MADAME MÈRE (NAPOLEONIS MATER)

 

1834.

 

 

Madame, acclimatée à Rome depuis 1815, ne peut s'exiler ailleurs. — Son fils aîné, pour se rapprocher d'elle, quitte l'Amérique et s'arrête en Angleterre. — Il écrit au secrétaire de Madame, pour l'héritage du fils de l'empereur. — Lettre de madame Ramolino. — L'ex-reine Catherine se fixe à Florence. — Nouvelle lettre de l'ex-roi Joseph à sa mère sur le testament de l'empereur. — Visite du poète Méry à Madame et son attachant récit. — Le jeune Fritz Bacciochi est tué dans une chute de cheval. — Lettre mémorable dictée par Madame à mademoiselle Mellini pour M. Sapey, ami de la famille. — Deux lettres du comte de Survilliers. — Madame refusant toute visite des étrangers, reçoit avec une extrême bonté celle du baron Larrey, accompagné de son fils. — Dispositions de Madame pour la maison d'Ajaccio.

 

Le séjour prolongé de Madame Mère à Rome, depuis les derniers mois de 1815, s'était transformé, par toutes ses souffrances, en un exil rigoureux. Elle eût voulu s'y soustraire, en changeant de résidence, dût-elle, malgré son grand âge et ses infirmités, entreprendre le voyage d'Amérique, pour se rapprocher de son fils aîné. Une lettre de Madame lui en avait exprimé le désir, mais le comte de Survilliers l'avait dissuadée d'un projet aussi peu réalisable. Son Altesse n'oubliait pas l'accueil touchant reçu par elle, à Rome, de la part de S. S. le pape Pie VII et de ses deux successeurs au trône pontifical. Elle savait combien la population montrait d'égards à la mère du martyr de Sainte-Hélène. De telles raisons retinrent Madame à sa résidence. Elle y était respectée par la foule, veillant, les jours de fête, au repos de celle qui, après avoir été la mère des rois, restait la mère des pauvres.

Dans cette situation, le fils aîné de Madame avait quitté les États-Unis pour se rendre en Angleterre, avec l'espoir de parvenir en Italie et de séjourner à Rome. Mais la permission lui en étant refusée, le comte de Survilliers dut s'arrêter à Londres. Il écrit de là, dès le 20 janvier[1], à sa mère et à son oncle, que si Madame persistait à s'éloigner, elle ferait bien de s'établir à Lyon, de préférence à tout autre lieu. Ce conseil pouvait être donné par le cardinal, ancien archevêque de cette ville, mais il ne devait pas prévaloir contre la résolution de Madame de ne plus quitter Rome.

Une autre lettre du comte de Survilliers à M. Robaglia, secrétaire de Madame, est datée de Londres, 27 janvier 1834[2].

Monsieur, Je m'en rapporte à vous, pour bien expliquer ma position à maman et à mon oncle le cardinal. Si je n'ai pas fait parler davantage de moi, par des publications, dans ce pays libre, c'est par ménagement pour les intérêts actuels des miens, et aussi par le culte que je conserve pour la mémoire de l'empereur etc.

Je voudrais parvenir à revoir maman, Julie et le cardinal, avant de retourner en Amérique où j'ai, aujourd'hui, plus d'amis qu'en Europe, etc.

Le secrétaire de Madame Mère au duc de Padoue[3].

Rome, 10 février 1834.

Monsieur le duc,

J'ai rendu compte à Madame de tout ce dont vous m'avez chargé pour elle ; je l'ai mise au courant des affaires qu'elle vous a confiées et des difficultés que vous avez rencontrées ou que vous rencontrez encore, pour réunir tout ce que l'empereur destinait au roi de Rome et dont il avait fait dépositaires les généraux Bertrand et Montholon et MM. Marchand, Saint-Denis et Noverraz.

Son Altesse, qui connaît tout votre attachement pour elle et pour sa famille, était convaincue d'avance qu'elle ne pouvait pas mieux placer sa confiance qu'en vous, dont le caractère ne s'est jamais démenti et qui êtes toujours resté fidèle à la mémoire de l'empereur. Elle me charge de vous en exprimer toute sa reconnaissance et de vous dire que sa confiance en vous est sans bornes et qu'elle est persuadée que tout ce que vous ne ferez pas dans ses intérêts, ne sera pas faisable.

Madame voulant vous donner un témoignage de l'attachement qu'elle vous porte, reconnaître votre noble caractère et tous les soins que vous voulez bien donner à ses intérêts, me charge de vous dire qu'elle vous donne le médaillier de l'empereur, déposé par lui chez M. Jacques Laffitte. Elle vous prie de l'agréer comme un souvenir de l'empereur et de sa mère ; elle est sûre que son fils aurait lui-même ratifié ce don et qu'ainsi que sa mère, il aurait désiré vous donner quelque chose que vous puissiez laisser dans votre famille comme gage de l'affection de tous deux pour vous.

En vous donnant le médaillier qu'il destinait à son fils, et qui rappelle les époques les plus glorieuses de sa vie, Madame pense qu'elle fait une chose que l'empereur approuverait lui-même et qui, de tout ce qu'elle peut faire pour vous, doit vous être la plus agréable.

Madame vous prie de continuer à faire toutes les démarches nécessaires, pour retirer tous les objets provenant de la succession du duc de Reichstadt, même ce qui est entre les mains des généraux Bertrand et Montholon, pour en disposer, dès que vous les aurez réunis.

J'ai l'honneur d'être ; etc.

Le secrétaire de Madame Mère,

ROBAGLIA.

Le duc de Padoue était candidat à la députation en Corse et Madame s'intéressait à son succès. Un extrait de la lettre suivante y fait allusion. Madame Maria Madalena Ramolino écrit à S. A. I., en son hôtel, place de Venise, à Rome[4].

Ajaccio, 10 mars 1834.

Les amis de votre illustre maison s'occupent avec persévérance, de la nomination aux Chambres, de M. le duc de Padoue, mais on craint fort un échec, surtout à Ajaccio, où les partis sont plus divisés que jamais et les concurrents déjà fortement nantis.

Dans l'attente d'un plus heureux avenir, je suis respectueusement, de Votre Altesse, la parente très dévouée.

MARIE-MADELEINE RAMOLINO.

Ici reparaît la digne princesse de Wurtemberg, mariée à l'ex-roi Jérôme. Son dévouement conjugal, en 1815, lui avait mérité toutes les sympathies de l'empereur et de Madame Mère. Elle avait conçu, à son tour, une grande admiration pour Madame, dont elle aurait voulu se rapprocher. Mais cette faveur lui fut refusée, en 1834, parce que le séjour de Rome lui était interdit.

Sa belle-sœur la reine Caroline avait subi le même sort, en se retirant à Florence, où la reine Catherine vint la rejoindre pour partager avec elle le soin de recevoir les Français de passage et de leur faire les honneurs de la ville hospitalière de l'Italie.

Joseph Bonaparte adresse à Madame Mère la lettre suivante du plus haut intérêt sur l'exécution entière du testament de l'empereur[5].

Londres, 23 mars 1834.

Ma chère maman, Aujourd'hui seulement, je reçois les lettres de votre fondé de pouvoirs et de son avocat, ainsi que le rapport de ce dernier, en date du 13 mars, relatif aux cinq cent mille francs de déficit qui s'est trouvé dans la caisse du dépositaire des quatre millions de l'empereur. Aujourd'hui seulement j'ai les données nécessaires pour connaître véritablement l'état de la question, moyennant le rapport dont le double vous a été adressé, qui précise les faits, ce qui me dispense de les répéter ici. Mon jugement s'est formé, dans l'intérêt du respect que vous avez, ainsi que moi, pour la mémoire de l'empereur et dans celui de la justice. C'est pour obéir à ces mobiles de toutes vos actions, que je pense qu'il faut repousser le leurre qui vous a été offert, pour ne prêter votre nom à rien d'équivoque.

