I. — L'EMPEREUR[2]. CHARLEMAGNE n'était point tel que la légende et l'image le représentent. Il n'avait ni cette barbe magnifique descendant jusqu'au milieu de la poitrine, ni ce somptueux vêtement alourdi de pierreries, ni ces attributs dont les artistes aiment encore à le parer, le sceptre, le globe surmonté d'une croix, et le bâton de pommier terminé par une boule d'argent ciselé. D'après les documents écrits et figurés les plus sors, il était d'une haute stature, mais qui ne dépassait pas sept fois la longueur de son pied ; son cou était court et son ventre proéminent. Il avait la tête ronde, les yeux grands et vifs, le nez un peu long, la chevelure abondante, la moustache à la manière des Francs, et ne portait, point de barbe. Sa voix paraissait grêle pour son corps. L'empereur n'était donc pas aussi majestueux qu'on le croit communément, mais il inspirait le respect par l'assurance et la dignité de sa démarche. Ordinairement, il était vêtu, comme les Francs, d'une chemise de lin et d'une tunique courte, auxquelles il ajoutait, pendant l'hiver, quelques fourrures ; des bandes de cuir enserraient ses jambes et ses pieds ; un manteau bleu et une épée, dont la garde et le ceinturon étaient d'or et d'argent, complétaient son accoutrement. Pour les grandes fêtes religieuses et les réceptions d'ambassadeurs étrangers, l'étoffe était plus belle et les broderies plus riches ; Charles portait alors le diadème d'or, serti de pierres précieuses. A Rome, il revêtait la chlamyde et la longue tunique des Romains. Charlemagne fut marié quatre fois. Après avoir répudié Désirée, il prit successivement pour femmes la douce Hildegarde, dont les charmes, dit son épitaphe, n'avaient point de rivaux parmi les filles des Francs, l'orgueilleuse Fastrade, et Liutgarde. De ces unions légitimes il eut trois fils, Charles, Pépin et Louis, tous trois nés d'Hildegarde, et cinq filles, Rothrude, Berthe, Gisèle, Théodrade, Hiltrude. Ces princesses avaient été accoutumées aux soins du ménage, à travailler la laine, à manier la quenouille et le fuseau ; mais elles aimaient à se parer des riches étoffes et des bijoux, perles, émeraudes, agrafes, bracelets, colliers, ceintures et épingles d'or, dont leurs coffres étaient remplis. Leur père ne leur permit point de se marier. Trois devinrent abbesses ; les deux autres contractèrent des unions irrégulières. Rothrude épousa secrètement le comte Rorigo, et Berthe, le poète Angilbert, le blond Homère, dont elle eut un fils, qui sera l'historien Nithard. Les mœurs n'étaient pas sévères à la cour carolingienne, et Charles ne donnait pas aux siens le bon exemple. Après la mort de Liutgarde, survenue le 4 juin 800, il eut quatre concubines et plusieurs enfants, dont deux jouèrent un certain rôle dans la suite : Drogon, qui devint archevêque de Metz[3], et Hugues, qui fut abbé de Saint-Quentin. Charlemagne a de nombreuses résidences, Quierzy, Compiègne, Attigny, Héristal, Thionville, Worms, Schlestadt, Francfort-sur-leMein, Nimègue, Mayence, Paderborn, Ratisbonne, etc. Il va de l'une à l'autre, voyageur perpétuel par goût et par nécessité. Mais il demeure de préférence à Aix-la-Chapelle, lieu célèbre par ses eaux et entouré de forêts giboyeuses. Les Romains y avaient un établissement thermal ; Pépin y séjourna. On l'appelait Aquisgranus, du nom d'un dieu celtique, Granus, qui se trouve souvent assimilé à Apollon guérisseur. Charles y bâtit des thermes, un palais, une église, — d'où le nom d'Aix-la-Chapelle ; il en fit sa capitale politique, s'il est permis d'employer une pareille expression en parlant de cette époque. Lui-même dirigea les travaux de construction, et, lorsque les murailles furent sorties de terre, lorsque les toitures dorées brillèrent au soleil, il sembla qu'une nouvelle Rome fût née sur la terre germanique. Les distractions habituelles de l'empereur sont la natation et la chasse. Dans ses thermes gigantesques, il invite ses fils, ses grands, ses amis ; cent personnes, et quelquefois davantage, se baignent avec lui. Souvent, au lever du jour, les portes de la ville s'ouvrent pour laisser passer la troupe des chasseurs. Le roi et la reine, leurs fils et leurs filles, les nobles, sont à cheval ; des serfs les suivent, portant des filets de lin et des épieux à pointe de fer et tenant en laisse des molosses. A l'entrée du bois, la meute se jette à la recherche du cerf ou du sanglier ; la trompette annonce que l'animal est traqué. La chasse finie, Charles et ses invités dînent sous la tente. Naturellement simple et sobre, Charlemagne se plaisait à ces fêtes rustiques ; mais, quand il donnait de grands festins, il voulait qu'ils fussent dignes de la majesté royale. Un poète a fait la description d'un de ces banquets. Le roi, assis sur un siège élevé, a la tête cerclée d'or. Auprès de lui, un diadème dans les cheveux, sur les épaules un collier brillant de mille feux, siège la reine Liutgarde, aussi pieuse que belle, bienveillante envers les petits et les grands, semant partout les bienfaits et les douces paroles. Les fils de Charles se tiennent à ses côtés pleins de force, de jeunesse, de cœur et d'esprit, et ses filles tellement belles, quoique différentes, qu'il ne voulut jamais s'en séparer. Elles n'ont qu'un désir, qui est de plaire à leur père par leur gaieté, la fraîcheur de leur sourire, la grâce de leur démarche. A l'appel du maitre des huissiers, prompt à obéir, alerte de la main et du pied, chacun se range. L'archichapelain bénit la table et s'y assoit. Le sénéchal, escorté d'une légion de cuisiniers et de pâtissiers, présente les plats devant le trône. L'échanson tient d'une main des coupes et verse de l'autre des vins généreux. Alors le repas commence, et, avec lui, les jeux d'esprit, auxquels le roi daigne prendre part. Au dessert, on entend de graves discours sur les choses divines et humaines et des poésies de circonstance, œuvre de quelque lettré attaché au palais. Charlemagne avait reçu une certaine culture, médiocre, si on la compare à celle de ses fils et petits-fils : il ne sut jamais écrire. Mais il était curieux de science, surtout de science religieuse ; il aimait le chant, et lui-même chantait à l'église. Il parlait facilement, clairement, avec abondance ; il savait le latin, et comprenait un peu le grec. Parvenu à l'âge d'homme, il étudia la rhétorique, la dialectique, l'astronomie surtout. A table, il se faisait lire les histoires des anciens, mais se plaisait davantage aux œuvres de saint Augustin, en particulier à la Cité de Dieu. Les contemporains vantent sa piété, sa générosité envers les églises et les pauvres, sa bonté. Pour arriver à lui, point de cérémonie ; Francs ou étrangers étaient bien accueillis. Il choisissait les fonctionnaires du palais dans les diverses parties de ses États, afin que tout visiteur rencontrât un homme de son pays pour l'introduire. Lui-même s'entretenait familièrement avec ses hôtes ; il s'intéressait à leurs affaires, leur demandait des nouvelles de leurs parents, et trouvait les paroles qu'il fallait dire à chacun. Son pouvoir est cependant plus complexe que celui des Mérovingiens. Par héritage et par élection, il est, comme eux, roi des Francs, et il a toujours porté son titre de roi ; mais aussi il est le successeur des Césars, et, depuis 801, il s'intitule sérénissime Auguste, couronné par Dieu, grand et pacifique empereur, gouvernant l'empire romain. Il vénère Rome, dont il a, dans son trésor, le plan gravé sur une table d'argent ; il s'inquiète des besoins de la Ville, lui envoie du bois, des poutres, et tout ce qui est nécessaire à l'entretien de ses églises, surtout de la basilique Saint-Pierre, à laquelle il prodigue les dons en or, en argent et en pierres précieuses. Enfin l'huile sainte a fait de lui l'héritier de David et de Salomon. On lui rappelle souvent cette origine mystique de son pouvoir : Par une faveur spéciale, dit un poète, le Christ a bien voulu accorder à son peuple un chef ayant la vertu et la foi du glorieux roi des Juifs, et, si la réputation de David a traversé toutes les terres, celle de Charles monte jusqu'aux astres. Déjà les Mérovingiens se réclamaient de cette origine sacrée ; mais Charlemagne, qui a reçu l'onction, qui est le fils du réformateur de l'Église, le protecteur du pape, et le propagateur de la foi par ses conquêtes, est un monarque chrétien, un roi d'Église à plus haut titre que Clovis, ou qu'un Gontran et un Childebert. Sur les murs du palais d'Ingelheim furent figurées alors de grandes scènes historiques[4] : les exploits de David et la construction du Temple de Jérusalem sous Salomon, Constantin abandonnant Rome pour Constantinople, le portrait de Théodose, Charles Martel domptant les Frisons, Pépin soumettant l'Aquitaine et son glorieux fils ramenant sous sa loi la cohorte des Saxons. En cette galerie de peinture, roi des Francs, empereur des Romains, roi sacré, Charlemagne avait fait représenter les origines lointaines ou proches de son autorité. Tels sont les éléments divers dont se compose un pouvoir, qui, en théorie au moins, est absolu. Tout le monde doit obéissance à la volonté royale exprimée par le ban. Que personne, dit un capitulaire, n'ose