vous. Comme le cerf qui aspire à l'eau pure des sources, je désire m'imprégner plus pleinement de vos enseignements, de cette parole qui m'est plus précieuse que l'or, l'argent et la vie même. Adelman de Liège déplore, lui aussi, la nécessité de vivre éloigné du maître : Chacun des souvenirs que j'ai gardés de lui augmente mes pleurs. J'étais son convive, je me tenais souvent à ses côtés, je buvais avidement les paroles d'or tombées de ses lèvres douces comme le miel. Déjà connue au e siècle, mais restaurée au siècle suivant par les élèves de Fulbert, l'école d'Angers était fréquentée par Geoffroi Martel, le futur comte d'Anjou, Marbode et Baudri de Bourgueil, qui seront des évêques lettrés, et Robert d'Arbrissel, le fondateur de Fontevrault. Elle se peuplait d'étudiants venus non seulement de l'Anjou, du Maine et de la Touraine, mais de la Normandie, de la Bretagne et même de l'Angleterre. Un autre disciple de Fulbert, Lambert, enseignait à Paris. Autour des chaires de l'école de la Cité se pressaient les jeunes gens venus de tous les pays d'Europe. On y voyait, à côté d'Étienne Harding, l'Anglais qui sera le premier abbé de Citeaux, l'Italien Pierre de Léon, qui deviendra l'antipape Anaclet II, le Polonais Stanislas, plus tard évêque de Cracovie, et les Allemands Adalbéron, Gebhard et Altmann, à qui seront donnés les sièges épiscopaux de Wtirzbourg, de Salzbourg et de Passau. A Laon, Anselme professait avec éclat la théologie, entouré de disciples que lui fournissaient la France et les contrées voisines. La célébrité de l'école d'Orléans, plus ancienne, dépassait aussi de beaucoup les limites du royaume. Le Midi lui-même, bien que moins favorable au développement de la culture ecclésiastique et savante, était fier de ses écoles épiscopales de Périgueux et de Poitiers. Dans celle-ci étudiaient l'historien Guillaume, dit de Poitiers, le prédicateur Raoul Ardent, et Hilaire, le maitre du philosophe Gilbert de la Porrée. Partout la renaissance scolaire exaltait les enthousiasmes, provoquait les vocations, élevait, au moins dans le Clergé, le niveau général des esprits. L'Église séculière n'en garda pas longtemps le monopole. Quoique tenus à plus de réserve dans leurs rapports avec le siècle, les moines voulurent avoir leur part de l'influence que les hautes études donnaient à ceux qui les propageaient. A la fin du Xe siècle, dans l'école monastique de Fleuri ou de Saint-Benoît-sur-Loire, des milliers d'auditeurs recevaient l'enseignement d'Abbon. A Tours, l'école métropolitaine pouvait difficilement soutenir la concurrence de celle de Saint-Martin, où l'on entendait le maitre Bérenger et ses disciples, Eusèbe Brunon et Hildebert de Lavardin. De Marmoutier sortirent le philosophe Gaunilon, le savant Sigon, abbé de Saint-Florent de Saumur, et le médecin Raoul de Maucouronne. Dans l'Anjou, les écoles de Saint-Aubin et de Bourgueil ; à Paris, celle de Saint-Germain des Prés, de Saint-Denis et de Saint-Maur ; au Nord, celle de Saint-Riquier, où enseignait Angelramn ; à Sens, celle de Saint-Pierre-le-Vif, illustrée par l'orfèvre lettré Odoranne ; dans le Midi, enfin, celles de la Daurade de Toulouse, de Saint-Martial de Limoges, de Saint-Hilaire de Poitiers et de Saint-Victor de Marseille, attiraient au clergé régulier de nombreux étudiants, qui restaient les admirateurs décidés de la vie monastique. De toutes les écoles claustrales, aucune n'eut plus d'action sur la société religieuse et séculière que celle de Cluni. Le système de l'enseignement clunisien se répandit dans toutes les régions où la puissante congrégation étendit sa domination directe. Au premier rang de ses propagateurs se place Guillaume de Dijon ou de Saint-Bénigne (961-1031), apôtre infatigable. L'abbaye de Saint-Bénigne devint, grâce à lui, une école célèbre fréquentée par les Italiens et même par des clercs orientaux. La réputation européenne de Guillaume décida le duc de Normandie, Richard II, à lui confier une des œuvres les plus importantes de cette époque, la réforme et la réorganisation scolaire de l'abbaye de Fécamp. La grande province normande se montrait une des plus zélées pour les hautes études. Ce même duc Richard avait attiré à sa cour des savants grecs et arméniens et, tous les ans, des moines du Sinaï venaient prendre part à ses largesses. Saint Siméon, que ses contemporains admiraient pour sa connaissance des langues d'Orient et d'Occident, avait fondé à Rouen l'école de la Trinité. A Jumièges, à Saint-Wandrille, à Avranches, à Saint-Vigor de Bayeux, à Saint-Evroul, à Saint-Ouen de Rouen, les étudiants de Normandie et d'Angleterre affluaient ; des légions de copistes y travaillaient à répandre les manuscrits de l'antiquité. Mais tout pâlit bientôt, au milieu du XIe siècle, devant l'éclat singulier que jeta tout à coup l'école de l'abbaye du Bec, sous l'impulsion d'un professeur de premier ordre, l'Italien Lanfranc. On a déjà vu en lui l'homme d'État, l'associé de Guillaume le Conquérant : mais sa gloire la plus incontestée est peut-être celle qu'il dut à l'enseignement. Orateur, théologien, grammairien, légiste, écrivain correct et élégant, il occupe une aussi grande place dans le mouvement littéraire que dans la politique de son siècle. Il fut pourtant plus professeur qu'éducateur, s'adressant moins au cœur qu'à l'esprit ; mais il étonna ses contemporains par la variété de son érudition et par un talent de parole fait surtout de clarté et de finesse. L'école du Bec lui dut son auditoire cosmopolite, où se formèrent des savants et des théologiens comme saint Anselme et Ive de Chartres, des historiens comme Eadmer, des papes comme Alexandre II. La Papauté donna elle-même à cette école la consécration la plus éclatante. En 1071, Alexandre II se leva pour aller au-devant de Lanfranc, qui entrait dans la salle des audiences, et dit aux assistants étonnés : Cet honneur ne s'adresse pas à l'archevêque de Cantorbéry, mais au maitre de l'école du Bec, aux pieds duquel je me suis assis avec les autres étudiants. Nobles et clercs, riches et pauvres, placés sur les mêmes bancs, recevaient, en effet, les mêmes leçons. Dans les écoles rurales, des prescriptions fort anciennes recommandaient au curé de donner l'instruction, avec un soin égal, aux enfants de toutes conditions et de la donner à titre gratuit. En théorie, l'Église recommandait aux professeurs mêmes des grandes écoles de n'exiger aucun salaire. Pour la pratique, on distinguait. Les écoles d'abbaye donnaient et pouvaient donner l'instruction