Texte mis en page par Marc Szwajcer
CONCLUSIONSur Robert il est impossible de formuler aucune opinion, tant sa carrière a été promptement brisée. Nous nous bornerons à enregistrer qu'après avoir été très sévèrement jugé par ses contemporains, il est devenu un héros épique sous le nom de Robert de Montdidier[1]. Les appréciations qu'on a formulées au sujet de Raoul ne sont pas toutes concordantes. Pour les uns c'est un usurpateur, et par suite l'universalité de ses actes est comprise dans la même réprobation générale. Pour les autres, au contraire, ses qualités personnelles en font une figure sympathique à tous les égards. Il est incontestable que sa valeur militaire suffit à le mettre hors de pair. Dans les nombreuses luttes qu'il eut à soutenir, il paya toujours de sa personne, et il fut grièvement blessé en combattant les Normands. Il semble même, à dire vrai, que son audace soit allée souvent jusqu'à la témérité, et que son instinct guerrier une fois déchaîné ne fût pas exempt d'une certaine cruauté. S'il se montra d'une bravoure accomplie en un siècle où la vaillance était la première des vertus, il n'en posséda pas moins à un haut degré les qualités nécessaires pour gouverner. Il était versé dans les lettres[2]. Les chroniqueurs contemporains ont loué sa dévotion et sa générosité envers les églises, ce qui, sous la plume d'écrivains ecclésiastiques, signifie qu'il sut faire des largesses utiles à son influence et comprit les nécessités matérielles de son temps. Les abbayes de Sainte Colombe de Sens et de Saint-Germain d'Auxerre, dont il était avoué, les églises d'Autun, d'Auxerre[3] et d'Orléans[4], les abbayes de Saint-Martin de Tours[5], de Saint-Benoît-sur-Loire[6], de Tulle[7] et de Cluny[8] furent comblées de ses dons. Il se montra toujours protecteur de la justice et de l'ordre, suivant les traditions de son père Richard, qu'on a précisément surnommé le « Justicier »[9]. Aussi est-ce à lui que s'adressa le pape Jean X pour faire restituer à l'abbaye de Cluny les domaines occupés par Guy, abbé de Gigny, en violation du testament de Bernon[10]. Toujours prêt à combattre contre des difficultés sans cesse renaissantes, il déploya une admirable activité, pendant les douze années que dura son règne. Sa fermeté, sa constance et aussi son savoir-faire se trouvent amplement décelés par les circonstances de sa vie. Il est loin d'égaler le politique sans scrupule qu'est Herbert de Vermandois; mais il sait se tracer une ligne de conduite et exécuter, malgré les obstacles, un plan arrêté à l'avance. La manière dont il se servit de son frère Boson, en Lorraine et en Provence, et les phases diverses de sa lutte contre Herbert, admirablement menée après quelques hésitations au début, en apportent la démonstration la plus limpide. On a très justement mis en parallèle Raoul avec ses contemporains, les souverains allemands Conrad de Franconie et Henri de Saxe, et on a observé que la comparaison ne lui était en rien défavorable[11]. S'il fut moins heureux que le second, dont le fils Otton le Grand put recueillir l'héritage et l'accroître, du moins arriva-t-il à faire reconnaître partout sa souveraineté, ce à quoi le premier ne put jamais parvenir. L'œuvre de Raoul fut difficile principalement à cause du régime social de son royaume, où la féodalité en se constituant avait déterminé l'anarchie. Les intérêts particularistes des seigneurs, opposés les uns aux autres, rendaient extrêmement ingrate la tâche d'un roi féodal, dont l'autorité dépendait du concours des grands vassaux. La soif d'accroissement d'Herbert de Vermandois amena sa rupture avec Raoul. Le fils de Robert Ier, Hugues, fut d'abord entraîné par lui contre un suzerain trop peu docile qu'il regretta naturellement très vite de s'être donné; il ne se rapprocha de Raoul que lorsqu'il le vit suffisamment affaibli et qu'Herbert devint dangereux pour lui-même. Les grands avaient espéré, en créant roi le duc de Bourgogne, régner à sa place et s'en servir comme d'auxiliaire contre les Normands, et ils se heurtèrent à la volonté d'un homme autoritaire et actif qui entendait gouverner autrement que de nom. Ils s'aperçurent qu'ils s'étaient donné un maître et ils éprouvèrent bien vite que le pouvoir royal entre les mains d'un roi élu par eux était devenu plus fort qu'entre celles d'un dynaste affaibli. Toutefois à un point de vue plus élevé, le choix de Raoul avait été excellent au moment où s'ouvraient les successions