troubler en quoi que ce soit le ban ou l'ordre (bannum vel præceptum) du seigneur empereur, ni discuter son œuvre, ni l'empêcher, ni la diminuer, ni faire des choses contraires à ses volontés ou à ses ordres. C'est à peu près le principe romain : Que tout ce qui a plu au prince soit la loi suprême. II. — LE GOUVERNEMENT CENTRAL. LE PALAIS. LES ASSEMBLÉES ET LES CAPITULAIRES. LES CONCILES[5]. CHARLEMAGNE est entouré d'une cour, qu'on appelle encore Palatium, le Palais, et qui ressemble — en grand — à la cour mérovingienne. Dans la hiérarchie et les attributions des officiers qui la composent, et qui portent un nom nouveau, celui de Palatins (palatini), quelques modifications seulement se sont produites. Le référendaire a disparu : il a été remplacé par le chancelier. Il n'y a plus de maire du palais : les Carolingiens ont eu soin de supprimer cet office qui leur avait permis de supplanter la première race. Chez eux, le comte du palais occupe le premier rang ; il joint à ses fonctions judiciaires la surveillance du palais, jadis attribuée au maire. Un nouveau personnage est l'archichapelain, appelé quelquefois d'un titre byzantin apocrisiaire : il a été créé par Pépin, lorsque ce roi commença la réforme de l'Église. C'est un membre du clergé, et de préférence un évêque ou un grand abbé ; il dirige la chapelle royale, en même temps que les affaires religieuses générales. Viennent ensuite des officiers dont la plupart nous sont déjà connus : camériers, trésoriers, sénéchaux, bouteillers, connétables, et le maître des logis, qui prépare, en voyage, le logement de l'empereur. Pas plus qu'au temps mérovingien, il n'y a de démarcation absolue entre les offices politiques et les offices domestiques. Le comte du palais, l'archichapelain, le chancelier, sont plus spécialement politiques ; le sénéchal, le bouteiller, le connétable, sont plus particulièrement domestiques ; mais personne, si ce n'est peut-être l'archichapelain, n'est cantonné dans sa fonction. Des comtes du palais commandent les armées ; l'un d'eux a été tué auprès de Roland, un autre en Saxe. Les sénéchaux dirigent la cuisine, et vont, comme Audulf, combattre les Bretons et les Tchèques, ou mourir, comme Eggihard, à Roncevaux. Un bouteiller est envoyé en mission auprès de Tassilon de Bavière. Un connétable guerroie contre les Slaves de l'Elbe. C'est l'allure d'un régime primitif, où, toutes choses étant simples, la division du travail n'est pas nécessaire ni même imaginée. Pourtant certains services semblent déjà mieux organisés. Dans des bureaux, les notaires rédigent les lettres du roi, les diplômes, les actes d'immunité. Leur chef, pris dans le clergé, est le protonotaire ou chancelier. Il n'est pas encore le personnage important qu'il deviendra plus tard ; il relève de l'archichapelain, et le sceau ne lui est pas confié, mais il manie les documents confidentiels et conserve le dépôt des archives (archivium palatii). Il a pour employés des clercs sages, intelligents, fidèles, inaccessibles à la vénalité et capables de garder fidèlement des secrets. Charlemagne a aussi son conseil, où il appelle, avec l'archichapelain, avec le comte du palais et le chambrier, ceux des grands — optimates, proceres — qu'il lui plan de consulter. Ce conseil est chargé surtout d'apaiser les conflits entre les palatins ; mais sa compétence s'étend à toutes les affaires qui intéressent le salut ou l'état du roi et du royaume. Ses membres seront discrets et loyaux, ne préférant rien à leur devoir si ce n'est la vie éternelle. Leur nombre n'était ni très élevé, ni fixe ; le roi provoquait des réunions quand il le jugeait bon. D'ailleurs, il avait toujours avec lui trois de ses conseillers, choisis parmi les plus sages et les plus éminents, sans l'avis desquels il ne faisait rien[6]. Outre les officiers, vivent au palais, toujours comme à l'époque mérovingienne, les discipuli, jeunes gens envoyés auprès de Charlemagne pour faire leur éducation, et les cornues du roi[7], liés à lui par une attache personnelle, comme autrefois les antrustions. Ces compagnons du prince sont courtisés par tous ceux qui recherchent quelque office ou quelque bienfait. Il ne se passait pas une semaine sans qu'un grand les appelât pour leur offrir l'hospitalité. A cette population habituelle, déjà nombreuse, s'ajoute une population flottante : comtes ou missi, qui viennent prendre des ordres ou rendre des comptes, ambassadeurs, plaideurs, quémandeurs, marchands. Enfin le voisinage de la cour attire des aventuriers, des mendiants, des filles, pis encore : la maison de chaque palatin cache une concubine ou un mignon. Un règlement fut fait pour écarter d'Aix les inconnus, les hommes et les femmes de mauvaise vie, interdire de se battre dans le palais, assurer le prompt départ des plaideurs après le jugement rendu, empêcher les faux mendiants de se glisser parmi les vrais, et les honnêtes gens de donner asile aux malfaiteurs. Quiconque aura caché l'un d'eux dans sa maison devra le porter sur son dos autour du palais, puis à la prison. Plus l'empereur vieillit, plus le mal s'aggrava. Le premier soin de son fils, Louis le Pieux, sera de faire assainir le palais et ses alentours. On a vu, à la fin de l'époque mérovingienne, s'établir dans les différents royaumes la coutume des assemblées, puis les maires du palais d'Austrasie convoquer chaque année, au mois de mars, une assemblée unique pour tous leurs États (Campus martius). Devenus rois, ils firent de cette institution un de leurs principaux moyens de gouvernement. En 755, Pépin recula la convocation au mois de mai (Campus madius), pour permettre aux évêques et aux abbés de célébrer les fêtes de Pâques dans leurs diocèses et leurs monastères. Charlemagne réunit ses assemblées le plus souvent en mai, mais aussi en juin, juillet, août ; il les tenait généralement dans une villa royale ou un palais de la vallée du Rhin, Aix, Worms, Mayence, quelquefois aussi en pays ennemi, à Ratisbonne, Lippenheim, Paderborn. Les assemblées représentent en quelque sorte le peuple devant le roi ; tout le peuple en effet y est appelé. Mais, en réalité, le roi n'a affaire qu'aux grands, ecclésiastiques et laïques. Les évêques, les abbés et les comtes, arrivent avec une partie de leurs hommes, et ces hommes figurent le peuple. Même tous les grands ne sont pas admis aux délibérations. Seuls les plus considérables se réunissent dans des salles de conseil, les laïques séparés des ecclésiastiques, ou tous siégeant ensemble, s'ils le jugent utile. Ils examinent, article par article, quelquefois pendant plusieurs jours, les projets qui leur sont soumis. S'ils en expriment le désir, le roi se rend au milieu d'eux. La foule des moindres personnages se tient dehors, mais Charlemagne se promène dans leurs rangs. C'est là qu'il cause familièrement, interrogeant chacun sur ce qui se passe dans le pays d'où il vient. Après qu'il a reçu l'avis des grands, l'empereur prend la décision, — qui lui est toujours réservée, — et la communique au peuple, pour avoir son consentement (consensus) ; mais consentir, dans la langue du temps, signifie à peu près obéir. D'ailleurs les questions portées devant l'assemblée étaient préparées d'avance, soit dans le Conseil du roi, soit plutôt dans une assemblée d'automne, instituée par Charlemagne, plus restreinte et plus aristocratique encore. Elle décidait, en cas d'urgence, de la guerre et de la paix, et commençait à traiter les affaires de l'année suivante, s'il s'en présentait auxquelles il fallût déjà songer. Les résolutions adoptées restaient ignorées du public jusqu'au Champ de mai, de manière à laisser croire que rien n'avait été arrêté auparavant ni pris en considération, et l'on en délibérait de nouveau[8]. L'assemblée générale portait différents noms. Les annalistes l'appellent assemblée générale ou universelle (generalis ou universalis conventus), placite ou plaid (placitum), assemblée synodale ou synode (synodalis conventus ou synodus). Cette pluralité des noms s'explique par la diversité des attributions. L'assemblée règle en effet l'état de tout le royaume pour l'année courante, et rien ne peut modifier ses décisions, hors une nécessité commune à tout le royaume. Assemblée universelle, elle est un grand conseil de guerre et de gouvernement ; elle délibère sur l'opportunité d'une expédition ; devant elle et avec son approbation s'accomplissent les actes législatifs, ou les actes politiques comme les partages du royaume ; il est vraisemblable aussi qu'elle donne son avis sur ce que nous appelons la politique étrangère. Placite, elle est une haute cour de justice, chargée de juger certains crimes exceptionnels comme le harisliz. L'appellation de synode se justifie, parce que nombre de choses ecclésiastiques lui sont soumises. Enfin, l'assemblée est l'occasion pour tous, grands et petits, d'apporter des dons aux princes. Les actes de la législation carolingienne s'appellent capitulaires. Réunis, ils donneraient à la fois une constitution, un code, un livre de morale. Guizot y a compté deux cent soixante-treize articles de législation pénale ou civile, cent soixante-douze de législation morale ou religieuse, trois cent cinq