gratuite : la condition du professeur qui était moine, soumis au vœu de pauvreté et assuré de sa subsistance, permettait et commandait même le désintéressement. Les écoles épiscopales ou capitulaires ne réclamaient pas d'argent des clercs de famille pauvre : elles en demandaient aux jeunes nobles. L'exigence était légitime. On finit par l'outrepasser. Les professeurs en vogue arrivèrent à se faire payer fort cher, par les élèves de toutes catégories : ce qui soulevait l'indignation des moines, peu indulgents pour le clergé séculier. A tout prendre, l'Église du XIe siècle a fait bénéficier un grand nombre de personnes de l'instruction gratuite. Elle alla même plus loin dans cette voie de libéralité. Le corps enseignant était invité à donner les moyens de subsistance aux écoliers qui n'en avaient pas. Fulbert de Chartres écrivait à son disciple Hildegaire : Veille à ce que tes élèves ne souffrent ni de la faim, ni du manque de vêtements. Dans les écoles de Fécamp, assure le biographe de Guillaume de Saint-Bénigne, non seulement serfs et libres, riches et pauvres, recevaient uniformément les leçons de la charité, mais beaucoup d'écoliers sans ressources étaient entretenus aux frais de la communauté. Si l'on jugeait de la renaissance des études, au XIe siècle, par le nombre des écoles célèbres, l'affluence des étudiants et l'admiration qu'ils professaient pour leurs maîtres, on se ferait une idée très exagérée de la valeur de cet enseignement. La distinction en trois ordres, sur laquelle repose notre système d'instruction publique, est une conception toute moderne. Dans les écoles d'évêchés et d'abbayes, on donnait aux clercs, souvent âgés, qui venaient y commencer leurs études, un véritable enseignement primaire. D'autre part, on ne séparait pas l'enseignement secondaire de l'enseignement supérieur : l'étudiant passait insensiblement de l'un à l'autre. Beaucoup des questions de grammaire, de rhétorique, de dialectique, d'arithmétique et de géométrie, qui faisaient le fond de l'enseignement, à Reims ou à Fleuri, appartiendraient aujourd'hui au programme de nos lycées. Tous les étudiants n'arrivaient pas à la théologie, ce couronnement de l'édifice scolaire. La plupart se contentaient de l'ensemble des connaissances qui constituaient le trivium et le quadrivium, c'est-à-dire les arts libéraux. Grammaire, rhétorique et dialectique ou logique, formant le trivium ; arithmétique, géométrie, astronomie et musique, formant le quadrivium : telle était la base de l'enseignement public dans les grandes écoles. Cette organisation datait de l'époque carolingienne et devait persister durant tout le Moyen âge. Peu de temps après l'an mil, on ne trouvait pas de terme plus expressif pour vanter la science d'Abbon, l'abbé de Fleuri, que de dire qu'elle s'appuyait sur les colonnes des sept arts. Que cette image magnifique ne nous fasse pas illusion ! L'enseignement consistait surtout dans la lecture et le commentaire littéral d'un certain nombre d'auteurs latins, ou traduits du grec en latin. La plupart des maîtres ne traitaient guère les matières littéraires ou scientifiques ex professo, d'après leurs propres idées ; ils ne faisaient pas de cours personnels, originaux ; ils se contentaient de lire quelques ouvrages considérés comme les sources de la science, en donnant sur les passages difficiles les explications indispensables. Pour faire de la grammaire, on lisait les livres de Donat sur les huit parties du discours et sur le barbarisme, ainsi que les œuvres de Priscien. La rhétorique s'apprenait dans les traités de Cicéron, de Séverianus et de Capella ; la dialectique, dans certaines œuvres (traduites en latin) de Porphyre, d'Aristote et dans les traités de logique de Boèce ; l'arithmétique, dans les traités de Boèce et de Capella ; la musique, dans le De musica de Boèce ; la géométrie, dans les ouvrages de Frontin, de Columelle et de Gerbert ; l'astronomie, dans le Poeticon astronomicon d'Hygin et dans les tables (en latin) de Ptolémée. Ce système d'enseignement par la lecture était aride, terre à terre, presque enfantin. Il avait le grave défaut de ne développer ni la personnalité du maitre ni les qualités naturelles de l'étudiant. Le travail propre de celui-ci se bornait à peu près à la fabrication du vers latin, imité de l'antique ou accentué et rythmé à la façon moderne, et aux exercices de style épistolaire et oratoire. Sa connaissance des auteurs classiques était singulièrement incomplète et restreinte. En général, le grec restait pour lui lettre morte : les grands érudits de ce temps, Gerbert, Abbon et Fulbert, ne le savaient pas ; les auteurs helléniques, peu nombreux, ne leur parvenaient que dans des traductions latines d'une exactitude douteuse. Le contact direct avec l'antiquité romaine semble même avoir fait défaut à la grande majorité des gens instruits. Ils entrevoyaient les chefs-d'œuvre de la poésie et de la prose latine à travers les gloses et les citations des grammairiens de la décadence. L'écrivain le plus lu, le plus commenté, le plus admiré, c'est Boèce, l'intermédiaire universel, la source de toute science, l'oracle dont on ne doute pas. Le caractère encyclopédique de cette renaissance frappe tout d'abord l'esprit, mais ne l'abuse pas longtemps. Si ces connaissances sont étendues, elles perdent en profondeur ce qu'elles gagnent en surface. Et que de lacunes à signaler ! L'histoire, en tant que matière enseignée, rentrant dans la grammaire ou la rhétorique, existe à peine. La philosophie tient presque tout entière dans la logique et elle est comprise de la façon la plus étroite : gymnastique portant sur les mots plus que sur les idées, jonglerie avec des formes vides. La science du droit, enseignée dans un très petit nombre d'écoles, est rudimentaire et ne produit encore que des vocabulaires ou des traités élémentaires de droit romain. La science canonique elle-même, viciée par l'intrusion des fausses décrétales, reste encore dans l'enfance. Le traité d'Abbon sur les devoirs des clercs, n'est qu'un centon assez mal construit. Les canonistes du XIe siècle sont des Italiens ou des Allemands : il faudra attendre Ive de Chartres et le début du XIIe siècle pour trouver en France un vrai maitre dans l'étude du droit sacré. La médecine, bornée à la connaissance de quelques recettes, est un pur empirisme, où l'on s'inspirait d'Hippocrate et de Galien. On se passait les recettes et les médicaments, choses précieuses, comme on se prêtait des manuscrits. Fulbert de