1° Lorsque l'empereur a accordé des legs à ses amis et serviteurs, son intention sans doute a été qu'ils les reçussent dans toute leur intégrité. Il a désigné les sources supplémentaires qui devaient compléter les fonds déposés chez M. Laffitte, à cet effet. Cependant les légataires n'ont reçu que le 56 p. 100, la distribution au marc le franc, ayant été faite sur les fonds qui se sont trouvés à la disposition de ses exécuteurs testamentaires. Il est évident qu'ils se sont soumis à une nécessité, mais qu'ils eussent reçu leur quote-part entière, si les intentions de l'empereur eussent été remplies, d'où il résulte que ni son fils, ni sa femme, ni sa mère, ne doivent point recevoir des deniers privilégiés, qui eussent dû compléter les legs ordonnés par Napoléon. Cela posé, vous ne devez rien recevoir, au détriment des légataires. L'honneur avant l'argent est aussi une des devises de notre famille ; je ne fais que répéter ce que vous avez inculqué dans nos cœurs, depuis notre enfance.

2° Si le dépositaire a été obligé de couvrir, avec ses propres deniers, un déficit de 500.000 francs, opéré dans sa caisse et s'il peut être comblé par celui qui en est l'auteur, ces deniers appartiennent en totalité à celui auquel ont été enlevés les 500.000 francs et non aux héritiers de Napoléon.

Vous vous rappelez lui avoir entendu dire, cent fois : Ce n'est pas moi, c'est la justice qui est le maître. Tant pis pour qui sent autrement, ses succès ne durent pas longtemps. Je crois donc qu'il ne faut pas penser au recouvrement de cette somme, dont vous étiez déjà disposée à faire un si bon usage.

Je me rappelle qu'un grand homme vous avait saluée, il y a soixante ans, du nom de Cornélie. Votre vie a prouvé qu'il ne s'était pas trompé. La sympathie des masses populaires qui constituent la nation, et une bonne conscience, ce sont des armes enchantées, avec lesquelles on peut braver les monstrueuses persécutions du présent et se confier à l'impartiale justice de l'avenir.

Je vous embrasse, ma chère maman, de toute mon âme.

Votre affectionné fils,

JOSEPH.

Peu de jours après avoir reçu cette superbe lettre de son fils aîné, Madame, écoutant la lecture des journaux, apprit une proposition faite à la Chambre des députés, qui la vota sans discussion : c'était de conférer au roi Louis-Philippe le pouvoir de faire rentrer en France tel ou tel membre de la famille Bonaparte, dont il accepterait la désignation.

Madame se fit relire cette nouvelle du jour et en ressentit une émotion si profonde, qu'elle suffoqua tout à coup et parut menacée de mort subite. Mais, peu à peu, elle reprit ses sens, et se redressant avec fierté sur son lit, elle rappela les paroles qu'elle .avait déjà dites, dans une autre occasion : Mes fils n'ont de faveur à recevoir de personne, et s'ils rentraient en France, comme simples citoyens, ce ne serait que rappelés de l'exil par la volonté nationale ! La nouvelle parvint vite par la presse en Angleterre et en la recevant à Londres, Joseph s'empressa d'écrire à sa mère, le 4 avril, une seconde lettre, non reproduite dans la correspondance de ses Mémoires.

Au printemps de 1834, pendant la semaine sainte, le célèbre poète Méry, bien connu par ses œuvres : Napoléon en Égypte, le Fils de l'Homme, etc., voyageait en Italie. Il avait rencontré à Florence le prince de Montfort (l'ex-roi Jérôme), en lui exprimant l'intention d'aller à Rome et le vif désir d'être présenté à Madame Mère. Le prince s'empressa de lui donner une lettre pour le chevalier Bolhe, qui le conduisit chez Son Altesse. Quoique souffrante et fatiguée, Madame voulut recevoir le poète français, dont on lui avait lu les beaux vers sur son fils et son petit-fils.

Méry conserva une profonde impression de cette visite et, l'année suivante, il en publia le touchant récit[6]. Il développa ensuite cet article de journal comme une longue épître, dans une relation pittoresque de son voyage en Italie et y consacra un chapitre intitulé : Une visite à la mère de l'empereur[7].

Les sensations de l'esprit et du souvenir, comme celles du cœur et de la pensée sont difficiles à analyser. Mieux vaut reproduire des extraits textuels de ce récit épistolaire plein d'intérêt. L'auteur l'ayant commencé par un tableau de la semaine sainte à Rome, le continue d'après le style de la poésie appliqué à la prose, dans les termes suivants :

... Il était fort tard et je me promenais dans Rome, comme si je l'eusse habitée toute ma vie, tant cette ville m'était connue. J'étais arrivé sur la place de Venise, au pied du Capitole. Là, je m'arrêtai :

Voilà, me dis-je, la via San Romualdo, qui conduit à l'ambassade française : voilà le palais de Venise, édifice immense, bâti avec une rognure du Colisée et voilà. non, je ne me trompe point... à l'angle du Corso et de la place, voilà le palais de la mère de Napoléon !

Et je me mis à regarder l'imposante prison où dormait la plus illustre des mères, cette femme que la mort semble avoir oubliée, cette reine vivante, si majestueuse dans la ville des ruines ! La place était déserté ; la lune la remplissait de sa clarté douce. Le palais de Venise, moitié dans l'ombre, moitié blanchi par la lune, avec son architecture sévère, ses sombres murailles à talus, sa corniche de château fort, contrastait singulièrement avec l'élégance italienne des autres édifices.

Un bruit de cloche descendit du haut d'une tour jusqu'à moi, c'était la cloche du Capitole ; le murmure de l'airain roula quelque temps le long des murs du palais de Venise, un silence sublime revint ensuite. Ni la majesté de ce silence, ni la cloche qui me parlait du Capitole, ni le fracas lointain des grandes eaux où Rome s'abreuve, ni la pleine lune aimée de Rome, astre qui ne semble avoir été créé que pour elle, rien, dans cette première nuit tant désirée ne me jeta dans ces rêveries d'antiquités, dans ces chaudes extases auxquelles je m'étais préparé toute ma vie : je ne pensais qu'à la femme qui fit Napoléon, je sentais quelque orgueil à me dire que, cette nuit, j'étais le seul homme qui prononçait le nom de cette femme, devant la maison où elle dormait, à l'heure où quelque rêve lui montrait son fils vivant et son jeune petit-fils, malheureux prince, que la cloche de ce Capitole avait salué roi, comme le canon des Invalides.

En allant à la place de Venise, M. Bohle me dit une chose bien touchante pour moi et dont je serai toujours fier, comme Français : Rome, me dit-il, est en ce moment visitée par toute l'aristocratie voyageuse de la Prusse, de l'Angleterre, de l'Allemagne ; chaque jour, des hommes de haute naissance, sollicitent la faveur d'être admis un instant auprès de Madame Mère ; mais, dans l'état de faiblesse où elle se trouve, vous concevez que tant de visites, la plupart de curiosité, lui seraient accablantes. Aussi Madame Mère a pris le sage parti de ne recevoir personne, mais lorsque j'ai prononcé votre nom, le nom d'un Français, elle s'est empressée de me dire qu'elle vous recevrait avec le plus grand plaisir.

Nous arrivâmes à la place de Venise. Ce qui me frappa tout d'abord, en entrant dans le palais, ce fut le silence qui régnait dans une aussi somptueuse demeure. L'escalier était désert ; je traversai des appartements et des galeries solitaires. M. Bohle ouvrit une porte et m'introduisit, en prononçant mon nom, dans un salon magnifique, tout resplendissant de soleil. A l'angle de la cheminée, une femme était couchée à demi, sur une chaise longue ; c'était la mère de l'empereur ! Un sourire éclaira sa majestueuse figure ; elle répéta mon nom et me désigna un fauteuil, à son côté gauche. Je m'assis.

