HISTOIRE DU DROIT DES GENS ET DES RELATIONS  INTERNATIONALES

TOME I. — L’ORIENT

PREMIÈRE PARTIE. — LES THÉOCRATIES.

LIVRE PREMIER. — L’INDE

CHAPITRE IV. — RELIGION ET PHILOSOPHIE.

 

 

§ 1. — Conception de la vie.

La religion de l’Inde, comme toutes les religions des pays où règnent des castes, diffère essentiellement chez les diverses classes de la société. La croyance populaire est un fétichisme qui offre des analogies remarquables avec le polythéisme égyptien[1]. On ne peut pas contester au sacerdoce indien, comme on l’a fait pour celui de des dogmes supérieurs ace culte grossier ; mais il est difficile d’en suivre le développement et d’en déterminer le caractère distinctif aux diverses époques. Certains traits paraissent cependant communs non seulement il toutes les religions, a toutes les sectes de l’Inde ; mais même aux spéculations philosophiques qui se sont produites à côté des dogmes. C’est ce caractère général de la science indienne qui surtout nous intéresse.

Les misères de la vie paraissent avoir fait une impression fonde sur l’esprit des Indiens. Comment concilier la répartition inégale des biens et des maux entre les hommes avec l’existence d’un Être suprême dont la qualité essentielle est la justice ? Les brâhmanes disent que si l’Homme souffre, c’est qu’il mérite de souffrir ; que si sa vie actuelle n’explique pas la cause de sa punition, on doit la chercher dans une existence antérieure. La rie envisagée compté une déchéance et une expiation, ne peut plus avoir d’attrait ; elle est pour l’homme ce que la prison est pour, le criminel. Le dédain de l’existence, le mépris de ce qui la concerne[2], se révèle clans tous les monuments de la littérature sanscrite. Écoutez le législateur de l’Inde antique parlant des infirmités du corps humain : Cette demeure dont les os forment la charpente, à laquelle les muscles servent d’attache, enduite de sang et de chair, recouverte de peau, infecte, qui renferme des excréments et de l’urine, soumise à la vieillesse et aux chagrins, affligée par les maladies, en proie aux souffrances de toute espèce, unie à la qualité de passion, destinée à périr, que cette demeure soit abandonnée avec plaisir par celui qui l’occupe[3]. Les passions, source intarissable de maux, sont les compagnes inséparables du corps. Les habitants de ce corps, dit le Véda[4], sont la cupidité, la colère, l’avarice, l’erreur, l’inquiétude, l’envie, la tristesse, la discorde, le désappointement, la faim, la soif, la vieillesse, la maladie, la mort, les afflictions : à quoi sert-il de rechercher les plaisirs de ce corps ? Le Véda montre ensuite la vanité, le néant de toutes choses : Tout s’abîme et meurt, flou seulement les hommes, mais le monde ; non seulement les rois avec leurs armées et leurs éléphants, mais les astres mêmes, et il finit par s’écrier : Excepté la science de Dieu, je ne vois rien qui soit désirable. Saint Paul, Saint Augustin, Innocent III n’ont pas parlé avec plus de mépris du corps humain.

On conçoit que le plus grand bonheur pour l’homme nourri de ces doctrines soit d’échapper à l’existence. Le désir de la mort est aussi vif chez les brâhmanes[5] que chez les plus mystiques des chrétiens. Mais la conception de l’immortalité à laquelle ils s’attendent établit entre eux une différence fondamentale. Pour le chrétien, la Terre est un lieu de passage ; quels que soient ses mérites et ses fautes, la mort met fin pour toujours à la vie. Mais pour l’Indien, la mort n’est que le point de départ d’une existence nouvelle, les maux qui l’attendent sont infinis comme les renaissances. Les méditations des brâhmanes ne semblent avoir qu’un but, c’est d’imaginer un moyen de se soustraire à ces transmigrations. Cette idée est le fond de la religion de l’Inde[6] ; un philosophe français dit qu’on pourrait la définir l’art d’échapper à la nécessité de la métempsycose[7].

L’indien qui n’est plus soumis à la renaissance, s’unit avec Dieu. Les moyens d’atteindre ce but ont varié aux diverses époques du développement religieux de l’Inde. Dans la période des Védas, la religion consiste dans l’adoration des éléments de la nature[8]. Le culte des types plus personnels représentant Brahma, Vishnou, Siva, remplaça le védisme. A l’époque des Pourânas, la religion n’a plus d’unité, les diverses sectes accordent une importance exclusive à certaines divinités[9]. A ces trois formes principales du brahmanisme répondent trois systèmes divers sur les moyens de parvenir à l’union avec Dieu et de se délivrer du mal de la renaissance : la science, les œuvres, la dévotion.

Le dogme de la science, considérée comme moyen d’échapper à la métempsycose, découle logiquement de la théologie brahmanique. Le mal physique est une conséquence du mal moral ; le péché a sa, source dans l’influence que les instincts, les sens exercent sur l’âme. Cet empire provient de l’ignorance dans laquelle l’homme se trouve sur son propre être. Pour parvenir au bonheur suprême, il faut qu’il arrive à la conscience de son essence divine. Alors il reconnaît que tout est en Dieu ; que Dieu est en tout, il sait qu’il est Dieu lui-même ; il ne craint rien, ne désire rien, n’espère rien, ne hait rien ; la mort, la vie ne sont plus rien pour lui, il a atteint le bonheur suprême, la délivrance finale.

La science ne cessa jamais d’être en honneur chez les Indiens ; mais dans les grands poèmes épiques elle n’est plus qu’un moyen accessoire de préparer l’union avec Dieu. C’est par la pénitence, par les exercices ascétiques, que le brâhmane ou le kchattriya se concilient la faveur des Immortels. Ces pratiques solitaires ont trop souvent pour effet d’exalter l’orgueil du pénitent : chez les Indiens, imbus du dogme de l’identité de l’âme humaine et de Dieu, la foi à la puissance des œuvres prit un développement monstrueux, Les dieux ne peuvent rien refuser à l’ascète, il les force à M’accorder l’objet de ses désirs : l’homme est supérieur à la divinité[10]. La vie ascétique avec ses rudes pénitences finit par passer pour le moyen le plus efficace de parvenir au bonheur suprême[11].

Le système de la dévotion domine dans les Pourânas[12]. Le culte rendu à la divinité de chaque secte est le chemin le plus sûr pour conduire l’homme a l’union avec Dieu[13]. Le caractère distinctif de cette dévotion est une inaction absolue[14]. La foi seule suffit[15] ; l’idéal de la doctrine consiste à ne plus désirer même le bien suprême[16].

Si le brahmanisme dans son développement successif a indiqué des voies différentes pour atteindre la perfection finale, il n’a jamais varié sur le but de ses efforts. C’est l’union avec Dieu, non par cette contemplation du Créateur que la théologie catholique promet aux élus, mais l’absorption complète de l’individualité humaine en Dieu. Ainsi la perfection consiste à ne plus naître, à ne plus vivre. Ce désir de l’anéantissement a poussé de tout temps les Indiens au suicide. L’armée d’Alexandre assista étonnée au spectacle d’une mort volontaire accomplie avec toutes les formes religieuses : les Védas consacraient ce sacrifice de la vie. Les veuves se brillent encore aujourd’hui sur les tombeaux de leurs maris ; les plus exaltés des croyants se noient, se font enterrer vivants, ou se jettent sous les roues d’un char sacré[17]. Cette soif de la mort s’est aussi manifestée chez les peuples de l’Occident ; on trouve dans la Gaule des suicides religieux qui rappellent les sacrifices de l’Inde[18] ; les Druides avaient inspiré aux Celtes la même impatience de mourir ; mais quelle profonde différence entre les deux doctrines ! C’est la distance immense qui sépare l’Orient de l’Occident. L’homme du Nord cherche de préférence tine mort héroïque sur les champs de bataille ; le pris qu’il en attend est une vie nouvelle, une immortalité de combats, de plaisirs et de fêtes[19]. L’homme du Midi cherche l’anéantissement dans la contemplation ; une éternelle apathie, une absence complète de toute individualité est la récompense qu’il désire. L’Européen s’attache à la vie par le travail, les besoins, les dangers qui lui offrent à chaque instant une lutte à soutenir. L’Indien se fatigue de l’existence sous le plus beau ciel, au milieu de toutes les jouissances[20]. C’est que l’homme d’est pas fait pour le repos, mais pour l’action ; c’est par le combat, par la souffrance qu’il s’approche de l’accomplissement de sa destinée[21].

L’anéantissement présenté à l’homme comme but suprême, tel est en dernière analyse le fond du brahmanisme. Les spéculations des philosophes[22] aboutissent au même résultat que les inspirations de la foi. L’âme n’est pas dans la doctrine des Indiens, comme dans celle des Grecs, un principe agissant qui domine la matière et qui cherche à réaliser dans le monde extérieur l’ordre et l’harmonie ; n’ayant ni le goût ni la force de l’action, elle se replie sur elle-même dans une contemplation éternelle. Le but de la philosophie comme celui de la religion est d’assurer à l’homme une immutabilité permanente, c’est-à-dire de le délivrer de lit nécessité de la métempsycose, Les sectes philosophiques, bien que divisées d’opinions, sont unanimes sur ce point fondamental[23]. Elles s’accordent également à considérer la science comme le seul moyen d’atteindre ce but[24]. Repoussant les œuvres comme impuissantes pour procurer le salut, la philosophie recommande la contemplation, l’absorption de l’aime en elle-même, pour la préparer à la perfection finale. La science est une dévotion, un état extatique, où l’âme, séparée entièrement du monde extérieur, se plonge et s’absorbe dans l’infini. Le bonheur suprême promis par les philosophes à leurs adeptes est cette même union Dieu que la religion fait entrevoir comme but aux croyants. Les écoles discutent sur la nature de cette union ; les unes y voient un repos absolu, les autres l’anéantissement ; mais elles avouent que fût-ce le néant, il serait préférable à une transmigration éternelle. La philosophie de l’Occident conduit, dans ses enseignements les plus élevés, a une doctrine de la vie ; on pourrait qualifier la science indienne de doctrine de la mort.

Cependant on a voulu placer la sagesse brahmanique au-dessus du Christianisme, on y a vu un idéal destiné à régénérer le monde européen. Voyons cette prétendue sagesse à l’œuvre quelles conséquences arrive-t-elle dans les rapports ales indivis as, dans les relations des peuples ?

§ 2. Doctrine brahmanique sur les rapports des hommes.

L’aspiration vers Dieu semble rapprocher les brâhmanes des Chrétiens ; mais une distance immense les sépare, c’est la notion de l’Être suprême. Le sentiment de la personnalité a tant de puissance chez les peuples de l’Occident, qu’ils la maintiennent, même, vis-à-vis du Créateur. En apparence les Indiens admettent aussi l’unité de Dieu, mais pour eux Dieu et le monde se confondent dans un monstrueux panthéisme[25]. L’âme universelle absorbe tout ; la nature, les corps ne sont qu’une vaine apparence, l’effet de l’illusion[26]. Quel prix la vie humaine peut-elle avoir dans une pareille doctrine ? Depuis que l’homme a conscience de lui-même, il a aperçu le néant des choses terrestres, mais si les poètes ont chanté que tout est vanité, c’est qu’ils avaient devant eux un idéal d’une existence plus sainte. Pour les Indiens toute vie, toute séparation de l’âme universelle est un mal[27]. L’homme qui sait que le corps est le produit de l’ignorance n’a rien de mieux faire que de s’en détacher[28]. Quitter la société de ses semblables sera donc un devoir pour le sage, c’est le premier pas vers la délivrance définitive de l’existence, unique rêve de bonheur de l’indien[29].

