I. — LA GERMANIE ANCIENNE. PENDANT le cours du IVe siècle, du côté du Rhin comme du côté du Danube, les peuplades germaniques se pressent sur les frontières romaines ; en bien des endroits elles les dépassent. Les provinces se couvrent de colonies barbares, des tribus entières s'y fixent avec l'assentiment de l'État. Les Germains pénètrent partout, Rome a besoin d'eux pour se défendre et pour vivre, elle en fait des soldats et des agriculteurs, bientôt même elle leur livre le commandement de ses armées et leur ouvre les fonctions publiques. C'est ainsi que, longtemps avant l'époque où se fonderont, en Gaule, en Italie, en Espagne, en Afrique, des royaumes barbares, l'invasion déborde et s'infiltre jusque dans les veines de l'État romain. D'ailleurs nulle haine de race n'excite les Germains contre Rome, ils ne méditent point la ruine de l'empire. Éblouis par l'éclat du nom romain, par les images de richesse et de prospérité qu'il évoque, leurs convoitises ou leurs ambitions les entraînent. Tantôt leurs entreprises ont le caractère d'incursions de pillards ; des bandes d'aventuriers, sous la conduite de chefs hardis, se jettent sur les provinces, les ravagent, et disparaissent. Tantôt au contraire des peuples demandent des terres ou les occupent de force, et se déclarent prêts à servir l'empire dont ils implorent l'amitié. D'ailleurs ces peuples sont divisés entre eux, ils se heurtent les uns contre les autres dans de furieuses mêlées ; ce n'est que par exception qu'ils se rassemblent et fondent comme un ouragan sur la Gaule. Rome exploite leurs discordes et, par cette politique, elle espère conjurer toujours le péril barbare. Au Ier siècle Tacite l'a dit déjà, dans un passage célèbre de la Germanie ; à la fin du IIIe siècle Mamertin le répète dans son panégyrique de Maximien : Telle est la félicité de l'empire que de toutes parts les nations barbares s'entre-déchirent et s'entre-tuent. Dans le volume précédent, il a souvent été question des luttes de Rome avec les Germains depuis les jours lointains où Marius anéantit les hordes teutoniques. Il reste à pénétrer dans la Germanie même, à étudier rapidement les institutions et les mœurs de ces peuples qui, en se répandant sur l'Europe occidentale, devaient en modifier les destinées. Entre les historiens anciens deux surtout, César et Tacite, ont cherché à connaître et à comprendre la vie sociale et politique des Germains ; les renseignements qu'ils donnent, bien qu'incomplets et parfois obscurs, ont pour nous une grande valeur[2]. Le pays même inspire aux Romains une crainte mystérieuse.
Tacite a retracé l'effroi du légionnaire dans ses dures marches à travers la
Germanie. Il considère les peuples qui l'habitent comme autochtones, car, sans parler des périls d'une mer terrible et inconnue, qui
aurait pu quitter l'Asie, ou l'Afrique, ou l'Italie pour la Germanie aux
terres informes, au ciel rude, à l'aspect inculte et triste ? On
comprend d'ailleurs ce sentiment d'horreur chez celui qui, abandonnant la
rive gauche du Rhin, où s'épanouissait la civilisation romaine, s'enfonçait
dans ces contrées sauvages. Derrière le fleuve s'étendait l'immense forêt
Hercynienne qui couvrait toute une partie de la Germanie : soixante jours ne
suffisaient pas pour la traverser. Dans ses profondeurs vivaient des animaux
étranges, des rennes, des élans, des aurochs. Les fleuves, les rivières qui
la sillonnaient l'entrecoupaient de lacs et de marais. Vers le Nord, le pays
devenait plus triste encore et plus morne, les arbres, en s'éclaircissant,
découvraient un sol boueux dont les marécages se confondaient insensiblement
avec les flots. Enfin apparaissait l'océan germanique : sous un ciel lourd de
nuages une mer orageuse s'enfonçait dans les terres humides et dans les
profonds estuaires des fleuves ; elle jetait les navires sur des îles
abruptes ou sur des bancs de sable cachés. Le nom de Germains était d'origine récente. Les peuples que les Romains et les Gaulois désignaient ainsi ne se l'étaient pas donné à eux-mêmes. Ils n'avaient pas très nettement conscience d'une origine commune. Cependant un certain nombre d'entre eux, ceux qui habitaient la Germanie occidentale, croyaient descendre des mêmes ancêtres, du dieu Tuisto et de son fils Mannus. Des trois fils de Mannus seraient sortis trois grands groupes ethniques, les Ingévons, les Irminons et les Istévons, qui se subdivisaient eux-mêmes en peuples nombreux. Comme les Celtes, comme les Hellènes, comme les Italiens, ces peuples venaient d'Asie, mais ils étaient arrivés plus tard en Europe et leur civilisation se développait plus lentement. Cependant, entre leurs institutions et celles des Gaulois avant la conquête, existaient des ressemblances qui ont frappé les anciens. Le Germain est avant tout guerrier : il ne compte dans la tribu qu'à partir du jour où il reçoit solennellement ses armes, et dès lors il ne les quitte plus. La race est de haute taille, forte, dure au froid, mais elle supporte mal la chaleur ou les travaux continus. Les Germains ont des cheveux blonds ou roux, des yeux bleus, farouches. Leurs vêtements sont grossiers, ce sont souvent des peaux de bêtes qui ajoutent à leur aspect effrayant. Comme armes ils ont des framées (lances courtes ou javelots), des flèches, des boucliers, parfois des glaives, des lances, des cuirasses ou des casques ; le fer est rare chez eux. Ils n'aiment point à se réunir en villages où les maisons se touchent : leurs habitations sont isolées les unes des autres, grossièrement construites. Souvent ils creusent des cachettes souterraines qu'ils couvrent de fumier ; ils s'y réfugient l'hiver, ils y cachent leurs provisions. En temps de paix ils sont désœuvrés, ils s'attardent accroupis au coin du feu, ils célèbrent de longs et grossiers festins où ils s'enivrent ; ils chassent, ou encore ils jouent aux dés, et avec une telle frénésie que, après avoir tout perdu, ils engagent jusqu'à leur liberté. Ils laissent les travaux des champs ou de la maison aux femmes et aux vieillards. Combattre est leur vraie vie : Arioviste se vante d'être à la tête d'une armée dont les guerriers n'ont pas couché sous un toit depuis quatorze ans. Leurs dieux sont farouches comme eux : ils n'ont point de temples ; leur culte a pour sanctuaires l'épaisseur de la forêt. Chez les Semnons, à des dates fixées, des délégués se réunissent au fond des bois, ils égorgent un homme et célèbrent des rites terribles. Les Germains sont des Barbares, mais ce ne sont point des sauvages ; leur civilisation est rude et primitive, mais ils ont des institutions. La famille est chez eux puissante et honorée. La monogamie est la règle ordinaire. D'ailleurs le Germain est chaste, le mariage respecté, l'adultère sévèrement puni. Le père est un maître absolu : il peut exposer ses enfants, il peut les vendre ; s'ils commettent quelque faute, il peut les punir de mort. Le mari a le même droit sur sa femme que, d'ailleurs, il achète ; les parents la lui vendent et lui transmettent l'autorité qu'ils avaient sur elle. Toujours en tutelle, la femme apparaît cependant comme associée aux travaux et aux périls du mari : Dans la paix, dans la guerre, elle partage son sort, avec lui elle vit, avec lui elle meurt. Au combat, elle est là, en arrière, elle l'encourage de ses cris, lui porte des aliments, et, s'il fuit, l'arrête, lui fait honte, le renvoie à l'ennemi. Presque partout elle est entourée de respect. Parfois elle devient prêtresse, prophétesse, et acquiert une influence considérable. La succession se transmet du père au fils, toujours de mâle en mâle ; les femmes n'y sont pas admises. Ainsi s'affirme la volonté de maintenir dans toute sa force l'unité du groupe familial. Un de ses membres est-il accusé, la famille entière, composée de tous ceux qu'unissent les liens de parenté, telle la gens grecque ou romaine, escortée de ses amis et de ses clients, parait devant le tribunal. Les offenses sont communes : en cas de meurtre, tous les parents sont tenus de poursuivre la vengeance. Mais déjà se montre une coutume qui plus tard se développera : la famille de la victime peut transiger, renoncer à la vengeance : le meurtre s'expie moyennant un nombre fixé de têtes de bétail. En temps de guerre comme en temps de paix, la famille reste unie : l'armée se forme non point au hasard, mais par familles et parentés. On a souvent représenté les peuples germains comme des tribus vagabondes, errant au hasard, ne sachant nulle part se fixer. C'est une erreur