MADAME MÈRE (NAPOLEONIS MATER)

 

1794.

 

 

Marseille n'offre plus de sécurité à Madame Bonaparte pour ses enfants. — Napoléon, général de brigade, tâche de rapprocher de lui sa famille. —Mais il est poursuivi par l'hostilité de certains de ses compatriotes. — Déclaré suspect, il est mis en prison. — Dévouement du brave Junot. — Découragement du général Bonaparte, ramené à la confiance par sa mère. — Rencontre inattendue d'un ancien et généreux camarade d'artillerie. — Le 9 Thermidor change enfin le sort malheureux de Bonaparte et de sa famille. - Une supplique de Madame Letizia contribue à sauver ses fils aînés. — Repos à la résidence de Château-Sallé, près d'Antibes.

 

Le 27 nivôse an II (16 janvier 1794), Marseille était déclarée ville rebelle et sa résidence offrait, dès lors, moins de sécurité à Madame Bonaparte, avec ses enfants. Elle y avait été si péniblement éprouvée, après son expulsion de la Corse, qu'elle cherchait à s'éloigner du même lieu, malgré les bonnes relations qui paraissaient l'y retenir. Son fils, cependant, recevait, bientôt après, sa nomination officielle de général de brigade et s'attendait à un meilleur sort. Il pourrait, du moins, venir en aide aux siens, en prolongeant son séjour en Provence. Il ne tarda pas à les rapprocher de lui, lorsque la transformation de l'armée lui permit de rejoindre, à Nice, le quartier général. Mais les événements sinistres n'étaient pas encore passés.

Ce fut d'abord l'apparition d'une flottille anglaise, en vue de la Corse, menacée d'un envahissement prochain. Cette nouvelle parvenue à la mère du général lui causa de nouvelles appréhensions.

Madame Bonaparte aurait souhaité que son fils eût plein pouvoir, pour opposer une résistance décisive à l'invasion du pays natal. Mais lui n'en était pas arrivé là. Il n'avait nulle certitude, dans ce temps de troubles révolutionnaires, de n'être point compris au nombre des suspects. Son mérite militaire reconnu excitait contre lui l'hostilité jalouse de certains de ses compatriotes. Parmi eux le plus à craindre fut le conventionnel Salicetti. Il était bien connu de Madame Bonaparte ce Salicetti, osant, à la chute de Robespierre, accuser le nouveau général Bonaparte d'avoir aidé Paoli à soulever les Anglais contre la France. Le général ne tarda pas à être dénoncé comme un suspect, dépossédé de son commandement, mis en prison et déjà menacé de la peine de mort.

Mais il était défendu par la loyauté de sa conduite, par l'opinion de l'armée, par le dévouement de ses soldats et par l'élan spontané de celui qu'il avait fait officier, appelé Junot, proclamant à très haute voix l'innocence de son général, en demandant à partager son sort en prison. Bonaparte était défendu enfin par la protestation énergique de sa mère, qui, plus tard, écrivait madame Junot[1] ne voyait jamais Junot et ne parlait de lui, qu'elle ne rappelât, les larmes aux yeux, cet événement de la vie de son fils.

Mais avant que la libération de Bonaparte pût lui restituer son commandement, l'atteinte perfide de suspect l'avait obligé de se justifier devant le Comité de salut public. Arrivé, le 10 mai, à Paris, en laissant sa mère fort inquiète, il attendit son sort, pendant plusieurs mois, dans un découragement profond. Sa situation s'aggravait par la gêne, par la perspective de se voir sans ressources, et le souvenir d'une position presque semblable lui faisait rêver do nouveau le suicide, dont sa mère avait su le préserver.

Cette fois encore, avant de la quitter à Marseille, il avait éprouvé combien le caractère ferme, la haute raison et les sages conseils de cette mère incomparable lui avaient redonné de confiance dans l'avenir, pour supporter les souffrances du présent. Madame Bonaparte se trouvait, de son côté, dans une crise presque aussi malheureuse que celle des plus mauvais jours de son existence.

Napoléon se rappelait que, l'année précédente, année fatale, lors de la persécution de tous les siens par les agents paolistes, il avait ressenti un si fort découragement de son sort, en Europe, qu'il s'était laissé dominer par l'idée fixe d'aller chercher fortune, soit en Amérique, soit ailleurs, sinon de mourir. Ce fut de nouveau sa mère, qui parvint à le convaincre de la nécessité de vivre en France et pour la France.