Les ascètes de l’Inde sont les précurseurs de nos moines, de nos anachorètes : ils les surpassèrent de beaucoup par les tortures volontaires qu’ils s’infligeaient[30]. Mais les solitaires chrétiens, mime dans leurs aberrations, ne perdaient pas le souvenir de leurs frères, leur vie était une prière et celle prière embrassait tous les fidèles. La dévotion brahmanique au contraire conduit à l’égoïsme le plus absolu. L’isolement nourrit l’orgueil ; chez les Indiens il devait avoir une influence d’autant plus funeste que leur doctrine ne leur montrait pas des frères dans les autres hommes, mais des créatures inférieures. A mesure que les brâhmanes s’approchaient de Dieu, ils s’éloignaient de leurs semblables ; preuve certaine de la fausseté de la voie dans laquelle ils marchaient[31].

L’idéal du sage, tel que le tracent les livres sacrés, a quelque chose de séduisant ; de même que le sage des Stoïciens ; il est au-dessus de tolites les petites passions qui agitent les hommes ; la douleur ne l’affecté pas plus que le plaisir, la honte pas plus que les honneurs, le blâme pas plus que la louange ; il n’éprouve ni joie ni peine, il n’a ni regret ni désir ; étranger il l’ambition, il ne trouble pas le repos élu genre humain, et les agitations des peuples ne le touchent pas[32]. Mais cette apathie, pour être sublime, devrait s’allier à un amour actif des hommes, et chez les Indiens pins encore que chez les disciples de Zénon, elle aboutit il une indifférence universelle. Le sage, dit le Bhagavad-Gitâ[33], doit s’abstraire du monde, de même que la tortue replie sur elle tous ses membres. La comparaison est caractéristique ; c’est la solitude morale, l’insensibilité, même dans les relations les plus intimes, qui est l’idéal de la sagesse indienne. Le sage ne doit avoir de l’affection ni pour ses enfants, ni pour sa femme[34]. Que nul ne soit ni père, ni fils, ni frère ; que chacun soit lui-même son père, sa mère, ses parents, son devoir[35]. La pente est rapide de l’indifférence philosophique à l’égoïsme ; les Indiens pouvaient d’autan moins s’y arrêter que leur doctrine de l’Illusion conduit logiquement à la négation de la solidarité humaine. Si les liens qui nous attachent a nos parents sont l’œuvre trompeuse de Mâyâ, les sentiments les plus affectueux du cœur humain ne sont qu’une chose sans réalité ; l’idéal de la vie sera de ne plus sentir, de ne plus aimer[36].

Si une pareille théorie était jamais mise en pratique, elle entraînerait la destruction de la société. Les brâhmanes eux-mêmes semblent avoir eu la conscience instinctive du mal qui résulterait de l’application universelle de leurs préceptes. Si nous en croyons Mégasthène, un des motifs pour lesquels ils refusaient d’initier les femmes à leur philosophie, était la crainte de les voir abandonner leurs époux[37]. Ainsi dans le cercle des relations privées, le brahmanisme conduit à la dissolution de la famille, c’est-à-dire à la mort de l’humanité. Les conséquences de cette doctrine dans le domaine de l’état et des relations internationales ne sont pas moins funestes.

§ 3. Doctrine brahmanique sur la société et les rapports des peuples.

Le brahmanisme n’a pas conçu l’unité des hommes, parce qu’il s’est trompé sur la notion de l’Être suprême. Si les hommes ne sont pas uns en Dieu, il n’y a pas entre eux de lien de fraternité, de charité ; il n’y a pas même de lien de droit, car le droit suppose des êtres de même nature, et les hommes des diverses castes sont d’une origine différente. Que reste-t-il pour base à la société ? la force. Un écrivain de génie, mais prophète du passé, a étonné le dix-neuvième siècle en proclamant que l’exécuteur est l’horreur et le lien de l’association humaine ; ôtez du monde cet agent incompréhensible, dans l’instant même, l’ordre fait place au chaos, les trônes s’abîment et la société disparaît[38]. Ces paroles de De Maistre sont l’expression de la doctrine brahmanique. Ecoutez le législateur indien :

Le châtiment gouverne le genre humain, le châtiment le protège ; le châtiment veille pendant que tout dort ; le châtiment est la justice, disent les sages .

Si le roi ne châtiait pas sans relâche ceux qui méritent d’être châtiés, les plus forts rôtiraient les plus faibles, comme des poissons, sur une broche.

La corneille viendrait becqueter l’offrande de riz, le chien lècherait le beurre clarifié ; il n’existerait plus de droit de propriété ; l’homme du rang le plus bas prendrait la place de l’homme de la classe la plus élevée.

Le châtiment régit tout le genre humain, car un homme naturellement vertueux se trouve difficilement ; c’est par la crainte du châtiment que le monde peut se livrer aux jouissances qui lui s soit allouées.

Les Dieux, les Titans,... les Géants... remplissent leurs fonctions spéciales, contenus par la crainte du châtiment.

Toutes les classes se corrompraient, toutes les barrières seraient renversées, l’univers ne serait que confusion, si le châtiment rte faisait plus son devoir[39].

La pensée des brahmanes est la même que celle de De Maistre ; mais il y a cette grande différence entre le législateur indien et le philosophe du dix-neuvième siècle que le premier a fait des lois pour une société naissante, tandis que le dernier approchait de l’époque où l’office du bourreau sera repoussé avec horreur.

Les brahmanes, sentant leur impuissance de maintenir l’ordre et l’harmonie, appelèrent à leur aide la force représentée par les guerriers. Ce monde privé de rois, étant de tous côtés bouleversé par la crainte, le seigneur créa un roi, pour la conservation de tous les êtres[40]. C’est la raison profonde de l’institution de la caste des kchattriyas[41].

Si la force est la base de la société, à plus forte raison doit-elle dominer dans les relations des peuples. La guerre est un fait aussi légitime qu’inévitable ; les brâhmanes cherchent à la sanctifier pour exalter le courage des rois et des guerriers : Les souverains qui, dans les batailles, désireux de se vaincre l’un l’autre, combattent avec le plus grand courage, vont directement au ciel après leur mort[42]. La guerre étant légitime, il n’y a pas de crime pour un roi qui doit protéger son peuple, à tuer un frère ou des sujets ennemis[43]. Les mêmes recommandations sont adressées à tout l’ordre des kchattriyas, les mêmes récompenses les attendent, s’ils meurent sur le champ de bataille[44] ; les livres sacrés élèvent la mort du guerrier presque à la hauteur de celle du sage[45].

La force est effectivement légitime, quand elle est mise au service du droit, quand elle maintient l’ordre et la paix dans la société. Elle a même sa légitimité sur les champs de bataille ; les hommes n’ont jamais pu croire que la force seule assurât le succès, ils se sont imaginés que Dieu intervient dans leurs contestations et donne la victoire à la justice. Ce n’est pas ainsi que les brâhmanes conçoivent l’intervention de la force. Il y a un monument de la littérature indienne qui expose leur doctrine avec une admirable énergie : le Bhagavad-Gitâ, épisode du Mahâbhârata, immense épopée, dont le sujet est la querelle de deux tribus de la même famille, les Kourous et les Pandous. L’une a été chassée par l’autre et entreprend de rentrer dans si patrie. Crichna prend parti pour la race exilée, il protège le jeune Ardjuna et l’accompagne sur son char. L’action s’ouvre dans le Bhagavad-Gitâ au moment où les deux armées sont en présence.

Ardjuna contemple les rangs ennemis, et n’y trouve que des frères, auxquels il doit ôter la vie pour arrivera l’empire. Il tombe dans une mélancolie profonde : Ô Crichna, voici mes parents armés, debout, prêts à s’égorger. Vois mes membres tremblent, mon visage pâlit, mon sang se glace ; un froid de mort circule dans mes veines, mes cheveux se hérissent d’horreur. Mon arc s’échappe de ma main, mon corps succombe, je chancelle, mon âme semble vouloir m’abandonner. Dieu aux cheveux blonds, je ne vois que des présages funestes. Quand j’aurai assassiné tous les miens, serai je heureux ? La victoire, le trône, les jouissances ne me tentent pas, lorsque ceux pour qui on désire les obtenir et les conserver sont morts dans le combat. Fils et pères, oncles et neveux, amis et parents, non, je ne voudrais pas les voir périr sur le champ de bataille, ô conquérant céleste, quand le triple monde serait le prix de leur mort ! Et les égorger pour conquérir ce misérable globe ! Non je ne le veux pas ; mieux vaudrait tomber sous les traits de mes ennemis ; sans lutte, désarmé. Ardjuna fait ensuite un tableau des guerres civiles ; il montre les sacrifices interrompus, les liens domestiques brisés, l’extinction des races nobles, le triomphe de l’impiété. Le guerrier retombe sur son char, dépose son arc, et attend la réponse du dieu[46]. Crichna lui reproche sa faiblesse, il lui rappelle qu’il est kchattriya, que la guerre est son devoir, que s’il recule, il perd non seulement la royauté, mais l’honneur. Ardjuna répliqué, avec une mélancolie plus profonde encore ; il préfère une vie misérable à un empire gagné en versant le sang des siens. Alors Crichna lui développe la théorie de la mort et de la guerre : Ceux dont tu pleures la mort, ne doivent pas être pleurés, il n’y a pas de différence entre la vie et la mort. Moi, toi, ces guerriers, nous avons toujours existé, jamais nous ne cesserons d’être. L’âme placée dans nos corps traverse la jeunesse, l’âge mûr, la décrépitude, et passant dans un nouveau corps, elle y recommence sa course... Le corps, enveloppe fragile, s’altère, se corrompt et périt ; l’âme éternelle ne périt point. Au combat donc, Ardjuna ! Ne recule pas devant le sang. Croire que dans les batailles, l’un tue, l’autre est tué, est une erreur ; jamais nous ne naissons, jamais nous ne mourons ; l’être inimitable, inaltérable, éternel, n’est pas tué, quand le corps périt... Tomber dans la mêlée, égorger ses ennemis, qu’est-ce, sinon déposer un vêtement, ou l’enlever à celui qui le portait ?... Sois donc sans crainte et sans compassion... Quand même la mort et la vie seraient des choses réelles, il ne faudrait cependant pas pleurer celui qui meurt. Car celui qui naît, doit mourir ; à quoi bon gémir d’une chose inévitable ? Ce n’est pas l’homme qui tue, c’est Dieu : Je suis le Dieu destructeur, venu ici pour détruire les hommes. Toute cette armée va périr. Excepté toi, nul de ces guerriers rangés en bataille ne survivra au jour qui s’écoule. Marche donc, combats, lève-toi, triomphe, écrase tes ennemis, sois roi. Cette armée est morte déjà, elle est ma victime, et toi, tu n’es que l’instrument du destin. Frappe, massacre tes ennemis, ils sont déjà vaincus[47].