Chartres, avant son épiscopat, préparait des onguents pour lui-même et pour ses amis : Voici trois potions de Galien et autant de thériaque, écrivait-il. Dans vos antidotaires, vous trouverez la manière de les prendre. Voici de plus le vomitif que vous avez demandé. Je vous conseille plutôt de la racine de valériane ou mieux encore des pilules laxatives ; je vous en offre quatre-vingt-dix. — Cette potion que vous envoie l'évêque, écrivait Hildegaire à l'évêque de Laon, prenez-la dans de l'eau chaude, avant le lever du jour ; vous ne souperez pas le soir, et la nuit vous jetterez dans la tasse où elle se refroidira du sel gemme ou, à son défaut, une pincée de sel fin. Les hommes de ce temps qui possédaient quelques notions élémentaires d'arithmétique et de géométrie et savaient faire les quatre opérations en se servant de la planche à calcul, de l'abaque, excitaient l'admiration générale. Raimbaud de Cologne et Rodolphe de Liège, deux élèves de Fulbert et de l'école de Chartres, échangent entre eux une correspondance animée pour se mettre à même de comprendre les données de Boèce en mathématiques. L'un démontre à son ami que les trois angles d'un triangle sont égaux à deux angles droits. L'autre s'efforce de prouver que le triangle équivaut à la moitié d'un carré coupé par une diagonale. Pour juger la science de ce temps, il suffit de voir ce qu'elle était chez Gerbert, le plus grand savant du premier âge capétien. Gerbert, dont on a fait, à tort, un penseur aux idées originales et profondes, fut, avant tout, un professeur érudit, qui eut l'idée de synthétiser les idées et les notions empruntées à l'antiquité sacrée et profane, pour en constituer un corps de doctrines. Sa philosophie, assez peu personnelle, consista surtout à étudier les catégories, le genre et l'espèce, d'après Porphyre et ses commentateurs anciens. Il expliquait les Topiques de Cicéron et les traités de Boèce sur le syllogisme, la définition et la division, et connut, par le Timée, la doctrine platonicienne. On sait qu'il passa toute une journée à discuter en présence de l'empereur Otton II, avec un autre savant, Otric, la question de savoir si la physique est subordonnée à la mathématique, comme l'espèce au genre. Il composa un traité de dialectique quintessenciée (le Libellus de rationali et ratione uti) pour montrer comment il est possible de dire que l'être raisonnable use de la raison. Les Alexandrins, Jean Scot, Érigène et Boèce, lui ont fourni presque tous les éléments de ses théories. Mais il sut faire de ses emprunts un ensemble méthodique et il eut, dans une certaine mesure, l'idée de l'unité de la science. En rhétorique, il aimait à placer directement les élèves en présence des auteurs latins dont il faisait rechercher et copier les œuvres avec un zèle infatigable. Cette chasse aux manuscrits le passionnait. Il y dépensa, sans compter, une grande partie de son avoir, fouillant par ses amis et, ses rabatteurs les bibliothèques de Rome, d'Italie, de Germanie, de Belgique, faisant exécuter partout des copies, mais réclamant aussi, avec violence, les ouvrages empruntés qu'on ne lui rendait pas. Enthousiaste de l'antiquité, comme le seront les humanistes de la Renaissance, il a, toujours comme eux, l'amour du livre, l'érudition encyclopédique, et l'habitude de mélanger le sacré et le profane. Cet esprit fureteur et curieux de tout a devancé son temps. Il l'a dépassé aussi par son goût particulier pour les sciences, mais ici il faut se garder de l'exagération. En arithmétique, il a vulgarisé, et non pas imaginé l'usage de l'abaque, procédé matériel qui remonte à Boèce et aux Latins. Il parait n'avoir connu ni l'emploi du zéro ni la fraction décimale, et il n'a nullement rapporté de Cordoue (il n'y est jamais allé) les prétendus chiffres arabes dont l'Occident, au Ve siècle, se servait déjà. Il a, tout au moins, appris à ses contemporains à faire en peu de temps des multiplications et des divisions fort complexes, ce qui a bien son prix. En musique, l'historien Bicher, son élève, semble lui attribuer des études théoriques sur la distinction et la classification des sons. Gerbert connaissait sans doute les règles élémentaires de l'harmonie et les procédés de construction des orgues, mais on ne voit pas que la musique lui doive aucun progrès marquant. Sa, géométrie, toute d'applications pratiques, est surtout la science de l'arpentage, empruntée en grande partie aux agrimensores romains, et son astronomie, l'art de construire des sphères pleines et creuses où il rendait sensibles les données les plus simples de la cosmographie. Cet homme, que le Moyen âge a pris pour un novateur puissant, au génie surhumain et diabolique, n'a en somme rien inventé. Il suffit à sa gloire d'être le précurseur de ces clercs des XIe et XIIe siècles qui ont restauré les lettres et les sciences, créé ou ravivé des foyers d'études et propagé la lumière par l'enseignement. Mais la lumière était faible, l'enseignement sans originalité ni élévation, la science superficielle et timide. Il y a progrès sur l'âge antérieur. Néanmoins, c'est à l'époque de la première croisade que s'ouvrira seulement une phase décisive dans le développement, intellectuel de la nation. III. — LA PENSÉE LIBRE[3]. CE qui manque le plus à la pensée, c'est l'indépendance, bien difficile à conquérir dans un temps où la toute-puissance de l'Église dérivait encore moins des institutions établies que de la profondeur du sentiment religieux et de l'intensité de la foi. Avant tout, le Clergé devait se préoccuper de conserver intacte la croyance populaire. Au XIe siècle, il a pu rester, sans grands efforts, le maitre absolu des esprits ; aucun danger sérieux n'a menacé l'Église ni dans son dogme, ni dans sa hiérarchie, ni dans l'organisation intime de son sacerdoce. Il est pourtant vrai que ce siècle, si naïvement soumis de pensée et de cœur, a vu se produire les premières réactions contre l'autorité et la tradition. Un mouvement d'opposition s'est dessiné, mais les tentatives de résistance ou d'attaque sont, restées vaines. Les chroniqueurs ont enregistré ces révoltes comme des phénomènes extraordinaires qui frappèrent la curiosité des masses chrétiennes, sans ébranler leurs convictions. Les manifestations dirigées contre le principe de la
révélation et l'essence même du surnaturel sont rares. Dans nos plus
anciennes chansons de geste, comme celle de Raoul de Cambrai, la parole impie
n'est. qu'une boutade, échappée à la colère d'un chevalier à demi sauvage.