de législation canonique. Mais cette division ferait supposer qu'elle existait dans l'esprit du législateur, quand elle n'y était pas à coup sûr. La seule distinction légitime entre les capitulaires — malgré les critiques en partie fondées auxquelles elle a donné lieu — est celle qui fut établie par Charlemagne lui-même : capitulaires à écrire pour eux-mêmes, et non pour être ajoutés à des lois existantes (capitularia per se scribenda), capitulaires à introduire dans les lois (capitularia legibus addenda), capitulaires pour les missi (capitularia missorum). Les Capitularia per se scribenda règlent l'organisation du palais et les devoirs des fonctionnaires, la condition des personnes et des terres (recommandation, bénéfices), l'administration de la justice, de l'armée, de l'Église, l'exploitation du domaine. Promulgués après consultation de l'assemblée générale et copiés à plusieurs exemplaires, ils sont communiqués par les évêques, les abbés et les comtes, aux habitants des comtés, aux clercs des diocèses, aux moines des abbayes. Ils sont obligatoires partout, mais ne valent que pendant un règne ; sous le règne suivant, ils doivent être renouvelés. Ceux de Charlemagne le furent souvent, et durèrent longtemps[9]. Dans les capitulaires des missi se trouvent surtout des articles relatifs à l'armée, des règlements et prescriptions pour un an, des notes et réflexions de l'empereur. Quant aux capitulaires ajoutés aux lois, ils sont des amendements ou additions aux lois d'un peuple. Établis avec les représentants de ce peuple, ils ne sont applicables qu'à lui ; d'autre part, ils subsistent après la mort du prince qui les a faits. Charlemagne voulut être et fut en effet un législateur. Cette ambition apparaît surtout après qu'il a été élevé à l'empire. Probablement il n'eut pas l'idée de fondre les lois nombreuses, difficiles à connaître et souvent à appliquer, qui existaient dans ses États. Sous lui, le régime des lois particulières subsiste, et chaque homme est jugé selon la loi sous laquelle il est né. En 802, l'empereur ordonne de rédiger les lois non encore écrites des peuples soumis à sa domination : celles des Saxons, des Angles, datent de cette époque. Du moins voulut-il, dans ces lois et les autres, combler les lacunes et corriger les dispositions surannées et barbares. Il s'en prit à quelques pratiques, comme l'exercice du droit de vengeance, mais cette réforme rencontra de l'opposition, et Charlemagne dut l'abandonner. Ainsi que les contemporains l'ont remarqué, son œuvre législative est restée imparfaite. S'il y avait des affaires ecclésiastiques soumises aux assemblées générales, il restait nombre de matières où l'Église n'acceptait pas l'intervention des laïques, et qui étaient traitées dans les conciles. Ici encore, l'empereur intervient. Les Carolingiens ont gardé sur l'Église toute l'autorité qu'exerçaient les Mérovingiens, et même, comme on l'a vu, ils l'ont accrue. Bien que le choix des évêques appartienne toujours en droit au clergé et au peuple, le roi est à peu près le maitre des élections épiscopales. Elles n'ont lieu que s'il a accordé l'autorisation nécessaire (concessio regalis), agréé et quelquefois même désigné le visiteur en présence duquel se feront les opérations électorales ; puis le procès-verbal (decretum) est envoyé au palais, et l'élu ne peut être consacré sans l'approbation royale. Souvent Charles désigne un candidat ; nombre d'élections sont faites par sa faveur, ou sur son désir. Naturellement, il nomme aux évêchés créés par lui en terre païenne. Pour les élections abbatiales, au moins dans les abbayes royales, il agit de même, bien qu'en droit elles appartiennent aux moines. Comme le roi mérovingien, le Carolingien autorise la réunion des conciles ou bien l'ordonne ; il peut les présider, et leurs canons n'ont force de loi qu'après son approbation. Charlemagne a continué la réforme de l'Église, commencée par son père et son oncle. Il a achevé la restauration de la hiérarchie. L'empire comprend 42 métropoles, dont 16 se trouvent dans la France actuelle[10]. L'autorité des métropolitains reste faible ; mais le diocèse est fortement organisé : clergé séculier et clergé régulier doivent obéissance à l'évêque. Comme le nombre des paroisses rurales s'est accru, l'évêque est assisté d'un chorévèque, qui consacre les églises des campagnes, réconcilie les pénitents dans les villages et les bourgs, confirme les enfants et les adultes. Les paroisses rurales sont réparties en archidiaconés administrés par des archidiacres et divisés en décanies, auxquelles sont préposés des doyens. D'autre part, Charlemagne renouvelle, dans ses capitulaires, les prescriptions relatives à la discipline morale et aux mœurs des ecclésiastiques. Il règle, de concert avec les évêques, les exercices du culte, les chants d'église, le vêtement des prêtres, la parure des autels. Enfin il intervient dans les discussions doctrinales ; il ouvre des enquêtes sur les questions controversées, comme celle du baptême ; il prend l'initiative de la lutte contre les hérésies. Le grand rôle ecclésiastique de Charlemagne apparaît surtout dans l'affaire de l'adoptianisme. Cette doctrine distinguait dans le Christ une personne divine et une personne humaine qui n'était que le fils adoptif de Dieu. Elle avait fait de grands progrès en Espagne, où elle était enseignée par Élipand, archevêque de Tolède, et par Félix, évêque d'Urgel. Ce dernier habitait la marche d'Espagne : il était soumis par conséquent à l'autorité de Charlemagne. En 792, il fut conduit au palais, convaincu d'erreur par un synode d'évêques assemblé à Ratisbonne sur les ordres du très glorieux et orthodoxe roi Charles, et envoyé à Rome auprès du pape Hadrien. Comme il persistait dans l'hérésie, Félix fut chassé de son siège. Les évêques espagnols écrivirent alors au roi pour lui demander de le réintégrer. Charles réunit en 794, à Francfort, un concile où cent prélats environ du royaume des Francs, d'Italie, d'Aquitaine, de Provence, assistaient, entourés de prêtres et de diacres ; il prit place sur son trône, fit lire la lettre des Espagnols, prononça un long discours sur le point en litige, puis demanda : Que vous en semble-t-il ? Condamné, l'évêque d'Urgel refusa de s'amender. Des envoyés du roi, Leidrade, archevêque de Lyon, et Wilfrid, archevêque de Narbonne, le décidèrent à venir à Aix en 799. Là, eut lieu entre Alcuin et Félix une discussion qui dura six jours, et à la suite de laquelle celui-ci se reconnut vaincu et publia une rétractation. L'action religieuse de Charles se manifesta encore dans deux questions moins importantes, celles du culte des images et du Filioque. Les Pères du concile de Francfort avaient reçu du pape les actes du deuxième concile de Nicée relatif au culte des images. Le sens de certains mots grecs leur échappa ; ils crurent, à tort, que les Pères de Nicée avaient ordonné l'adoration des images, et ils rejetèrent leurs décrets. L'empereur se chargea lui-même de les réfuter et fit rédiger les Livres carolins, dont la lecture inquiéta Hadrien, car ils étaient pleins d'affirmations suspectes. Sous Léon III, des moines francs du Mont-Olivier furent accusés d'hérésie pour avoir inséré dans la partie du Credo, où il est dit du Saint-Esprit qu'il procède du Père (qui ex Patre procedit), le mot Filioque (et du Fils) ; ils prièrent le pape de les recommander à Charlemagne. Celui-ci fit étudier leur cas par Théodulfe, et réunit, en novembre 809, le concile d'Aix-la-Chapelle, qui les approuva. Contre cette intervention royale aucune protestation ne se fait entendre. Seul l'archevêque de Milan, Odilbert, insinue que les bons empereurs se bornaient à approuver de leur autorité les décisions des prêtres du Seigneur ; le reste de l'épiscopat se soumet humblement. Dans les écrits des chefs les plus illustres du clergé des Gaules, de Germanie, d'Italie, on voit les évêques, et Odilbert lui-même, s'humilier, s'accuser de négligence et de paresse, bénir l'intervention de l'empereur, qui les a tirés du sommeil de l'insouciance. En 813, les évêques de la Gaule Lyonnaise, réunis à Chalon sur l'ordre du sérénissime Charles auguste, décident que les canons votés par eux « seront présentés au très sacré jugement de l'empereur », afin qu'il approuve les uns et corrige les autres par sa sagesse. Charlemagne est donc le chef de l'Église, comme il est le chef de l'État, ou plutôt il est le chef des évêques, comme le chef des comtes ; car, entre l'Église et l'État, il ne distinguait pas. Il se croyait obligé de combattre l'hérésie, comme de combattre les infidèles, de protéger ses sujets contre l'erreur autant que contre le brigandage ; il leur défendait les péchés tout comme les crimes. Il se croyait responsable de leur salut éternel comme de leur tranquillité temporelle. Il prêchait dans ses capitulaires ; il voulait que chacun sût son Pater noster ; il rendit obligatoire le mariage religieux. Son gouvernement s'applique au tout de l'homme ; il embrasse la société entière. Son empire est une sorte de Cité de Dieu[11]. III. — L'ADMINISTRATION LOCALE. COMTES, ÉVÊQUES ET MISSI[12]. ON a vu que, parmi les peuples de l'empire, quelques-uns, placés le long des frontières, payaient tribut, mais gardaient leurs princes