Qu’est-ce que la guerre dans cette doctrine ? Un fait sans moralité, un jeu inexplicable, et par conséquent cruel, où un Dieu aveugle se plait à immoler des victimes humaines[48]. Les hommes ne sont que ses instruments, ils doivent pour se mettre à la hauteur de leur impitoyable divinité, se faire également aveugles et impitoyables. Après cela, demanderons-nous si le brahmanisme a cherché à prévenir les guerres, s’il a eu l’idée, au moins l’instinct de la paix ? Nous rencontrerons dans la philosophie grecque une secte dont les doctrines présentent une ressemblance remarquable avec les dogmes brahmaniques. Les Stoïciens se trompaient comme les brahmanes sur la nature de l’Être suprême ; comme eux, ils prétendaient élever l’homme au-dessus de l’humanité, et en faire un Dieu. L’individu seul et son perfectionnement les intéressaient, les maux de la société les laissaient indifférents, ils raillaient les peuples sur les prétendues calamités de la guerre, ils disaient qu’il n’y a d’autre mal que celui qui résulte de nos passions. Il nous semble que si un brâhmane avait été interrogé sur la paix et la guerre, il aurait répondu comme Epictète. Non seulement le brahmanisme n’était pas, ce que toute religion doit être, un élément de paix, mais il devenait un principe de division, de haine, de guerre.

Nous avons eu en Europe de sanglantes guerres de religion ; mais les passions des chrétiens, quelque furieuses qu’elles fussent, ne peuvent donner une idée des antipathies que la diversité des sectes fait naître dans l’Inde. Les hérétiques, disent les livres sacrés, sont impurs, on doit éviter tout contact avec eux ; la conversation seule avec des schismatiques suffit pour faire encourir les peines de l’enfer ; les cérémonies du culte, lors même a qu’elles seraient accomplies avec zèle et foi, déplaisent aux dieux quand des apostats les souillent de leur présence[49]. Avec de pareils sentiments la tolérance, bien qu’elle soit en harmonie avec la douceur des mœurs indiennes, est impossible. Non seulement les sectes ont l’une pour l’autre le plus profond mépris[50], les voyageurs parlent de collisions fréquentes[51], de batailles qui troublent régulièrement les fêtes[52]. L’histoire de l’Inde, si elle était mieux connue, nous montrerait sans doute les populations déchirées par des dissensions, des guerres, ayant leur source dans l’opposition et la haine que nourrit la diversité des croyances[53]. Nous ne connaissons qu’un épisode de ces luttes : les longs combats des brâhmanes contre le bouddhisme sont une des pages les plus sanglantes dans l’histoire des persécutions religieuses[54].

Les Indiens, peuple essentiellement théologique, faisaient intervenir la religion dans leurs guerres, lors même que la religion ne les avait pas provoquées. L’opposition religieuse entre les Indiens et leurs ennemis éclate avec naïveté dans les Védas. La race arienne, à l’époque de l’occupation de l’Inde, se trouva en contact avec des populations barbares. Dans le récit des brâhmanes, ces hostilités prennent un caractère religieux. Les Aryas, hommes purs, accomplissant les saintes cérémonies, demandent aux dieux la victoire sur les Mlétchas, hommes impurs, négligeant les sacrifices ; les ennemis des Aryas sont aussi ennemis des dieux ; c’est aux dieux autant qu’aux Aryas à combattre les Barbares, leurs prières sont des appels à la destruction. Fais une différence, Indra[55], entre les Aryas et ceux qui sont leurs ennemis, anéantis les perturbateurs, étrangers aux cérémonies... Qu’Indra détruise en faveur des hommes fidèles aux rites ceux qui les repoussent, en faveur de, ses adorateurs ceux qui lui refusent des louanges ! Agni[56] aux brûlants rayons, écrase partout comme avec une massue, des ennemis ne faisant aucune offrande... Comme nous sommes tes soldats, Agni, que nous triomphions par ton secours... Fais nous traverser nos ennemis comme un fleuve avec un navire[57].

Les Ariens habitués à voir dans leurs ennemis des ennemis des dieux, transportèrent cette croyance dans leurs guerres intestines. Le recueil des Védas contient les formules d’imprécation qu’ils lançaient les uns contre les autres. Indra, viens vers nous avec tes secours variés, excellents. Mhagavan, ô héros, sois propice ! Celui qui nous hait, qu’il tombe abattu à nos pieds et celui que cous haïssons, que le souffle de vie l’abandonne[58].

§ 4. — Germes de charité et d’humanité.

N° 1. Douceur de la race indienne.

Ainsi le brahmanisme se trompant sur l’idée de Dieu, aboutit à une fausse conception de la vie individuelle et sociale. Il conduit le sage à l’égoïsme, il entraîne la dissolution de la famille, il devient un principe de haine et de guerre entre les hommes. Cependant nous donnerions une fausse idée de l’Inde, si nous n’ajoutions qu’à côté d’une doctrine d’égoïsme et de division germèrent des sentiments d’humanité et de charité. L’homme est doué d’une heureuse inconséquence ; les plus détestables systèmes s’allient souvent dans le même individu avec les plus belles qualités de l’âme. Il en fut ainsi chez les Indiens[59]. Peut-être aussi la douceur innée à la race sanscrite a-t-elle lutté contre le dogme religieux et philosophique du néant.

Les Indiens ont toujours passé pour les plus doux des hommes. Ce caractère, si étranger aux peuples anciens, frappa tellement les Grecs qu’ils se firent illusion sur leur état social. Les voyageurs représentèrent les riverains du Gange comme une nation de justes ; à les entendre, on croirait que l’Inde réalisait l’âge d’or[60] : le vol est chose inouïe, les portes des maisons ne sont jamais fermées, on ne sait rien de contrats, de témoins ; la bonne foi et la vérité sont des vertus générales, jamais mensonge ne sort de la bouche des Indiens ; par esprit d’équité[61], ils ne font pas la guerre à l’étranger. La douceur de la race indienne a seule pu inspirer ce tableau idéal. Tel est en effet le trait distinctif de ce peuple. Nous en avons un témoignage pour ainsi dire authentique dans sa littérature.

Benjamin Constant a fait un parallèle ingénieux entre les poèmes épiques de l’Inde et ceux de la Grèce. La poésie homérique est toute en dehors, ardente, avide de nomment, plus narrative que lyrique, se plaisant dans les récits des combats plus que dans le vague de la rêverie. La poésie sanscrite est essentiellement méditative, le mouvement l’importune, la contemplation l’enchante, elle n’est heureuse, elle ne se trouve dans son atmosphère qu’avec cette fille du repos, elle s’efforce d’adoucir les traditions féroces qui la révoltent[62]. On trouve dans les Védas des prières pour supplie les dieux de retirer leur, appui aux ennemis des Aryas, mais ces invocations renferment peu de traces de la férocité qui respire dans les chants héroïques des buttes nations. Les épopées indiennes, même en décrivant de grandes catastrophes où la main destructrice du Temps immole des milliers d’hommes, ne connaissent point la barbarie froide et sanguinaire qui domine dans les traditions des peuples du Nord. On voit à peine un exemple d’une parole violente, d’une image cruelle dans le Rig-Véda. Cependant les livres sacrés se rapportent à une époque où l’ardeur guerrière du peuple sanscrit était dans toute son énergie[63]. La douceur augmentant avec les progrès de la civilisation indienne, approcha de la timidité, de la mollesse. Ce caractère éclate dans la poésie dramatique. Nous laissons parler un célèbre indianiste[64] :

Nous aimons à lutter avec la destinée et à reproduire cette lutte, même lorsque nous sommes vaincus. A mesure qu’on s’avance vers les latitudes du nord, on trouve plus de soupirs et d’accents déchirants, plus de misère et d’agonie dans les compositions poétiques. Rien du génie septentrional ne se trouve dans les créations de l’Inde, suaves comme les émanations des fleurs, éclatantes comme les rayons du soleil. Quelqu’âpres que soient les Sentiers à travers lesquels le poète nous entraîne, il faut toujours que sa muse s’arrête et se repose au milieu d’une atmosphère douce et lumineuse, qu’elle ait pour dénouement une auréole de pures flammes et de fleurs odorantes.... La nature orientale est plus magnifique, plus suave et plus belle ; peut-être la nôtre est-elle plus énergique, plus noble et plus sublime. Le savant orientaliste applique ensuite ces considérations au théâtre : Il suffit de jeter les yeux sur un drame indien pour remarquer que les poètes. ; semblent avoir transformé en idylle un genre de poésie où d’après nos idées l’action domine.... Ce qu’on remarque le plus, c’est le besoin d’adoucir toutes les nuances trop fortes et de représenter les chances de la vie comme une espèce de fantasmagorie immense, à peine digne d’occuper un moment le sage. Ce que les Européens, appellent l’effet tragique est en horreur parmi les Indiens ; les situations qui serrent le cœur, arrachent les larmes, seraient regardées comme des, attentats au bon goût et à l’humanité par un poète dramatique des bords du Gange... Non seulement il n’ensanglante pas la scène ; mais si le cours des événements exige qu’il tue un de ses acteurs, une loi rigoureuse lui défend d’annoncer cette mort au public qui est obligé de la deviner. D’après ce même principe on bannit du théâtre tout ce qui excite des sentiments d’horreur et de haine, l’imprécation lancée contre un ennemi, le défi au combat, le sac des villes...

N° 2. Humanité, Charité.

L’horreur pour le sang se manifeste dans toutes les actions des Indiens, ils respectent tout ce qui a vie. Celui qui pour son plaisir tue d’innocents animaux ne voit pas son bonheur s’accroître, soit pendant sa vie, soit après sa mort[65]. Éviter de faire du mal aux créatures, leur laisser une entière liberté, est une des conditions requises, dans toutes les sectes pour arriver la perfection[66]. Afin de ne causer la mort d’aucun animal, que le Sannyâsi[67], la nuit comme le jour, même au risque de se faire du mal marche, en regardant la terre[68]. Comme ce n’est qu’en faisant du mal aux animaux qu’on peut se procurer de la viande, il doit s’abstenir de toute nourriture animale, même de celle qui est permise[69]. Les habitations des solitaires indiens s’annoncent par les animaux qui y sont entretenus et qui y vivent sans crainte[70]. Les étrangers qui viennent les visiter s’informent des arbres, des bêtes fauves, des oiseaux qui entourent leur habitation, aussi bien que de la santé des ascètes[71]. Ce caractère est celui de la nation entière ; les voyageurs rapportent des exemples d’humanité envers les animaux qui paraissent fabuleux[72].

La bienveillance des Indiens pour toutes les créatures tient à leurs croyances panthéistiques : c’est le beau côté d’une doctrine fausse. Tout ce qui existe est une émanation de la même lime universelle et en quelque sorte identique avec elle. L’homme est un avec la nature, avec le plus petit insecte, la plante la plus humble ; tout ce qui existe a donc droit à la même affection. Cette bienveillance universelle n’est pas seulement un devoir du sage[73], c’est une obligation commune à toutes les castes[74]. L’homme, dit la loi de Manou[75], doit désirer le bien de toutes les créatures. Cet esprit de douceur approche presque de la charité chrétienne, dans cette belle prière du Bhâgavata Purâna : Bonheur au monde entier ! Que le méchant s’adoucisse ! Que les êtres ne songent dans leur esprit qu’à leur mutuelle félicité ! Que leur cœur aime le bien[76]. Les poètes indiens ont trouvé de magnifiques images pour inculquer cet amour du prochain qui s’étend jusqu’à l’ennemi : Le bois de sandal n’imprègne-t-il pas de ses parfums la hache qui le blesse ?[77] L’arbre ne couvre-t-il pas de son ombre celui qui l’abat ?[78] La lune n’éclaire-t-elle pas de sa lumière la hutte du tchândâla ? Chez les Chrétiens, la charité a sa source dans la conception de Dieu. Les anciens, si nous en exceptons Moïse, ont plutôt compris Dieu comme puissance que comme amour. Dans les livres sacrés des Indiens, il y a des éclairs de la véritable doctrine. Le Bhâgavata Purâna appelle Dieu un Océan de miséricorde[79]. Un dogme qui contraste étrangement avec l’esprit de division et d’égoïsme des brâhmanes se fait même jour dans les litres sacres, la solidarité humaine. L’homme ne doit souhaiter du mal à personne ; car il souffre lui-même du mal qu’il fait à autrui[80]. Dans cet ordre de sentiments, la charité est mieux qu’un devoir, c’est le bonheur suprême[81].