de Lorraine et de Provence, puisqu'il était allié aux familles royales de ces pays, que son frère Boson y était possessionné et épousa même la petite-fille de Lothaire II de Lorraine, nièce d’Hugues de Provence. La difficulté de la tâche de Raoul était encore accrue par la rivalité du roi de Germanie en Lorraine. Celui-ci avait affaire à une féodalité moins développée et, partant, plus aisée à dominer. En dehors des grands feudataires laïques et ecclésiastiques, il ne semble pas qu'il y ait eu alors en Germanie le même esprit d'indépendance dans cette classe turbulente des comtes et vicomtes désireux de s'accroître, qui empêcha même un moment Raoul d'être assuré de la soumission de son propre duché. Il est vrai que pour satisfaire les goûts belliqueux et les appétits insatiables de tous ces féodaux, Raoul ne disposait pas, comme Henri l'Oiseleur, de nouveaux territoires conquis sur les Slaves. Il n'avait que les rares débris d'un domaine royal tellement ébréché par ses prédécesseurs qu'il comprit la nécessité de le sauvegarder à tout prix. C'était la troisième fois qu'un roi désigné par une élection véritable parvenait au trône de France. Cette royauté féodale naissante nous est en somme très mal connue, faute de documents. Il semble qu'elle puisse être ainsi définie: un suzerain choisi par l'élection des grands et consacré par l'onction religieuse, qui est le seigneur des seigneurs et dont tous les sujets sont considérés comme les vassaux. Elle paraît dépouillée de presque toutes les prérogatives de la souveraineté. Les mesures générales prises par le roi, levées d'hommes ou d'argent, ont un caractère exceptionnel et transitoire. Il n'y a plus d'armée royale, plus d'impôts, plus de dîmes, plus de justice royale. Nous assistons à l'abandon successif du droit régalien de battre monnaie en faveur des grands feudataires laïques et ecclésiastiques. Enfin il n'existe plus de législation royale édictée par des capitulaires: depuis Carloman, on trouve trace uniquement de mesures d'ordre privé, prises par de simples diplômes. Néanmoins telle était la force des souvenirs récents de la puissance d'un Charlemagne ou d'un Charles le Chauve, que le principe de l'unité monarchique, contrepoids nécessaire au morcellement féodal, prévalut sur le système des anciens partages germaniques, dont Louis le Bègue avait encore fait l'application. Cette royauté apparaissait comme un élément stable, dans l'anarchie issue de la décomposition d'un ancien organisme en ruines et conséquence naturelle des nouveaux phénomènes sociaux[12]. Des bords de l'Escaut jusqu'en Navarre, Raoul parvint à faire reconnaître sa suzeraineté, grâce â son habile politique et à son ascendant moral, fruit de ses victoires sur les Normands qu'il tailla en pièces en de rudes batailles, à Chalmont, Estresse, Eu et Fauquembergue. Il donnait des actes relatifs au comté de Tournai[13], et le seigneur gascon Loup Aznar qui vint lui prêter hommage, du fond de la Gascogne, sur sa « rossinante » était, semble-t-il, le propre beau-père de Sanche-Garcie[14]. Enfin des monnaies au nom de Raoul étaient frappées notamment à Angoulême, Beauvais, Bourges, Château Gaillard, Château-Landon, Châteaubleau, Châteaudun, Chartres, Compiègne, Dreux, Etampes, Langres, Laon, au Mans, au Puy, à Meaux, Nogent, Nevers, Orléans, Paris, Poissy, Saint-Denis, Sens, Soissons, peut-être à Lyon[15]. Le passage de Raoul au pouvoir eut cependant, on ne peut le nier, deux résultats fâcheux: la perte de la Lorraine et la reprise des hostilités par les Normands. S'il réussit à forcer ces derniers à la paix, et s'il parvint à étendre sa suzeraineté sur le Viennois, Raoul ne rentra néanmoins en possession de la Lorraine que temporairement et ne fut jamais reconnu dans la Marche d'Espagne[16]. Ainsi la France se trouva amoindrie, en passant des mains du Carolingien réputé « simple », en celles d'un roi féodal choisi par les grands à cause de ses brillantes qualités et de sa redoutable puissance matérielle. La cause en remonte principalement, il convient de le reconnaître, aux perpétuelles intrigues des grands eux-mêmes, surtout à celles d'Herbert de Vermandois, homme néfaste qui, toute sa vie, fut le mauvais génie de son pays et qui assume, en grande partie, devant l'histoire, la responsabilité d'avoir rendu impossible une domination française durable en Lorraine ou en Provence[17]. |
[1] F. Lot, Études sur le règne d’Hugues Capet, p. 305, 307 et 327.