pour la plupart d'entre eux, surtout pour ceux de la Germanie occidentale. Les Germains émigrent sans doute, mais ils ne sont plus à proprement parler des nomades ; beaucoup aiment la terre, s'y attachent autant qu'ils peuvent, construisent des demeures. Mais parfois des circonstances diverses, l'arrivée dans l'Europe orientale et centrale de nouveaux immigrants, les contraignent à abandonner le pays où ils s'étaient installés. D'ailleurs le sol est pauvre, il ne suffit plus bientôt aux accroissements de peuplades inhabiles à l'exploiter ; des bandes se forment qui vont chercher fortune ailleurs ; mais de bonne heure, dans leurs rapports avec Rome, ce que demandent les Germains, ce n'est point de l'argent, ce sont des terres où s'établir. Néanmoins c'est aller trop loin et nier des témoignages trop précis que de voir en eux déjà de vrais agriculteurs. On a beaucoup discuté, surtout depuis un demi-siècle, sur les formes de la propriété en Germanie et commenté fort diversement des textes, souvent peu clairs, de César et de Tacite. D'après César, la propriété individuelle appliquée à la terre n'existe pas encore ; les Germains ont peu de froment, ils se nourrissent surtout de lait, de bétail, du produit de leur chasse. Tacite dit que leurs troupeaux sont leur principale richesse et qu'ils ne s'appliquent pas à l'agriculture, mais, en plusieurs endroits, il parle de leurs champs de blé, il indique un roulement d'après lequel les terres à cultiver étaient réparties chaque année. La propriété parait avoir un caractère surtout familial. Ailleurs il signale les maisons séparées, entourées d'un enclos : là net la propriété individuelle qui se développera dans la suite. Visiblement les Germains s'acheminent de la vie pastorale à la vie agricole : de César à Tacite le progrès est déjà sensible, mais leurs modes de culture sont fort rudimentaires. Ils ont un gouvernement. Chaque peuple forme un état, ce que Tacite appelle une civitas. L'état se subdivise en cantons, pagi. Chaque canton est habité par un groupe de familles. Les adultes, les guerriers, qui composent le peuple, se réunissent en de grandes assemblées où ils se rendent armés. Le prêtre les préside, il impose silence, au besoin il réprime et punit. Là sont choisis ceux qui, dans les cantons, rendront la justice, entourés d'assesseurs. Les chefs, principes, prennent la parole, proposent des mesures : on approuve en agitant les framées, on blâme en murmurant. Lorsqu'une expédition est décidée, on choisit parmi eux celui qui la dirigera, dux, et on le choisit pour son courage. Chaque chef a sa bande de compagnons, comites, qui le suivent, lui obéissent, au besoin lui servent d'otages, le défendent dans le combat, meurent avec lui ; même en temps de paix ils forment à ses côtés comme une escorte d'honneur. Lui, en retour, les conduit à la victoire, au pillage, il leur donne des armes, des chevaux, les convie à des festins. On voit combien est grand le rôle des chefs. En résumé, ils dirigent les destinées du peuple qui reconnaît leurs services par des présents de céréales et de bétail. Un chef germain, partisan de Rome, conseille à Varus de l'arrêter, lui et les autres chefs. Privé de leur direction, dit-il, le peuple n'osera rien. La royauté existe aussi chez les Germains. Elle s'appuie sur d'anciennes traditions : le roi descend des dieux. Chez quelques peuples il conserve un pouvoir despotique, mais le plus souvent il semble que son autorité ait faibli et de fait soit moindre que celle des chefs. Il ne peut ni punir, ni emprisonner, ni frapper ; s'il se fait écouter dans les assemblées, c'est moins par l'autorité du commandement que par la persuasion. Sans doute, au cours de longues migrations, dans ces dangereuses expéditions si aimées des barbares, le courage, la hardiesse acquéraient une importance croissante, tandis que s'effaçait le respect de la tradition et de l'origine légendaire de la royauté. En outre rien n'est plus contraire au développement d'un pouvoir central que ces établissements dans de vastes régions où les nouveaux venus ne se pressent pas encore les uns sur les autres : le peuple se fractionne en petits groupes dont chacun a son territoire séparé, son chef ; la royauté, si elle avait auparavant plus de force, s'alanguit et ne subsiste plus que comme une fiction. Peut-être même disparut-elle chez quelques peuples. Chez les Germains de l'Ouest surtout, on était hostile à l'extension du pouvoir royal. Le héros des luttes de la Germanie contre Rome au Ier siècle, Arminius, fut assassiné, parce qu'il voulait devenir maître absolu. Quelquefois, avec une perfide habileté, Rome se fit de la royauté chez les Germains un instrument de domination. C'était une des traditions de sa politique. Les rois qu'elle protégeait, ou même qu'elle imposait, devenaient ses agents ; leur présence seule était souvent une cause nouvelle de discordes intestines. Des classes existent chez les Germains. Tacite parle d'esclaves dont la condition est différente de celle des esclaves romains. Ils ne sont point attachés aux services domestiques ; chacun d'eux a son habitation, son champ, et n'est tenu envers le maître qu'à des redevances en nature. Rarement on frappe l'esclave ou on l'enchaîne, mais il arrive qu'on le tue dans un mouvement de colère. Quant aux affranchis, ils ne diffèrent guère des esclaves ; Tacite ne définit point clairement leur condition. Peut-être faut-il voir en eux ceux qu'on retrouvera plus tard dans les lois barbares sous le nom de lides ou lites. Au-dessus sont les hommes libres et les nobles. Tacite parle souvent des nobles, mais sans indiquer nettement l'origine de la noblesse. Elle devait se rattacher à l'organisation patriarcale, et les nobles étaient sans doute les descendants des familles les plus anciennes, de celles qui tout d'abord avaient formé le peuple. Il semble que, comme la royauté, la noblesse chez bien des peuples eût perdu en partie son autorité, et les chefs eux-mêmes, les principes, ne sortaient pas toujours de ses rangs. En outre les dissensions qui troublaient les peuples germains lui étaient fatales : ainsi, chez les Chérusques, les nobles avaient disparu au cours de luttes intestines. Les Germains ont des institutions judiciaires. L'État punit les crimes de droit commun : sont considérés comme tels les actes qui compromettent la paix à l'intérieur du peuple ou les intérêts généraux. Les traîtres et les transfuges sont pendus aux arbres, les lâches et les débauchés infâmes sont noyés dans la fange des marais sous une claie. On a vu plus haut comment on en usait dans le cas d'homicide : le droit de vengeance appartenait à la famille. C'était une coutume qui remontait au temps où l'État s'organisait à peine, où les familles étaient comme indépendantes les unes des autres et, en réalité, autant de petits États. A mesure que se dégagea la notion du droit public, on comprit mieux l'inconvénient de ces guerres privées qui troublaient la communauté. La vengeance ne fut point supprimée, mais on en admit le rachat, et on établit en outre que l'État, le peuple, représenté par ses juges, pouvait intervenir et fixer la peine. Une partie de la composition, de l'amende en chevaux ou en têtes de bétail, était payée au roi ou à l'État, l'autre revenait à la victime ou à ses parents. Plus tard les Barbares rédigeront leurs lois. A l'époque où nous sommes, le droit n'a encore d'autre forme que des coutumes, qui se transmettent oralement d'une génération à l'autre. Telles sont, rapidement esquissées, les mœurs des Germains au Ier siècle. Les caractères qu'elles présentent se retrouvent dans l'histoire primitive de la plupart des peuples, de ceux surtout qui appartenaient à la grande famille aryenne. Les Grecs, les Romains, longtemps auparavant, avaient traversé un état de civilisation analogue. Il est inutile de dresser ici la liste des peuples que Tacite, Pline, d'autres écrivains encore, énumèrent, et dont ils font connaître, plus ou moins exactement, la situation ; ces noms pour la plupart devaient bientôt disparaître. Ce qu'il en faut retenir c'est que ces peuples étaient alors nombreux, fort indépendants les uns des autres, peu disposés à s'entendre pour une action commune. II. — RÉPARTITION DES PEUPLES GERMANIQUES AU IVe SIÈCLE. DU Ier au IVe siècle, la nuit s'étend plus épaisse sur la Germanie. Les pitoyables écrivains de ce temps, à l'exception d'Ammien Marcellin, se contentent d'indiquer, le plus souvent par de sèches mentions, les