L'histoire offre encore moins souvent que la littérature le type du baron
blasphémateur et mécréant. On peut voir pourtant, dans Raoul Glaber,
l'étrange figure d'un comte de Sens, Rainard, qui judaïsait, commettait des
actes d'irrévérence pendant la messe et cracha un jour au visage de son
archevêque. L'indignation prolixe de Guibert de Nogent nous en apprend
davantage sur Jean Pr, comte de Soissons, protecteur des Juifs et des
hérétiques, accusé de parler du Christ dans les termes les plus criminels. Il
détestait les prêtres au point de dire sur son lit de mort, au clerc qui le
veillait : Tu veux que je donne mes biens aux
parasites, c'est-à-dire à tes pareils, ils n'en auront pas une obole. S'il
fréquentait les églises, à l'époque des grandes fêtes, c'était, de son propre
aveu, pour s'amuser à regarder les belles femmes qui
venaient y passer la nuit. Au XIe siècle, l'hérésiarque est, la plupart du temps, un clerc qui s'oppose à la tradition par sa façon de comprendre le dogme ou de juger les institutions d'église. Ce n'est point par incrédulité, mais par religiosité, qu'il s'écarte du sentier battu, voulant ramener les mœurs et la discipline à l'âge d'or de la constitution chrétienne. Son hérésie sort de l'école, car il est lui-même rhéteur, érudit ou théologien et il recrute ses premiers disciples dans le monde des moines ou des clercs qui étudient. C'est en 991, et dans la ville de Reims, capitale ecclésiastique et scolaire de la France, qu'apparaît l'indice le plus ancien d'une doctrine hétérodoxe. Gerbert, devenu archevêque, fait une déclaration solennelle où il répudie clairement, en les rejetant une à une, les opinions contraires à la foi. On les professait donc autour de lui. Il semble que le courant hérétique se soit propagé, au commence du XIe siècle, dans les principales cités de la France du Nord. On le surprend à Arras en 1025, dans le diocèse de Châlons entre 1042 et 1048. La région de la Loire et celle de la Garonne en subissent aussi, et de très bonne heure, les atteintes. L'hérésie est signalée à Orléans en 1022, à Limoges vers le même temps, à Tours et à Toulouse un peu plus tard. Gauzlin, ce bâtard de Hugue Capet qui était, devenu archevêque de Bourges, se crut obligé, en 1013, de faire une profession de foi semblable à celle de Gerbert. Les conciles de Reims (1049) et de Toulouse (1056), qui signalèrent ce mal, ne paraissent pas avoir travaillé bien activement à le réprimer. La tentative de Bérenger, l'écolâtre de Saint-Martin de Tours, fut un acte d'opposition isolée, dont les conséquences se firent sentir uniquement dans les milieux scolaires. Disciple de Fulbert de Chartres, chargé de l'école de Tours vers 1031, nommé archidiacre d'Angers vers 1040, ce théologien commença par être une des gloires de l'Église. Il édifiait le monde par sa vie exemplaire. Sa réputation, ses qualités séduisantes d'homme et de professeur multipliaient autour de lui les disciples et lui procuraient, nous l'avons vu, de puissantes amitiés. Mais bientôt les fidèles apprennent que le célèbre docteur a professé et publié des opinions contraires à la croyance générale. Il met en doute la valeur de l'autorité, fait un choix parmi les Pères, s'attache surtout à saint Augustin, à saint Ambroise, à saint Jérôme, et propage les idées, rationalistes au fond, de Scot Erigène. On l'accuse de rejeter, comme les Manichéens, le baptême des enfants et le mariage. A coup sûr, il n'accepte pas la doctrine traditionnelle sur l'Eucharistie, l'idée de la transsubstantiation. Il nie que le vrai corps et le vrai sang du Christ soient reçus par les fidèles qui communient sous les espèces du pain et du vin. Ce n'est pas réellement, selon lui, mais par une fiction de l'esprit (intellectualiter) que s'opère cette transformation. Vivement attaqué, il se défend d'abord avec énergie, travaille même à faire des prosélytes et répond à l'école du Bec et à Lanfranc en essayant de convertir à sa doctrine le jeune duc de Normandie, Guillaume le Bâtard. La cour de Rome s'inquiète de cette audace et sévit. Les conciles de Rome, de Verceil, de Paris, de Florence, de Tours, de Latran, de Poitiers (1050-1076), condamnent et excommunient l'hérésiarque. Ses adversaires le dépeignent, cela va de soi, sous les couleurs les moins flatteuses. A les entendre, il aurait envoyé de l'argent à une foule d'écoliers pauvres, dans toutes les régions de la France, non par charité, mais pour que ces mauvais garnements (nebulones) lui fissent une popularité malsaine. L'évêque d'Aversa, Guimond, conteste même son talent et sa science. Il fait de Bérenger un simple charlatan, engagé dans l'hérésie par dépit d'avoir succombé dans une lutte de dialectique, sous les coups de Lanfranc. On le voyait, dit-il, affecter une démarche théâtrale, se donner des airs de supériorité, s'attacher à faire remarquer en lui ce que la dignité de professeur offre d'éclatant, bien plus que ce qu'elle a de sérieux ; paraître au milieu de ses élèves, la tête enveloppée dans son capuchon, simuler une méditation prolongée, et après avoir fait désirer longtemps sa parole, s'exprimer avec une lenteur affectée et, par ses modulations prétentieuses, tromper les esprits inattentifs de manière à s'attirer la réputation d'un docteur sans en avoir le mérite. Un évêque de Langres, écrivant à Bérenger, lui reproche de ne pas voir ce que les autres voient, d'abandonner l'unité par orgueil et de se glorifier de faire bande à part. Saurons-nous jamais ce que fut au juste l'écolâtre de Tours ? Un convaincu, amené, par