Ces sentiments de bienveillance, de charité, ont ils exercé quelque influence dans les relations de la vie ? Le législateur indien recommande la douceur dans des termes que l’Évangile ne désavouerait pas : On ne doit jamais montrer de mauvaise hum cœur bien qu’on soit affligé ; il ne faut pas proférer une parole dont quelqu’un pourrait être blessé, et qui fermerait l’entrée du ciel à celui qui l’aurait prononcée[82]. La bienfaisance, si rare dons l’antiquité, est un des devoirs imposés par les Lois de Matou. L’homme riche doit faire des œuvres charitables, sans relâche[83]. Comme les parents sont les amis de leurs enfants, comme la paupière est l’amie de l’œil, le maître de maison l’est des mendiants, le savant l’est de ignorants[84]. Celui-là seul doit être loué parmi les hommes, celui-là seul est heureux qui écoute toutes les prières, qui ne refuse du secours à personne[85]. Celui qui par avarice ou par crainte repousse un suppliant, commet un crime égal au meurtre d’un brâhmane[86]. Les rois surtout doivent être secourables pour toits les êtres et compatissants pour les malheureux[87].

Le plus grand triomphe que la douceur du caractère indien ait remporté sur les funestes doctrines du brahmanisme, c’est la tolérance religieuse. On a trop exalté la tolérance des Indiens[88], elle n’a pas empêché la collision sanglante des sectes ennemies ; cependant c’est déjà une chose remarquable de la voir enseignée chez un peuple théocratique et même pratiquée vis-à-vis des religions étrangères. La diversité des croyances, disent les Indiens, prouve la puissance et l’amour de Dieu, car Dieu est l’objet de tous les cultes, quelque variés qu’ils soient ; il n’y a que l’ignorant qui puisse éprouver de la haine et de l’inimitié à la vue de cérémonies religieuses qui diffèrent des siennes. Le ciel est un palais avec beaucoup de portes, où chacun entre à sa manière[89].

N° 3. Morale individuelle et internationale.

On a reproché et non sans raison aux théocraties de fausser la loi morale, en présentant des actes indifférents comme des péchés, et en exagérant la criminalité des fautes. Le brahmanisme n’est pas à l’abri de ces accusations[90]. Cependant on trouve aussi dans les livres sacrés de l’Inde des préceptes de la morale la plus pure : Il ne faut jamais nuire à autrui, pas même en concevoir la pensée[91]. Dans quelque détresse que l’on soit en pratiquant la vertu, dit le Code de Manou, on ne doit pas tourner son esprit vers l’iniquité... L’iniquité commise, dans ce monde de même que la terre, ne produit pas sur le champ des fruits ; mais, s’étendant peu a peu, elle ruine et renverse celui qui l’a commise[92]. La plus grande bonne foi doit régner parmi les hommes : le législateur indien flétrit le crime du mensonge avec une admirable énergie : C’est la parole qui fixe toutes choses, c’est la parole qui en est la base, c’est de la parole qu’elles procèdent ; le fourbe qui la dérobe pour la faire servir à des faussetés, dérobe toutes choses[93]. Enfin l’homme doit craindre le vice plus que la mort : Le vice et la mort étant comparés, le vice a été déclaré la chose la plus horrible ; en effet l’homme vicieux tombe dans les plus profondes régions de l’enfer ; après sa mort, l’homme exempt de vices parvient au ciel[94].

Nous avons signalé la pente presque inévitable qui conduit le sage par l’indifférence à l’égoïsme. Mais l’idéal du brâhmane a aussi son beau côté : Il ne désire point la mort, il ne désire point .la vie ; il attend le moment fixé pour lui, comme un domestique attend ses gages. Il est résigné, muni d’une ferme résolution, il supporte avec patience les paroles injurieuses, il ne s’emporte pas à son tour comme un homme irrité ; si on l’injurie, il répond doucement[95]... Il est vrai que le détachement des hommes est une des conditions pour parvenir à cet idéal de sagesse ; mais cet isolement moral est tellement en contradiction avec notre nature, que la doctrine brahmanique elle-même s’est instinctivement relâchée de la rigueur de sa théorie. L’attachement, dit le Bhâgavata Purâna, qui est pour l’homme une cause de retour en ce monde, quand il se porte par ignorance sur des méchants, conduit au contraire au détachement de toutes choses, quand ce sont des gens de bien qui en sont l’objet[96]. Ainsi il est permis au sage d’aimer les bons ; cour eux il doit tout sacrifier, même la vie[97].

On a souvent signalé l’analogie qui existe entre le stoïcisme et la doctrine brahmanique[98]. L’idéal de Zénon est presque le même que celui de Manou. La volonté de l’homme est exaltée au point de l’élever au-dessus de la nature humaine[99] ; les Indiens avec leur imagination désordonnée ont poussé les conséquences de cette doctrine jusqu’à l’absurde. Cependant l’exagération de la puissance de  l’homme, quand il est affranchi de ses passions, à un côté sublime. Contenue dans les limites de la raison, cette croyance conduit à la destruction du mal dans ce monde par les efforts des hommes. Les Stoïciens se distinguent parmi toutes les sectes philosophiques par leurs tendances cosmopolites, leur amour de l’humanité. On trouve quelques germes du cosmopolitisme stoïcien chez les Indiens ; l’Hitopadésa établit une échelle d’obligations ; les devoirs envers la famille sont plus sacrés que ceux qu’on a à remplir envers un individu, la commune a des droits plus étendus sur nous que la famille, la patrie l’emporte sur la commune[100].

La conviction du néant de la vie est plus profonde chez les brâhmanes que chez les Stoïciens. Ce sentiment combiné avec le caractère pacifique et doux de la race indienne est peu conciliable avec l’amour de la gloire et l’ambition guerrière. Dans l’intérêt de la conservation de l’ordre social, les brâhmanes ont exalté le courage des kchattriyas, et promis à ceux qui tombent sur le champ de bataille une récompense dans le ciel, mais ils condamnent l’ambition comme une mauvaise passion[101]. Les poètes et les philosophes de l’Inde ont pour la gloire le même mépris que les Stoïciens et les Chrétiens. Il y a dans un de leurs livres sacrés une satire de l’esprit de conquête, comparable à ce que le stoïcisme et le christianisme ont inspiré de plus beau. Nous la rapportons comme une protestation de la conscience humaine contre la guerre[102].

Le Vichnou Pourâna passe en revue les princes les plus célèbres qui ont régné sur l’Inde. Le vaillant Prithou traversa l’univers partout triomphant de ses ennemis, et cependant le souffle du temps l’emporta. Kartaviryya vainquit d’innombrable peuples et conquit les sept zones de la terre ; aujourd’hui il sert de sujet à un thème, à une dissertation[103] : Tous ces puissants rois ont-ils réellement existé ? Que sont-ils maintenant ? Le poète s’élève ensuite à une satire poignante de la vanité de leurs desseins, ambitieux : Aveuglés parle sentiment trompeur de la propriété, ils se disaient : Cette terre est à moi, ou est à mon fils, elle appartient à ma dynastie ; et tous ces grands rois ne sont plus. De même ceux qui ont régné avant eux, ceux qui leur succèderont ont cessé d’être, ou cesseront d’être. La Terre rit, comme si elle était émaillée des fleurs riantes de l’automne, en voyant ses maîtres incapables de se subjuguer eux-mêmes. Elle chante : Combien est grande la folie des princes qui se livrent à l’ambition, eux qui ne sont que l’écume d’une vague l Ils ne peuvent pas se dompter eux-mêmes et ils veulent soumettre leurs ministres, leurs serviteurs, leurs sujets à leur autorité, et ils veulent vaincre leurs ennemis. Nous conquerrons, disent-ils, la terre baignée de l’Océan ; et, tout pleins de leurs projets ; ils ne voient pas la mort qui les presse. Qu’est-ce que la conquête du monde pour celui qui peut se vaincre lui-même ? La libération de l’existence est le fruit de cette victoire. Les rois doivent avoir l’esprit troublé, pour désirer ma possession, bien que leurs prédécesseurs aient dû la délaisser et que leurs pères n’aient pu la retenir. Il est frappé de folie le roi qui se vante : cette terre est à moi, toute chose est à moi, elles seront pour toujours à ma maison ; car il doit mourir. Comment est-il possible que ces vains désirs survivent dans le cœur de ses descendants qui ont vu leur auteur, absorbé par la soif de la domination, forcé de me quitter moi i- qu’il appelait sa propriété, et obligé d’entrer dans la voie de la dissolution ? Quand j’entends un roi déclarant à un autre par ses ambassadeurs : Cette terre est à moi, abandonnez immédiatement vos prétentions ; je jette un immense éclat de rire qui bientôt se change en compassion pour ce pauvre fou. Telles sont les stances, que chante la Terre ; en les écoutant, l’ambition s’évanouit, comme la neige devant le soleil[104].

§5. La moralité, l’humanité véritables manquent à l’Inde.

N° 1. Pourquoi l’Inde ne s’est pas élevée à la moralité, à l’humanité.

Si l’on jugeait l’Inde par ces fragments de morale individuelle et sociale on serait tenté de la placer au niveau de l’Europe moderne. La pratique des préceptes de bienveillance, de charité, de justice qu’on trouve dans les livres sacrés des Indiens, ferait du brahmanisme le pendant de la société chrétienne[105]. Mais ici se révèle l’importance fondamentale de la conception de la vie. Dans le christianisme, morale, charité, humanité se tiennent et ne sont que l’expression d’une doctrine qui embrasse dans sa profondeur les rapports de l’homme avec Dieu et les rapports des hommes entre eux. Les sentiments d’humanité qu’oc trouve dans l’Inde, se sont développés en dehors et pour ainsi dire malgré le brahmanisme ; aussi n’ont-ils pas pris racine dans les innés, ils ne se sont pas incorporés dans la société.

La véritable moralité n’a pas pu naître dans l’Inde, parce qu’elle n’a pas conscience de la liberté humaine. Le principe de la liberté est parfois reconnu dans les écrits des brâhmanes. Dans l’Hitopadésa, on lit que c’est notre conduite dans une vie antérieure qui est le destin[106] ; il appartient donc à l’homme de faire sa destinée, de même que l’artiste transforme la pierre en une œuvre d’art[107]. Mais cette manière de concevoir la vie ne trouva pas faveur, elle suppose une énergie de volonté dont la mollesse indienne n’est guère capable. On s’en tint aux doctrines plus faciles du fatalisme : Ce qui ne doit pas être, ne sera pas ; si cela doit être, cela sera ; l’âge, la profession, les richesses, la science, la mort, sont déterminées irrévocablement dès la conception de l’homme[108]. Ces maximes restèrent l’opinion dominante[109].