particuliers ; c'étaient des vassaux plutôt que des sujets : tels les
Bretons, les Avares, les Basques, les Bénéventins, les Slaves. Dans le reste
de la monarchie carolingienne, on peut distinguer des régions de population
germanique, de population romaine, gallo-romaine, d'autres où ces éléments se
mêlent : ce sont les Francs et les peuples qui leur
sont soumis, et tous sont régis par la même administration. Certaines
expressions qu'emploient les écrivains du temps ne doivent pas faire
illusion. La Gascogne, l'Espagne, la Provence, la Bourgogne, la Septimanie ou
Gothie, la Lombardie, la Bavière, la Thuringe, la Saxe, la Frise, l'Alamanie,
la Neustrie, l'Austrasie, la Francie, — dont il est question, même dans les
documents officiels, — n'ont pas d'existence politique distincte ; nous
savons que Charlemagne a supprimé ces grands commandements ou duchés qui
existaient jadis. L'unité administrative est le comté, comme à l'époque
mérovingienne, et il a les mêmes subdivisions qu'auparavant. Le nombre de ces comtés est d'environ 300 pour l'empire, dont 110 pour la France actuelle. Il y en a de grands, comme les comtés de Valois et de Noyon, de très grands comme le comté d'Auvergne, des petits comme le comté de Senlis. Beaucoup portent le nom de villes qui ont aujourd'hui disparu ou perdu toute importance ; il est parfois difficile de les identifier. Les attributions des comtes de Charlemagne sont les mêmes que celles des comtes mérovingiens. Ils exercent par délégation l'autorité royale dans son ensemble, c'est-à-dire qu'ils ont des fonctions judiciaires, militaires et financières. Mais le comte et l'évêque sont associés plus étroitement que sous les Mérovingiens. Concurremment avec le comte, l'évêque publie les capitulaires ; ce qui se comprend, puisque les dispositions ecclésiastiques se trouvent mêlées aux matières administratives. Il doit veiller au maintien de la foi et à la pratique des devoirs religieux, s'enquérir des incestes, des parricides, des adultères, des hérésies, et en général de tous les crimes qui blessent la loi de Dieu ; il doit soutenir et encourager le comte dans l'exercice de son ministère. De son côté, le comte est défenseur de l'Église. Si l'évêque n'est pas obéi par ses subordonnés, il lui doit main-forte, et lorsque ceux qui ont désobéi, abbés, prêtres, diacres, comparaissent devant le métropolitain, le comte est présent. Cet accord des comtes et des évêques, des officiers spirituels et temporels, qui, les uns et les autres, relevaient de lui, Charlemagne le trouvait tout naturel. C'était l'accord même qui existait dans son esprit et qui inspirait tout son gouvernement. Mais il s'aperçut avec étonnement et avec chagrin que son idéal était contredit par la réalité. La limite des pouvoirs étant mal établie entre les comtes et les évêques, il y avait entre eux de fréquents conflits. L'empereur se plaint que les comtes ne permettent pas aux pontifes d'avoir, dans les limites de leur diocèse, telle autorité que l'Église leur attribue, et l'on voit, par un capitulaire de 811, qu'il se propose de prendre à part, d'un côté les évêques et les abbés, de l'autre les comtes, pour leur demander les motifs qui les empêchent de s'aider les uns les autres, pour rechercher et trouver la mesure dans laquelle un évêque doit se mêler des affaires temporelles, et un comte des affaires spirituelles. Il cherchait une solution qui ne devait pas être découverte de sitôt. L'administration carolingienne, troublée par ces conflits, le fut bien plus encore par la mauvaise qualité des comtes. Si l'on ne voit plus, à la tête des comtés, sous le règne de Charlemagne, des brigands semblables à ceux que décrit Grégoire de Tours, on constate que beaucoup de comtes encore ignorent ou ne pratiquent pas leurs devoirs. Il faut leur recommander de ne pas pendre les gens sans jugement, d'être à jeun quand ils siègent au tribunal, de ne pas recevoir de présents parce que les présents aveuglent les cœurs des sages, de ne pas opprimer les hommes libres, de ne pas usurper les droits qui appartiennent à l'État, de ne pas prendre les biens des pauvres. Alcuin reproche à ces auxiliaires de la justice d'être moins des juges (judicatores) que des pillards (prædatores). Charles oblige les comtes à venir passer, chaque année, plusieurs semaines au palais, pour lui rendre compte de leur gestion. A chaque instant, il leur rappelle leurs devoirs envers le roi ou envers leurs administrés. Enfin il les fait surveiller par les missi. Les missi existaient déjà à l'époque mérovingienne. Charles Martel et Pépin les avaient conservés ; mais Charlemagne fit un très grand usage de cette institution, qu'il rendit en 802 régulière et permanente. L'empire fut divisé en missatica, surveillés chacun par deux missi, ordinairement un comte et un clerc, évêque ou abbé. Ces circonscriptions étaient formées de plusieurs comtés, groupés au début de l'année selon les besoins du moment ; les missi étaient désignés en même temps. Quelques-uns gardèrent leurs fonctions plusieurs années de suite ; mais c'était là une exception. Un fragment de manuscrit contient la division de la France septentrionale, telle qu'elle fut ordonnée en 802. Elle forma trois missatica, qui avaient pour centres Paris, Rouen et Orléans. Le premier comprenait dans son ressort les comtés de Paris, de Mulcien, de Melun, de Provins, d'Étampes, de Chartres, de Poissy ; il fut visité par l'abbé Fardulf et le comte Étienne. L'archevêque Magenard et le comte Madelgaud furent préposés aux comtés du Mans, de Hiémois, de Lisieux, de Bayeux, de Coutances, d'Avranches, d'Évreux, de Madrie et de Rouen. Pour le troisième missaticum, l'itinéraire seul est donné : partis d'Orléans, l'archevêque Magnus et le comte Godefroy atteindront la Seine en ligne droite, inspecteront les comtés et les villes de Troyes et de Langres, puis ils se rendront à Besançon, de Besançon à Autun, et, rejoignant la Loire, la suivront jusqu'à Orléans. Les missi font une tournée par an, soit en janvier, soit en avril, soit en juillet, soit en octobre. D'une manière générale, on peut dire qu'ils représentent dans son intégrité l'autorité du souverain ; ils doivent prévoir, ordonner, disposer avec le plus grand soin, sans se préoccuper d'autre chose que de la volonté de Dieu et de l'ordre du roi. En particulier, ils sont chargés de recueillir les serments de fidélité, de s'assurer que personne n'usurpe les domaines, les forêts et les revenus du roi, de veiller à ce que les capitulaires soient connus et appliqués partout, la police des malfaiteurs bien faite, la justice bien rendue, le service militaire strictement acquitté. Leur tâche de justiciers est la principale. Se rappelant la miséricorde qu'il doit aux pauvres de son royaume, l'empereur les a chargés de faire rendre justice aux églises, aux veuves, aux orphelins et à tout le peuple. Dès qu'ils arrivent dans un bourg ou une ville, ils installent leur tribunal sur la place publique. L'évêque et le comte s'y rendent ; les missi écoutent les plaintes et réforment les jugements contraires au droit et à l'équité. L'un des deux envoyés est un clerc, parce qu'il appartient aux missi de visiter les églises et les monastères, de s'assurer que les prêtres observent la discipline, que les moines suivent fidèlement la règle de saint Benoît, qu'ils obéissent à leur abbé et que celui-ci est bienveillant pour eux, que les prescriptions relatives au chant sont exécutées, que les livres canoniques ne sont pas entachés d'erreurs, que les bâtiments sont en bon état, que les fidèles vont à la messe le dimanche, savent le Credo et le Pater, et ne se laissent pas séduire par les vieilles superstitions. Un autre devoir des missi était, avons-nous dit, de recueillir les serments de fidélité. L'usage en existait sous les Mérovingiens ; mais il parait être tombé en désuétude sous les premiers Carolingiens. Il fut repris après deux complots contre la vie de Charlemagne : le premier formé en Thuringe, en 786, par le comte Hardrade ; le second, beaucoup plus grave, en 792, pendant la guerre contre les Avares. A cette date, le fils de Charlemagne et de Himiltrude, Pépin le Bossu, complota la mort de son père et de ses frères ; des Francs, mécontents de l'influence exercée par la reine Fastrade, qui était dure et cruelle, entrèrent dans le projet. Le diacre lombard Fardulf surprit ces conciliabules, les dénonça, et devint en récompense abbé de Saint-Denis. Jugés à l'assemblée de Ratisbonne, les conjurés furent décapités, pendus ou bannis. Pépin, condamné à mort, fut gracié par Charlemagne et enfermé au monastère de Prüm, où il mourut en 811. Les conspirateurs interrogés avaient cru s'excuser en déclarant qu'ils n'avaient jamais juré fidélité au roi. Alors Charles rédigea la formule suivante, qui se trouve dans un capitulaire du 23 mars 789 : Je promets d'être fidèle à mon seigneur le roi Charles et à ses fils, et de leur rester loyalement dévoué pendant tous les jours de ma vie. Ce serment dut être prêté par les évêques, les abbés, les archidiacres, les chanoines, les prêtres des paroisses, les