— Vous venez de Florence, n'est-ce pas ? me dit-elle ; vous avez vu mes enfants, je le sais : Louis était malade, comment se porte-t-il maintenant ? — Le comte de Saint-Leu m'a paru assez bien se porter ; je n'ai eu l'honneur de le voir qu'une seule fois. — Et Julie ? — Madame la comtesse de Survilliers est toujours souffrante, sa maison est encore frappée d'un deuil récent ! — Ah ! oui, pauvre Charlotte, veuve si jeune !... Et Jérôme, et Caroline ? — Le prince de Montfort, sa famille et madame la comtesse de Lipona jouissent d'une santé parfaite ; il n'est pas, à Florence, de maisons plus agréables et plus hospitalières aux Français que les leurs. — Je le sais, je le sais. Comptez-vous séjourner longtemps à Rome ? — Hélas ! non, Madame, deux ou trois semaines seulement ; je suis pressé d'arriver à Naples, c'est un voyage que j'ai entrepris dans l'intérêt d'un livre auquel je travaille. — Le séjour de Rome vous plairait beaucoup. on y vit longtemps comme vous voyez ; il y a vingt ans que je l'habite. — Je ne pus me défendre d'une exclamation, comme si j'eusse ignoré la grande date historique de la chute de notre empire. — Vingt ans ! répétai-je d'un air étonné. — Oui, monsieur, vingt ans ! Et elle secoua la tête, avec une expression de souvenir mélancolique.

Dans un assez long intervalle de silence que je n'osai interrompre, je descendis à quelques observations de détail.

De la place que j'occupais, je voyais, à la fois, et la tête immobile de la mère de Napoléon et la haute tour du Capitole. Quel assemblage de noms ! La grandeur de la chose romaine luttait avec la grandeur d'une femme ! Le Capitole et la femme avaient eu la plus étonnante part de puissance dans les créations qui ne sont pas venues de Dieu : et le hasard des révolutions humaines avait fait asseoir la femme à l'ombre du monument romain, pour me les présenter ainsi associés, à moi, obscur pèlerin, qui n'avais reçu du ciel et de la fortune que des yeux faciles aux larmes, devant ce grand spectacle et un cœur énergique pour le sentir.

Lorsque ses lèvres se rouvrirent avec effort pour parler, elle prononça le mot de France et le nom de son fils. Jusqu'à ce moment, elle avait été une femme ordinaire, une mère chargée d'ans, qui demande avec simplicité au voyageur des nouvelles de sa famille absente. Mais après, à ses paroles, à la miraculeuse énergie qui galvanisa tout à coup ce squelette de femme, je reconnus la mère de Napoléon. Un moment surtout, elle me parut sublime ! Non, il ne sera jamais donné à un autre homme d'entendre ce qui fut dit par une femme brisée par l'âge, la douleur, l'exil, et dit avec une fermeté d'accent, un bonheur d'expressions, une vigueur de gestes qu'on admirerait dans une héroïne de vingt ans. Je n'affaiblirai, point ses paroles en les écrivant, parce que la froideur de la lettre ferait tort au sublime de l'image et que d'ailleurs je ne crois pas avoir droit ni mission de les publier. Si ces paroles ont été prononcées pour demeurer secrètes, je me souviendrai que je les ai entendues, à quelques pas du temple où Rome avait placé la statue qui tenait un doigt sur ses lèvres.

J'avais besoin de retomber aux familiarités de la conversation, car tout ce que j'entendais d'historique me faisait mal, sortant des lèvres de la femme dans le sein de laquelle l'histoire s'incarna. Il me serait impossible de traduire mes impressions, lorsqu'elle me parlait de son enfant, lorsqu'elle entrait dans ces minutieux détails de vie privée, d'anecdotes domestiques dont les histoires graves ne parlent pas et qui, par cela même, ont tant de charme. Oh ! il faut que le climat de cette île de Corse bronze l'épiderme de ses enfants et perpétue leur force intelligente, jusqu'à l'heure précise de la mort ; car dans ce corps de femme où le mécanisme matériel du mouvement semble s'être arrêté, bouillonne encore tant de sang chaleureux, tant de puissance de facultés morales !...

C'est merveilleux de voir, chez cette femme, combien l'esprit est radieux de vigueur sur les ruines de la matière, combien la décrépitude se rajeunit sous la virilité des idées, de la parole, des sensations, des souvenirs. Et en a-t-elle vu, dans sa vie, de ces choses qui brûlent la vie ! A-t-elle souvent tremblé pour ses fils, quand tous les boulets de l'Europe étaient lancés contre eux, à l'éternelle bataille impériale de quinze ans ! A-t-elle parcouru l'échelle complète des émotions dévorantes, inouïes jusqu'à elle, dans les fastes de la maternité, depuis le coup de canon du sacre impérial, depuis le Te Deum de Notre-Dame, jusqu'au Dies iræ de Waterloo et de Sainte-Hélène ?

L'autre jour encore, il n'y a pas bien longtemps, elle avait mis la plus grande part de ce qui lui restait d'affections sublimes sur le plus beau des enfants des hommes, sur le fils de son fils ; elle, prisonnière sur le Tibre, lui sur le Danube ; elle, envoyant chaque matin ses baisers maternels au roi de Rome, par le vent qui souffle du Capitole. Il ne lui avait jamais été accordé ce qui réjouit la vieillesse morose des aïeules, d'embrasser une seule fois son petit-fils. On ne lui parlait de lui que quelquefois à l'oreille ; on lui en parlait souvent, et elle tressaillait de joie, la pauvre femme ! Un jour, on ne lui en parla plus. C'est elle qui a pu dire alors : Ô vous qui passez par ce triste chemin, voyez s'il est une douleur pareille à la mienne ! Niobé, Rachel, Marie, toutes les mères inconsolables, voilà ses patronnes : et elle n'a pas fléchi sous la douleur.

Plus virile que son fils sur le roc de Sainte-Hélène, elle s'est cramponnée au roc Tarpéien ; le désespoir ne l'en a pas précipitée ; elle a voulu vivre longtemps, le front chargé de la couronne de malheur ; elle a voulu longtemps lutter avec les fortes ruines qui sont de l'autre côté du mont. La chair s'est éteinte ; mais la vie s'est réfugiée dans l'esprit. Chaque jour, le génie rongeur qui va donner son coup de faux à la colonne de Phocas, passe devant la vitre impériale et s'incline. Pour cette femme, l'automne n'a plus de fièvres, les Marais Pontins sont à sec. On dirait que Rome entoure de toute sa puissance de conservation la mère qui créa le dernier des demi-dieux !

Je l'écoutais parler, sous l'obsession de ces idées ; elles ne m'arrivaient pas une à une méthodiquement formulées, mais toutes ensemble, toutes d'un bloc, comme une flamme à mille rayons. Et je me demandais par quelle fatalité heureuse je me trouvais là, le dépositaire des réflexions suprêmes de cette femme ; à quel titre j'étais assis à sa gauche, comme un confident, lorsque le pavé de la place grondait sous le tonnerre continuel de tant de brillants équipages qui avaient droit de s'arrêter partout dans Rome, hormis devant le seuil de ce palais. Aussi, après plusieurs heures d'entretien, je regardai ma visite comme excédant les bornes des convenances, et me levai pour sortir.

Vous partez déjà ? me dit-elle avec un accent plein de bonté ; vous allez sans doute aux fonctions de la semaine sainte ? — Oui, Madame, je vais à la chapelle Sixtine. — Avez-vous vu Fesch ? — Je n'ai pas encore eu cet honneur. Je me ferai un devoir d'aller chez le cardinal Fesch, après les fêtes de Pâques. — Oui, oui, il aura plus de loisir.

Elle me salua de la main ; je m'inclinai, en balbutiant quelques mots décousus de remerciements. Son secrétaire, officier français de beaucoup d'esprit et de belles manières, M. Robaglia, qui était entré, dans le milieu de notre conversation, m'accompagna jusqu'à la porte et me dit : — Eh bien ! comment l'avez-vous trouvée ? Je ne répondis que par des signes expressifs de l'étonnement et de l'admiration.

Délivré d'un bonheur qui m'était devenu cuisant, tant je suis faible pour supporter des crises de ce genre, je remontai lentement et avec fatigue la rue du Corso...

Le jour était propice aux douleurs d'un grand deuil ; Rome portait un crêpe ; ses mille cloches étaient muettes, son peuple courait aux églises, c'était le vendredi saint. Le hasard ne pouvait mieux choisir mon jour : il me fallait toutes les lamentations des prophètes, tous les gémissements de la mélopée hébraïque, pour accompagner mes plaintes intérieures.