La véritable humanité n’a pas pu naître dans l’Inde, parce qu’elle ne connaît pas l’unité humaine. Le panthéisme indien semble faire un devoir de la bienveillance universelle pour tous les êtres. Mais c’est précisément cette confusion de l’homme avec la nature qui empêche la vraie charité de se développer : les animaux sont mis sur la même ligne que les hommes ; le faux dogme des castes aidant, les brâhmanes en vinrent à placer les animaux au-dessus de leurs semblables. Un illustre philosophe reproche aux Indiens d’avoir des hôpitaux pour les bêtes et de n’avoir jamais songé d’en fonder pour les hommes ; ils se feraient un crime d’écraser une fourmi, et ils laissent périr les pauvres de misère[110]. La charité, la bienveillance que les livres sacrés et les poètes recommandent, ne s’exerçaient guère à l’égard des castes inférieures. Dans les poèmes épiques qui tracent un tableau idéal de la vie indienne, on voit les rois faire des libéralités fabuleuses aux brâhmanes ; si des pauvres y prennent part, c’est qu’ils appartiennent aux classes qui jouissent du bienfait d’une double naissance. Les çûdras, les tchândâlas ne sont pas l’objet des charités royales[111].

N° 2. L’humanité indienne est de la mollesse.

Voltaire s’est donc trompé en attribuant la douceur des mœurs indiennes à’ la doctrine de la métempsycose[112]. En apparence le dogme de la renaissance est le lien le plus fort de la solidarité humaine ; mais cette doctrine est viciée chez les Indiens par la croyance si profondément enracinée dans leurs mœurs de l’inégalité native des hommes : il ne faut pas y avoir de lien d’humanité entre des êtres inégaux par la volonté divine. Nous croyons que l’illustre écrivain est plus près de la vérité, quand il dit que le climat a une grande part dans la douceur indienne[113]. L’influence du climat sur le caractère des peuples est devenue un lieu commun depuis les brillants développements de l’auteur de l’Esprit des Lois a donnés à cette idée. L’action est incontestable ; Hippocrate l’a déjà remarquée : mais pour que la théorie de Montesquieu ne dégénère pas en paradoxe, il faut l’entendre en ce sens que les peuples comme les individus ont des dispositions innées ; la Providence les place dans les conditions extérieures qui peuvent le mieux développer les qualités dont elle a mis les germes en eux[114]. Nous ne dirons donc pas que le climat seul a fait clos Indiens ce peuple doux jusqu’à la faiblesse que les voyageurs nous décrivent. Mais il n’en est pas moins vrai que l’humanité des Indiens a en partie sa source dans une mollesse physique, résultat combiné de la race, du climat et des institutions religieuses[115]. Ce manque d’énergie morale se trahit clans la vie privée et la vie publique[116]. Si la douceur des mœurs indiennes est de la faiblesse, si elle va jusqu’à la lâcheté[117], comment peut-on la confondre avec la véritable humanité ?

N° 2. Cruauté des lois pénales, preuve de barbarie.

Les écrivains du dix-huitième siècle se sont plu à exalter les Indiens : Heureux climat, s’écrie Montesquieu, qui fait naître la candeur des mœurs, et produit la douceur des lois[118]. Montesquieu s’est trompé. Les lois pénales de l’Inde abondent en supplices cruels, preuve certaine que sous l’apparence de la bienveillance et de l’humanité se cachent la barbarie et la cruauté.

Strabon a déjà remarqué que le talion, cette marque caractéristique des sociétés barbares, existait chez les Indiens, aggravé par des mutilations[119]. Le Code de Manou détermine toutes les parties du corps où l’on peut infliger une peine, les organes de la génération, le ventre, la langue, les deux mains, les deux pieds, l’œil, le nez, les deux oreilles[120]. Quel que soit le membre dont un voleur se sert pour nuire aux gens, le roi doit le lui faire couper, pour l’empêcher de commettre de nouveau le même crime[121]. Celui qui vole de la nuit, après avoir fait une brèche à un mur, est empalé sur un dard aigu, après avoir eu les deux mains tranchées[122]. L’adultère est puni arec une rigueur atroce : Si une femme, fière de sa famille et de ses qualités, est infidèle à son époux, que le roi la fasse dévorer par des chiens dans une place très fréquentée ; qu’il condamne son complice à être brûlé sur un lit de fer chauffé à rouge, et que les exécuteurs alimentent sans cesse le feu avec du bois, jusqu’à ce que le coupable soit brûlé[123]. Ces supplices paraissent nécessaires au législateur indien, parce que c’est de l’adultère que naît dans le monde le mélange des classes, et du mélange des castes provient la violation des devoirs, destructrice de la race humaine, qui cause la perte de l’univers[124].

Nous avons rapporté les belles paroles du Code sacré sur la bonne foi qui doit régner parmi les hommes ; mais la voix du législateur n’a pas été entendue. Si nous en croyons les voyageurs modernes, la moralité des Indiens est loin de ressembler au tableau idéal qu’en ont tracé les écrivains grecs Les peines horribles dont les lois de Manou frappent la fraude, prouvent que la bonne foi était aussi rare dans l’Inde ancienne que dans l’Inde moderne : L’orfèvre qui commet une fraude est coupé par morceaux avec des rasoirs[125].

Les supplices acquièrent, un degré inouï d’atrocité, quand il s’agit des plus simples offenses commises par un çûdra envers un membre d’une caste supérieure : l’insulte est punie  de la mutilation de la langue. Un stylet de fer, long de dix doigts, est  enfoncé tout brûlant dans la bouche de celui qui outrage un Dwidja[126] ; s’il a l’imprudence de donner un avis aux brahmanes relatif à leurs devoirs, on lui verse de l’huile bouillante dans la bouche et dans l’oreille[127].

La législation indienne a tout un système d’expiations pour les divers crimes. Les moyens d’expier les fautes sont aussi atroces que les peines. Celui qui a souillé l’épouse de son père doit s’étendre sur un lit de fer brûlant, et embrasser une image de femme rougie au feu ; ce n’est que par la mort qu’il peut être purifié[128]. Les supplices qui attendent le coupable dans les enfers sont plus horribles encore que ceux, qu’on lui inflige dans ce monde. Les détails affreux dans lesquels les Pourânas entrent à ce sujet, semblent prouver que si le législateur était cruel, c’est qu’au milieu de ce peuple aux mœurs si douces, des crimes atroces venaient épouvanter la société[129].

§ 6. Le Constitution brahmanique est-elle immuable ? Germe de progrès dans le dogme de l’incarnation.

Des peines barbares caractérisent un peuple chez lequel le sentiment de l’humanité ne s’est pas encore développé ; tels furent les Indiens. Malgré la douceur ou la mollesse de leurs mœurs, ils restèrent étrangers à la moralité et à l’humanité. L’institution des castes aggrava le mal, en inspirant aux hommes l’horreur et le dégoût pour leurs semblables. D’un autre côté, la conception de la vie, universellement reçue, était un obstacle invincible à la modification de celte organisation sociale. La place de chaque homme dans la société lui est assignée par Dieu ; cette classification est irrévocable. Le Créateur seul peut la changer par des renaissances successives de chaque individu, mais ces transformations particulières ne changent rien à l’ensemble de l’institution. Le dogme de la renaissance, qui contient en germe l’idée d’un développement progressif de l’homme et de l’humanité, conduisit dans l’Inde au maintien de l’organisation la plus immobile. C’est que la doctrine indienne était faussée par l’alliage d’un fatalisme aveugle. Ce fatalisme suit l’homme à travers toutes les transmigrations : Lorsque le souverain Maître a destiné d’abord tel ou tel être animé à une occupation quelconque, cet être l’accomplit de lui-même toutes les fois qu’il revient au monde. Quelle que soit la qualité qu’il lui ait donnée en partage au moment de la création, la méchanceté ou la bouté, la douceur ou la rudesse, la vertu ou le vice, la véracité ou la fausseté, cette qualité vient le retrouver spontanément dans les naissances qui suivent. De même que les saisons, dans leur retour périodique, reprennent naturellement leurs attributs spéciaux, de même les créatures animées reprennent les occupations qui leur sont propres[130].

Ainsi la division éternelle de la société en classes fondamentalement diverses, tel est le dernier mot dit : brahmanisme sur les destinées de l’humanité. C’est la négation la plus complète de l’unité des hommes en Dieu, et de leur marche progressive vers l’accomplissement de leur mission. Faut-il donc prononcer une condamnation, absolue sur le brahmanisme ? Ne s’y trouverait-il pas un germé d’une doctrine plus vraie ? N’y aurait-il pas eu une tentative pour constituer la société sur la base de l’unité et de l’égalité ? S’il n’est pas donné à l’homme d’apercevoir la vérité tout entière, l’erreur absolue est également impossible ; dans les doctrines les plus fausses, il y a un côté vrai ; la providence ouvre toujours aux hommes tin chemin qui les guide vers un meilleur avenir.

Benjamin Constant observe que le dogme des incarnations, qui forme l’essence du brahmanisme, est favorable à la marche progressive de la religion[131]. Lorsque la corruption et l’ignorance égarent l’homme, Dieu envoie une émanation de lui-même pour lui rouvrir la route des cieux. Cet acte d’une providence bienfaisante se renouvelle, toutes les fois que le monde en a besoin, et le monde, disent les Indiens, en a besoin sans cesse[132]. La croyance à des incarnations successives prépare l’imagination à contempler sais cessé de nouveaux prodiges et la raison à recevoir des doctrines nouvelles. Considéré philosophiquement, ce dogme est identique avec la doctrine du progrès : il en résulte que la religion n’est jamais fixée définitivement ; il reste toujours au delà de la loi présente la possibilité et l’espérance d’une loi meilleure[133]. Il y a une de ces révélations divines qui a profondément remué l’Inde. Bouddha a essayé de constituer l’Orient sur le principe de l’égalité, tentative glorieuse, bien qu’elle n’ait pas réussi complètement. Le Bouddhisme est la doctrine la plus avancée que le génie indien ait produite ; il mérite un examen spécial.

 

Note additive

Tableau de la Vie humaine d’après les Pourânas

Les Pourânas font un tableau épouvantable des misères de la vie humaine. Bhâgavata Pourâna, III, 31 : Lorsqu’en vertu des œuvres fatalement accomplies, l’homme vient reprendre un corps, il entre dans le sein de la femme, enfermé dans une goutte de semence humaine... Alors cet être dort dans le réceptacle ignoble des excréments et de l’urine, où naissent les hommes. Là ce corps si délicat est attaqué à chaque instant par les vers affamés, et les vives douleurs qu’il éprouve sans cesse le font tomber en défaillance. Sensible à la saveur piquante, âpre, chaude, salée, caustique, acide ou autre des aliments que prend sa mère et qu’il ne peut supporter, éprouvant des douleurs dans tous ses membres, enfermé dans la matrice, et entouré par les intestins, il est assis, la tête placée sur le ventre, le col et le dos courbés, incapable de remuer les membres, et comme un oiseau dans sa cage. Recouvrant alors, en vertu de sa destinée, le souvenir des actions qu’il a faites dans de nombreuses naissances, livré à un désespoir qui n’a pas de terme, comment pourrait-il trouver le bonheur ? A partir du septième mois, agité, malgré l’intelligence qu’il vient d’acquérir, par les souffles qui servirent à l’accouchement, il ne reste pas plus en repos que les vers dont il est le frère.