guerres de ces peuples avec Rome ; ils ne nous apprennent rien ni sur leurs destinées intérieures, ni sur leur genre de vie. Aussi ne pourrons-nous suivre exactement les transformations de la Germanie qui, au IVe siècle, apparaît fort différente de ce qu'elle était. Les noms des peuples que Tacite plaçait sur la rive droite du Rhin n'ont pas entièrement disparu, mais ceux qui les portent se fondent dans des groupes plus considérables, que désignent des noms nouveaux. Pour expliquer ces révolutions obscures, on a supposé que la Germanie, du er au IVe siècle, avait été dévastée et désorganisée par l'anarchie, que la population y avait fort diminué et que, des anciens peuples, il ne restait parfois que des débris. Cette hypothèse ne paraît point justifiée. La Germanie semble au contraire, dans cet intervalle, devenir plus populeuse, on s'y trouve plus à l'étroit, les peuples s'y disputent les terres cultivables, et le nombre s'accroît de ceux qui vont chercher fortune au delà du Rhin ou du Danube. Que de nouveaux envahisseurs pénètrent dans l'Europe centrale, et aussitôt les peuplades, poussées en avant, déborderont de toutes parts sur l'empire. Les groupements nouveaux qui se sont produits sont donc un signe de force plutôt que de décadence et de faiblesse[3] ; mais il n'y faut point voir de véritables confédérations politiques, les peuples qui les composent ont une existence indépendante ; en temps de guerre, tel d'entre eux reste neutre, tandis qu'un autre combat. Du côté de la Gaule, le long du Rhin, s'étendent trois de ces groupes. Au Nord ce sont les Francs. On a vu à quelle date ils ont fait leur apparition dans l'histoire, et comment, au cours du IIIe siècle, ils traversèrent la Gaule en la ravageant. Les nombreux trésors monétaires de cette époque, qu'on a trouvés cachés dans le nord, l'est, et même dans le centre de la Gaule, prouvent combien fut alors misérable la situation des habitants effrayés par de continuelles alarmes[4]. Parfois les populations gagnaient des hauteurs faciles à défendre et s'y retranchaient à la hâte ; plusieurs de ces refuges, comme celui de Furfooz (Belgique), ont été explorés de nos jours. Les Francs étaient aussi des pirates : unis aux Saxons, ils écumaient la mer, pillaient les villes du littoral. On connaît l'histoire de ces prisonniers francs qui, paraît il, se seraient emparés de quelques navires dans la mer Noire : ils ravagèrent les côtes de la Grèce, de l'Asie, de l'Afrique, et regagnèrent ensuite l'Océan. Aussi les contemporains déclarent-ils les Francs terribles entre tous. On craint leur perfidie comme leur audace. C'est chose familière pour le Franc de briser en se riant la foi promise. Les victoires de Probus arrêtèrent quelque temps leurs ravages, mais un historien de cette époque écrit que le souvenir de leurs défaites exaspérait leur courage au lieu de l'abattre. Plus tard, on raconta qu'ils étaient venus de la Pannonie sur les bords du Rhin. Des moines, l'esprit tout plein de souvenirs classiques, imaginèrent, au vue siècle, une pédantesque légende et firent des Francs les descendants des Troyens fugitifs, qui, sous la conduite de Priam et d'Anténor, se seraient établis tout d'abord sur les rives du Palus Méotide et y auraient construit une ville du nom de Sicambrie[5]. L'étymologie même de leur nom est obscure ; il indique probablement la hardiesse. Ce qui est certain, c'est que, au IIIe siècle déjà, sur le Rhin inférieur, une région porte leur nom, Francia. Ils s'étendent bientôt des embouchures du fleuve jusqu'à Mayence. Parmi les peuples que Tacite avait connus dans ces régions ils comprennent les Chamaves, les Ampsivariens, les Bructères, les Sicambres, les Chattes, les Marses. Au IIe siècle les Chattes étaient réputés entre tous pour leur discipline militaire, leur ardeur guerrière, leurs mœurs rudes. Ils n'avaient ni maisons, ni champs. Les Francs se subdivisent en groupes. Au Nord celui des Saliens, que citent au IVe siècle Julien et Ammien Marcellin. Leur nom vient-il de la Sala (l'Yssel) ou d'un radical celtique, Sal, mer ? Les Bataves, les Canninéfates issus des Chattes, les Cugernes, les Chattuariens auraient composé le groupe Salien[6]. Constance Chlore a pénétré chez eux, en Batavie, les poursuivant dans leurs marécages et leurs forêts, mais, un peu plus tard, ils s'avancent vers la Meuse, s'établissent dans la Toxandrie, qui correspond au Brabant moderne. Julien les bat, en 358, mais sans les expulser. Devenus défenseurs de l'empire, ils s'étendent, au commencement du Ve siècle, jusque vers la forêt Charbonnière, entre la Sambre et l'Escaut. Au sud et à l'est des Saliens un autre groupe franc, celui qu'au VIe siècle on désignera sous le nom de Ripuaires, occupa les rives du Rhin dans la partie moyenne de son cours. L'ancien peuple des Bructères, établi entre la Lahn et la Ruhr, a été comme le noyau de ce groupe. Contre eux surtout lutte Constantin pendant son séjour en Gaule. Il franchit le Rhin près de Cologne sur un pont de bateaux et, après une campagne victorieuse, livre aux bêtes, dans l'amphithéâtre de Trèves, les rois Ascharich et Merogais. Défiant les Francs, le rhéteur Eumène, dans son panégyrique de l'empereur, écrivait : Déjà vous n'osez plus vous établir sur les bords du fleuve, les châteaux de ce côté ornent la frontière plutôt qu'ils ne sont nécessaires pour la protéger. Le paysan laboure maintenant sans armes cette rive auparavant redoutée. Mais, sous le règne même de Constantin, les Francs reprenaient leur marche en avant. Lorsque Julien fut chargé du gouvernement des Gaules, ils venaient de s'emparer de Cologne. Ils l'occupèrent pendant dix mois. Toute la seconde moitié du IVe siècle fut remplie par ces luttes. En 396 enfin, s'il faut en croire les pompeuses assurances du poète Claudien, le barbare Stilicon, un des derniers généraux heureux de l'empire, put parcourir sans troupes la frontière du Rhin[7]. Au sud des Francs, depuis le Mein jusque vers les Alpes, dominent les Alamans. Ils apparaissent dès le commencement du IIIe siècle, lorsque Caracalla, après les avoir vaincus, prit le nom d'Alemanique. Leur nom même indique, les historiens anciens en témoignent, une association composée d'éléments d'origines diverses. Les Tenctères et les Usipiens en ont peut-être formé le noyau, d'autres peuples de la région du Rhin moyen y sont entrés ensuite. Plus tard le terme de Souabe devient synonyme de celui d'Alaman ; de fait, le groupe alamanique s'est constitué surtout des éléments de l'ancien groupe suévique du Ier et du IIe siècle. A partir du IIIe siècle les Alamans ont été sans cesse en lutte contre Rome. Parfois même, franchissant les Alpes, ils s'attaquent à l'Italie. Du côté de l'Ouest, ils forcent la ligne de défense qui protège les Champs Décumates, ils occupent les villes nobles, riches, puissantes de la Gaule[8]. Vers 277, l'empereur Probus les refoula au-delà du Neckar et du mont Alba. Pour exciter le zèle de ses soldats, il accordait une pièce d'or par tête de Barbare qu'on lui apportait. La guerre ne cessa que quand neuf rois furent venus se prosterner à ses pieds. Des villes, des camps romains furent établis sur le territoire barbare. Probus, dans une lettre au Sénat, se vante d'avoir reconquis 70 cités et délivré la Gaule. Ces terribles désastres n'abattirent cependant ni la puissance ni l'audace des Alamans. Au temps de Constance Chlore, l'Alamanie s'étend depuis Mayence jusqu'aux sources du Danube et au lac de Constance. Une grande invasion de ces peuples poussa même jusqu'à Langres. Vers le milieu du IVe siècle ils inondent toute la Gaule du Nord-Est, ils sont maîtres de Strasbourg, de Spire, de Worms, de Mayence. Les succès de Julien, la grande victoire de Strasbourg ne les arrêtent que pour un temps. Vers 367, une de leurs bandes est taillée en pièces sur les bords de la Moselle, alors que les guerriers se baignaient, buvaient, peignaient en rouge leurs cheveux ; une autre bande est vaincue près de Châlons-sur-Marne[9] Sur les rives du Rhin sont arrivés aussi les Burgondes qu'au ter siècle Pline l'Ancien a connus au delà de l'Oder, et dont l'histoire primitive est fort obscure. Ils étaient encore dans la Germanie orientale lorsque le roi des Gépides, Fastida, leur fit subir une terrible défaite. Ce fut sans doute à la suite de ce désastre qu'ils cherchèrent fortune du côté du Rhin, aux dépens des Alamans. A la fin du IVe siècle, établis dans le bassin inférieur du Main, ils y forment une peuplade nombreuse