Lorsque j'entrai à Saint-Pierre, un son lugubre de l'orgue répondait à ma pensée, une voix chantait dans la chapelle du chœur, et, dans le cri de latinité qui roula sous les voûtes, je distinguai ce verset mélancolique : Elle pleure et personne ne vient pour la consoler !

Le dimanche de Pâques était, autrefois, à Rome, l'une des plus belles fêtes du monde chrétien et, dans sa fervente piété, Madame Mère semblait, ce jour-là, comme au 15 août, recevoir, pour sa fête, ceux de ses enfants ou petits-enfants rapprochés d'elle.

Parmi eux figurait le prince Bacciochi, son petit-neveu. Il était accompagné de son fils, le jeune Fritz, dont la bonne grâce et les charmantes qualités gagnaient les cœurs. A peine âgé de dix-neuf ans, celui-ci pouvait prétendre, plus tard, à un brillant mariage, lorsque, le jour de Pâques, il eut l'imprudence d'essayer un cheval rétif, qui avait déjà causé la mort de deux cavaliers. Dès que l'animal indocile se sentit monté, il fut saisi de vertige et se cabra, en renversant le malheureux jeune homme, dont la tète se brisait contre une colonne. Le crâne était fracturé, avec une lésion profonde du cerveau et la mort instantanée ne permettait aucun secours.

A cette nouvelle, dit madame de Sartrouville[8], Madame, comme chaque fois qu'elle était affligée profondément, demeura quelques heures, sans parler, et ensuite elle s'écria : Il y a une fatalité qui pèse sur la troisième génération des Bonaparte ; ils meurent tous de mort violente ! Ce nouveau malheur de la famille attira sur elle l'attention des pouvoirs publics, ainsi que le souvenir de ses amis éloignés.

Madame reçut, entre autres témoignages de vive et touchante sympathie, une lettre de M. Sapey, l'un de ces amis rares, qui s'éloignent avec délicatesse, dans les temps prospères, et reparaissent avec dévouement, dans les jours malheureux.

Peu de temps après ce cruel accident, Madame se préoccupait de répondre à la lettre qu'elle avait reçue de M. Sapey, par l'entremise du duc de Padoue. Elle dicta sa réponse à mademoiselle Rosa Mellini et chargea le cardinal de la transmettre à l'adresse de son fils aîné[9].

Voici d'abord le billet d'envoi :

Rome, 26 avril 1834.

Mon cher neveu,

La lettre ci-jointe de Madame répond à votre lettre du 4 de ce mois. Le duc de Padoue a dû vous écrire que M. Sapey lui avait remis une lettre pour Madame.

Jérôme doit être avec vous, à cette heure.

Je viens de voir Zénaïde, tous se portent bien, chez elle.

J.

A ce billet du cardinal est jointe la lettre suivante de Madame, lettre mémorable d'éloquence maternelle, répondant à la proposition indirecte de son retour personnel en France. Cette lettre a été réservée, à titre de minute authentique, par le comte de Survilliers, qui en a transmis la copie à chaque membre de la famille ; et la minute a été insérée dans les papiers ayant servi à la publication des Mémoires du roi Joseph[10].

Ce fut alors que Madame Mère adressa spontanément à M. le député Sapey, ami sincère de la famille, la déclaration mémorable qu'elle fit signer, en son. nom, par mademoiselle Mellini, sa dame de compagnie, ou mieux, sa dame d'honneur :

Rome (vers le 26 avril) 1834.

Monsieur,

Les personnes qui connaissent l'absurdité du maintien de la loi d'exil de ma famille et qui voudraient néanmoins proposer une exception pour moi, n'ont jamais connu ni mes principes, ni mon caractère.

Je restai veuve à trente-trois ans, et mes huit enfants furent ma seule consolation. La Corse fut menacée d'être séparée de la France : La perte de mes biens et l'abandon de mes foyers ne m'épouvantaient point. J'ai suivi mes enfants sur le continent : En 1814, je suivis Napoléon à l'île d'Elbe, et en 1816, malgré mon âge, je l'aurais suivi à Sainte-Hélène, s'il ne l'eût pas défendu, et je me résignai à vivre à Rome, prisonnière d'État. Je ne sais si ce fût par ampliation à la loi qui m'exilait avec ma famille de la France, ou par un protocole des puissances alliées. Je vis alors que la persécution arriverait à forcer les membres de ma famille qui se dévoueraient à vivre à Rome, pour me tenir compagnie, à l'abandonner ; et je me décidai à me passer du monde et à n'espérer d'autre bonheur que celui de la vie future, puisque je me voyais séparée de ceux pour lesquels je tiens à la vie, et dans lesquels reposent tous mes souvenirs et tout mon bonheur, s'il pouvait y en avoir encore pour moi sur cette terre. Que pourrai-je trouver en France d'équivalent qui ne fût encore empoisonné par l'injustice des hommes puissants, qui ne peuvent pas pardonner à ma famille la gloire qu'elle s'est acquise ?

Qu'on me laisse donc, dans mes honorables souffrances, porter au tombeau l'intégrité de mon caractère : Je ne séparerai jamais mon sort de celui de mes enfants ; c'est la seule consolation qui me reste.

Agréez, néanmoins, monsieur, mes remerciements de la part d'intérêt que vous prenez à moi.

Je suis, avec la considération la plus distinguée, etc.

Pour Madame,

R. MELLINI.

Quelle élévation de sentiment et de langage révèle cette lettre de la mère illustre de Napoléon, réduite, par l'âge et les infirmités, à une faiblesse telle, que l'émotion soudaine de son cœur avait failli la frapper de mort subite ! Comprenant l'exception proposée en sa faveur, contre la loi d'exil de sa famille, elle s'était élevée, tout à coup, au-dessus d'elle-même et de ses propres forces. Sa protestation écrite est un manifeste digne de sa vie entière.

Madame avait inspiré, à Rome, l'estime et la vénération publiques, par le renom de ses vertus, par l'étendue de ses malheurs et par sa résignation à les supporter. Elle recevait, de toutes parts, tant de témoignages de respect, qu'à l'époque des fêtes bruyantes du carnaval et des courses de chevaux, elle retomba malade. La nouvelle répandue dans le voisinage, défense fut faite de tirer des boîtes d'artifice sur la place de Venise, selon la coutume romaine, en pareille circonstance.

Pourquoi fallait-il que cette femme martyrisée eût à subir, avec les plus vives souffrances morales, les souffrances physiques les plus persistantes ? La cécité n'était par seulement pour elle une infirmité de tous les instants, puisqu'elle l'empêchait de rien lire, de rien voir de ses propres yeux. Elle se plaignait plus encore de l'impossibilité absolue de marcher ou de faire quelques pas, fût-ce en boitant et de se tenir à peine debout, par défaut de consolidation de sa fracture désormais irréductible.

Un maître célèbre en chirurgie, le professeur baron Dupuytren[11], voyageant pour sa santé, en Italie, au printemps de 1834, fut appelé à Rome auprès de Madame et l'examina soigneusement. Puis il lui fit parvenir un appareil bien imaginé, en principe, mais intolérable dans l'application par son mécanisme et par sa pesanteur. La pauvre princesse infirme ne put même en supporter l'essai momentané. Tous les enfants de Madame s'intéressaient au résultat de l'emploi de cet appareil et en faisaient demander des nouvelles, s'ils étaient empêchés de venir en savoir eux-mêmes. Il fallut y renoncer tout à fait et M. Dupuytren ne put en faire mention dans son enseignement clinique, car il devint plus malade et ne tarda pas à mourir.

Quant aux étrangers de passage à Rome, ils ne pouvaient rechercher l'honneur d'être reçus par la mère du grand homme. Sa fierté corse se souvenait trop des ennemis politiques de son fils, pour se soumettre à leur visite de passage ou de curiosité. Les ambassadeurs seuls de diverses nations avaient la courtoisie ou le privilège de savoir des nouvelles de Son Altesse. Madame paraissait sensible à ce témoignage de déférence et disait avec modestie : Ce n'est pas à moi que s'adressent ces hommages, c'est à la mémoire de Napoléon.