Suit la peinture de l’accouchement et de l’enfance : Poussé rapidement, la tête en bas, souffrant, il sort avec peine, privé de consolation et dépouillé de sa mémoire. Tombant à terre, au milieu du sang, il s’agite comme un ver, il pleure[134]... Nourri par une créature qui ne connaît pas ce que désire un autre qu’elle, quand on lui présente ce qu’il ne veut pas, il est incapable de le refuser. Étendu sur un lit malpropre et sali par la vermine, il ne peut ni se gratter le corps, ni se dresser, ni marcher, ni s’asseoir. Les taons, les moustiques, les punaises et les vers piquent, comme si c’était leur pâture, cet être dont la peau est si tendre, qui pleure...

La jeunesse est l’âge des passions aveugles. Animé par un orgueil et par un emportement qui croissent avec son corps, il lutte, emporté par la passion, contre ceux qui en sont également esclaves, jusqu’à se détruire lui-même. L’âme, ignorante et insensée, s’attache au corps ; elle y est enchaînée, et est rappelée de nouveau dans le monde, où elle partage les douleurs du corps.

Le Vishnou Pourâna[135] dépeint les infirmités de la vieillesse avec des couleurs que le dégoût de l’existence a seul pu fournir :

Les membres sont détendus, les articulations plient, le dos est courbé ; marcher, se lever, dormir, s’asseoir, rien ne se fait qu’avec effort et souffrance ; la figure est décharnée, la peau couvre à peine les veines et les nerfs ; l’oreille est sourde ; l’œil ne discernant plus rien, fixe le vide ; les narines sont bourrées de poil ; la bouche dégoutte de salive ; le vieillard est un objet de mépris pour ses domestiques, ses enfants, sa femme.

 

 

 



[1] Von Bohlen, Das alte Indien, T. I, p. 189 et suiv. — Benjamin Constant, De la Religion, VI, 5 (T. III, p. 94 et suiv.)

[2] Lassen (Indische Alterth., T. II, p. 3, note 2, et T. I, p. 413) dit que cette conception lugubre n’est pas celle des Indiens. D’après lui, la douceur du climat, la merveilleuse fertilité du sol devaient au contraire charmer l’existence ; de là ce sentiment profond des beautés de la création qui respire dans les premières productions de la littérature sanscrite ; la vie y paraît sous des couleurs agréables. Nous n’osons pas entrer en discussion avec le célèbre orientaliste sur le génie de l’Inde. Peut-être son observation ne porte-t-elle que sur l’époque primitive des Védas. Quant aux temps déjà anciens d’où date le code de Manou, et de la période des Purânas, les témoignages abondent de cette triste conception de la vie, que nous considérons comme un trait caractéristique de l’Inde (Voyez  la note à la fin du chapitre). Le dégoût de l’existence et l’amour de la nature se concilient du reste parfaitement. A l’appui de notre opinion nous citerons une remarque d’un écrivain qui a fait une étude spéciale des dispositions contemplatives de la race arienne. Voici comment Bœhinger (La Vie contemplative chez les Indous, p. 8 et suiv.) la caractérise : Comparé à d’autres nations, l’Indou est en général pensif, concentré en lui-même, il se complaît dans les extases de l’imagination, dans les méditations religieuses, dans les pratiques de la dévotion ; il est habitué à regarder la vie actuelle comme une douloureuse illusion, et le monde comme un lieu d’expiation et de souffrance.... Ce même esprit, porté aux méditations et aux pratiques dévotes, joint au climat particulier du pays, a donné aux Indiens un vif sentiment pour les beautés de la nature, sentiment qui leur fait aimer la solitude des montagnes et des forêts, où ils peuvent se livrer paisiblement aux délices de la contemplation.

[3] Lois de Manou, VI, 76-77.

[4] Jones, Works, T. XIII, p. 371. — Von Bohlen, Das alte Indien, T. I, p. 168. — Windischmann, Die Philosophie im Fortgang der Weltgeschichte, T. I, p. 1161 et suiv. Voyez la note à la fin du chapitre.

[5] C’est un bonheur pour, tous de quitter ce monde sans saveur, où l’on ne rencontre que naissance, vieillesse, maladies et chagrins. Hitopadésa, IV, 12, 87. Comparez la note à la fin du chapitre.

[6] C’est la promesse que les dieux font aux croyants, Dans le Bhagavad-Gitâ, Crichna dit à Ardjuna (VIII, I5, sqq. éd. Schlegel) : Me adito, novam genituram, doloris consortem, caducam, non subeunt magnanimi, ad perfectionem summam progressi. Usque ad Brachmanis cœleum omnes mundi sunt remeabiles ; me vero adito, nova genitura non datur.

Dans le Vishnu Purâna, le Dieu promet à Prahlada, son fidèle adorateur, comme suprême récompense, la libération de l’existence : Since thy heart is filled immovably with trust in me, thou shalt, through my blessing, attain freedom from existence (I, 20, p. 144, éd. Wilson).

[7] P. Leroux, dans l’Encyclopédie Nouvelle, au mot Brahmanisme (T. III, p. 66).

[8] Telle est l’opinion de Wilson (Vishnu Purâna Translated from the original sanscrit, Préface, p II). D’après Colebrooke, la religion des Védas consiste dans la croyance de Dieu.

[9] Burnouf, dans le Journal des Savants, 1840, p. 295-297. — Colebrooke, Asiat. Research., T. VIII, p. 869. Wilson, Vishnu Purâna, Préf., p. 1-4.

[10] Le sage acquiert le pouvoir de se mouvoir aussi vite que la pensée, de disparaître, de pénétrer dans le corps d’un autre, de toucher les objets éloignés (Bhâgavata Purâna, V, 5, 25.)

[11] Benfey, dans l’Encyclopédie d’Ersch, II, 17, p. 191 et suiv.

[12] Burnouf, Préface du Bhâgavata Purâna, p. 111, note.

[13] Le Bhâgavata Purâna déclare que la dévotion à Bhagavat est la vertu la plus importante (III, 25, 19 ; III, 25, 33, 44).

[14] Bhâgavata Purâna, IV, 23, 27 ; IV, 26, 59.

[15] Bhâgavata Purâna, V, 6, 17 : Le récit de la pure histoire de Bhagavat est fait pour effacer tous les péchés des hommes.

Ibid., VI, 2, 11 : Le coupable ne se purifie pas aussi sûrement par les vœux et par les autres actes de pénitence qu’ont indiqués les sages habiles dans le Véda, qu’il le fait en prononçant les syllabes du nom de Hari. Comparez VI, 2, 14.

Ibid., VI, 2, 19 : Le nom du Dieu dont la gloire est excellente, prononcé, même sans le savoir, consume la faute d’un homme, de même que le feu dévore le bois ; de même qu’un médicament très énergique, employé par hasard, n’en produit pas moins son effet, quoique celui qui le prend, en ignore la vertu.

Comparez sur la pratique de la dévotion, Bhâgavata Purâna, III, 25-32 ; VI, 2-3. Les autres Purânas contiennent la même doctrine. Voyez Vishnu Purâna, I, 13, p. 105 ; II, 5, p. 210 et note 13.

[16] Bhâgavata Purâna, VI, 18, 78.

[17] Colebrooke, Philosophie des Hindous, trad. par Pauthier, p. 145-1.46. — Von Bohlen, Das alte Indien, T. I, p. 286-290. Cantu, Hist. Univ., T. I, p. 276-279. Le suicide des veuves n’est pas prescrit par les Védas, il a une origine plus récente. Von Bohlen, ibid., p. 293-302.

[18] Reynaud, dans l’Encyclopédie Nouvelle, au mot Druidisme, T. IV, p. 408 bis et suiv.

[19] Mallet, Introduction à l’histoire du Danemark, ch. IX.

[20] Pott, dans l’Encyclopédie d’Ersch, IIe Sect., T. XVIII, p. 27.

[21] Benjamin Constant a écrit une belle page sur cette conception, différente de la vie des peuples du Nord et de ceux de l’Orient (De la Religion, IX, 7, T. IV, p. 81).

[22] Sur la philosophie des Indiens, voyez Colebrooke, Essais sur la philosophie des Hindous, trad. par Pauthier, 1883 ; Ritter, Geschichte der Philosophie alter Zeit, T. IV, p. 362-444.

[23] Le but avoué des trois écoles du Sânkhya, aussi bien que des autres systèmes indiens de philosophie, c’est d’enseigner les moyens par lesquels on peut atteindre à la béatitude éternelle après la mort, si ce n’est avant (Colebrooke, p. 8, 10).

Le but unique de la philosophie Védânta est d’enseigner une doctrine par laquelle on peut obtenir une exemption de la métempsycose, et de convaincre les esprits que cette grande fin doit être recherchée par les moyens qu’elle indique. Dans les aphorismes du Nyâya, le même but est proposé comme la récompense d’une connaissance parfaite de cette doctrine philosophique. Dans les systèmes du Sânkhya, il s’agit également d’éviter les peines futures. Colebrooke, p. 10. Comparez p. 53.

[24] La vraie connaissance, peut seule procurer la délivrance entière et permanente du mal ; les moyens temporels, qu’ils aient pour objet d’exciter ou d’adoucir les souffrances corporelles et mentales, sont insuffisantes ; les ressources spirituelles, de la religion pratique sont imparfaites, puisque le sacrifice, la plus efficace des observances religieuses, est accompagné du meurtre des animaux, et par conséquent n’est point innocent et pur, et que la récompense céleste des actions pieuses est passagère. C’est ainsi que Kapila s’explique sur ce point fondamental (Colebrooke, p. 11) ; les autres philosophes n’ont pas une doctrine différente de l’école du Sânkhya (Ibid., p. 91, 213).

[25] Burnouf, dans le Journal des Savants, 1832, p. 712 : Si Brahma est appelé unique, c’est qu’une seule âme, dans laquelle retourneront toutes les âmes individuelles, anime et soutient la nature. L’unité qu’on lui attribue est plutôt une notion de totalité dite celle d’une unité véritable. L’âme universelle est presque dans l’imagination d’un Indien, la somme des âmes individuelles qui en sont des parues détachées, lesquelles ne subsistent isolément que pendant la durée du corps mortel qui les enferme et les limite. La destinée de l’âme est de franchir ces barrières, même pendant cette vie et de s’unir par la pensée à l’âme du monde ; car l’âme individuelle n’est antre chose que l’âme universelle ; l’âme de l’homme est Dieu lui-même.

[26] La Mâyâ. Ce n’est rien de plus qu’un nom que la chose désignée par le nom de Terre (Bhâgavata Purâna, V, 12, 9). La réalité ne se trouve pas plus dans le monde que dans un songe où tout est vain (ibid., III, 27, 4). Cette demeure sans réalité, qu’on nomme le corps (ibid., V, 5, 90). L’existence et la non-existence, la vie et l’inertie sont autant de différences qu’a produites l’illusion (ibid., V, 12, 10).

[27] La poésie indienne abonde en images de la fragilité de l’existence humaine. La vie ressemble au tremblement de la vague agitée par le vent (Hotipadésa, III, 9, 140). Elle est vacillante comme l’image de la lune dans l’eau (ibid., IV, 13, 127) Le monde est un brouillard qui s’élève des sables du désert, et que les animaux prennent de loin pour l’eau (ibid., IV, 13, 128).

[28] Bhâgavata Purâna, IV, 20, 5.

[29] Lois de Manou, VI, 41. — Vishnu Purâna, IV, 2, p. 68.

[30] Niebuhr, Voyage en Arabie, T. II, p. 58 : Le jeune, les macérations et les mortifications de la chair des moines ne sont que des bagatelles en comparaison des pénitences que certains Indiens s’imposent.