qui compte, paraît-il, 80.000 guerriers. Gouvernés par des rois qui portent le titre d'Hendinos, ils les déposent, s'ils n'ont pas été heureux à la guerre ou si la récolte a manqué. Derrière cette première ligne de peuples barbares, d'autres groupes se forment et s'agitent. Les Frisons, il est vrai, gardent leur ancien territoire entre l'Ems et le Rhin ; dans l'histoire des invasions du IVe et du Ve siècle, ils ne jouent guère de rôle. Par contre, à côté d'eux, se constitue le groupe redoutable des Saxons. Ptolémée le premier les signale à l'entrée de la péninsule cimbrique, sur le territoire du Holstein actuel. Au cours du Ille siècle, leur nom s'étend aux peuples voisins ; dans le groupe saxon entrent les Chérusques, les Chauques, les Angrivariens. L'empereur Julien les considère, avec les Francs, comme les plus belliqueux des Germains. Pirates redoutables, dès la fin du IIIe siècle, ils ravagent les côtes de la Gaule. Ils y ont fondé des établissements qu'on reconnaîtrait encore à la forme des noms de lieux terminés en tun, thun (enclos, demeure), si fréquents aux environs de Boulogne et de Saint-Omer[10]. Ils sont de dangereux voisins pour les Saliens qu'ils cherchent à chasser de l'île des Bataves. Leurs bandes, souvent repues de la mort des Romains, arrivent même, par la mer et le Rhin, jusqu'à Cologne ; en 373, Valentinien les bat à Deutz, près de Cologne, sur les frontières mêmes du pays des Francs. Au Sud, entre le Weser et l'Elbe, le nom des Hermundures a disparu dès le IIe siècle. Au commencement du Ve siècle il est remplacé par celui des Thuringiens qui, dans la suite, s'étendront jusqu'au Danube. Sur le cours moyen du Danube, du côté de la Rhétie et du Norique, les Marcomans, qui plus tard deviendront les Bavarois, alliés aux Quades, sont de terribles pillards ; entraînant avec eux les populations slaves voisines, ils enlèvent hommes, femmes, troupeaux, et s'enivrent du spectacle des villes brûlées et des habitants égorgés. Sur toute la Germanie orientale se développe le groupe gothique. Au IIIe et au IVe siècle on distinguait souvent les Goths des Germains ; aujourd'hui encore quelques historiens adoptent cette opinion. A la fin du Ier siècle et au commencement du ne, la majeure partie des peuples gothiques, Gothons, Hérules, Gépides, Turcilinges, Rugiens, etc., habitaient, voisins des Slaves, sur les côtes de la Baltique et sur les rives de la Vistule. Plus tard, vers le milieu du ne siècle, ils se déplacent, descendent vers le Sud, et, des bords de la mer Noire, se répandent le long du Danube. C'est à tort qu'on a voulu, à diverses reprises, les identifier avec les Gètes, que les historiens grecs ont connus dans les mêmes régions plusieurs siècles auparavant. Le nom de Goths prit progressivement une grande extension. Le groupe qui le porte comprend de nombreuses subdivisions : à l'Est, entre le Dniéper et le Pruth, ce sont les Greuthunges, qui prendront le nom d'Ostrogoths ; à l'Ouest, entre les Karpathes et le Danube, les Therwingues, qui prendront le nom de Wisigoths. En arrière des Therwingues sont les Gépides ; en avant, les Vandales se sont établis, dès le IIIe siècle, dans la région du Danube et de la Theiss ; d'autres encore s'échelonnent le long du Danube. Si on s'avance plus loin vers l'Est, la barbarie s'assauvagit encore. Dans le bassin inférieur du Danube, se rattachant au groupe gothique, les farouches Hérules conserveront jusqu'au VIe siècle la coutume des sacrifices humains. Pendant le cours de la seconde moitié du IIIe siècle, les Goths ont été pour l'empire de terribles adversaires. Au nombre de 320000, parait-il, ils ont inondé les provinces d'Orient et même assiégé Salonique. Les victoires de Claude le Gothique les ont arrêtés ; depuis lors leurs incursions n'ont été que partielles. On verra par la suite comment, à la fin du IVe siècle, l'arrivée des Huns les jeta sur l'empire en masses tumultueuses. Au delà encore, le groupe alanique s'étend jusqu'à l'Asie. Les Alains, par leurs victoires, se sont annexé les peuples voisins. Tels sont ceux qu'Ammien Marcellin signale et dont il décrit les mœurs, d'après les traditions légendaires des historiens grecs : les Nervi, qui habitent près des cimes couvertes de neiges, les Vidini, les Gelons, qui de la peau de leurs ennemis se font des vêtements, les Agathyrses, qui peignent leur corps et leurs cheveux, les Mélanchlènes, qui se nourrissent de chair humaine. Ces peuples diffèrent des Germains, ils sont nomades : point de maison, point de labour ; la famille vit sur des chariots, l'homme à cheval. Ils errent ainsi à travers d'immenses régions, poussant devant eux leurs troupeaux. Passionnés pour la guerre, vieillir leur parait une marque de lâcheté ; un glaive planté en terre est pour eux l'image de la divinité. Les Alains d'ailleurs ne sont pas, semble-t-il, d'origine germanique, mais ils se mêlent aux Goths. Entre les deux groupes voisins les rapports sont fréquents : au IIIe siècle déjà, l'empereur Maximin est né du mariage d'un Goth avec une Alaine[11]. De ce rapide coup d'œil sur la situation des peuples germaniques, un fait essentiel se dégage. Dès le IIIe siècle la Gaule a été sans cesse livrée aux incursions barbares. L'archéologie confirme le témoignage des historiens de ce temps. Jusqu'à la seconde moitié du IIIe siècle, sauf dans les bassins du Rhin et de la Saône, on ne s'était point préoccupé de fortifier les villes ; à la fin de ce siècle et au commencement du IVe beaucoup d'entre elles s'entourèrent de remparts destinés à les mettre à l'abri des coups de main des Barbares ou des Bagaudes ; elles les élevèrent à la hâte, y employant des marbres funéraires, des sarcophages sculptés, des débris de monuments. Dès lors leur aspect changea ; resserrées dans d'étroites enceintes, elles perdirent leur physionomie aimable pour devenir de tristes forteresses[12]. Même les villages et les villas s'enfermèrent derrière des murs de défense. Partout des ruines nombreuses attestent encore les ravages des envahisseurs. III. — TRANSFORMATION DES INSTITUTIONS ET DES MŒURS GERMANIQUES. LES cadres ethnographiques de la Germanie se sont donc transformés ; ces changements coïncident avec une évolution générale dans les mœurs et les institutions des Germains. Il importe d'en signaler ici quelques traits essentiels[13]. Depuis le Ier siècle les luttes des peuples germaniques, soit entre eux, soit contre Rome, leur avaient fait enfin sentir la nécessité d'une direction plus énergique. Au temps de Tacite, on l'a vu, chez bien des peuples la royauté s'était affaiblie, peut-être même avait-elle parfois disparu ; au IIIe et au IVe siècle, non seulement chez les Goths, mais chez les Germains de l'Ouest, elle apparaît comme la règle. Les peuples qui composent le groupe alaman ont à leur tête des rois : neuf traitent avec Probus victorieux ; sept sont ligués contre Julien. Ils sont fort inégaux par le rang, par le pouvoir : il en est qui commandent à toute une peuplade ; d'autres, semble-t-il, à un canton seulement. Aucun n'est roi de tous les Alamans, mais deux d'entre eux, Chnodomar et Serapio, l'emportent sur les autres par leur mérite personnel, peut-être aussi par l'importance des peuples qu'ils gouvernent. Ils sont choisis sans doute dans une famille noble ; on en signale qui sont parents, c'est un titre de leur être allié par le sang. Chefs militaires avant tout, ils tirent de la guerre leur force et leur autorité. Chacun d'eux s'appuie sur un certain nombre de compagnons prêts à mourir pour lui. En 357, après la bataille de Strasbourg, lorsque le roi Chnodomar, cerné dans un bois, se livre aux Romains, deux cents de ses compagnons veulent partager sa captivité. Une seule circonstance favorise encore Rome : ces rois sont indépendants les uns des autres, ils sont rivaux, les ligues qu'ils concluent ne sont ni complètes, ni durables. Chez les Francs la royauté existe de bonne heure. Lorsque, en 287, Maximien franchit le Rhin, le roi Gennabaud qu'il rétablit était probablement un Franc. Sous Constantin, comme on l'a vu, deux rois francs, Ascharich et Merogais, furent livrés aux bêtes dans l'amphithéâtre de Trèves. D'autres sont mentionnés au temps de Julien. Sous le règne de Gratien, un roi franc, Mallobaud, tout en conservant le gouvernement de son peuple, est fonctionnaire romain, comte des domestiques ; avec le général Nannienus, il dirige une expédition contre les Alamans. Au VIe siècle, lorsque Grégoire de Tours voulut rechercher les origines