Il se rappelait avant de se rendre à Paris qu'en lui disant adieu, il lui avait exprimé le regret de n'être point en Corse, leur cher pays natal, pour le préserver de l'invasion anglaise.

Il disait, dans une lettre confidentielle, d'après ce que raconte le général d'Oguereau[2] : Ma mère me dit un jour :Pourquoi vous abandonnez-vous, ainsi, à la rage ? Il est si beau, si noble de se montrer supérieur aux revers de fortune. Après tout, qu'éprouvez-vous ? une contrariété, une simple vexation ? que penseriez-vous, si je vous disais que cette circonstance est peut-être fort heureuse, que le décret qui vous proscrit est un diplôme de dignités brillantes auxquelles vous parviendrez et qui vous fera acquérir une haute réputation. Et cette femme d'un si noble caractère, ajoutait : Napoléon, la Corse n'est qu'un rocher stérile, un petit coin de terre imperceptible et misérable : la France, au contraire, est grande, riche, bien peuplée ; elle est en feu ! Voilà, mon fils, un noble embrasement il mérite les risques de s'y griller. Jamais, déclare Napoléon, jamais une mère n'a reçu de son fils d'embrassement plus cordial que celui que je donnai à la mienne, pour la remercier des observations qu'elle venait de me faire. Ces paroles retentirent longtemps à mes oreilles : La Corse n'est qu'un rocher stérile, un petit coin de terre. La France, au contraire, est grande, riche, bien peuplée. Cela suffit pour me ramener à des sentiments plus modérés et me fit supporter mon exil avec plus de résignation. On a pu attribuer à Napoléon une lettre adressée à un général présumé son confident, comme l'était peut-être le général Montholon. Mais cette lettre, non datée, ne se trouve ni dans les Mémoires, ni dans la Correspondance de Napoléon Ier, ni dans les récits du compagnon de l'empereur à Sainte-Hélène. Elle a pu être détruite, avec tant d'autres ; nous ne saurions donc en garantir l'authenticité, à moins qu'elle ne fût adressée au général d'artillerie d'Oguereau. Voici la teneur de la lettre, du reste assez curieuse :

... Je me trouvais, aurait dit Napoléon disgracié, dans une de ces situations nauséabondes qui suspendent les facultés cérébrales et rendent la vie un fardeau très lourd. Ma mère venait de m'avouer toute l'horreur de sa position. Obligée de fuir la guerre que se faisaient les montagnards corses, elle était à Marseille, sans aucun moyen d'existence, n'ayant que ses vertus héroïques pour défendre l'honneur de ses filles contre la misère et les corruptions de tous genres, qui étaient dans les mœurs de cette époque de chaos social. La méchante conduite du représentant Aubry m'ayant privé de mes appointements, toutes mes ressources étaient épuisées ; il ne me restait qu'un assignat de cent sols. J'étais sorti, comme entraîné par un instinct fatal vers le suicide et je longeais les quais, en sentant ma faiblesse, mais sans pouvoir la vaincre. Quelques instants de plus et je me jetais à l'eau, quand le hasard me fit heurter un individu couvert des habits d'un simple manœuvre et qui, me reconnaissant, me sauta au cou, en me disant : « Est-ce bien toi, Napoléon ? Quelle joie de te revoir !

C'était Desmazis, mon ancien camarade d'artillerie ; il avait émigré, était rentré en France, sous un déguisement, pour voir sa vieille mère et il allait repartir. Qu'as -tu ? me demanda-t-il ; tu ne m'écoutes pas ; tu ne te réjouis pas de me voir ? Quel malheur te menace ? Tu me représentes un fou qui va se tuer ! Cet appel direct à l'impression qui me dominait, produisit en moi une révolution, et, sans réflexion, je lui dis tout. Ce n'est que cela ! reprit-il en ouvrant sa mauvaise veste et en détachant une ceinture qu'il me mit dans les mains : Voilà trente mille francs en or, prends-les et sauve ta mère !

Sans pouvoir me l'expliquer aujourd'hui, je pris cet or, par un mouvement convulsif et je courus, comme un fou, pour l'expédier à ma mère. Je revins à la hâte à l'endroit où j'avais laissé Desmazis, mais il n'y était plus.