[31] La science, les œuvres, les pratiques de la dévotion les rapprochaient de Dieu, mais ils ne gagnaient à cette supériorité qu’un orgueil insensé et le mépris des créatures inférieures (Windischmann, Die Philosophie im Fortgang der Weltgeschichte, p 831).

[32] Bhagavad-Gitâ, XII, 15-20. Cf. II, 55-60.

[33] Bhagavad-Gitâ, II, 58.

[34] Bhagavad-Gitâ, XIII, 9.

[35] Passage du Padma Purâna, cité par Burnouf, dans le Journal Asiatique, Ire série, T. VI, p. 98.

[36] Cette doctrine est prêchée dans l’Hitopadésa, comme une conséquence de la fragilité et du néant des choses humaines : La jeunesse, la beauté, la vie, la richesse, la domination, l’amour sont éphémères ; comment le sage s’y attacherait-il ? De même que des morceaux de bois se touchent un moment, puis sont emportés en sens divers sur l’immense Océan, de même les hommes ne se rencontrent que pour se séparer (Cette image est empruntée au Râmâyana II, 75, T. III, p. 413, éd de Serampore). Autant l’homme se crée de liens chers à son cœur, autant il se crée de sources de chagrin ; car nous ne pouvons rester réunis avec qui que ce soit, pas même avec notre corps ; l’union est le premier pas vers la division, de même que la naissance annonce l’inévitable mort. L’homme n’a donc rien de mieux à faire que d’éviter le commerce de ses semblables ; plus leur âme est noble, plus il doit les fuir, car plus les douleurs de la séparation seraient poignantes (Hitop. IV, 12, 65, 66, 69, 70, 72, 73, 76, 77). C’est la traduction à l’usage du commun des hommes de la Doctrine philosophique de l’Illusion.

[37] Mégasthène ap. Strabon, XV, p. 490, éd. Casaubon.

[38] De Maistre, Soirées de St. Pétersbourg, Ier Entretien.

[39] Lois de Manou, VII, 18, 20-24.

[40] Lois de Manou, VII, 3. — Cette idée, que la royauté, comme dépositaire de la force publique, est le lien de la société, est développée dans tout un chapitre du Râmâyana (II, 52, T. III, p. 96 et suiv., éd. de Serampore) : Dans les états, privés de rois, aucun homme n’est sûr de ce qu’il possède, pas même de son épouse ; ni enfants, ni femmes ne restent dans l’obéissance ; tout devient anarchie ; on ne trouve plus de vérité ; les brâhmanes eux-mêmes oublient leurs devoirs, et n’offrent plus de sacrifices ; les marchands ne peuvent fréquenter les grands chemins ; personne ne peut compter sur sa vie ; les hommes se dévorent les uns les autres commue les poissons dans la mer ; l’athéisme domine, la société tombe en dissolution.

[41] Dans le Bhâgavata Purâna, un solitaire adresse au roi ces paroles : Si tu n’allais pas, semblable au soleil, parcourant l’univers, monté sur ton char victorieux dont le bruit épouvante les coupables ; si tu n’allais pas, armé de ton arc fort et, retentissant, ébranlant la terre broyée sous les pas de tes bataillons ; et traînant à ta suite une armée immense, alors sans doute, toutes les digues qu’a élevées Bhagavat pour contenir les classes et les conditions seraient renversées, grand roi, par les brigands, et l’injustice ne ferait que s’accroître, entretenue par des hommes avides et sans frein ; oui, si tu t’endormais un instant, ce monde périrait livré en proie aux brigands (Bhâgavata Purâna, III, 21, 52-55).

[42] Lois de Manou, VII, 87-89.

[43] Bhâgavata Purâna, I, 8, 50.

[44] Lois de Manou, V, 98 : Celui qui meurt dans un combat, en remplissant le devoir d’un kchattriya, accomplit dans cet instant le sacrifice le plus méritoire, et la purification a lieu pour lui sur le champ.

[45] Bhâgavata Purâna, VI, 10, 32-33 : Il est en ce monde deux genres de mort glorieux et difficiles à obtenir : l’une est celle que trouve l’homme absorbé dans le Yoga, lorsque, ayant dompté sa respiration en méditant sur Brahma, il abandonne son corps ; l’autre est celle que le guerrier qui ne tourne pas le dos, rencontre au premier rang sur la couche des braves. La mort est l’inévitable partage de tout ce qui est né, et il n’existe en ce monde aucun moyen de s’en affranchir : la gloire et le séjour du ciel peuvent en être la récompense, quel est celui qui ne choisirait pas comme un bienfait un trépas honorable ? — Comparez Hitopadésa, III, 9, 145-146.

[46] Bhagavad-Gitâ, 24-47.

[47] Bhagavad-Gitâ, XI, 82-94.

[48] Bhâgavata Purâna, VI, 15, 6 : Incréé lui-même, le souverain des êtres créés conserve et détruit les unes par les autres, les créatures créées par lui et soumises à son empire ; c’est un jeu auquel il ne donne pas plus d’attention que ne ferait un enfant.

[49] Vishnu Purâna, III, 18, p. 342, 345.

[50] Les sectes de Vishnou et de Siva ont tant de mépris l’une pour l’autre, dit Sonnerat (Voyage aux Indes, Livre III, T. II, p. 18), qu’un Sivaïte qui prononce le nom de Vishnou, court aussitôt se purifier, dans le bain (Comparez Tavernier, Voyage des Indes, liv. I, ch. 16).

[51] Selon les Vichnouvistes, dit l’abbé Dubois, porter le lingam est le comble de l’abomination. Selon leurs antagonistes, quiconque porte le nahmam sera tourmenté en enfer avec une espèce de fourche de la forme de cet emblème. Ces prétentions réciproques entraînent souvent des altercations et des rixes violentes. Les nombreuses bandes vagabondes de religieux mendiants des deux sexes sont surtout promptes à les provoquer. On les voit former quelquefois des attroupements pour soutenir de part et d’autre l’excellence de leur culte ; et là s’accabler d’injures, vomir un torrent de blasphèmes et d’imprécations, les uns contre Vishnou, les autres contre Siva, puis terminer par en venir aux mains.

[52] En l’année 1760, il y eut une bataille en règle entre deux sectes, à la fête de Haridwara ; la secte des Bairagis (adorateurs de Vishnou) perdit 18.400 hommes (Ritter, Asien, T. II, p. 911-912). La fête célébrée en 1806, après la prise de possession des Anglais, est la première dans laquelle le sang n’ait pas coulé (Ritter, ibid.).

[53] L’histoire de Ceylan est remplie de guerres religieuses, de persécutions sanglantes. Voyez les annales sacrées, intitulées Mahavansi (Ritter en a donné une analyse. Asien, T. IV, 2e sect., p. 236 et suiv.).

[54] Voyez plus bas, ch. V, § 1, n° 1,

[55] Indra est le roi du ciel.

[56] Agni est le dieu du feu (agni, ignis).

[57] Nève, Essai sur le mythe des Ribhavas, p. 119-1Z1.

[58] Nève, Essai sur le mythe des Rhibavas, p. 124-125. — Roth, Zur Literatur und Geschichte des Weda, p. 101, 105 et suiv.

[59] Voltaire (Fragments historiques sur l’Inde, art. VI) dit que toute la grandeur et toute la misère de l’esprit humain s’est déployée dans les anciens brâhmanes.

[60] Megasthen. ap. Strabon, XV, p. 487,488, éd. Casaubon. — Arrien, Ind., c. 12, 9. — Ælien, V. H., II, 31.

[61] Διά δικειότητα, Arrien, Ind., 9.

[62] B. Constant, De la Religion, VI, 8 (T. III, p. 154 et suiv.).

[63] Nous empruntons ces appréciations à M. Nève, Études sur les hymnes du Rig-Véda, p. 87 et suiv.

[64] De d’art dramatique chez les Indous (Revue Britannique, 1884, août, d’après Wilson).

[65] Lois de Manou, V, 45.

[66] Lois de Manou, VI, 39, 40. — Bhagarad-Gitâ, XI, 55 ; XII, 13 ; XVI, 1, 2 et passim. — Vishnu Purâna, III, 8, p. 291.

[67] Celui qui renonce au monde, le Solitaire.

[68] Lois de Manou, VI, 88.

[69] Lois de Manou, V, 48, 49.

[70] Dans les poèmes épiques, les sages solitaires sont représentés entourés de bêtes fauves et d’oiseaux (Râmâyana, II, 42. T. II, p. 502, édit. de Serampore). Ce trait caractéristique des mœurs indiennes est relevé dans un des beaux passages de Sacontala. Le roi Duchmanta dit qu’il aurait reconnu l’habitation de quelque pieux solitaire, quand même il n’en aurait pas été averti. Sur la demande de son compagnon, à quels signes il s’en aperçoit, Duthmanta répond : Ne les observes-tu pas ? Vois sous ces arbres les grains nombreux parsemés sur la terre, dont les perruches timides nourrissent dans, leurs aida suspendus leur petits qui a ne sont encore couverts que d’un léger duvet... Considère ces jeunes faons qui, accoutumés à la voix de l’homme et pleins de confiance, bondissent sur ces prairies sans s’éloigner à notre approche... Regarde ces chevreuils qui paissent sans crainte devant ce jardin où l’on aperçoit des monceaux d’herbes servant aux sacrifices....

[71] Râmâyana, III, 86, T. III, p. 281, éd. Serampore.

[72] Niebuhr, Voyage en Arabie, T. II, p. 19, 10.

[73] Vishnu Purâna, III, 8, p. 291 (trad. de Wilson).

Nalus, Mahâbhârati Episodium, XVII, 44 : Benignitas est summum officium.

[74] Vishnu Purâna, III, 8, p. 291. Comparez Hitopadésa, I, 6, 141.

[75] Lois de Manou, V, 46.

[76] Bhâgavata Purâna, V, 18, 9.

[77] Asiatic Researches, T. IV, p. 167.

[78] Hitopadésa, I, 4, 52. Comparez I, 4, 55.

[79] Bhâgavata Purâna, IV, 8, 40.

[80] Bhâgavata Purâna, IV, 8, 17. Comparez VI, 10, 9 : Voici l’immuable devoir que respectent ceux que célèbrent les chants sacrés, c’est qu’ils souffrent ou se réjouissent suivant que les êtres éprouvent de la douleur ou de la joie. — Le principe de la solidarité se montre aussi vaguement dans quelques systèmes philosophiques (Colebrooke, Philosophie des Indous, p. 182 et suiv., traduction de Pauthier).

[81] Hitopadésa, I, 7, 183.

[82] Lois de Manou, II, 161. Comparez Vishnu Purâna, III, 8, p. 291. Parmi les devoirs généraux de toutes les castes figurent : Tenderness towards all creatures, patience, humility, gentleness of speech, friendliness.

[83] Lois de Manou, IV, 226.

[84] Bhâgavata Purâna, VI, 4, 12.

[85] Hitopadésa, I, 7, 184.

[86] Hitopadésa, I, 7, 184.

[87] Bhâgavata Purâna, IV, 16, 16.

[88] Raynal, Histoire philosophique des Indes, Livre I, art. 8 : Brama est l’intime du Musulman et l’ami de l’Indien, le Compagnon du Chrétien et le confident du Juif. Les hommes qu’il a doués d’une âme élevée, ne voient dans les contrariétés des sectes et la diversité des cultes religieux, qu’un des effets de la richesse qu’il a déployée dans l’œuvre de la création (T. I, p. 43).