le libre exercice de sa raison, à nier un dogme essentiel du catholicisme ? ou un ambitieux, désireux de faire du bruit, heureux de penser autrement que le vulgaire et de le faire savoir au monde entier ? Ses opinions théologiques n'étaient pas très originales ; il reconnaît lui-même, dans ses lettres, avoir emprunté sa négation à Jean Scot. A coup sûr, ce dialecticien n'avait pas le goût du martyre. Comment a-t-il pu échapper aux conséquences graves de tant d'anathèmes lancés, du haut de la chaire de Saint-Pierre, contre ses écrits et sa personne ? Ce miracle ne s'explique pas seulement par l'appui qu'il trouva auprès de son évêque diocésain, Eusèbe Brunon, et du comte d'Anjou, Geoffroi-Martel. Il se préserva lui-même en abandonnant ses théories quand les circonstances menaçaient, quitte à les reprendre après l'orage. On se perd dans l'histoire embrouillée de ses affirmations et de ses rétractations. Il parait que sa dernière abjuration au concile de Bordeaux (1080) fut sincère et définitive, et qu'il vécut encore huit ans, près de Tours, dans une pieuse retraite. Ce novateur a donc fini comme finira Abélard. Mais il avait donné, au moins par intermittence, l'exemple de la pensée libre et, ouvert la voie aux hardiesses du siècle suivant. L'hérésie orléanaise, la mieux connue avec celle de Bérenger, eut son point de départ dans l'école capitulaire de Sainte-Croix. Ses promoteurs furent deux maîtres de cette école, les chanoines Étienne et Lisoie, Héribert, maitre de l'école de Saint-Pierre le Puellier et l'un des hauts dignitaires de l'église d'Orléans, le chantre même du chapitre, Théodat. L'existence de cette secte, révélée involontairement par un clerc de Normandie, dénoncée aussi par les rumeurs de la populace, parut au roi Robert le Pieux une monstruosité intolérable. Il convoque, en 1022, une assemblée d'évêques et de barons qui se réunit dans la cathédrale, fait, comparaître devant lui les hérétiques enchaînés, et, aidé de ses évêques, argumente contre eux pendant neuf heures. Terrifiés, mais nullement convaincus, les malheureux s'écrient à la fin : Mettez un terme à vos discours et faites de nous ce que vous voudrez ; déjà nous voyons notre Roi qui règne dans les cieux ; il nous tend les bras et nous appelle à des triomphes immortels, en nous conférant les joies d'en haut. Le peuple ne comprenait pas qu'on discutât avec des coupables : il demandait leur mort à grands cris. Robert jugea qu'il était plus facile de les envoyer au supplice que de les ramener à la foi. Il les fit brûler solennellement. Beaucoup des condamnés étaient clercs ; une religieuse, convaincue avec eux, renia leur doctrine et obtint sa grâce. Telle était la répulsion qu'inspirait l'hérésie que la reine Constance, placée à la porte de la cathédrale d'Orléans, au moment où les hérétiques en sortaient, creva l'œil d'un coup de canne à son ancien confesseur, le chanoine Étienne. Le roi Robert est le premier qui ait appliqué à l'hérésie la peine du feu. Cet homme si doux fut le père de l'Inquisition. Il innovait, et cette nouveauté étonna. Un moine de Fleuri écrivait à un abbé de ses amis, le lendemain de l'exécution : Je veux vous apprendre ce qui concerne l'hérésie découverte à Orléans. Si vous en avez déjà entendu quelque chose, sachez que c'est bien la vérité. Le roi Robert a fait brûler vives près de quatorze personnes d'entre les meilleurs clercs et les premiers laïques de la ville. Les contemporains furent surpris, mais nullement indignés. Robert date fièrement une de ses chartes de l'année où l'hérésiarque Étienne et ses complices furent condamnés et brûlés à Orléans. En rompant avec les habitudes de l'époque antérieure, les autorités du XIe siècle ne faisaient qu'obéir aux passions de la multitude. La populace des grandes villes se montrait plus intolérante et plus acharnée contre les hérétiques que les rois et les évêques. Un prélat de la région lorraine, Wazon, évêque de Liège, indigné de ces cruautés, conseille à ses collègues de France de procéder avec moins de rigueur. A l'évêque de Châlons, qui lui demande s'il faut livrer les hérétiques de son diocèse au bras séculier, il répond que ce serait agir contre l'esprit de l'Église, et contre les paroles même de son fondateur. Le Christ a ordonné de ne pas séparer l'ivraie du bon grain, de peur qu'en arrachant l'ivraie on n'enlève aussi le froment. Sa conclusion est qu'il faut laisser la vie aux coupables et se borner à les excommunier. La chronique liégeoise, qui nous rapporte ses paroles, ajoute cette assertion singulière : Wazon s'efforçait par là d'arrêter la rage aveugle des Français avides de meurtre : car il avait appris qu'ils condamnaient les gens suspects d'hérésie sur la seule pâleur de leur teint. Le teint pâle décelait l'abstinence de la viande, et l'on savait que cette abstinence était une règle pour les manichéens. L'hérésie, sortie des écoles et communiquée par des clercs aux bourgeois de quelques grandes villes, a-t-elle fini par gagner les campagnes et atteindre jusqu'aux paysans ? Ou faut-il croire que les misères sociales aient déterminé, dans certains milieux ruraux, une opposition spontanée à la loi et à la croyance de l'Église ? L'hérésie de type populaire apparaît déjà, à la fin de l'an 1000, dans un coin de la Champagne, à Vertus. Un simple paysan, Leutard, se déclare inspiré de l'Esprit-Saint, renvoie sa femme pour obéir au précepte évangélique, brise les crucifix et se fait bien venir des cultivateurs en leur enseignant qu'ils ne doivent pas payer