clercs, les moines, les comtes, les vassaux royaux, les vicaires, les centeniers, et la généralité du peuple. Après l'élévation à l'empire, le serment prend une plus grande importance. En l'an 802, Charlemagne ordonne à tous ceux qui lui ont promis jadis fidélité en tant que roi, de lui renouveler leur foi comme empereur ; et tous les sujets âgés de plus de douze ans sont astreints à cette obligation. Une assemblée générale se réunit à Aix ; Charles y reçoit le serment des assistants, et dis missi sont envoyés à travers l'empire pour le demander à tous[13]. Il est prêté dans une église, sur les reliquaires sacrés, en présence de six ou de douze témoins, et le nom de celui qui a juré, inscrit sur une liste, est transmis au palais. Quiconque refuse d'obéir est envoyé à l'empereur et emprisonné ; quiconque manque à la parole donnée est puni de mort. En outre, Charlemagne prescrit de faire comprendre à tout le peuple la gravité de l'acte qui lui est demandé. Être fidèle à l'empereur, respecter sa vie, ne pas introduire d'ennemis dans ses États, acquitter le service de guerre, payer les redevances, respecter les biens du prince, ses esclaves, ses terres, les églises et les pauvres dont il s'est constitué le protecteur, l'ordre et la paix qu'il cherche à introduire partout, telles sont les obligations que le missus doit rappeler à chaque homme qui prête serment. C'est un effort curieux pour rattacher par un lien moral et religieux, à la personne du prince, toute cette société, qui déjà tendait au morcellement. Charlemagne choisissait les missi dans le haut clergé et parmi les seigneurs. Ceux qu'il a le plus souvent employés sont : Magnus, archevêque de Sens, Magenard, archevêque de Rouen, Arnon, archevêque de Salzbourg, Paulin, archevêque d'Aquilée, Théodulfe, évêque d'Orléans, Fulrad, abbé de Saint-Denis, Adalard, abbé de Corbie, le comte Gérold, Audulfe et Widon, qui furent l'un et l'autre préfets de la marche de Bretagne, Étienne, comte de Paris, Winigis, duc de Spolète. La personne des missi est inviolable et sacrée ; les fonctionnaires de tout rang doivent les accueillir avec respect et les assister avec zèle ; toute attaque contre eux est punie de mort. Des fonctionnaires ainsi choisis, ainsi honorés, auraient dû être d'honnêtes serviteurs de l'empereur : Hélas ! dit Alcuin, ils sont rares, ceux qui se montrent inaccessibles à la cupidité, et marchent droit leur chemin entre les riches et les pauvres ! Il est vrai que les missi étaient exposés à bien des tentations. L'évêque d'Orléans, Théodulfe, nous a laissé le récit de l'une de ses missions[14]. Il avait charge de visiter la Provence et la Septimanie, en compagnie de l'archevêque de Lyon, Leidrade. Excellent choix que celui de Leidrade, nous dit-il : c'était un homme d'une science éprouvée, plein de sagesse et de vertu, tout à fait digne de la vie éternelle. Ils s'embarquent sur le Rhône et passent devant Vienne, Vaison, Orange. A partir d'Avignon, leur inspection commence. Ils tiennent successivement leurs assises à Nîmes, Maguelonne, Cette, Agde, Béziers, Narbonne, Carcassonne, le Razès, Arles, Marseille, Aix, Cavaillon. Dès qu'ils ont établi leur tribunal sur la place publique, le peuple et le clergé accourent ; mais ce n'est pas pour obtenir la justice, c'est pour l'acheter. Chacun y met le prix, suivant ses moyens. Les riches offrent des monnaies d'or, des pierres précieuses, des étoffes et des tapis d'Orient, des armes, des chevaux, des vases antiques d'un pur métal, d'un poids incroyable, où un ciseleur habile a figuré le combat d'Hercule et du géant Cacus. Les pauvres présentent des peaux de Cordoue rouges et blanches, des toiles et des lainages excellents pour faire des vêtements, des coffres, de la cire. C'est le bélier avec lequel ils espéraient briser le mur de mon âme, s'écrie Théodulfe, mais ils n'auraient pas cru pouvoir me fléchir et me trouver tel, s'ils n'en avaient rencontré de pareils auparavant ! Et il conclut par de longs conseils aux juges, qui donnent fort à douter de leur impartialité. La coutume des présents est si bien établie que l'évêque avoue avoir accepté, pour ne pas trop froisser ceux qui lui en offraient, quelques menus cadeaux, des œufs, du pain, du vin, des poulets tendres et des oiseaux dont le corps est petit, mais bon à manger. IV. — LA JUSTICE, LES IMPÔTS, ET LE SERVICE MILITAIRE[15]. L'ORGANISATION de la justice demeure, dans ses grandes lignes, ce qu'elle était au temps des Mérovingiens. Cependant Charlemagne y a fait quelques innovations importantes. Le tribunal du comte persiste et garde son ancienne compétence[16] ; en principe, la présence des hommes libres du comté y demeure obligatoire, et même, pendant les premières années de son règne, Charlemagne punit d'amendes élevées ceux qui n'y viennent pas. Mais on sait quelle complication produisait à cette époque la diversité des lois, à laquelle s'ajoutait celle des coutumes (lex loci, consuetudo). Les premiers venus ne pouvaient être de bons juges. Charles fut ainsi amené à substituer aux assesseurs irréguliers un corps de magistrats, les scabins. Mentionnés pour la première fois en 780, les scabins seront choisis par le comte parmi les gens nobles, sages, et craignant Dieu ; ils doivent être bons, doux, les meilleurs qu'on puisse trouver. Ils succèdent aux rachimbourgs mérovingiens, mais leur rôle est autrement important : ils sont en réalité les seuls juges. Le comte ne fait que présider la réunion de ce jury, et rendre la sentence formulée par lui, et il ne peut rien y changer. On se demande cependant s'il ne lui arrivait pas de la réformer, sous prétexte de mauvais jugement[17]. — Quant aux hommes libres, ils ne sont plus requis au mail que deux fois par an. Il y a donc en réalité deux sortes de tribunaux. Du jugement rendu au tribunal de comté, appel peut être porté comme précédemment, soit au jugement de Dieu[18], soit au tribunal du roi. Le roi peut toujours rendre la justice directement, il exerce le droit de grâce ; de plus, les missi ont le pouvoir de casser toute sentence rendue par un comte, de destituer les mauvais scabins et de les remplacer par d'autres. Le tribunal du roi, dont la composition est la même que sous les rois mérovingiens, est présidé par le roi, ou, à son défaut, par le comte du palais. Il peut immédiatement attirer à lui toutes les causes, mais il juge surtout en appel, s'il y a eu déni de justice, ou s'il a été jugé d'après la coutume païenne, avec une sévérité que la justice chrétienne ne permet pas. — Parmi ses innombrables occupations, le comte palatin n'en a pas de plus importante, dit Adalard, que de terminer, selon la justice et la raison, tous les procès qui, nés ailleurs, sont apportés au palais. Il fallut bien régler ce droit d'appel. Le clerc ne pouvait en user sans la permission de son évêque ; dans certains cas, on devait réclamer jusqu'à trois fois la justice du comte avant d'être admis à recourir à celle du roi ; le comte du palais pouvait inviter un comte à reprendre une affaire sur laquelle il avait déjà prononcé. Les moines de Saint-Martin de Tours en ayant appelé à lui contre leur évêque, l'empereur déclara la sentence de celui-ci inattaquable, et, parce qu'il y avait eu interprétation abusive du droit d'appel, il blâma sévèrement l'abbé et les moines d'avoir méprisé ses ordres. Sous Charlemagne, comme au temps des rois mérovingiens, les revenus de l'État et ceux du prince étant confondus, l'administration financière est un service familial. Même ce caractère domestique se marque de plus en plus : le chambrier est désormais aux ordres de la reine. L'État n'ayant pas à payer les services publics, les dépenses se bornent aux frais d'entretien du palais, et aux cadeaux que le roi fait aux églises, aux princes étrangers, aux grands. Les impôts directs romains ont changé de caractère pendant la dernière période mérovingienne : ils sont devenus des impôts personnels pesant sur certains individus. Ils continuent de subsister sous cette forme à l'époque carolingienne. Mais alors le trésor est alimenté surtout par les revenus particuliers du roi, par les tributs des nations vassales, par le butin des guerres, par les dons annuels devenus obligatoires, enfin par les impôts indirects. Les revenus que le roi tirait de son domaine privé, très bien administré au temps de Charlemagne, devaient être considérables. Dans certaines guerres, comme celle des Avares, le butin fut énorme. Ni la valeur, ni la nature des dons, que les sujets apportaient chaque année aux grandes assemblées, n'était déterminée. Un document parle d'argent et d'or donné en grande quantité, de monceaux de pierreries, de vêtements de pourpre brochés d'or, de chevaux avec des harnais d'or, mais il faut se méfier de ces énumérations poétiques. Les principaux impôts indirects étaient les corvées, les tonlieux, le droit de gîte. Les corvées[19] (opera publica), exécutées sous la direction des fonctionnaires locaux, pourvoyaient à l'entretien des routes et des ponts, au curage et à l'endiguement des rivières, à la construction des édifices d'utilité publique. La plus célèbre est celle qui fut employée à construire le pont de Mayence, œuvre