[89] Von Bohlen, Das alte Indien, T. I, p. 8613. — Comparez Benjamin Constant, De la Religion, IV, 2 (T. II, p. 112 et note 2).

[90] Benjamin Constant, De la Religion, IX, 8, XII, 11. — Raumer, Vorlesungen über alte Geschichte, IIe leçon (T. I, p. 55).

[91] Lois de Manou, II, 161.

[92] Lois de Manou, IV, 171, 172.

[93] Lois de Manou, IV, 286. Autant le législateur flétrit le mensonge, autant le Râmâyana exalte là vérité. Rama rappelle la parole du sage, disant qu’un millier d’aschwa-médhas (sacrifices du cheval, le plus puissant des sacrifices, d’après la mythologie indienne), ont été mis en balance avec une parole vraie et une parole vraie l’a emporté sur mille aschwa-médhas. Pour cette raison, l’homme juste préfère la vérité à la vie ; la vérité est la plus grande des puissances. La vérité a produit la lune, de la lune est sorti Brahma, de Brahma l’eau, de l’eau le feu, du feu la terre, de la terre toutes les créatures. Le soleil réchauffe par le moyen de la vérité, la lune rafraîchit parle moyen de la vérité, la vérité a produit les trois mondes (Râmâyana, II, 47, T. III, p. 82, éd. de Serampore). Comparez ibid., II, 66, p. 447 : La vérité, c’est Dieu lui-même dans l’univers.

[94] Lois de Manou, VII, 53.

[95] Lois de Manou, VI, 43-45, 47-49.

[96] Bhâgavata Purâna, III, 28, 55. Comparez III, 25, 20 : Les usages savent que l’attachement aux choses est la chaîne indestructible de l’âme ; mais cet attachement même, quand il se porte sur les hommes vertueux, est un moyen infaillible de salut.

[97] Hitopadésa, I, 1, 88.

[98] Robertson, Recherches historiques sur l’Inde ancienne.

[99] Épictète égale l’homme à Dieu (Dissert., I, 18, 26).

[100] Hitopadésa, I, 6, 141.

[101] Bhâgavata Purâna, V, 18 ; 15 : Les héros qui ont triomphé jusqu’aux limites marquées par les éléphants des quatre points de l’espace, et en qui la prétention de posséder la terre allume la passion de la haine, doivent dominer sur le champ de bataille, mais ils ne parviennent pas au lieu qu’atteint celui qui, renonçant au sceptre, est exempt de cette passion.

[102] Vishnu Purâna, IV, 24, p. 487-489, éd. Wilson.

[103] Ce passage du Vishnu Purâna rappelle les vers célèbres de Juvénal sur Annibal :

I, demens, et sævas curre per Alpes

Ut pueris placeas, et declamatio fias

Comparez Tome III, p. 391 et suiv.

[104] Comparez Vishnu Purâna, VI, 7, p. 649 : Ceux-là seuls qui manquent de sagesse, dont les esprits sont troublés par l’égoïsme, qui sont enivrés du breuvage enivrant de leur vanité, désirent des royaumes.

[105] La ressemblance a fait illusion aux premiers savants qui se sont occupés de l’Inde. : Anquetil n’hésite pas à attribuer aux brâhmanes les sentiments de fraternité et de charité qui distinguent le Christianisme : Inde et Christiano idem hominis cujuslibet amor præscribitur, ut pariter, primi Entis filiis, ejus providentia gubernantis, unam, familiam formantibus, ad illud perventuris. Verum et sublime generalis concordiæ, dilectionis incitamentum (Oupnékhat, T. II, p. 659).

[106] Hitopadésa, introduction, n° 32.

[107] Hitopadésa, Introd., n° 33.

[108] Hitopadésa, Introd., n° 28, 26. Comparez Râmâyana, I, 58, 22 (éd. Schleg.).

[109] Lassen, Indische Alterthumskunde, T. II, p. 11, 12.

[110] Hegel, Philosophie der Geschichte, p. 194 (2e édit.). — Tavernier (Voyage des Indes, livre III, ch. 8) faisait déjà ce reproche aux Indiens : Ils ont scrupule de tuer un serpent, et même une punaise, et ils tiennent pour une action de grand mérite de faire mourir dans le feu une femme vivante avec le corps de son mari défunt.

Niebuhr dit dans son Voyage en Arabie (T. II, p. 57 de la trad. fr.) : Autant que je le sache, les Indiens n’ont pas d’hôpital à Surât pour les hommes ; mais un grand hôpital pour des animaux.

[111] Râmâyana, II, 26 (éd. Serampore, T. II, p. 322) : All my wealth is for the brahmans. — Ibid., II, 27, p. 324 : Rama having given much wealth to the brahmans. — Ibid., II, 62, T. III, p. 318 : The prince gave wealth, jewels and food in abundance to the brahmans, etc.

[112] Tous ceux qui adoptèrent cette religion, dit Voltaire, crurent voir les âmes de leurs parents dans tous les hommes qui les environnent ; ils se crurent tous frères, pères, mères, enfants les uns des autres ; cette idée inspirait nécessairement une charité universelle, on tremblait de blesser un être qui était de la famille (Philosophie de l’histoire, chap. de l’Inde).

[113] Voltaire, Philosophie de l’histoire, Inde.

[114] Lassen, Indische Alterth., T. I, p. 411.

[115] Herder, Ideen zür Philosophie der Geschichte, VI, 9. — B. Constant, De la Religion, IV, 2.

[116] Les Indiens, dit un écrivain italien qui a habité l’Inde, sont un peuple pacifique, doux et humain, mais c’est une race d’hommes extrêmement indolents. Ce défaut d’énergie se manifeste jusque dans les travaux ordinaires de la vie, ils travaillent avec beaucoup d’adresse, mais ils se servent des plus légers instruments ; quand il faut faire le moindre effort, ils prennent un aide (Leopoldo Sebastiani, Storia Universale dell’ Indostan, p. 29).

Le missionnaire, Paullinus a S. Bartholomaeo compare les Indiens atteints de maladie à des poules malades : Infirmæ gallinæ instar plerosque anima et sensu dejici vidi, et multos alios subacto jam per vim morbi corpore, sine ullo fere in facie mortis indicio tranquillos et pacatos obite (Systema brahmanicum, p., 154). L’Européen lutte contre la mort, l’Indien se laisse mourir ; où est le véritable courage, chez l’Indien ou l’Européen ?

[117] Voltaire dit que la religion et le climat rendirent les Indiens entièrement semblables à ces animaux paisibles que nous élevons dans nos bergeries et dans nos colombiers pour les égorger à notre plaisir : toutes les nations farouches qui descendirent du Caucase, du Taurus et de l’Imaüs pour subjuguer les habitants des bords de l’Indus, de l’Hydaspe, du Gange, les asservirent en se montrant (Philosophie de l’histoire, Inde). Ces généralités, appliquées à un pays aussi étendu que l’Inde, souffrent évidemment des exceptions ; il y a des tribus indiennes qui se sont distinguées par leur indomptable courage (Von Bohlen, Das alte Indiens, T. I, p. 52-54). Mais il n’est pas moins vrai, comme le dit Montesquieu (De l’Esprit des Lois, XV, 8), que les enfants mêmes des Européens, nés aux Indes, perdent le courage de leur climat ; jusqu’aux Persans qui s’y établissent prennent à la troisième génération la nonchalance indienne.

Warren (L’Inde anglaise en 1841, IIe Partie, ch. IX) dit qu’il y a dans toute la nature des Indous, dans leurs manières, leurs discours, une timidité, une mollesse, dont on est aussitôt frappé : En voyant ces jambes de fuseaux et ces bras étiques, sans aucun développement musculaire, on conçoit qu’ils doivent répugner à toute lutte corps à corps avec les hommes de race européenne.

[118] De l’Esprit des Lois, XIV, 15. — Comparez Raynal, Histoire philosophique des deux Indes, Livre I, § 8 (T. I, p. 40) : Le spectacle continuel de toutes les fureurs de la guerre, de tous les excès et de tous les vices dont la nature humaine est capable, n’a pu corrompre son caractère doux, humain, timide, rien n’a pu familiariser un indien avec la vue du sang... il n’a que les vices de la faiblesse.

[119] Strabon, lib. XV, p. 488 (éd. Casaubon).

[120] Lois de Manou, VIII, 124, 125.

[121] Lois de Manou, VIII, 334.

[122] Lois de Manou, IX, 276.

[123] Lois de Manou, VIII, 371, 372.

[124] Lois de Manou, VIII, 353.

[125] Lois de Manou, IX, 192.

[126] On appelle Dwidjas les membres des trois premières castes, investis du cordon sacré (Lois de Manou, II, 169, 170).

[127] Lois de Manou, VIII, 270-272. Quand le législateur puni, le simple conseil comme un crime, on ne doit plus s’étonner de le voir prodiguer les supplices pour des actes qu’on a honte de rapporter : le fait de prendre place â coté d’un homme appartenant à une caste supérieure, le fait de lâcher un vent en face d’un brâhmane (Lois de Manou, VIII, 279-283), etc.

[128] Lois de Manou, XI, 103. Comparez Ibid., 104.

[129] Ceux qui en ce monde sacrifient des victimes humaines, et les femmes qui dévorent les hommes immolés en sacrifice, sont, dans la demeure de Yama (aux enfers), tourmentés par leurs victimes qui en leur coupant les membres à coups de hache ainsi que des bouchers, boivent leur sang, puis dansent et chantent pleins joie, comme faisaient sur la terre ces cannibales (Bhâgavata Purâna, V, 26, 31). Ceux qui, après avoir entraîné des innocents, par des paroles de confiance, dans un lieu désert, les empalent pleins de vie sur des pieux, se faisant un plaisir de les torturer, sont condamnés après leur mort au pal et aux autres supplices de Yama (Ibid., V, 26, 32).

[130] Lois de Manou, I, 28-30. Comparez Vishnu Purâna, Translated by Wilson, I, 8, p. 48. Les Indiens admettent des créations successives, mais elles se reproduisent identiquement.

[131] De la Religion, VI, 5 et 6 (T. III, p. 84, 168-170).

[132] Bhagavad Gîtâ, IV, 7-9 (éd. Schleg.) : Quandocunque pietatis languor exsistit et incrementum impietatis, tunc memet ipsum procreo. Ad defensionem bonorum et ad eversionem secleratorum, pietatis stabiliendæ gratia, nascor per singula sæcula.

[133] Böttiger, Kunstmythologie, T. I, p. 161 : Durch die Lehre von den Inkarnationen der Gottheiten in Indien wird der Begriffe iner beilbringenden Menschwerdung schon früh vorbereitet.

Il y a du reste des différences essentielles entre l’idée indienne de l’incarnation et le dogme chrétien. Gorresio, l’élégant traducteur du Râmâyana, les a relevées (T. I, note 84, p. 419-424). Elles tiennent au panthéisme qu’on trouve toujours dans les conceptions de l’Inde, et qui est étranger aux croyances de l’Occident.

[134] Le Vishnu Purâna (VI, 8, p. 628 et. suiv.) renchérit encore sur ce tableau : La figure de l’enfant est souillée d’excréments, de sang, le travail de l’accouchement lui inflige des tortures dans chaque membre, comme s’il était percé d’épines, ou déchiré avec une scie.

[135] Vishnu Purâna, VI, 5, p. 628 et suiv. (translated by Wilson).