de la royauté franque, ce fut à tort qu'il ne la crut pas antérieure à la fin du IVe siècle. Du moins en indique-t-il bien les caractères : ces rois gouvernent des peuplades et des cantons (juxta pagos et civitates), ils sont choisis dans la famille la plus noble, on les reconnaît à la longue chevelure qui, déjà chez les Suèves, au temps de Tacite, était une marque de noblesse. Il serait imprudent de chercher à déterminer avec trop de précision la nature du pouvoir et les attributions de ces rois. Il se peut que les écrivains latins aient parfois donné ce titre à de simples chefs. Souvent en effet des rois, qui commandent à un pagus, à une subdivision du peuple, paraissent correspondre aux principes, aux duces de Tacite. Tel serait aussi le sens des mots regulus, regalis, qu'on rencontre quelquefois[14]. Il est probable d'ailleurs que les anciens peuples qui étaient entrés dans les groupes nouveaux plus étendus, comme le groupe franc ou le groupe alaman, gardèrent d'abord leurs rois. Nous ignorons aussi dans quelle mesure l'autorité se transmettait du père au fils, dans quelle mesure intervenait l'élection populaire. Du moins la royauté devint à ce point l'institution normale qu'on regardait comme une infériorité, pour un peuple, d'en être privé. L'historien des Lombards, Paul Diacre, raconte qu'au Ve siècle ils étaient commandés par des chefs, duces ; ils voulurent avoir des rois, comme les autres nations, et ils élirent Agelmond, de la famille des Gungings, la plus noble chez eux. Au commencement du VIe siècle, lorsque les Hérules furent vaincus par les Lombards, toute leur puissance s'effondra à ce point que désormais ils n'eurent plus de rois. Il en fut de même pour les Gépides. Il ne restait plus qu'un pas à franchir pour que, à l'intérieur de chaque groupe, un roi étendît son pouvoir sur toutes les peuplades qui le composaient, non point en vue d'une entreprise déterminée, mais d'une façon permanente. Les événements qui agitèrent la Germanie, les guerres qui entraînèrent tant de peuples sur le sol romain favorisèrent cette nouvelle évolution. On en trouvera plus loin l'histoire. La noblesse était déjà dans une situation précaire au lei siècle. Au IVe et au Ve siècle on ne la mentionne guère qu'à propos du choix des rois. Dans les lois des Francs, des Burgondes, des Wisigoths, il n'en sera plus question. C'est qu'en effet, chez des peuples où tous les hommes libres sont soldats, les guerres, les expéditions aventureuses ne sont point favorables à l'autorité d'une noblesse héréditaire : la gloire que s'acquièrent de simples guerriers nuit au respect traditionnel d'où les vieilles familles tirent leur force. Le développement du pouvoir royal chez la plupart des peuples accéléra cette décadence, car la royauté, en Germanie comme ailleurs, était hostile à une noblesse indépendante de son action. Au contraire, chez les peuples qui se déplacèrent moins, ou chez qui la royauté ne s'établit pas ou bien eut moins de force, comme les Bavarois, les Saxons, les Frisons, les Thuringiens, la noblesse survécut. Les mœurs même des Germains se modifient. Si rares que soient les textes sur la vie germanique au IIIe et au IVe siècle, on peut constater que le goût de l'agriculture se développe. A la suite des victoires de Probus sur les Alamans, les territoires des neuf rois qui traitent avec l'empereur doivent former, au delà du Rhin, une zone amie, ouverte à l'influence romaine, et l'empereur écrit au Sénat : Tous ces barbares labourent, sèment pour nous et combattent les peuples de l'intérieur de la Germanie. De cette époque date peut-être la culture de la vigne dans la région rhénane. Au temps de Julien, les Alamans dans les champs Décumates, les Chamaves dans le bassin inférieur du Rhin sont représentés comme des populations agricoles. Ils ont, d'après le témoignage d'un contemporain, des fermes riches en troupeaux et en blé, des maisons construites avec soin, à la mode romaine. D'ailleurs ce progrès de l'agriculture, ce développement de la propriété individuelle ont été une des principales causes des invasions. La Germanie, couverte d'épaisses forêts et de marécages, ne fournissait plus, à une population toujours croissante, les vastes espaces qui lui étaient nécessaires. Inhabiles encore à pratiquer la culture intensive, les Germains n'ensemençaient point deux années de suite les mêmes terres. Ils devaient de plus en plus chercher au delà du Rhin et du Danube ce qui leur manquait chez eux. Tacite le disait déjà au Ier siècle : Les Germains passent en Gaule afin d'échanger leurs marais et leurs forêts contre un sol très fertile. IV. — LA CIVILISATION ROMAINE ET LA CIVILISATION GERMANIQUE. D'AUTRE part, les relations avec Rome contribuèrent à modifier les institutions et les mœurs de ces peuples, de ceux surtout qui occupaient la rive droite du Rhin. L'action de la civilisation romaine apparaît de bonne heure dans la Germanie occidentale. Quelques peuples l'acceptèrent sans peine. Déjà César observe que les Ubiens, établis sur le Rhin, sont plus civilisés que les autres Germains ; aussi les Tenctères les sommèrent-ils de revenir aux institutions et au culte germaniques. Les Bataves, après la révolte de Civilis, subissent l'influence gallo-romaine ; désormais alliés fidèles de leurs vainqueurs ils sont traités sur des inscriptions de frères et d'amis. En l'an 47, le général romain Corbulon assigne des terres aux Frisons et leur impose un sénat, des magistrats, des lois. Marbod, quand il organise le royaume marcoman, s'inspire de ce qu'il a vu des institutions romaines. En revanche, les modes barbares s'introduisent à Rome : Caracalla adopte le costume et la coiffure des Germains, les dames romaines s'éprennent des cheveux blonds de leurs femmes. Les vétérans, les citoyens romains qui s'établissent sur les frontières épousent des Germaines. La loi par laquelle Valentinien et Valens défendirent aux provinciaux les mariages avec les Barbares ne paraît pas avoir été fort observée et prouve plutôt que ces unions étaient fréquentes. Cette pénétration réciproque fut surtout active autour des villes et des camps de la région rhénane. Au-delà du fleuve et jusque sous le bassin du Neckar s'étendaient les Champs Décumates, habités en grande partie par des colons gaulois, et d'où les Germains furent d'abord exclus. Des villes s'y développèrent, dotées d'institutions municipales, Rottenburg (Sumelocenna), Bade (Aquæ), Ladenburg (Lepodunum) ; les ruines romaines y sont nombreuses. Le long même du Rhin ou dans la région voisine grandirent de nombreuses cités : outre Cologne, prospère entre toutes, ce furent Nimègue (Noviomagus), Xanten (Castra Vetera), Neuss (Novesium), Bonn (Bonna), Andernach (Antennacum), Worms (civitas Vangionum), Coblence (Confluentes), Bingen (Bingium), Mayence (Mogontiacum), Spire (Noviomagus), Strasbourg (Argentoratum). Au IVe siècle, Trèves est la ville la plus importante de la région rhénane. Plusieurs se sont formées autour des camps romains du no siècle, elles ont commencé par des baraques, canabæ. L'affluence des marchands les transforme et de là les produits, les mœurs de Rome se répandent chez les Germains. Cependant, au IVe siècle encore, les lois interdisent de vendre aux Barbares l'or, l'argent monnayé, le vin, l'huile, le fer, le froment[15]. Les mots nombreux qui, de la langue latine, ont pénétré dans les idiomes germaniques attestent encore l'influence romaine. Tels ceux qui désignent les parties de la maison (Kammer de camara, chambre, Fenster de fenestra, fenêtre, Kamin de caminus, cheminée, Keller de cellarium, cellier), les constructions militaires (Wall de vallum, rempart, Thurm de turris, tour, Cassel de castellum, château), le mobilier (Tafel de tabula, table, Flasche de flasca, bouteille, etc.), les cultures, les fruits, les métaux. Certains noms de lieux très fréquents ont, sous leur physionomie germanique, une origine romaine : les noms qui se terminent en weiler viennent de villare, diminutif de villa, les noms en polder de paludarium, les noms en drecht, dricht, trecht de trajectus. Dans le plus ancien monument de la langue gothique, la traduction des Écritures saintes, les termes latins sont nombreux et même à des radicaux gothiques on trouve accolés des suffixes latins. L'ancienne écriture germanique ou écriture runique n'est qu'une imitation de l'écriture romaine onciale[16]. Les Germains étaient restés fidèles à leurs anciens dieux. A la fin du IVe siècle aucun témoignage ne