Parmi les étrangers, ceux qui avaient témoigné le plus de sympathie à ce nom universel étaient les Américains. Un officier supérieur en retraite de l'armée des États-Unis, le major H. Lee, prouva, en 1834, quel était le sentiment de ses compatriotes, par la publication du premier volume d'un ouvrage fort intéressant[12]. Il prenait à tâche de réfuter, de point en point, les erreurs du célèbre romancier Walter Scott, sur sa prétendue Histoire de Napoléon. Madame avait reçu, en novembre 1830, la visite du major Lee et apprécié la droiture de son caractère, avant de la confirmer, en 1834, par l'analyse qui lui fut faite de ce premier volume.

Si les Anglais n'avaient pu obtenir auprès d'elle l'accès sympathique aux Américains, ils comptaient du moins, parmi leurs plus illustres compatriotes, des admirateurs bien sincères de Napoléon et de sa vénérée mère. Tels étaient lord et lady Holland, le marquis de Douglas, lord Dudley-Stuart, l'amiral Malcolm, le général Sheridan, et d'autres personnages dont les noms ne sont point rares en Angleterre et ne sauraient être oubliés en France.

 

Faire le voyage d'Italie pour aller à Rome, non dans le but d'un touriste, voulant admirer la Ville Éternelle, mais dans l'espérance d'entrevoir la mère recluse de Napoléon, tel était le vœu que, dès 1831, j'avais soumis à l'approbation paternelle. Réaliser ce projet devint une idée fixe, vers la fin de mes études médicales, terminées par la thèse du doctorat. Mais le devoir militaire prévalut et le voyage d'Italie fut remplacé par la campagne de Belgique, de 1832 à 1833, au siège de la citadelle d'Anvers. Le service de l'ambulance de tranchée m'y fut confié, avec mission d'en recueillir les documents relatifs à la chirurgie du siège, et d'en publier la relation[13].

Enfin à l'automne de 1834, mon père, tout disposé à me conduire à Rome, m'annonçait notre départ, sans autre délai, et, dans la matinée du 2 octobre, nous quittions Paris. Embarqués à Marseille, après une simple halte, nous longions la côte d'Italie, en nous arrêtant à peine à Gênes, à Livourne et bientôt à Civita-Vecchia, pour arriver à Rome.

La campagne environnante, tant de fois décrite, ne révèle pas la grandeur de l'immortelle cité, remplie de monuments antiques et de merveilles modernes, tandis qu'une large étendue de cette enceinte de Rome est imprégnée d'une humidité stagnante, d'où un foyer permanent de fièvre endémique.

Mais bientôt la splendide métropole apparaît dans son éclat, en offrant aux regards étonnés le contraste sans pareil des ruines du paganisme et des monuments de la chrétienté. L'imposante solitude de la ville antique la sépare de la vive animation de la ville moderne. On se croirait, d'un côté, parmi quelques Romains épars d'autrefois, et de l'autre, au milieu de la foule des Romains d'aujourd'hui, tant le type originel s'est transmis à peu près intact.

Telles sont les pensées qui nous guident, pour nous incliner devant la mère survivante de Napoléon. Resterait pour le lendemain et les jours suivants l'occasion de parcourir la cité romaine, dans tous les sens, en admirant ses constructions de tous les âges : Aux temples des Dieux et à quelques églises des Saints, au Forum et à la place du Peuple, à la colonne Trajane et au dôme de Saint-Pierre, au Panthéon et au Vatican, nous irions faire halte partout, en saluant aussi le Colisée, ce colosse des arènes antiques, survivant aux ruines de l'empire romain. Nous allions, avant tout, saluer l'auguste femme qui avait enfanté le César français.

Madame Mère, après avoir habité d'abord le palais Falconière, strada Julia, avait fixé, tout près, sa résidence au palais Rinuccini. — En entrant à Rome, par la porte du Peuple, et en longeant la place Antonine, on arrive, au bout du Corso, sur la place de Venise. C'est à l'angle de cette place que s'élève le palais appelé autrefois Rinuccini et aujourd'hui le palais Bonaparte. Son architecture sévère et ses murailles sombres contrastaient avec l'éclat brillant des hôtels ou des palais du voisinage, donnant à celui-là pour la princesse douairière recluse, en Italie, un aspect plus triste que ne l'eût été, en France, la plus humble demeure. Et si cette demeure offrait à la mère des rois en exil un refuge protégé par le souverain de l'Église, elle était aussi gardée à vue par le représentant de l'Autriche. Mais le peuple de Rome respectait cet asile de deuil, presque sans lumière, au milieu de l'illumination des autres édifices, dans les réjouissances publiques. L'horloge du Capitole ou les cloches des églises voisines pouvaient seules interrompre le silence du palais de Son Altesse.

Nous arrivons enfin et l'abord de cette imposante demeure inspire le recueillement, comme l'approche d'un lieu saint. Nous montons l'escalier à pas lents et parvenus à l'antichambre, nous traversons deux ou trois salons vides ; le mouvement seul de notre marche est entendu et le silence prolongé de cette solitude atteste la grandeur de l'infortune devant laquelle nous venons nous présenter.

La femme qui, jeune fille, s'appelait Maria Letizia Ramolino, ou familièrement Letizia, d'après son seul prénom, devenait par son mariage, Madame Charles Bonaparte ou la signora Letizia, puis Madame veuve Bonaparte, voire même, sous la république, la citoyenne Bonaparte ou, vers la fin du consulat, Madame Bonaparte mère, et qui fut élevée, par l'empire, au rang d'Altesse Impériale, avec le nom de Madame Mère, si ce n'est avec le titre d'impératrice mère ; elle ne conserva plus à Rome, pendant près d'un quart de siècle, que l'appellation de Madame. Ce nom bref et imposant de Madame était son vrai titre et servait de signature aux lettres dictées par elle, ou écrites en son nom, depuis que progressivement elle avait été privée de la vue.

Son frère puîné, Joseph Fesch, promu à la dignité de cardinal, était de petite taille et d'assez bonne mine ; il avait l'intelligence vive, l'air affable, le regard pénétrant et la parole facile. Aussitôt averti de l'arrivée du voyageur, il le reçut avec empressement et l'assura que sa visite causerait à Madame beaucoup de satisfaction. Craignant toutefois, nous dit Son Éminence, que cette visite inattendue de l'un des fidèles serviteurs de Napoléon ne fît une brusque impression sur Madame, le cardinal crut devoir l'avertir. Il revint, sans tarder, nous rejoindre dans sa galerie de tableaux, en redisant à mon père qu'il était le bienvenu et serait reçu, avec son fils, par Madame. — Pas d'huissier pour ouvrir, pas de chambellan pour annoncer ; notre introducteur, c'est le cardinal en personne qui nous précède de quelques pas et nous fait signe de ne point révéler tout de suite notre présence, afin de nous permettre de voir Madame dans le calme où elle se trouve.

Oui, la voilà, au fond d'une vaste chambre carrée, à tenture de soie, éclairée par une large fenêtre, d'où la vue découvre la tour du Capitole. Près de cette fenêtre est placé un petit lit de fer à rideaux blancs (celui de Napoléon en campagne). Sur ce lit apparaît une femme presque séculaire, plutôt assise que couchée, immobile et attentive au plus léger bruit, à la moindre parole. La tête inclinée sur la poitrine et les mains jointes, elle semble recueillie dans une prière, tandis qu'un rayon de soleil pénètre jusqu'à elle, réchauffe à peine son corps refroidi par l'âge et d'une extrême maigreur, mais ne peut éclairer ses yeux éteints à la lumière.

La voilà donc ! disais-je en silence, dans ma pensée. Je restai immobile de respect, devant cette femme digne de toutes les vénérations, en présence de cette mère glorieuse de Napoléon, de l'immortel guerrier des temps modernes, de celui que mon père avait suivi sur les champs de bataille de la république et de l'empire, depuis la première campagne d'Italie et la mémorable expédition d'Égypte, jusqu'à l'invasion étrangère par les armées coalisées contre la France et jusqu'au désastre de Waterloo ! Oui, nous étions en présence de l'auguste aïeule survivante aux destinées de sa famille, à la gloire et au martyre de son fils, à la naissance et à la mort de son petit-fils ! Que d'impressions à la fois, pendant un instant, s'il fallait tout dire et interpréter le silence ! Poursuivons plutôt le simple récit de notre visite à Son Altesse.