[2] Richer (I, 47): « virum strenuum et litteris liberalibus non mediocriter instructum ».
[3] Gesta pontificum Autissiodor., c. 41 et 43 (Bibl. hist. de l'Yonne, I, p. 362, 378 et 379).
[4] Diplôme royal perdu mentionné dans une bulle de Léon VII du 9 janvier 938. Jaffé-Löwenfeld, Regesta pontif. roman., n° 3607.
[5] Bibl. nat., Coll. Baluze, vol. 390, n° 508. Cf. Mabille, La pancarte noire de Saint-Martin de Tours, n° VI (136).
[6] Vita S. Odonis, I. III, c. 8: « Per illud tempus vir Elisiardus, qui tune erat comes illustris nunc vero in monastico degit habitu, audiens infamiam horum monachorum, proedictam abbatiam a Rodulfo rege petiit et accepit, acceptamque patri nostro tradidit » (Mabillon, Acta SS. ord. S. Bened., saec. V, p. 182). D'après Aimoin, De miraculis S. Benedicti, II, c. III (éd. de Certain, p. 100), Raoul tua même de sa main l'usurpateur d'un domaine (Dyé, dans l'Yonne, arr. de Tonnerre) dépendant de l'abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire.
[7] Recueil des historiens de France, IX, 578 (diplôme de Raoul faisant allusion à un autre diplôme aujourd'hui perdu).
[8] Bruel, Recueil des chartes de Cluny, I, loc. cit., et n° 408 (charte des moines de Cluny faisant allusion à un diplôme de Raoul qui semble perdu).
[9] Chron. S. Benigni Divion.: « Et hoc post mortem Richardi ducis qui ab executione justitiae cognomen accepit » (éd. Bougaud et Garnier, p. 280).
[10] Jaffé-Löwenfeld, Regesta, n° 3578; Recueil des historiens de France, IX, 217 et 718; cf. E. Sackur, Die Cluniacenser, p. 67.
[11] Lippert, p. 99.
[12] C. Rayel, C. Plister et A. Kleinclausz, Le christianisme, Les Barbares, Mérovingiens et Carolingiens (t. III de Lavisse, Hist. de France, Paris, 1903, in-8), p. 121 et 437-438; P. Viollet, Hist. des instit. polit. et admin. de la France, II, p. 22; Fustel de Coulanges, Hist. des instit. pol. de l'anc. France. Les transformations de la royauté pendant l'époque carolingienne, pp. 697-698. Sur la royauté féodale constituée, Voyez Pfister, Robert le Pieux, p. 86-179, et A. Luchaire, Hist. des instit. monarchiques, 2e éd., 1, p. 84, 43 et suiv., Manuel des instit. franç., p. 457; Glasson, Hist. du droit et des instit. de la France IV, p. 487 et suiv., V, p. 282; Esmein, Cours élém. d'hist. du droit français, p. 484.
[13] Wauters, Tabl. chronol. des chartes et diplômes impr. concernant l'hist. de la Belgique, t. 1, p. 338.
[14] J.-F. Bladé, Origine du duché de Gascogne (Agen, 1897, in-8), p. 37.
[15] Gariel, Les monnaies royales de France sous la race carlovingienne (Strasbourg, 1883, in-4.) p. 299 et suiv.
[16] Marca Hispanica, col. 386, et Append., col. 846-847.Le seul acte où le nom de Raoul apparaisse, concerne le Roussillon: il est tiré du cartulaire d'Elne (loc. cit., no LXXII). Chron. Barcinonense (Marca Hisp., Append., col. 738): « Karolus rex postobitum Odonis XXIII annos, III menses. Post cujus obitum non habueruntregem per annos octo. » (Voyez aussi Espana sagrada, t. XXIX, p. 199, et XLIII, p. 125 et 400, no XVII: Charte du comte d'Urgel Suniaire, datée de 934, sixième année après la mort du roi Charles); Bofarull y Mascaro, Los condes de Barcelona rindicados, t. 1 (Barcelone, 1836, in-8) p. 49. Eckel (p. 147) a montré par les dates du Cartulaire d'Elne que Raoul ne fut reconnu en Roussillon qu'en 932 et que l'on comptait ses années de règne à partir de la mort de Charles le Simple (929).
[17] M. Flach, dans Les origines de l'ancienne France, t. III (Paris, 1904), p. 397, a très exactement caractérisé la politique d'Herbert II.