prouve que le christianisme eut réellement pénétré dans la Germanie transrhénane. Même parmi les généraux barbares qu'on trouve alors au service de l'empire, il en est qui combattent avec violence la religion nouvelle. Le Franc Arbogast, qui dispute le pouvoir à Théodose, s'appuie sur le paganisme ; à Milan, il menace de contraindre les prêtres au service militaire et de transformer les églises en écuries. Bauto, Rumorid sont des adversaires de saint Ambroise. A la cour d'Honorius, Generid veut renoncer à son commandement plutôt qu'au culte de ses dieux. On cite pourtant, à cette époque une reine des Marcomans, Fritigil, qui se convertit. Saint Ambroise lui écrivit ; sur ses conseils, elle décida son mari à se soumettre à Rome. Mais il ne s'agit ici, semble-t-il, que d'une conversion isolée. Il est vrai que, chez les Goths, on trouve des chrétiens dès le IIIe siècle, et, plus tard, des historiens ecclésiastiques, enclins à des généralisations apologétiques, en ont tiré argument pour affirmer que presque tous les Barbares reçurent le christianisme au cours de leurs guerres avec les Romains, sous Gallien et ses successeurs. Mais ces renseignements n'ont qu'une valeur partielle. Au IVe siècle, le Goth Ulfilas, fut ordonné évêque par Eusèbe de Nicomédie et fit en langue gothique une traduction célèbre des Livres Saints ; mais il n'eut que peu de succès auprès de ses compatriotes auxquels il prêchait la doctrine semi-arienne ; il dut avec ses partisans chercher un refuge auprès de l'empereur qui les établit dans les provinces danubiennes. En 370, le roi Athanarich entreprit une violente persécution contre les Goths qui avaient adhéré au christianisme. Plus tard seulement, lorsque les Wisigoths, sous la conduite de Fritigern, vinrent demander l'appui des Romains, l'arianisme fit des progrès parmi eux[17]. V. — LES GERMAINS DANS L'EMPIRE[18]. SUR le sol même de l'empire, les Germains établis à demeure pullulent. Dans quelques régions ils dominent, sous la souveraineté nominale des empereurs, ailleurs ils comblent les vides d'une population qui sans cesse décroît. Fort diverse est la condition de ces nouveaux venus. Souvent ce sont des troupeaux d'esclaves qu'une campagne heureuse jette sur le marché romain. Après les victoires de Claude le Gothique, il n'y eut aucune province de l'empire, écrit Trebellius Pollio, où l'on ne vît des Goths dont l'esclavage attestait notre triomphe. Dans les maisons des riches Gallo-Romains les belles captives germaines sont recherchées : Ausone en a une, la Suève Bissula, aux yeux bleus, à la chevelure blonde ; elle a reçu l'éducation romaine tout en gardant la grâce germanique ; du reste elle est bien traitée et vit en femme libre. D'autres fois des tribus entières, après une défaite, se livrent aux vainqueurs : ce sont les Deditii, les Gentiles, les Lètes, colons militaires au service de l'empire. Certains peuples ont traité avec Rome, et de là vient leur nom de fédérés. Sur tous les points de la Gaule, au commencement du Ve siècle, se rencontrent les corps de troupes de ces soldats barbares. Rome d'elle-même leur ouvre ses armées, et cette forme de l'invasion n'est pas la moins grave. Les empereurs, obligés de recourir à ce mode de recrutement, cherchent à en voir les beaux côtés : ces barbares sont de vigoureux soldats. Plus d'un cependant a conscience des dangers que de tels défenseurs font courir à Rome. Lorsque Probus enrôle d'un coup 16.000 Barbares, il les dissémine dans diverses provinces et les mêle à d'autres soldats : Il ne faut pas qu'on voie, dit-il, ce que Rome doit aux auxiliaires barbares. Vaillants au combat, ils se plient mal à la discipline, ils restent grossiers, pillards, ils effraient les populations qu'ils sont chargés de protéger. En 69, lorsque Vitellius entre à Rome, l'aspect de ces soldats couverts de peaux de bêtes étonne les Romains. Qu'on les plaisante, qu'ils se heurtent à un passant, aussitôt ils s'emportent, tombent sur la foule, massacrent. Avec les légionnaires romains les rixes sont fréquentes, parfois peu s'en faut qu'elles ne dégénèrent en batailles. D'ailleurs la fidélité de ces Germains est douteuse ; les plus terribles adversaires de l'empire, Arminius, Marbod, Gannascus, Civilis, ont vécu à Rome ou servi dans les armées romaines. En 357, tandis que Julien organise une expédition, une bande de Lètes Alamans se jette à l'improviste sur Lyon, et, ne pouvant y pénétrer, ravage les environs. En 377, les Lentiens franchissent le Rhin pour piller la Gaule : c'est qu'un des leurs, qui sert dans la garde impériale, revenu au pays pour affaire, les a informés que l'occasion était bonne et que l'empereur Gratien était obligé de se rendre en Orient. Déjà même les Germains au service de Rome prétendent disposer de l'empire. Ce sont des auxiliaires barbares qui, en 360, proclament Julien empereur et l'élèvent sur le bouclier à la mode germanique. On emploie ces étrangers non seulement à défendre la Gaule, mais à la cultiver. S'il n'est pas exact que le colonat date du IVe siècle, ni qu'il soit d'origine germanique, du moins de plus en plus il se recrute chez les Barbares qu'on établit par masses dans les campagnes. A une époque où les petits propriétaires s'efforcent de se dérober à une condition dont les charges pèsent trop lourdement sur eux, où de vastes territoires manquent de bras pour les exploiter, n'est-ce point relever la prospérité de l'empire que d'attacher au sol ces robustes cultivateurs ? L'État le pense ; il en installe sur ses domaines, il en livre aux particuliers. Les contemporains l'en louent. Grâce à toi, Maximien Auguste, écrit un panégyriste, le Franc soumis à nos lois a cultivé les champs abandonnés des Nerviens et des Trévires ; aujourd'hui grâce à toi, Constance César, tout ce qui restait inculte dans les territoires d'Amiens, de Beauvais, de Troyes, de Langres, reverdit par les soins d'un cultivateur barbare. N'est-ce pas une victoire que de les voir, établis avec leurs enfants, remettre en culture les pays qu'ils ont dévastés et rendus déserts ? — Que le Salien, dit Claudien, laboure nos campagnes, que le Sicambre courbe son glaive pour en faire une faucille. Au Moyen Age, et même de nos jours, le souvenir de ces colonies d'agriculteurs barbares s'est conservé dans le nom de bien des localités. Donc, de l'aveu même des Romains, aux Germains revient en partie le soin d'assurer la richesse et la sécurité de l'empire. Mais ces Barbares ne se résignent pas à former les couches inférieures de la population et de l'armée ; déjà ils disputent aux Romains les honneurs, les charges publiques, surtout le commandement des troupes. Constantin, parait-il, a donné l'exemple de les investir de fonctions et de dignités, même de les élever au consulat ; Julien, qui le lui reproche, en fit autant. Sous Constance, les Francs sont nombreux et puissants à la cour. Qu'on lise Ammien Marcellin : pendant toute la seconde moitié du IVe siècle, les armées sont aux mains d'officiers supérieurs, de généraux germains. Entre tant d'autres, l'histoire de Charietto est instructive. C'est un aventurier barbare, habitué au brigandage et aux coups de main. Un jour il abandonne son pays, il s'établit à Trèves, et là l'idée lui vient de défendre contre les Barbares les villes de la Gaule. Il va surprendre dans les forêts des bandes de Germains, alors qu'ils sont plongés dans l'ivresse et le sommeil, coupe les têtes de ceux qu'il a tués et revient les montrer aux habitants de Trèves. Bientôt il est le chef d'une troupe de brigands comme lui. Il se met au service de Julien. Quelques années plus tard on le retrouve investi d'un commandement militaire important dans les deux Germanies. Généraux, consuls, pourquoi n'arriveraient-ils pas encore plus haut ? Dès le nie siècle le fils d'un Goth et d'une Alaine, Maximin, devient empereur, mais il cache son origine. L'empereur Gallien a pour femme la fille d'un roi marcoman, Pipara ; il vieillit dans l'amour d'une femme barbare, dit un contemporain. Bonosus, qui, sous le règne de Probus, usurpe l'empire en Gaule, est marié à une Gothe, Hunila, de naissance royale. Au siècle suivant, hardiment quelques barbares mettent la main sur le pouvoir : Magnence, le meurtrier de Constant, le rival de Constance, est le fils d'un lète ou d'un prisonnier germain ; lui-même est vaincu par la défection d'un général d'origine franque, Silvanus. A son tour, Silvanus se fait proclamer empereur. En 391, l'empereur Théodose, obligé de quitter