commune de toute l'Europe. Il est sans cesse question dans les capitulaires des tonlieux (telonea), ce qui en prouve l'importance. Mais onéreux surtout est le droit de gîte (mansio, parata), qui oblige les habitants à héberger et à défrayer le roi, ses fonctionnaires en voyage, les ambassadeurs des puissances étrangères, en général tous ceux qui ont reçu du palais une lettre de route (evectoria, tractoria). Un capitulaire a conservé la liste des fournitures dues aux missi en tournée. A l'évêque sont attribués quarante pains par jour, trois agneaux, trois mesures de cervoise, un cochon de lait, trois poulets, quinze œufs, quatre boisseaux d'avoine pour les chevaux ; au comte ou à l'abbé, trente pains, deux agneaux, deux mesures de cervoise, un cochon de lait, trois poulets, quinze œufs, trois mesures d'avoine pour les chevaux. Sous les Carolingiens, bien plus que sous les Mérovingiens, la guerre était une fonction essentielle de l'État ; elle était perpétuelle et son théâtre s'étendait au delà des Alpes et des Pyrénées, et de l'Eider au Bas-Danube. La plus grande difficulté du gouvernement de Charlemagne fut peut-être de pourvoir aux nécessités militaires. Aussi. sur un fond commun avec les institutions mérovingiennes, se placent des modifications très considérables. La convocation de l'ost se fait par l'heriban, c'est-à-dire par l'ordre de guerre. Elle est portée par des envoyés, ou signifiée par lettres aux comtes, évêques et abbés, et aussi aux missi. Comtes, évêques, missi pourvoient à la levée de ceux qui doivent le service, et qu'ils ont avertis à l'avance de se tenir prêts : Que tous soient préparés de façon que, si l'ordre de partir arrive un soir, ils partent sans aucun retard pour l'Italie, le lendemain matin, et, s'il arrive le matin, le soir même, écrit un missus, l'archevêque de Trèves, après avoir reçu du seigneur empereur le redoutable commandement, terribile imperium, d'avertir tous ceux qui habitent dans sa légation. Une des lettres de convocation, adressée à Fulrad, abbé de Saint-Quentin, nous est restée. Elle est ainsi conçue : Sache que nous avons fixé cette année notre assemblée au pays des Saxons, dans la partie orientale, sur le fleuve Bota (la Bode), en un endroit appelé Starasfurt. C'est pourquoi nous t'ordonnons de te trouver audit lieu, le 15 juin, accompagné de tous tes hommes bien armés et bien équipés, afin que tu puisses aller en armes partout où il nous plaira de te faire marcher... Nous te recommandons expressément, pour que tu le fasses observer aux autres, de te rendre en bonne paix au lieu désigné, par le chemin le plus court, sans rien prendre à l'habitant que l'herbe, le bois et l'eau dont tu auras besoin. Et que les hommes de ta bande marchent toujours avec les chariots et les cavaliers, et qu'ils ne les quittent jamais jusqu'au rendez-vous, afin que, dans l'absence du maître, ses hommes ne soient pas tentés de faire mal. Les retardataires sont punis, par jour de retard, d'un jour de privation de viande et de vin ; ceux qui ne se présentent pas, d'une amende proportionnée à leur fortune, mais toujours énorme, puisqu'il faut stipuler cette restriction que les exactateurs de cette amende ne dépouilleront pas les femmes et les enfants de leurs vêtements. En route, les troupes ont droit, comme on le voit par la lettre adressée à Fulrad, au feu, à l'eau, au bois, au fourrage ; mais, en dehors de ce fodrum, elles ne reçoivent rien. Elles apportent des vivres pour trois mois, des armes et des vêtements pour six mois. Chaque combattant doit avoir un bouclier, une lance ou une épée, un arc avec deux cordes et douze flèches ; il est interdit de remplacer l'arc par un bâton. Les plus riches, ceux qui possèdent au moins douze manses, auront en outre une brogne[20], les comtes et les représentants des évêques et des abbés une cuirasse et un casque. Quelques soldats sont munis de frondes, dont les pierres se portent à dos de mulets. Il n'est pas douteux qu'il y eût aussi un contingent de chevaux obligatoire. Les comtes amenaient leur part de matériel de guerre : des haches de trois espèces, des tarières, des rabots, des pelles, des bêches, des chars pour transporter ces outils, et tout ce qui était nécessaire à l'entretien et à la réparation des armes, à la construction d'une forteresse, d'un bateau ou d'un pont, au siège d'une place. Sur qui pesait ce service si lourd et si coûteux ? Par une nouveauté intéressante, l'obligation militaire, à l'époque carolingienne, est établie sur la propriété du sol. Mais un petit propriétaire ne peut suffire à tant de frais ; ne pas tenir compte de l'inégalité des fortunes serait une injustice trop grande. Une autre inégalité, dont il fallait se préoccuper, résultait de la différence des distances à parcourir, selon que l'appelé est de tel ou tel pays. Charlemagne adapta du mieux qu'il put le régime aux besoins et aux circonstances. Il ne suivit pas de règles absolues ; aucun de ses capitulaires ne donne une constitution militaire de l'empire, mais ses intentions générales se voient clairement. Rarement il procède à des levées générales, par lesquelles l'empire eût été rapidement épuisé ; au moins ne connaissons-nous de levées de cette sorte que celles de 773 pour la guerre lombarde, de 775 pour la guerre saxonne, de 792 pour la guerre avare. Dans un capitulaire de 807, il règle le service en tenant compte des distances : les Saxons n'enverront qu'un homme sur six contré les Espagnols et les Avares ; ils en fourniront un sur trois pour les guerres de Bohême ; contre les Sorabes, leurs voisins, ils devront marcher tous. A l'ordinaire, on voit les Francs marcher contre les Saxons ; les Bavarois et les Lombards contre les Avares ; les Aquitains, les Goths de Septimanie, les Provençaux et les Bourguignons, contre les Arabes d'Espagne ; les Francs orientaux, les Saxons, les Alamans et les Thuringiens, contre les Slaves. En 807, Charles décide : Doit s'armer quiconque possède au moins trois manses en propriété ; de deux propriétaires, dont chacun a deux manses, l'un équipera l'autre, et celui qui pourra le mieux aller à l'ost ira ; de même pour deux propriétaires dont l'un possède deux manses et l'autre un ; de trois propriétaires, chacun d'un manse, un partira, équipé par les deux autres ; de six propriétaires, chacun d'un demi-manse, cinq prépareront le sixième. Une autre année, l'obligation au service commence avec la propriété de quatre manses. Ce sont les Capitularia missorum qui règlent les dispositions en vue de la prochaine campagne : selon que Charlemagne a besoin d'un nombre d'hommes plus ou moins grand, il diminue ou augmente le nombre des manses sur lesquels le service est établi. L'empereur a certainement voulu, par ces allégements, ménager la petite propriété libre. Pour la même raison, peut-être, il a étendu l'obligation du service à la propriété mobilière. En vertu du capitulaire de 807, de six hommes qui n'ont pas de terres, mais possèdent chacun une valeur de cinq sous, c'est-à-dire ensemble une livre et demie, un partira, équipé par les cinq autres. Mais si l'on n'avait appelé à l'armée que des hommes pleinement libres, possédant une libre propriété, les effectifs auraient été insuffisants : le recrutement n'aurait atteint ni les hommes à qui de riches propriétaires avaient donné des terres en bénéfices, ni ceux qui avaient fait abandon de leur bien à l'Église ou à un plus puissant qu'eux, pour les reprendre en qualité de bénéfices ; dans l'un et dans l'autre cas, il n'y avait en effet ni pleine propriété, ni pleine liberté. Pour écarter ce danger, Charlemagne est obligé de recourir à une grave innovation ; il convoque d'abord tous ses bénéficiaires à lui, ensuite les bénéficiaires des autres : Que tout homme libre, qui possède quatre manses en propre ou en bénéfice de quelqu'un, — sive de alicujus beneficio, — s'équipe lui-même et aille à l'ost, soit avec son seigneur, si son seigneur y va, soit avec le comte. L'empereur, par ces dispositions, ressaisit des recrues qui lui échappent, mais en même temps il reconnaît au bénéfice une existence légale, et l'on verra, dans un autre chapitre, qu'il travaillait ainsi par nécessité, sans le savoir, au profit de la future féodalité. Le service militaire, malgré toutes les précautions prises pour l'alléger en l'étendant au plus grand nombre d'hommes possible, fut une cause active de ruine pour la petite propriété. Charles est obligé d'interdire aux hommes libres de se vouer au service de Dieu sans sa permission, parce que nous avons entendu dire, explique-t-il, que certains d'entre eux n'agissent pas tant par dévotion que pour éviter l'armée ou tout autre service royal. D'autre part, l'application des règlements compliqués que l'on vient d'analyser prêtait à toutes sortes d'abus de la part de ceux qui les faisaient exécuter : Les pauvres, lit-on encore dans une note de l'empereur, disent que, si l'un d'entre eux ne veut pas abandonner sa propriété à l'évêque, à l'abbé, au comte, au centenier, ceux-ci cherchent les occasions de le condamner, et le forcent à aller à l'ost jusqu'à ce que, réduit à la misère, bon gré mal gré, il abandonne ou vende son bien ; et ceux qui