la dîme. Il fait un choix dans les Écritures, disant qu'il ne fallait croire qu'une partie de ce que les prophètes avaient prêché. L'évêque de Chinons, Jébuin, le fait saisir et l'oblige à avouer qu'il ne sait rien de la doctrine de l'Église : ce qui le discrédita aux yeux de ses partisans. Quand il se vit vaincu et abandonné de ses disciples, ajoute Raoul Glaber, il se jeta la tête la première dans un puits. Savante ou populaire, l'hérésie du ne siècle semble se rattacher à une même doctrine, celle du néo-manichéisme ou catharisme. Le fondement métaphysique de la religion cathare, qui deviendra, au siècle suivant, celle des Albigeois, était le dualisme, la coexistence éternelle du principe bon et du principe mauvais, le diable étant l'auteur de la matière et du monde visible, foyer de tout mal physique et moral. Le péché consiste surtout dans l'amour de la créature matérielle ; d'où la prohibition relative du mariage et de la bénédiction matrimoniale, et l'interdiction absolue des secondes noces. Défense de s'alimenter par le lait et la viande : car le catharisme admet la métempsycose et ne veut pas qu'on tue les animaux, ceux-ci pouvant être des personnes jadis humaines qui n'ont pas achevé la série de leurs transformations. L'opposition avec le dogme catholique est absolue sur des points essentiels. Les cathares ne reconnaissent pas l'autorité de l'Ancien Testament, nient que le Christ soit apparu aux hommes sous une forme vraiment corporelle, rejettent la présence réelle dans l'Eucharistie, la supériorité de la Vierge sur les autres femmes et la nécessité du baptême. Ils n'attaquent pas seulement le dogme : leur doctrine sur l'origine mauvaise du monde visible les oblige à condamner, dans le culte orthodoxe, toute manifestation extérieure et matérielle, les cérémonies qui agissent sur les sens, la vénération des images et des reliques. On ne veut plus de la hiérarchie catholique. L'hérésie déniant aux évêques le don de l'Esprit-Saint, le droit de faire des prêtres, condamne en réalité l'épiscopat. Et pourtant le catharisme est une religion positive, ayant sa tradition, son rituel, et même un embryon d'organisation hiérarchique. C'est qu'il n'a pas appliqué, jusque dans leurs conséquences extrêmes, les principes sur lesquels il reposait. Il admettait deux séries de fidèles, deux degrés de pureté. Les parfaits sont les purs par excellence, les vrais cathares, ceux qui s'assujettissent à toutes les rigueurs du système, surtout au célibat, manifestation de sainteté absolue. Ils forment l'élite, l'aristocratie spirituelle de la société. Les croyants sont la masse des fidèles, pour qui l'on tolère le mariage et les autres nécessités matérielles. Ils vivent de la vie ordinaire, bien que tenus de se rapprocher le plus possible de l'état de pureté. Un des traits distinctifs et fondamentaux du catharisme est le rite appelé consolamentum, qui met les fidèles en communion avec les parfaits. Par cette sorte de baptême, le parfait impose les mains sur la tète du croyant, lui donne la bénédiction et le baiser de paix, et lui communique ainsi l'esprit, grâce spéciale qui purifie l'âme et la relève de sa chute. Un certain nombre de parfaits, choisis parmi les plus saints, sont chargés de parcourir la région placée dans leur ressort et d'administrer le consolamentum. On les considère comme des réceptacles de l'esprit divin et les dévots s'agenouillent devant eux avec adoration. Nul doute que ce dogme de la consolation ne se retrouve dans l'hérésie de 1022 : Frère, disent les cathares orléanais à un de leurs adeptes, jusqu'à présent tu as été plongé avec les ignorants dans le gouffre de l'erreur : mais aujourd'hui, placé sur le sommet de toute vérité, tu as commencé à ouvrir les yeux de l'esprit à la lumière de la vraie foi. Nous t'ouvrirons les portes du salut ; et si tu consens à y entrer par l'imposition des mains, tu seras délivré de toutes les fautes et rempli du don de l'Esprit qui t'apprendra à connaître le sens profond des Écritures. Nourri d'un mets céleste et réconforté par cet aliment intérieur, tu jouiras avec nous de la vue des anges : rien ne te manquera, et Dieu, en qui sont les trésors de toute sagesse, sera avec toi. Le fanatisme des suppliciés d'Orléans s'explique par cette ferme croyance des consolés que la mort., survenant dans l'état de pureté, est un gage certain de salut. On ne sait par quelle voie le catharisme s'est introduit dans la France du Nord et du Midi. D'après Raoul Glaber, une femme venue d'Italie aurait converti aux doctrines manichéennes les clercs d'Orléans. Adémar de Chabannes en attribue la propagation à un paysan du Périgord. Si l'on en croit les actes du synode d'Arras, les promoteurs de l'hérésie découverte en 1025 auraient été des Italiens dirigés par un certain Gundolf. Ces affirmations s'accordent assez. bien avec l'opinion généralement admise qui veut que l'hérésie ait été communiquée à l'Occident par des moines gréco-slaves. Leur doctrine, venue de Thrace, aurait gagné la Dalmatie, l'Italie, et finalement la Provence, le Languedoc et l'Aquitaine. Mais devant les textes positifs qui montrent, à Reims et dans le Nord, les premiers symptômes de la dissidence religieuse, pourquoi serait-il nécessaire de supposer toujours un emprunt direct fait à l'Italie et à l'Orient ? Le manichéisme peut avoir trouvé son point d'appui, sinon son origine, dans la pensée de certains professeurs, pénétrés comme savants, de la doctrine des anciens dualistes, et décidés, comme philosophes, à réprouver le