l'Occident, confie au Franc Arbogast la tutelle du jeune Valentinien II. Valentinien veut retirer au Germain la charge de maître de la milice : Tu ne m'as point donné ce pouvoir, lui répond Arbogast, tu ne peux me l'enlever. Bientôt après il se débarrasse de Valentinien et, s'il n'ose s'attribuer la dignité impériale, il en investit le rhéteur Eugène qui ne sera qu'un instrument entre ses mains. Théodose fut victorieux de ce rebelle, mais la trahison d'Arbogast ne changea point sa politique : lorsqu'il meurt, il confie à Stilicon, d'origine vandale, le soin de veiller sur ses enfants et de défendre l'empire. Au-dessous de Stilicon, d'autres barbares, Gainas, Tribigild, Fravitta, Sarus, commandent les armées. Des deux fils de Théodose, Honorius est le gendre de Stilicon, Arcadius du Franc Bauto. VI. — SENTIMENTS DES GERMAINS ENVERS ROME ; SENTIMENTS DES ROMAINS ET DES CHRÉTIENS ENVERS LES BARBARES. CES Germains, qui peuplent les armées, les campagnes, qui s'emparent des fonctions publiques, n'ont point cependant le senti- ment de la ruine prochaine de Rome, ni de la part qu'ils y prennent. On l'a fort bien dit : l'empire n'était pas un ennemi pour eux, c'était une carrière ; individus, familles, bandes, peuples y venaient chercher fortune. Sous le règne de Théodose, le Wisigoth Athanaric, visitant Constantinople, s'émerveille et s'écrie : Ah ! sans aucun doute, l'empereur est un dieu terrestre et qui lève la main contre lui mérite la mort[19]. Ils ont beau dévaster les provinces, battre les armées impériales, le culte de Rome s'impose à eux : l'étendue de l'empire, sa prospérité, sa richesse, la régularité de ses institutions les étonnent ; non plus que les Romains ils ne conçoivent que son existence puisse avoir un terme. Ils se soulèvent parfois contre l'empereur régnant, l'idée de supprimer le pouvoir impérial ne leur vient pas. De leur côté, les Romains ne les haïssent point systématiquement. Lorsque les panégyristes félicitaient les empereurs de remplir de Germains les légions et les provinces, ce n'était point simple flatterie ; ils exprimaient l'opinion générale. On se représentait les peuplades barbares successivement soumises, disciplinées, dépensant désormais au service de Rome leurs forces mal réglées. On était fier d'une. telle œuvre, comme on peut l'être de dompter la nature rebelle et menaçante. De bonne foi, des esprits éclairés et généreux croyaient résolu le redoutable problème du péril barbare qui angoissait trois siècles auparavant l'âme de Tacite. Sans doute les mœurs brutales des soldats germains, la fortune brillante et le crédit de leurs officiers excitaient des colères et des jalousies. Rome même prenait une étrange physionomie : des lois de 397, 399, 416 défendent les longs cheveux, les bottes, les braies, tout cet attirail germanique qui devenait de mode et que des empereurs, comme Gratien, avaient adopté. Mais ces inconvénients ne pouvaient faire oublier les avantages qu'on trouvait à faire travailler et combattre la Germanie pour le bien de l'empire. Plus tard seulement, quand les Goths furent entrés à Rome, quand les Barbares se répandirent en maîtres à travers les provinces, les illusions se dissipèrent et on s'aperçut que cette politique, qui avait paru si habile, avait tout abandonné aux Germains. Rome même, dit alors Rutilius Namatianus, était livrée aux soldats couverts de peaux de bêtes, elle était captive avant d'être prise. Ipsa
satellilibus pellitis Roma patebat Et captiva prias quam caperetur erat. Vers l'an 400, le charme durait encore. C'était un des meilleurs patriotes de ce temps, Claudien, qui chantait les victoires et les vertus du Vandale Stilicon. Or Claudien, malgré ses fleurs de rhétorique, ses allégories surannées, aime sincèrement Rome, et il en parle avec éloquence : C'est elle, dit-il, qui seule a reçu dans son sein ceux qu'elle avait vaincus, et, se conduisant en mère, non en reine, a donné un même nom à tout le genre humain ; de ceux qu'elle a domptés elle a fait des citoyens, elle a réuni par des liens sacrés les peuples éloignés. C'est grâce à sa politique pacifique que partout nous retrouvons une patrie, que nous ne formons tous qu'une nation. Jamais il n'y aura de terme à la domination romaine ! Les dangers qui avaient assailli l'empire au IVe siècle avaient eu pour effet de raviver le patriotisme dans bien des âmes. Cette civilisation si brillante qui s'était développée sous la protection de Rome, qu'en adviendrait-il sans elle ? Rome fut la mère aimée à laquelle on s'attacha avec plus de tendresse à cause des gloires de son passé, des épreuves qu'elle avait subies, des espérances qu'on incarnait en elle. Même après les victoires d'Alaric, bien des âmes conservèrent en partie leur foi. Or on trouvait ce patriotisme non seulement chez les représentants des vieilles familles de Rome, mais chez les provinciaux. Claudien est un Oriental, Rutilius Namatianus est un Gaulois. Entre toutes les provinces, la Gaule est romaine d'affection. Les empereurs qui y furent proclamés, au IIIe siècle ou au commencement du IVe, se considéraient comme des empereurs romains, non comme les représentants d'aspirations nationales ; leur mandat n'était point d'affranchir la Gaule de Rome, mais de la défendre contre les incursions des Barbares. Et c'est à tort que quelques historiens modernes, s'appuyant sur des faits mal interprétés, tels que les soulèvements de Bagaudes, ou sur quelques textes isolés, ont essayé de la représenter comme toujours prête à se révolter contre Rome et à s'allier avec les Germains. On a quelquefois accusé les chrétiens d'avoir sur ce point séparé leur cause de celle de l'empire et d'avoir salué dans les Barbares des alliés contre Rome. Sans doute, au milieu du IIIe siècle, l'un d'eux, Commodien, prédit que les Goths envahiront l'empire et mettront un terme à la persécution des saints. Ils les montre s'emparant de Rome, emmenant les sénateurs en captivité, traitant au contraire les chrétiens comme des frères : ainsi s'annoncera la fin prochaine du monde. Mais ce cri de malédiction est poussé au plus fort des persécutions, et à l'époque de cette longue guerre gothique qui parut menacer l'existence de l'empire : il ne faut donc point chercher dans cette prophétie l'expression des sentiments ordinaires des fidèles. On a déjà vu plus haut que la plupart des chrétiens ne souhaitent point la chute de l'empire. Ce qu'ils rêvent, c'est la conquête religieuse du monde barbare, et, dès la fin du siècle, un de leurs plus spirituels adversaires, Celse, les en raille. S'il était possible, dit-il, que les peuples de l'Asie et de l'Afrique, tant grecs que barbares, jusqu'aux extrémités du monde, fussent unis par la communauté d'une même foi, cela serait sans doute fort beau, mais il n'y a pas au monde d'idée ni de dessein plus chimériques. Du moins, par de telles espérances, les chrétiens ne trahissaient pas l'empire. Dans la suite il se trouva des écrivains ecclésiastiques qui crurent sincèrement que la religion nouvelle répandue parmi les Barbares les convertirait non seulement au Christ, mais à Rome. Tel Paulin de Dole, lorsqu'il célèbre les résultats de la prédication de son ami Nicétas, évêque de Dacie, chez les Goths, les Besses et les Scythes : Grâce à toi, dit-il, les Barbares apprennent à chanter le Christ avec un cœur romain et à vivre tranquilles et chastes dans la paix. Plus tard ces sentiments changeront, Salvien exaltera les vertus barbares aux dépens des vices romains, et les progrès du christianisme consoleront l'historien Orose de la ruine de l'empire. |
[1] SOURCES. César, De Bello gallico, liv. IV, chap. 1 et suiv., liv. VI, chap. 21 et suiv. Tacite, Germania, Annales, Historiæ, passim. A la suite de son édition de la Germania de Tacite, Müllenhoff a réuni les textes de Strabon, Pline l'Ancien, etc., relatifs aux Germains. Ammien Marcellin, Rerum gestarum libri. Panegyrici latini (édit. Bæhrens), 1874. Orose, Histor. libri VII adversus paganos. Sulpice Sévère, Chronica. Grégoire de Tours, Historia Francorum, liv. II. Zosime. Les auteurs cités dans ce chapitre ont été publiés notamment dans la Patrologia latina de Migne, dans le Corpus scriptorum ecclesiasticorum de l'Académie de Vienne, et dans la série in-4° des Monumenta Germaniæ historica de Berlin. Sur la valeur des sources il faut consulter surtout Wattenbach, Deutschlands Geschichtsquellen im Mittetalter, 6e édit., 1893-94, et Molinier, Les sources de l'histoire de France, t. I, 1902.