ont livré leur bien restent à la maison très tranquilles. Ainsi, ou, par crainte du service, l'homme libre renonce volontairement à la liberté, ou il est contraint d'y renoncer par les vexations qu'il subit à l'occasion de ce service. Et les plaintes des pauvres, leur clameur, s'élèvent également contre les évêques, les abbés et leurs avoués, contre les comtes et leurs centeniers. En vain Charlemagne s'efforce de faire rentrer à l'armée les hommes qui tendent à lui échapper : sa volonté ne peut partout prévaloir. Lui-même, par des privilèges particuliers, exempte du service un certain nombre de monastères. Les comtes, de leur côté, dispensent qui bon leur semble et vendent des exemptions. Au reste, ils sont autorisés à laisser à la maison des hommes pour la protection de leur famille et pour le soin de leur office. Enfin l'empereur reconnaît presque aux seigneurs, c'est-à-dire aux hommes de qui dépendent d'autres hommes, le droit de commander ceux-ci. La règle était que le contingent de chaque comté fût conduit à l'ost par le comte ; mais l'homme d'un seigneur était autorisé — on vient de le voir — à marcher avec son seigneur ou avec le comte. Voilà donc un personnage qui n'est pas un officier public, le seigneur, et qui s'interpose entre le roi et ses hommes. Dans l'armée franque ont commencé d'apparaître les contingents seigneuriaux. Tout ce gouvernement pesait lourdement sur les populations. Les impôts n'étaient pas perçus sans difficulté. Charlemagne ayant voulu étendre le droit de gîte, des fonctionnaires en voyage, qui usaient et abusaient de ce droit, furent battus et leurs bagages volés. On se plaint de la fréquence des levées de troupes, qui ne laisse à personne la sécurité du lendemain. Le fait capital est que beaucoup renoncent à la liberté, qu'ils jugent trop onéreuse parce qu'elle les oblige au service militaire, à la présence au mail ou à l'assemblée ; ils entrent dans l'Église, ou bien dans la clientèle de plus puissants qu'eux. Si l'on tient compte de ce que la législation carolingienne reconnaît à l'homme libre le droit de choisir son seigneur, on aperçoit aisément les conséquences qu'elle aura dans l'avenir[21]. L'homme libre était celui qui ne relevait que du roi : un homme qui perdait sa liberté, c'était, pour l'État, un serviteur en moins. V. — LA SUCCESSION DE CHARLEMAGNE[22]. ON a vu que les plus jeunes fils de Charlemagne, Pépin et Louis, avaient été sacrés à Rome par le pape Hadrien en 781, et appelés à gouverner comme rois, l'un l'Italie, l'autre l'Aquitaine. Le 25 décembre de l'an 800, Léon III sacra l'aîné, Charles. Six ans après, le 6 février 806, à Thionville, devant les grands assemblés, l'empereur partagea ses États entre ses trois fils. Louis eut l'Aquitaine — moins le comté de Tours — la Gascogne, la Septimanie, la Provence, et, en Bourgogne, les comtés de Nevers, d'Avalon, d'Auxois, de Chalon, de Mâcon, de Lyon, la Savoie, la Maurienne, la Tarentaise, le Mont Cenis, le val de Suse jusqu'aux Cluses. Pépin eut l'Italie, la Bavière telle que Tassilon l'avait possédée, à l'exception toutefois des villes d'Ingolstadt et de Lauterhofen, qui se rattachaient au Nordgau[23], et la partie de l'Alamanie située au sud du Danube. Une ligne allant d'Engen près du Rhin jusqu'aux Alpes ajoutait encore à ce lot la Thurgovie et la Rhétie. A Charles était attribué le reste du royaume, c'est-à-dire la Francie, la Bourgogne sauf la partie donnée à Louis, l'Alamanie sauf la partie concédée à Pépin, la Neustrie, l'Austrasie, la Thuringe, la Saxe, le Nordgau. Le protocole, consenti par les grands, fut porté au pape par Eginard. Léon III y mit sa signature, et tous les habitants de l'empire renouvelèrent le serment de fidélité. Ce partage était conforme aux anciens usages germaniques ; mais Charlemagne innova, en déterminant les rapports de ses fils, de manière qu'il y eût entre eux, comme l'on disait alors, la paix et la concorde. Les trois frères ne devaient ni s'attaquer, ni se prendre leurs hommes. Ils devaient se prêter appui, dans la mesure du possible, contre tous leurs ennemis intérieurs et extérieurs. L'empereur avait donné le Val de Suse à Louis et le Val d'Aoste à Charles, afin qu'ils pussent toujours secourir leur frère Pépin d'Italie ; Pépin aussi pouvait communiquer avec Charles à travers les Alpes Noriques. Si quelque contestation de frontière se produisait, elle devait être résolue par témoins, ou, à défaut, par l'épreuve de la croix, mais jamais par les armes. Si l'un des frères venait à mourir, le partage de 806 avait déterminé la part qui reviendrait à chacun des survivants. Charlemagne innova encore par les dispositions relatives aux femmes et aux enfants, considérés jusque-là comme des êtres négligeables. L'empereur place ses filles sous la protection de leurs frères, et veut qu'elles puissent choisir entre la vie monastique et un mariage honorable. Il défend que ses petits-fils nés ou à naître soient mis à mort, mutilés, tondus, sans un jugement régulier. Il veut qu'ils soient honorés par leurs oncles à l'égal de leur père, et que, si l'un d'eux est proclamé roi par son peuple, ses oncles le laissent prendre possession de l'héritage paternel. A Thionville, Charlemagne ne paraît pas s'être préoccupé du sort de l'empire. Il confia seulement la protection de l'Église romaine à ses fils, comme il l'avait reçue lui-même de son père, le roi Pépin de sainte mémoire. Il avait des motifs pour différer sa décision. Son titre, à cette date, n'avait pas encore été reconnu à Constantinople, et une maladresse pouvait compromettre les négociations engagées. Pépin d'Italie mourut quatre ans après le partage, le 8 juillet 810, et Charles le 4 décembre 811. Un seul héritier demeurait, Louis. Or Charlemagne vieillissait : depuis 810, il avait de fréquentes attaques de fièvre. La paix avec les Grecs étant certaine, il résolut d'élever à l'empire le dernier survivant de ses fils. Au début de l'année 813, cinq synodes se réunirent sur son ordre, à Mayence, Reims, Tours, Chalon, Arles, pour rechercher les réformes utiles au bien du peuple. Leur enquête terminée, il en prit connaissance et convoqua pour le mois de septembre, à Aix, une assemblée générale. Là, un capitulaire en quarante-six articles fut rédigé pour satisfaire aux nécessités de l'Église de Dieu et du peuple chrétien, puis Charles demanda aux grands s'ils étaient d'avis qu'il transmit à son fils Louis le titre impérial. Tous consentirent. Alors, le dimanche Il septembre, dans l'église d'Aix, l'empereur monta solennellement au grand autel. Après être resté longtemps en prières, il se tourna vers Louis, lui recommanda d'aimer Dieu et d'honorer ses églises, d'être bon pour ses sœurs et ses neveux, enfin il lui posa la couronne d'or sur la tête. Le peuple cria : Vive l'empereur Louis ! Et, dit l'auteur de la Chronique de Moissac, Charles remercia Dieu en ces termes : Béni sois-tu, Seigneur Dieu, toi qui m'as permis aujourd'hui de voir de mes yeux un fils né de moi assis sur mon trône. Le même jour, Charlemagne, d'accord avec Louis, remit le royaume d'Italie à Bernard, fils de Pépin, et l'envoya, sous la conduite d'Adalard, gouverner ce pays. Bernard devait rester sous la souveraineté de son grand-père et de son oncle. Déjà deux ans auparavant, l'empereur avait distribué par testament ses biens mobiliers. L'or, l'argent et les objets précieux furent divisés en trois parts, dont deux furent immédiatement attribuées aux vingt-deux églises métropolitaines. Charles se réserva la troisième, tant qu'il vivrait ; augmentée des objets du vestiaire, elle devait être ensuite partagée entre les membres de la famille impériale, les serviteurs du palais et les pauvres. Il se préparait à la mort et, chaque jour, consacrait de longues heures à la prière, aux aumônes, à la lecture des Évangiles. Après les chasses d'automne de 813, il rentra à Aix, et la fièvre le reprit. La diète et l'eau, auxquelles il avait coutume de recourir pour combattre ces crises, ne réussirent pas ; une pleurésie se déclara. Il mourut dans la matinée du 28 janvier 814, après avoir reçu la communion des mains de l'archichapelain Hildebold. Son corps, lavé et embaumé, fut transporté à l'église d'Aix, le jour même de sa mort, descendu dans un caveau et placé dans un sarcophage antique, dont les bas-reliefs représentaient l'enlèvement[24] de Proserpine. Au-dessus de l'entrée du caveau, encadrée d'un arc doré, cette inscription fut placée : Ici repose le corps de Charles le Grand, grand et orthodoxe empereur, qui accrut noblement le royaume des Francs et le gouverna heureusement pendant quarante-six ans. Il mourut septuagénaire, l'an du Seigneur 814, le 28 janvier. |
[1] SOURCES. Les Annales royales et la Vie de Charlemagne par Eginard fournissent quelques traits intéressants. Voir surtout : les Capitulaires de Charlemagne dans Boretius, Capitularia regum Francorum, p. 44-259 ; le traité d'Hincmar sur l'Organisation du Palais (De Ordine Palata), éditions Prou, 1885, et Verminghoff, à la suite des Capitularia regum Francorum ; les Lettres d'Alcuin, ses Poésies et celles d'Angilbert et de Théodulfe, dans les Poeta Latini ævi carolini, éd. Dümmler, 1881, t. I.