Le cardinal, ayant averti sa sœur, fit signe à mon père de se rapprocher d'elle, pour s'asseoir dans le fauteuil placé auprès de son lit. Madame se penchant alors de son côté, avec l'impression ineffable d'un sentiment que son regard éteint ne pouvait plus exprimer : Baron Larrey, lui dit-elle d'une voix émue, je suis touchée de votre bonne visite et je vous en remercie de tout mon cœur. Je crois vous revoir aujourd'hui, tel que je vous ai vu autrefois, vous que l'empereur aimait et estimait bien. Je sais ce qu'il disait de vous dans ses souvenirs en exil, et je me rappelle les paroles de son testament de Sainte-Hélène. Un signe de sublime tristesse effleura les lèvres de Madame, en citant d'autres faits de sa mémoire surprenante, et elle tendit sa main frêle, amaigrie et tremblante au visiteur, qu'elle retrouvait après un passé si lointain.

Lui, trop troublé de ce bienveillant accueil, pour y répondre aussitôt, me présenta, dans ce moment, à Son Altesse et tandis que je m'inclinais pour baiser la main qu'elle daignait diriger vers moi, elle me dit avec une extrême bonté : Approchez, mon enfant, laissez-moi vous embrasser et toucher votre visage, pour le connaître, puisque je ne puis le voir... et par un mouvement irrésistible, je me sentais attiré par ses bras, si débiles, que je craignais de les froisser. Madame eut la bonté de m'adresser diverses questions sur ma mère et ma sœur, sur mes études et mes projets d'avenir. Je tâchai, trop ému, de lui répondre quelques mots de respectueuse gratitude.

Son Altesse, pendant un instant, ne dit plus rien, comme si sa pensée obéissait à ses augustes douleurs et nous pûmes la contempler de plus près. Cette vénérable figure, empreinte de si longues souffrances, semblait conserver les traits purs de sa beauté juvénile. Le profil un peu allongé offrait les lignes régulières du type maternel des Bonaparte ; le front pensif restait à moitié découvert, le nez droit et bien fait présentait de la ressemblance avec celui de Napoléon ; les yeux autrefois noirs, clairs et vifs, avaient pris une teinte grisâtre et opaque, due à la double cataracte qui les privait de la vue ; les joues amaigries avaient à peine les rides séniles des physionomies franches et expressives ; la bouche fine et bien dessinée semblait se resserrer, par une expression résignée de tristesse, et le menton achevait, par une légère saillie, ce beau profil, comparable encore, malgré le grand âge, à une médaille d'impératrice romaine. Cette noble tête, enfin, représentait un type rare de la beauté antique, plutôt qu'une forme connue de la vieillesse sénile.

Madame avait gardé le silence que nous ne pouvions interrompre, afin de rassembler ses souvenirs et de laisser parler sa prodigieuse mémoire. Elle reprit sa causerie commencée avec mon père, en le questionnant sur sa position en France, sur son pays natal des Pyrénées, sur ses voyages, sur ses campagnes et particulièrement celles où il avait accompagné Napoléon. Elle écoutait, avec une oreille attentive, chaque réponse, sans en rien perdre, car elle avait le privilège rare de savoir écouter. Elle s'informa ainsi, en peu de mots, des circonstances où l'empereur montra le plus d'intérêt aux blessés, selon son habitude de visiter, avec le chirurgien en chef de l'armée, le champ de bataille d'une victoire.

Divers épisodes à peine rappelés se rapportaient à de lointains événements de guerre, auxquels Madame prenait d'autant plus d'intérêt, que sa mémoire semblait attachée aux principaux actes de la vie napoléonienne. On eût dit qu'elle puisait dans cette causerie rétrospective un supplément d'existence. Il fallait craindre cependant de fatiguer Son Altesse par des récits multipliés ; mon père lui exprimait l'intention de nous retirer, mais elle le retint encore, en se reposant quelques minutes.

Jusque-là notre attention s'était concentrée sur Madame, dans cette chambre-salon, où elle ne paraissait pas isolée. Elle avait autour d'elle les portraits ou les bustes de tous les siens, par les grands artistes de son temps : Louis David, Gérard, Girodet, Gros, Isabey représentaient la peinture, et Bartolini, Canova, Chaudet et d'autres la sculpture.

Le buste colossal de Napoléon dominait l'assemblée : le portrait en pied de Charles Bonaparte en habit de cérémonie figurait à la tête du lit de Madame, qui avait conservé fidèlement à son époux la place de chef de la famille. Ses cinq fils en uniforme ou en costume et ses trois filles, en grande toilette, étaient groupés autour d'elle. Là aussi apparaissaient Joséphine, Hortense, Eugène, le fils survivant de Louis et enfin son cher petit-fils, tant pleuré, ce pauvre enfant, sitôt déshérité de son avenir et mort presque doublement orphelin, car le portrait de sa mère ne figurait pas auprès de lui. Le buste en marbre du roi de Rome était revenu de Sainte-Hélène, où il avait été envoyé par lady Holland au captif de l'Angleterre. Cette douce image avait reçu le dernier regard de Napoléon, qui la transmit à sa mère, avec sa dernière pensée. Madame ne comptait pas sur ce funèbre héritage ; elle l'avait fait placer sur un meuble, au pied de son lit, et elle lui souriait,-avec tristesse, dans son cœur, ne pouvant plus lui sourire du regard. Tels étaient les portraits formant dans cette chambre le panthéon de la famille Bonaparte. Madame connaissait si bien la place assignée par elle, à chacun d'eux, qu'elle les désignait du doigt, sans les voir et en parlait d'après les impressions de sa tendresse maternelle. Tous ces portraits enfin semblaient réunis d'avance, autour d'elle, pour former, à ses obsèques, le cortège ressuscité de cette auguste matrone de la dynastie napoléonienne.

Le dernier instant de repos, de silence et d'oubli était passé pour Madame, qui entretint mon père de ses infirmités. Il nous suffira de rappeler que sa double cataracte n'offrait plus, dans un âge aussi avancé, de chances probables de guérison, par une opération chirurgicale, et il était prudent d'y renoncer. Tel avait été l'avis de mon célèbre maître le professeur Dupuytren, tel fut également celui de mon père. Mais le mal dont se plaignait davantage la vénérée malade, c'était la privation forcée de la marche, depuis sa fracture non consolidée du col du fémur. Les premiers soins avaient été insuffisants par la position demi-fléchie et les soins consécutifs étaient annihilés, par l'essai d'un appareil contentif reconnu intolérable. Les docteurs Ch. Antonini, médecin ordinaire de Son Altesse, Jean-Dominique Ramolino, son médecin honoraire et Dominique Scribani, son nouveau chirurgien, essayèrent vainement de la soulager. Le membre dévié en dehors, raccourci et mobile au niveau de la fracture, par défaut de consolidation, ne lui permettait plus, dans la station debout, de supporter le poids du corps, malgré son extrême maigreur, sans de pénibles efforts, pour les moindres mouvements. Je n'ajouterai rien à ces remarques sur le fatal accident survenu à Madame, sinon que j'ai cru pouvoir le citer, d'abord dans une thèse pour le concours d'agrégation en chirurgie à la Faculté de médecine de Paris[14], et plus tard dans un discours officiel, au nom de l'Académie des sciences, pour l'inauguration de la statue de Dupuytren[15], dans son pays natal de Pierre-Buffière, près Limoges.