OUVRAGES À CONSULTER. Outre les ouvrages déjà cités dans le tome I, II de l'Histoire de France à propos des Germains : Zeuss, Die Deutschen und die Nachbarstämne, 1837, toujours utile malgré sa date ancienne. Lehuërou, Histoire des institutions mérovingiennes, 1842, chap. V-X. Roth, Geschichte des Beneficialwesens, 1850. Arnold, Wanderungen und Ansiedlungen deutscher Stamme, 1875-1881. Dahn, Die Könige der Germanen, t. I, 1861, et surtout Deutsche Geschichte, t. I, 1883. Müllenhoff, Deutsche Allertumskunde, 1890-1892. Wietersheim-Dahn, Geschichte der Valkerwanderung, 1880. Waitz, Deutsche Verfassungsgeschichte, t. I, 3e édit., 1880. Sybel, Die Entslehung des deutschen Königtums, 3e édit., 1884. Fustel de Coulanges, Histoire des institutions politiques de l'ancienne France : L'invasion germanique, 1891 ; Recherches sur quelques problèmes d'histoire, 1985. Brunner, Deutsche Rechtsgeschichte, 1887. Schröder, Lehrbuch der deutschen Rechtsgeschichte, 3e édit. Lamprecht, Deutsche Geschichte, t. I, 1891. Becquet, La Gaule avant et pendant les invasions des Francs, 1888.
[2] Toutes les questions relatives aux anciennes institutions germaniques ont été l'objet de vives controverses ; on ne pouvait entrer ici dans des discussions critiques et l'on a dû se borner à une description générale.
[3] Quelques groupements de ce genre existaient d'ailleurs déjà au temps de Tacite : voir notamment ce qu'il dit des Suèves, Germania, c. 35, 39.
[4] Blanchet, Les trésors de monnaies romaines el les invasions germaniques en Gaule, 1900. Ln plupart de ces trésors ont été enfouis au Ier siècle ; on les a rencontrés surtout en Belgique, dans l'Oise, dans l'Aisne, le Maine, la Seine-Inférieure, l'Eure, l'Yonne, la Nièvre, etc.
[5] Kurth, Histoire poétique des Mérovingiens, 1893, appendice I, sur l'origine troyenne des Francs.
[6]
Je ne puis entrer ici dans l'examen des théories de Schröder, Müllenhoff, Dahn,
etc., relatives à la composition du groupe salien. Schröder, Die Herkunft der Franken,
Historische Zeitschrift de Sybel, 1880 ; Die Franken und ihr Recht,
Zeitschrift der Savigny Stiftung für Rechtsgeschichte, 1881.
[7] Il importe d'observer que la distinction entre Saliens et Ripuaires n'apparaît point dans les documents anciens avec la précision qu'ont voulu lui attribuer quelques historiens modernes. Sur les Francs et les Alamans dans leurs rapports avec Rome, Kurth, Clovis, 2e édit., 1901, liv. I.
[8] Ces bandes barbares pénétraient alors jusqu'au fond de la Gaule ; on a même pu supposer que Bordeaux fut détruite en 276 : Jullian, Inscriptions romaines de Bordeaux, t. II, p. 296, 588 ; Histoire de Bordeaux, 1895, p. 42.
[9] On a considéré souvent que les noms de lieux en heim, si fréquents dans l'Allemagne du sud-ouest, en Suisse et en Alsace, marquaient l'occupation alamanique, mais cette théorie est aujourd'hui contestée. Hans Witte, Korrespondenzblatt des Gesamtvereins der deutschen Geschichtsund Altertumsvereine, 1899.
[10] Kurth, La frontière linguistique en Belgique et dans le nord de la France, 1895-98, Mémoires de l'Académie de Belgique.
[11] Je laisse ici de côté la question des rapports entre le monde germanique et le monde slave ; on la trouvera traitée notamment dans Müllenhoff, Deutsche Allerstumskunde, t. II, p. 77 et suiv.
[12] Jullian, Ausone et Bordeaux, 1895, p. 115 et suiv.
[13] Fustel de Coulanges, L'invasion germanique, p. 291 et suiv., a soutenu une thèse tout opposée aux opinions qui sont ici exposées. Il croit que, du Ier au Ve siècle, une véritable décadence s'est accomplie en Germanie. Malgré l'autorité de ses travaux, cette thèse ne parait pas pouvoir se concilier avec les faits.
[14] Les regales sont peut-être aussi les membres des familles qui fournissaient les rois et las chefs. Guilhiermoz, Essai sur l'origine de la noblesse en France, 1902.
[15]
Mommsen, Histoire romaine, trad. Cagnat et Toutain, L IX, 1887. Jung, Die romanischen
Landschaften des römischen Reiches, 1881.
[16] Kurth, ouv. cité. Bréal, Premières influences de Rome sur le monde germanique, Journal des Savants, 1889.
[17] Bessell, Uber das Leben des Ulfilas, 1860 et l'article Gothen dans l'Enkyklopädie d'Ersch et Gruber, t. 75, 1862. Révillout, De l'arianisme des peuples germaniques, 1850.
[18] De nombreux travaux ont paru sur les Germains établis dans l'empire : Gaupp, Die germanischen Ansiedlungen und Landtheilungen in den Provinzen der römischen Reiches, 1844. Léotard, Essai sur la condition des Barbares établis dans l'empire romain au IVe siècle, 1873. Opitz, Die Germanen im römischen Imperium, 1867. Stäckel, Die Germanen im römischen Dienste, 1880. Mommsen, Die Germanischen Leibwüchter der römischen Kaiser, Neues Archiv., 1883. Rosenstein, Die germanischen Leibwache der julisch claudisch Kaiser, Forschungen zur deutschen Geschichte, 1884. Guilhiermoz, Essai sur l'origine de la noblesse en France, 1902.
[19] Jordanès, c. 28. Pour la période antérieure, des faits du même genre sont réunis dans Fustel de Coulanges, L'invasion germanique, p. 312 et suiv.