OUVRAGES À CONSULTER. Lehuërou, Histoire des Institutions carolingiennes et du gouvernement des Carolingiens, 1843. Waitz, Deutsche Verfassungsgeschichte im fränkischen Reich, t. III-IV, Die Karolingische Zeit, 1883. Brunner, Deutsche Rechtsgeschichte, t. I et II, 1887-1892. Fustel de Coulanges, Les Transformations de la royauté pendant l'époque carolingienne, 1892. Mülhbacher, Deutsche Geschichte unter den Karolingern, p. 231-321. Dahn, Die Könige der Germanen, t. VIII, Die Franken unter den Karolingern, 1895-1900. Ce dernier ouvrage renferme d'abondantes bibliographies.
[2] Vie de Charlemagne, par Eginard. Poèmes d'Angilbert et de Théodulfe sur Léon III et Charlemagne et A Charles roi, dans les Poeta Latini ævi carolini, t. I, p. 366-374, 383-389. Sur Aix-la-Chapelle, consulter : Haggen, Geschichte Aachen, von seinen Anfängen bis zur neusten Zeit, 1873 ; Prost, Aix-la-Chapelle, Mémoires de la Société des Antiquaires de France, 1890 ; et les nombreux mémoires parus dans la Zeitschrift des Aachener Geschichtsvereins.
[3] Voir Pfister, L'archevêque de Metz Drogon, dans les Mélanges Fabre, 1902.
[4] Elles sont longuement décrites par Ermold dans son Poème en l'honneur de l'empereur Louis le Pieux, t. IV, vers 189-283 (éd. Dammler, 1884, dans les Poetæ latini ævi carolini, t. II).
[5] OUVRAGES À CONSULTER. Hauréau, Charlemagne et sa cour, 1868. Dahn, Kaiser Karl und seine Paladine, 1887. Simson, Jahrbücher des fränkischen Reiches unter Karl dem Grossen, t. II, p. 540 et suiv., liste des fonctionnaires du palais. Fustel de Coulanges, Les Transformations de la royauté pendant l'époque carolingienne. Thévenin, Lex et Capitula, Contribution à l'histoire de la législation carolingienne, Mélanges de l'École des hautes Études, 1878. Platen, Die Gesetzgebung Karts des Grossen, 1897. Boretius, Beiträge zur Kapitularienkritik, 1876. Seeliger, Die Kapitularien der Karolinger, 1893. Sur Charlemagne et l'Église, voir en particulier : Hauck, Kirchengeschichte Deutschlands, t. II, 2e éd. 1900. Héfélé, Histoire des Conciles, trad. Delarc. Imbart de la Tour, Les Élections épiscopales dans l'Église de France du IXe au XIIe siècle, 1890 ; Les Paroisses rurales de l'ancienne France, 1900. Duchesne, Fastes épiscopaux de l'ancienne Gaule, 2 vol., 1894-1900. Ketterer, Karl der Grosse und die Kirche, 1898.
[6] Voici la carrière de deux des principaux conseillers de Charlemagne, Guillaume de Toulouse et Adalard. Très jeune, Guillaume est envoyé au palais par son père, et il est élevé sous les yeux du roi ; arrivé à l'âge d'homme, il reçoit le titre de comes et un commandement à l'armée ; enfin il est appelé au conseil et délibère sur les affaires politiques et militaires du royaume. Adalard arrive au palais à vingt ans, y complète son instruction ; il devient successivement précepteur de Pépin d'Italie, comte palatin avec Geboin, abbé de Corbie, enfin « le premier entre les conseillers Nul ne connaît, mieux que lui, l'administration du palais. Il emploie les dernières année de sa vie à la décrire. Son livre De ordine palatii, que l'archevêque de Reims, Hincmar, nous a transmis, représente l'état des institutions carolingiennes vers 814. C'est grâce à lui surtout que nous possédons aujourd'hui l'ensemble et le détail de cette organisation.
[7] On les appelle à l'époque carolingienne milites expediti.
[8] Le caractère secret des réunions d'automne explique pourquoi les annalistes ne les mentionnent presque jamais, tandis qu'ils ne manquent pas de signaler les assemblées générales. On connaît celles qui se tinrent à Aix en octobre 797 et octobre 802 ; la première fixa les termes du Capitulaire saxon ; l'autre arrêta le principe de la révision des lois.
[9] Il a été fait des recueils des capitulaires, dont le plus célèbre est celui de l'abbé Anségise, en quatre livres, auquel Benoît le Lévite ajouta trois livres où figurent, à côté de documents authentiques, des documents faux.
[10] Aix, Arles, Auch, Besançon, Bordeaux, Bourges, Embrun, Fréjus, Lyon, Narbonne, Reims, Rouen, Sens, Tarentaise, Tours, Vienne.
[11] Nostrum est secundum auxilium divinæ pietatis, sanctam ubique Christi ecclesiam ab incursu paganorum et ab infidelium devastatione armis defendere foris et infus catholicæ fidei agnitione munire. Le passage de cette lettre de Charlemagne à Léon III peut servir d'épigraphe à son règne.
[12] Pour la bibliographie, voir les sources et les livres indiqués au début du chapitre et au § II. Ajouter : Longnon, Atlas historique de la France, 1re et 2e livraisons, 1884-1888 ; Buerde, De missis dominicis, 1863. Krause, Geschichte des Institutes der missi dominici, 1890.
[13] En voici le texte : Je promets d'être fidèle au seigneur Charles, très pieux empereur, fils du roi Pépin et de la reine Bertrade, comme un homme doit l'être à son seigneur, à son royaume et à son droit. Et ce serment que j'ai juré, je le garderai et le veux garder à partir de ce jour, autant que je le sais et le comprends, avec l'aide de Dieu qui a créé le ciel et la terre, et des saintes reliques qui sont en ce lieu.
[14] Versus contra judices, dans les Poeta latini ævi carolini, t. I, p. 493-517. — Voir G. Monod, Les mœurs judiciaires au VIIIe siècle, d'après le Parænesis ad judices de Théodulfe, Revue historique, t. XXXV, 1887.
[15] Barchewitz, Des Königsgerichtder Merovinger und Karolinger, 1882. Beaudouin, La participation des hommes libres au jugement dans le droit franc, Nouvelle Revue historique du droit français et étranger, 1887. Bauchet, Histoire de l'organisation judiciaire de la France. Époque franque, 1888. Saleilles, Du rôle des scabins et des notables dans les tribunaux carolingiens, Revue historique, juillet-août 1889. Vuitry, Études sur le régime financier de la France, 1878. Clamageran, Histoire de l'impôt, t. I, 1867. Prenzel, Beiträge zur Geschichte der Kriegsverfassung unter den Karolingern, 1897.
[16] Les comtes doivent tenir leur mail une fois par mois. Le tribunal se réunit, non plus en plein air, mais dans une salle qui doit être tenue en bon état. Les affaires sont inscrites sur un registre.
[17] Seules, les provinces orientales de l'empire n'adoptèrent pas l'institution des scabins. En Frise, les hommes libres continuèrent à remplir leur devoir judiciaire, comme par le passé.
[18] Le jugement de Dieu a gardé les mêmes formes qu'à l'époque mérovingienne : épreuve, de l'eau bouillante et du fer chaud chez les Francs, duel chez les Burgondes ; mais l'épreuve de la croix semble avoir été préférée par l'Église et favorisée par Charlemagne. Dans ce cas, l'accusé, debout, les bras en croix, devait se tenir immobile, pendant que le clergé récitait des prières. S'il faisait un mouvement, il était déclaré coupable.
[19] Le mot corvées, par lequel nous traduisons opera, s'applique alors spécialement aux travaux rustiques (corvadæ), auxquels sont astreints les tenanciers des grandes abbayes et des villas impériales.
[20] En latin brunia. C'était une cuirasse d'une forme particulière.
[21] Voir plus loin, le chapitre sur les Origines du Régime féodal.
[22] SOURCES. Annales royales, années 806-814. Eginard, Vie de Charlemagne, 30-33. Thégan, Vie de l'empereur Louis, 5-7. Le soi-disant Astronome, Vie de l'empereur Louis, 20. Ermold le Noir, Poème en l'honneur de l'empereur Louis, t. I et II. Acte de partage du 6 février 806 (Divisio regnorum), dans Boretius, Capitalaria regum Francorum, p. 126-130, t. I.
OUVRAGES À CONSULTER. Meyer, Die Theilungen im Reiche der Karolinger, 1877. Pouzet, La succession de Charlemagne, 1890. Longnon, Atlas historique, 1re livraison, 1884.
[23] Le nom de Nordgau se rencontre, à l'époque carolingienne, dans plusieurs contrées où il désigne la partie Nord, tandis que le nom de Sundgau est réservé à la partie Sud. On le trouve ainsi employé en Bavière, en Frise, en Alsace. Dans le partage de 806, il s'agit du Nordgau bavarois, qui était compris entre la Regnitz et le plateau bohémien, le Danube et le Main supérieur.
[24] Le sarcophage est encore à Aix-la-Chapelle. Voir Förster, Der Raub und die Räckkehr der Persephone, Stuttgart, 1874, p. 173 et suiv. ; Berndt, Der Sarg Karis des Grossen, dans la Zeitschrift des Aachener Geschichtsvereins, 1881. Le récit d'après lequel l'empereur Otton III, pénétrant dans le tombeau de Charlemagne, l'aurait trouvé assis sur un trône, le corps revêtu des ornements impériaux, est le résultat d'une erreur dans la traduction d'un texte de Thietmar de Mersebourg.