Revenons à Madame qui, faible et chancelante, ne pouvait plus s'appuyer sur des béquilles, au risque de manquer de force pour les soutenir. Il lui fallait deux bras sûrs et souples, ceux de deux jeunes femmes attachées à sa personne et habituées à son service. L'une était mademoiselle Rosa Mellini, de l'île d'Elbe, dame de compagnie inséparable de Madame, et l'autre une parente admise à partager ses soins auprès de la princesse infirme. Elles veillaient sur elle, en prévenant ses désirs et en lui donnant les consolations que la pauvre malade n'avait plus à attendre de ses enfants dispersés. Madame avait assuré en échange, à mademoiselle Mellini, une part de sa tendresse maternelle. Auprès d'elle aussi se trouvait madame de Sartrouville, sa lectrice, qui, en dehors de ses attributions spéciales, participait à ces soins délicats.

Le cardinal voyait chaque jour sa sœur et voulut bien nous donner les renseignements relatifs à notre visite. Le registre de la correspondance contenait la minute ou la copie de la plupart des lettres indiquées ou dictées par Son Altesse. Et lorsque lui-même se trouvait empêché d'écrire, il était suppléé par le chambellan, ou par le secrétaire en titre, sachant, à propos, parler dignement de la Corse, de la 'France, de Napoléon et de sa famille.

Pour faire diversion aux causeries ou aux lectures sérieuses, Madame aimait à entendre relater les nouvelles de Paris, non de la petite ville mondaine, ne pouvant lui plaire, mais de la grande cité active, laborieuse, propageant, par les innombrables échos de la presse, les progrès de l'esprit humain, les découvertes de la science et les merveilles de l'art, pour la plus grande gloire du pays.

Par une compensation naturelle et physiologique de ses facultés affaiblies ou perdues, Madame, à défaut de la vision, avait conservé l'intégrité de J'ouïe, avec une perfection surprenante. Sa lectrice en était étonnée, car si Madame prêtait l'oreille à ce qui se disait à ses côtés, elle entendait parfois, à plus de distance, une conversation digne de l'intéresser, et elle le témoignait par signes, sans y joindre la parole. Et puis, vers la fin de la causerie, elle cédait à la demi-somnolence presque imperceptible qui semblait la reposer, et si des mots familiers à son esprit ou à sa pensée, comme le nom de l'un de ses enfants, parvenaient à son oreille, ces mots-là semblaient doués pour elle d'une vibration magique ; elle ouvrait les yeux, comme pour entrevoir la lumière et relevait la tête, pour mieux entendre ou parler à son tour. Elle se bornait tantôt à prononcer des paroles vagues ou entrecoupées de soupirs, avec des pauses de silence, contre les obsessions de sa pensée ; tantôt, si tout était dit, elle restait immobile, n'écoutant plus et cédait encore à un semblant de sommeil, repos fugitif de sa pénible existence.

Depuis son arrivée à Rome, datant presque d'une vingtaine d'années, Madame s'imposait l'obligation de faire beaucoup d'aumônes, en réminiscence de sa mission officielle sous l'empire. L'habitude constante de l'économie, pour ses dépenses personnelles, lui avait permis de réserver de l'argent aux malheureux, après en avoir fourni à ses enfants dépossédés de leurs couronnes royales et de leurs dotations princières. Les vrais pauvres, enfin, avaient appris à la connaître, à la vénérer, sans imiter certains de ses obligés riches qui, par oubli ou ingratitude, osaient la taxer d'avarice.

Madame recherchait la bonne tenue de sa maison et cette maison étant un palais, trop grand pour elle et pour son frère, elle y réservait un appartement disponible pour les siens. Elle avait réduit le nombre de ses domestiques, afin de conserver seulement les- plus fidèles serviteurs. Mais ses habitudes de vie recluse avaient changé, depuis le déplorable accident qui l'avait réduite au repos le plus absolu, alors que peu de temps après, la cécité s'était produite.

Obligée de garder le lit une partie du jour, Madame passait l'après-midi et la soirée sur une chaise longue. Le seul exercice possible pour elle était de se faire promener dans son appartement, sur un fauteuil à roulettes, la rapprochant d'une fenêtre où le soleil la réchauffait de ses rayons, s'il ne l'éclairait plus de sa lumière.

Réveillée de grand matin, elle recevait d'abord sa lectrice, qui, jusque vers dix heures, lui faisait connaître par les journaux les nouvelles du jour. Madame déjeunait dans son lit, sur une tablette d'acajou dont Napoléon s'était servi à Sainte-Hélène. On l'habillait après, pour le reste de la journée, en renouvelant la toilette de son deuil à perpétuité. Son occupation manuelle était de tricoter et de filer au fuseau ou au rouet, tandis qu'elle occupait sa tête à penser et son cœur à gémir. Sa mémoire trop fidèle n'avait presque rien perdu de ses souvenirs lointains. Son jugement était sûr et prompt, sans recherche de l'esprit, qui n'avait pas assez de gravité pour sa raison, et voyant juste, en toutes choses, Madame n'appréciait que la vérité. Elle parlait peu et si la prononciation de la langue française conservait, pour certaines expressions, un peu de l'accent italien, elle se faisait comprendre, par la simplicité de son langage. Ses questions, sans phrase, précisant les faits, ne laissaient point la conversation s'égarer. Il en fut ainsi pour les diverses remarques de Son Altesse pendant toute la durée de cette visite déjà longue. Elle ne se serait pas prolongée davantage, si Madame, en retenant mon père, ne lui avait témoigné qu'elle avait encore à lui parler, après chaque instant de repos. Dormant peu, du reste, et d'un sommeil léger, Madame dormait pourtant à volonté, comme Napoléon, pour la durée la plus courte, qu'elle précisait souvent d'avance, si c'était dans le jour. Son cerveau se reposait, par intermittence, d'une attention soutenue, en reprenant ensuite l'activité nécessaire à d'autres pensées.

Observant un régime frugal et presque sévère, quoique sa table fût bien garnie pour les personnes de son entourage, Madame mangeait vite et sans prolonger son repas. Napoléon, à son exemple, disait un jour : Je mange trop vite, c'est une vilaine habitude que je tiens de ma mère. Il reconnaissait toutefois en elle une observance de sobriété corse. Madame, en effet, répondait de suite aux personnes autorisées à lui demander quel était le régime de sa vie : Je suis toujours sortie de table avec de l'appétit, et à chaque malheur, je me suis résignée à la volonté de Dieu. Voilà, sans doute, le secret de la longévité de cette femme incomparable, et tant é prouvée par le destin.

Depuis près de deux heures déjà, en comptant les minutes d'arrêt, nous étions auprès de Madame qui avait eu, à plusieurs reprises, l'extrême bonté de retenir mon père. Il craignait de trop prolonger notre visite ; mais la vénérable infirme ne se lassait pas de l'interroger sur les événements ou sur les hommes de l'empire. Que ne puis-je développer ce récit, trop étendu déjà, pour citer tous les sujets, tous les noms appelés à y prendre place, s'ils ne m'imposaient une double réserve.

Il fallut clore enfin une si longue visite à Madame Mère et faire nos humbles adieux à Son Altesse, en lui exprimant une profonde gratitude de son accueil plein de bonté. Elle nous donna sa bénédiction, en nous embrassant. Soyez heureux, nous dit-elle, et puisque vous allez à Florence, vous y verrez sans doute quelques-uns des miens : portez-leur de mes nouvelles ; ils savent que je ne les oublie pas. Ce souvenir s'adressait au comte de Saint-Leu (l'ex-roi Louis) et à la comtesse Lipona (l'ex-reine Caroline). Adieu, reprit Madame, en nous écoutant marcher vers la porte, adieu, mon bon Larrey, je vous remercie d'être venu me voir, avec votre cher fils. Cette visite m'a fait du bien. Gardez-moi votre souvenir, en retournant en France. Adieu encore ! Ce dernier adieu, prononcé deux fois avec émotion, semblait être pour elle l'adieu à la patrie que nous allions revoir et qu'elle ne reverrait plus.

Le cardinal, accompagnant mon père à la sortie, comme il l'avait introduit à l'entrée, lui remit, de la part de Madame, une magnifique tabatière, de forme ronde, en jaspe dit onyx, avec doublure en or, dont le couvercle encadre un camée antique de forme ovalaire, représentant, de trois quarts, une tête de Minerve de la plus grande beauté. La figure, en agate blanche coiffée du casque en relief, de couleur brune, à visière saillante, offre quelque ressemblance avec la miniature la plus fine de la signora Letizia. A ce don si précieux de sa vénérée sœur, Son Éminence joignait deux camées modernes semblables de la tête de Napoléon, en profil, l'un pour mon père, l'autre pour moi. Ces souvenirs, si précieux qu'ils fussent, ne pouvaient rien ajouter aux émotions profondes de notre visite à Madame Mère.