dogmatisme intolérant du Clergé et le développement abusif des pratiques matérielles où la religion du Moyen tige semblait vouloir se renfermer tout entière. Ce mouvement d'opposition à l'Église dut être, sur beaucoup de points, l'effet d'une réaction spontanée, analogue à des réactions d'une autre nature qui n'allaient pas tarder à se produire dans l'ordre économique et social. Les hérésies du XIe siècle, sauf certains phénomènes isolés d'illuminisme, sortaient naturellement de la renaissance scolaire, comme la révolution communale aura pour principale origine la rénovation du commerce et de l'industrie dans les cités. IV. — CARACTÈRES GÉNÉRAUX DE L'ART ROMAN[4]. PLUS encore que la littérature et la science, l'art du XIe siècle est essentiellement religieux. Ce n'est pas chez les lettrés et les théologiens de cette époque qu'il faut chercher l'expression la plus élevée et la plus puissante de l'idée chrétienne, mais chez les architectes et les sculpteurs, pour la plupart inconnus, qui commençaient sur tous les points de la France à édifier et à embellir nos églises romanes. Ces monuments fidèles des croyances d'autrefois, témoins encore vivants de la fécondité des artistes, dont la foi guidait l'imagination et la main, sont alors les vrais chefs-d'œuvre de l'intelligence française. Pour les comprendre, une passion d'archéologue ou d'historien ne suffit pas ; il faudrait l'état d'âme de ces foules pour qui la maison de Dieu était le domicile d'élection, le refuge contre l'impitoyable dureté de l'état social, et comme le vestibule d'un monde meilleur. A l'époque où allait s'ouvrir la troisième année après l'an 1000, un même fait se produisit presque dans le monde entier, mais surtout en Italie et en France : on se mit à réédifier les basiliques des églises. La plupart étaient pourtant convenablement construites, et il n'y avait pas nécessité de les changer ; mais, entre tous les pays chrétiens, on rivalisa à qui aurait les plus beaux temples. On eût dit que le monde se secouait et rejetait ses vieilleries, pour revêtir une blanche robe d'églises. Partout, dans les cathédrales, dans les monastères, dans les plus petites paroisses, le sanctuaire fut amélioré. Le chroniqueur Raoul Glaber n'attribue donc pas aux terreurs de l'an 1000 et à l'explosion de la reconnaissance populaire ce magnifique développement de constructions religieuses. Mais la vraie cause n'est pas davantage celle qu'il indique. Pendant les invasions normandes et les guerres féodales, beaucoup d'églises avaient été brûlées avec leurs trésors de reliques et d'objets d'art. Leurs charpentes et leurs plafonds lambrissés les protégeaient mal contre l'incendie et. l'intempérie des saisons. Les architectes du ne siècle voulurent remplacer le toit de bois par le toit. de pierre, et fortifier l'église en la voûtant. Mais on ne peut dire qu'ils aient réussi du premier coup. Bon nombre de ces églises, bâties au temps du roi Robert, n'étaient pas encore assez solides pour durer : on dut les reconstruire à la fin du XIe siècle ou au commencement du XIIe. L'église romane sortait d'ailleurs, par une évolution naturelle, de la basilique carolingienne, dérivée elle-même de la basilique latine. Dans l'édifice carolingien existaient déjà une nef centrale avec deux bas côtés plus étroits ; un transept figurant les bras de la croix ; un chœur séparé de la nef et du transept par des clôtures de pierre et un peu surélevé, de manière à permettre l'établissement de la crypte voûtée où les saints reposaient ; un portail d'entrée, placé en face du chœur. Tous ces éléments essentiels de la construction basilicale, l'architecte roman n'avait qu'à les prendre comme point de départ. Il n'eût même pas à imaginer la voûte, qui apparaît, sous des formes variées, dans les monuments de l'art latin. Mais il l'appropria aux besoins de la construction religieuse, employant surtout cette arcade de plein-cintre prolongée, qu'on appelle la voûte en berceau, et ce système à compartiments reposant sur des angles saillants, qui constitue la voûte d'arêtes. Dans certaines régions de la France aquitanique (par exemple, dans le Périgord), il reprit par exception, pour couvrir les nefs, la coupole, chère aux constructeurs romains. Pour remédier aux inconvénients de la poussée des voûtes sur les murs latéraux, il fallut, non seulement rendre ces murs plus épais et diminuer la surface des fenêtres, ainsi que leur nombre, mais encore soutenir la voûte au dedans par des cintres de pierre ou arcs doubleaux, au dehors, par des contreforts symétriques, renforcer les piliers intérieurs, multiplier les faisceaux de pilastres et de colonnes, en un mot, diminuer l'air et l'espace pour gagner la solidité. Les besoins de la défense expliquent, d'autre part, la construction de ces clochers massifs, d'abord ronds, puis carrés ou polygonaux, véritables donjons d'églises, d'où le guetteur voit l'ennemi de loin, où l'on peut, au besoin, se retrancher et soutenir quelque temps l'attaque. Et pourtant, il y a, dans la construction romane, un élan qui révèle clairement les aspirations plus élevées de la pensée religieuse. Ces arcs et ces voûtes montent, tout en s'arrondissant et se brisant. Habitués jusqu'ici aux lignes horizontales du temple antique, les yeux se prennent à l'attrait plus grand de la ligne verticale, poussée énergiquement vers le ciel. Déjà commence cette ascension de la pierre qui, dans la période de l'art gothique, deviendra prodigieuse d'essor et d'audace. L'architecture romane sait d'ailleurs compenser