Napoléon raconte ses recherches inutiles, prolongées pour retrouver son sauveur et celui de sa mère, dont il s'inquiétait si fort. L'excellent Demazis s'était retiré dans une retraite profonde, où il s'occupait d'horticulture. Il y fut découvert enfin, beaucoup plus tard, sous le règne de l'empereur, qui eut toutes les peines du monde à lui faire accepter trois cent mille francs, à titre de remboursement impérial des trente mille francs prêtés au camarade de régiment, et malgré lui encore, la place d'administrateur des jardins de la couronne, avec les honneurs d'officier de la maison. Comment ne pas désirer, de tout cœur, l'authenticité d'un tel document ?

Tandis que Napoléon, rappelé à son commandement, y déployait une nouvelle activité, sa mère était revenue à Marseille. Elle attendait le retour de son fils Joseph, qui s'était distingué en campagne, surtout lors de l'attaque du cap Brun, où il avait été blessé. Il reconnut toutefois posséder moins les aptitudes militaires que les qualités administratives ; et nommé, par les représentants du peuple, commissaire des guerres, il eut de fréquentes occasions de voir sa mère. Un motif personnel appelait d'ailleurs Joseph à Marseille. Il avait été accueilli dans la maison de M. Clary, négociant riche et considéré. Il s'éprit de sa fille aînée, que Madame Bonaparte demanda et obtint pour lui. Le mariage eut lieu le 1er août et Joseph contribua, dès lors, avec son frère Napoléon, au soulagement du sort de leur mère. Elle put, grâce à eux, récupérer une partie de sa modique fortune et Lucien ne tarda pas à les aider, dans cette œuvre collective de piété filiale.

Louis était trop jeune pour y participer. Il pouvait seulement en bénéficier, avec Jérôme et leurs sœurs, auprès de la mère.

Une autre destinée préparait le mariage de la veuve célèbre d'un officier général, avec le nouveau chef de la famille Bonaparte. Le général Alexandre de Beauharnais était mort sur l'échafaud révolutionnaire et sa veuve, Joséphine Tascher de la Pagerie, allait devenir la belle-fille de Madame veuve Letizia Bonaparte.

Celui enfin qui avait condamné à mort le général de Beauharnais, celui dont le nom de Robespierre, personnifiait la Terreur, expiait, le 9 Thermidor an II (27 juillet), toutes les condamnations exécutées par son ordre. La mère du général Bonaparte se souvenait que son fils avait eu raison de ne point céder aux instances faites auprès de lui, pour accepter un commandement à Paris, sous le terrorisme de Robespierre. Elle eût été soumise à une trop cruelle épreuve, après en avoir déjà supporté tant d'autres, avec la résignation de ses vertus.

La défection de Paoli était complète, et, laissant la Corse dans l'anarchie, son ancien gouverneur, reconnu traître à la patrie, devait regretter de s'être fait le persécuteur de l'héroïque Letizia Bonaparte. Il devait vivre assez pour apprendre les premiers exploits de son glorieux fils.

Tandis que le jeune général achevait sa tâche pacifique d'inspecteur des côtes de la Méditerranée, il avait obtenu, pour sa mère et les siens, la résidence de Château-Sallé, près d'Antibes, à peu de distance du quartier général, afin de se voir le plus souvent possible. Le sujet de conversation qui préoccupait le plus Madame Letizia, était d'assurer un heureux sort à ses filles, en les préservant des visites importunes. La première demande en mariage fut pour la belle Pauline, qui, ayant dû renoncer à Fréron, aima mieux attendre et faire son choix.

Madame Bonaparte reçut peu à peu quelques personnes à son gré, ainsi qu'une élite d'officiers présentés par son fils, le général, présidant auprès d'elle ces réunions.

Un souvenir particulier se rattache à la résidence de Château-Sallé. Vers la fin de la saison, on montrait aux voyageurs la chambre où le jeune général Bonaparte, tombé malade, reçut les soins de sa mère contribuant à sa guérison, d'après les conseils d'un praticien habile. Le docteur était Desgenettes sans doute, l'un des premiers médecins de l'armée, devenu l'ami de Junot et recherché par Bonaparte qui, dès lors, sut apprécier son mérite. Desgenettes a eu occasion de parler de lui, dans ses Mémoires, malheureusement inachevées[3]. Il conservait enfin de Madame Letizia un respectueux souvenir d'admiration.

 

 

 



[1] Mémoires de la duchesse d'Abrantès.

[2] Mémoires du comte Charles d'Oguereau, 1 vol.

[3] Souvenirs de la fin du XVIIIe siècle, etc. 3 vol., 1835.