Je réservai la soirée entière et une partie de la nuit à retracer par écrit et le plus exactement possible, ces impressions diverses et les renseignements multiples que j'avais pu recueillir avec une scrupuleuse attention, pour en former d'abord une notice ou la simple relation de cette visite.

La notice est restée inédite, pendant bien des années, pour devenir, plus tard, l'œuvre que le conseil paternel m'avait recommandé de publier, si j'en avais le temps-et l'autorisation. Les loisirs de ma carrière active, et plus encore de ma retraite du service de l'armée, me l'ont enfin permis, avec une entière liberté. Mon père lui-même a eu soin de parler de notre voyage d'Italie, dans le dernier ouvrage qu'il a publié, une année avant de mourir[16]. Il consacrait une page de sa gratitude respectueuse envers la vénérée princesse qui l'avait reçu avec tant de bonté.

Nous quittions Rome en allant à Florence accomplir la mission donnée par Son Altesse de porter de ses nouvelles à celui de ses fils qui se trouvait, depuis longtemps, le plus malade. C'était le comte de Saint-Leu (l'ancien roi Louis) dont la santé, gravement atteinte, le réduisait à l'isolement et au repos absolu. Il consulta mon père sur ses infirmités, en lui donnant, comme avait fait le cardinal, au nom de Madame, un précieux souvenir. C'était une belle bague de forme ovalaire en cristal de roche, offrant une particularité intéressante à l'observation des éminents minéralogistes de l'Académie des sciences[17].

Après sa visite au comte de Saint-Leu, mon père me conduisit chez Madame la comtesse de Lipona (l'ex-reine Caroline), dont l'accueil fut des plus gracieux. Elle nous parla beaucoup de Madame qu'elle aimait tendrement, mais qu'elle avait l'extrême regret de ne pouvoir plus revoir, depuis que l'entrée de Rome avait été interdite à la veuve du roi de Naples. Les documents qui suivent, en complétant l'année 1834, sont relatifs aux dernières dispositions de Madame Mère et en particulier au testament et à l'héritage de feu son cousin André Ramolino en sa faveur. Elle n'a pas voulu s'opposer aux intentions de l'empereur, mais elle se plaint de ceux qui se sont approprié le bien d'un parent dont elle devait hériter.

La lettre du 27 octobre, que Madame fait écrire, en son nom, sur cette affaire au duc de Padoue, expose assez nettement la situation, pour que ces quelques mots suffisent à l'indiquer.

Mademoiselle Rosa Mellini, pour Madame Mère, à M. le duc de Padoue[18] :

Rome, 27 octobre 1834.

Mon très cher duc,

On ne pourra pas objecter que je veuille aller contre les intentions de l'empereur, puisque j'ai toujours été décidée de confirmer la donation faite à ma cousine votre mère, à la nourrice de mon fils et à tout autre à qui l'empereur aurait donné du bien. — Mais je ne puis pas supporter que l'on jouisse du bien de mon cousin, après avoir détruit le testament par lequel il disposait de son bien en ma faveur. Patorni vous dira le reste.

Veuillez remettre à mademoiselle votre fille X***, la lettre ci-incluse, avec une petite boîte que M. Patorni lui remettra, comme un souvenir de mon amitié ; c'est une bague en diamant que j'ai portée.

Votre dévouée et affectionnée cousine.

Pour S. A. Madame,

ROSA MELLINI.

Le cardinal Fesch (au nom de Madame Mère) écrit au duc de Padoue[19] :

Rome, 20 décembre 1834.

Mon cher duc,

C'est l'intention de Joseph que Madame vous écrive de vous prier de réunir chez vous tous les objets dont elle doit disposer, de l'héritage de l'empereur et dont son fils n'a pas pu jouir. — Madame ne vous en a pas pressé, avant ce moment-ci, parce qu'elle attendait de connaître si c'était le moment d'une telle opération. Aujourd'hui elle voudrait la voir terminée et, en conséquence, elle me charge de vous en écrire positivement.

Madame vient de recevoir la nouvelle de Corse qu'on a appelé devant les tribunaux l'héritier présumé de Ramolino.

Vous trouverez ci-jointe la copie de la lettre de Braccini à Madame et de l'assignation donnée ; dans celle-ci on n'a pas suivi les dispositions de l'avocat Patorni. Il est bien que celui-ci en connaisse le contenu. Cependant Madame ne veut pas poursuivre ce procès, pour n'en être point inquiétée. Elle laisse à Joseph et à ses enfants le soin de suivre ce qu'elle a commencé. Néanmoins je ne crois pas que, sa vie durant, elle se décide à l'abandon de tous ses droits pour la possession de la maison. Là-dessus elle est inexorable...[20]

(Minute sans signature.)

Les derniers mots de cette lettre démontrent combien Madame avait raison de se montrer inexorable sur la propriété de sa maison d'Ajaccio. Elle voulait en faire, non le bien aliénable de tel ou tel de ses parents, mais, en quelque sorte, la propriété française des souvenirs de sa famille.

Cette maison, qui s'appelle, à si juste titre, la maison Bonaparte, dans tous les écrits sur la Corse, soit à l'étranger, soit en France, après avoir subi tant de vicissitudes et de révolutions, mériterait, par son origine, d'être classée parmi les monuments historiques de l'État et soumise à la surveillance protectrice de la municipalité d'Ajaccio, quelle que fût la forme du gouvernement. Cette proposition, si exclusive qu'elle puisse paraître, se justifierait d'elle-même, pourvu que la maison Bonaparte fût rétablie suivant sa construction primitive. Elle rappellerait le temps où Charles Bonaparte en avait la propriété, en la partageant par son mariage avec Letizia Ramolino, devenue d'abord la signora veuve Bonaparte et ensuite Madame Mère.

On aurait soin, selon sa pensée, de restituer à cette demeure le caractère primitif le plus exact ou le plus conforme à la distribution des locaux, à leur affectation relative et à leur ameublement, par une reproduction fidèle, s'il est possible, de l'ensemble et des détails de cette propriété, vers la naissance de Napoléon et pendant sa jeunesse auprès de sa mère.

 

 

 



[1] Archives de la Bibliothèque nationale.

[2] Extrait des mémoires du roi Joseph, 1854, t. X, p. 391.

[3] Le général Arrighi, duc de Padoue, par Du Casse, 1866, t. II.

[4] Extrait des archives de la Bibliothèque nationale.

[5] Copie communiquée, d'après les archives de la Bibliothèque.

[6] L'Estafette du 18 février 1835.

[7] Scènes de la vie italienne. Bruxelles, 2 vol. in-18, 1837.

[8] Extrait de son journal.

[9] Mémoires du roi Joseph, 1854, t. X, p. 392.

[10] Lettre insérée dans les Mémoires du roi Joseph, 1854, t. X, transmise par le prince Louis-Lucien et par le prince Napoléon. V. l'Appendice.

[11] Voir l'Appendice au nom de Dupuytren.

[12] The life of the Emperor Napoleon with an appendice. London-Paris, 1834.

[13] Histoire chirurgicale du siège de la citadelle d'Anvers (Mémoires de médecine militaire, 1833).

[14] Quel est le meilleur traitement des fractures du col du fémur ? Concours d'agrégation, en 1835.

[15] Discours prononcé au nom de l'Académie des sciences de l'Institut, le 17 octobre 1869.

[16] Relation médicale de campagnes et voyages de 1815 à 1840, par le baron Larrey, etc., 1 vol. in-8°, 1841, p. 183.

[17] Voir l'Appendice, M. Damour, membre de l'Institut.

[18] Extrait d'une lettre communiquée par le duc de Padoue fils.

[19] Papiers du roi Joseph. Manuscrits de la Bibliothèque.

[20] Voir l'Appendice : maison d'Ajaccio.