l'aspect disgracieux et massif du gros œuvre par la richesse de l'ornementation dans le détail. L'artiste pare le chœur d'une charmante ceinture de chapelles absidales, rayonnant autour du sanctuaire. Il déploie sur la façade, faite de plusieurs étages d'arcatures et surmontée souvent d'un fronton en triangle, toutes les opulences d'une décoration éblouissante. Rosettes, dents de scie, chevrons, damiers, courent en moulures gracieuses autour des portails enfoncés et varient à l'infini le plaisir des yeux. L'ensemble est dominé par le clocher que percent des fenêtres en plein cintre, avec des cordons délicats d'arcades minuscules et de colonnettes. A l'intérieur, se multiplient les colonnes, cannelées et surmontées de chapiteaux à feuille d'acanthe dans beaucoup d'églises du Midi ; plus simples, dans le Nord, avec leurs chapiteaux cubiques à surface lisse ou découpés en feuillages, en animaux bizarres, en figures humaines, dont la réunion constitue souvent une scène d'histoire religieuse ou militaire. Malgré tout, les nefs, le transept et le sanctuaire seraient un peu sombres, s'ils n'étaient éclairés par les fresques des grandes parois et la polychromie à tons vifs qui s'étale sur les chapiteaux et les voûtes. Il n'est pas jusqu'aux sculptures extérieures, peintes et dorées, qui ne donnent à la façade l'aspect d'une gigantesque enluminure, vraie fête pour les sens d'un peuple jeune que l'union du relief et de la couleur ne choquait pas. Cet art du XIe siècle ne dérive donc pas tout entier de la formule latine ou gallo-romaine dans laquelle on se plaisait jadis à l'enfermer. Il est aussi le produit direct de l'esprit religieux, et même, par certains côtés, des nécessités du monde féodal, où il était appelé à vivre. Il a subi, d'autre part, on ne peut le nier, certaines influences orientales, ou du moins byzantines, dues aux relations de la France avec l'Italie et l'empire grec, avant comme après la première croisade. Mais les éléments complexes qui l'ont formé se sont harmonieusement fondus en une création originale, bien française, dont les caractères d'unité subsistent à travers la diversité des traits régionaux. Les conceptions et les procédés de l'esprit local, si intense et si vigoureux à cette époque, présentent le même spectacle sous les formes les plus variées. Ce n'est d'ailleurs qu'à la fin du XIe siècle et au commencement du XIIe que l'art roman, en pleine possession de tous ses moyens, est arrivé à combiner matériaux, formes et couleurs, de manière à révéler le génie propre aux différentes écoles de production. Nous parlerons alors, en les caractérisant, de ces groupes artistiques et des chefs-d'œuvre qu'ils ont laissés. |
[1] OUVRAGES À CONSULTER. Histoire littéraire de la France, t. VII. Gaston Paris, La littérature française du Moyen âge, 2e éd., 1890. Petit de Julleville, Histoire de la langue et de la littérature française, t. I, 1896. Souiller, Le Français et le Provençal, trad. Monet, 1891. Etienne, La langue française depuis les origines jusqu'à la fin du XIe siècle, 1892. Gaston Paris, La Vie de St Alexis, 1872. P. Meyer, le Poème de Boèce, dans la Romania, 1872. Grœber, Grundriss der romanischer Philologie, 1888, et notamment Ubersicht aber die lateinische Literatur von der Jahrhundert bis 1350, t. II, in partie, 1893.
[2] OUVRAGES À CONSULTER. L. Maitre, Les écoles épiscopales et monastiques de l'Occident depuis Charlemagne jusqu'à Philippe Auguste, 1866. Bourbon, La licence d'enseigner, le rôle de l'écolâtre au Moyen Âge, dans la Revue des questions historiques, t. XIX, 1876. Cuissard, L'École de Fleuri-sur-Loire, dans les Mém. de la Soc. archéologique de l'Orléanais, t. XIV. Porée, L'Abbaye du Bec et ses écoles, 1892. Péchenard, De Schola Remensi decimo saeculo, 1875. De Crozals, Lanfranc, 1877. Pfister, Robert le Pieux et De Falberli vita. Picavet, Gerbert, un pape philosophe d'après l'histoire et la légende, 1897. Clerval, Les écoles de Chartres au Moyen âge, 1895. Fitting, Le scuole di diritto in Francia durante l'XIe secolo, dans le Bollettino dell'istituto di diritto romano, 1892, t. IV.
[3] OUVRAGES À CONSULTER. Pfister, Robert le Pieux, chap. IV. Dœllinger, Beiträge zur Sektengeschichte des Mittelalters, 1890. Harnack, Lehrbuch et Grundriss der Dogmengeschichte, 1888-90. Reuter, Geschichte der religiosen Aufklürung im Millelalter, 1875-1877. Schmidt, Histoire et doctrine de la secte des Cathares, 1849. Charles Monnier, L'hérésie et la persécution au XIe siècle, dans la Revue des Pyrénées, 1894. Vecandard, Les origines de l'hérésie albigeoise, dans la Revue des Questions historiques, t. 55. Havet, L'hérésie et le bras séculier, dans la Bibl. de l'École des Chartes, 1880. Sudendorf, Berengarius Turonensis, 1850. Delarc, Les origines de l'hérésie de Bérenger, dans la Revue des Quest. hist., t. XX, 1850. Schwabe, Studien zur Gesch. des zwiten Abendmahlstreites, 1887. W. Bröcking, Bischof Eusebius-Bruno von Angers und Berengar von Tours, dans le Deutsche Zeitschrift für Geschichtswissenschaft, t. XII, 1895.
[4] Lubke, Essai d'histoire de l'art, trad. Kœlla, 9e éd. J. Quicherat, Mélanges d'archéologie et d'histoire, t. II, 1888. Corroyer, l'Architecture romane, 1888. Anthyme Saint-Paul, Histoire monumentale de la France, 3e éd. 1888. Courajod, Les sources du style roman du VIIIe au XIe siècle, dans le Bulletin des Musées, 1891. Bayet, L'art byzantin, 1888. Dehio et Bezold, Die kirchliche Baukunst des Abendlandes, 1884-1891. Vöge, Die Anfange des monumentalen Stiles im Mittellater, 1894.