MADAME MÈRE (NAPOLEONIS MATER)

 

1792[1].

 

 

Madame Bonaparte attend Napoléon à Ajaccio où il revient, pour commander la garde nationale. — Il n'habite pas la maison paternelle, afin de ne point inquiéter sa mère. — Sa vie est en danger et ses ennemis personnels le menacent de près. — Sa mère le supplie de ne pas les braver. — Armistice favorable au jeune capitaine commandant. — Accueilli avec froideur par Paoli, il s'en inquiète, comme sa mère et ses frères. — Il reçoit une mission éloignée d'Ajaccio. — Atteint encore de mélancolie, il est sauvé de nouveau par sa mère. — Rentré à Paris, il assiste à la journée du 10 Août. — Sa lettre officielle pour faire sortir sa sœur Élisa de Saint-Cyr et la ramener en Corse. — Accusé de trahison par ses ennemis ; il est encore une fois sauvé par l'intervention maternelle.

 

Nommé capitaine d'artillerie, Bonaparte revenait en Corse, au printemps, pour commander le bataillon de la garde nationale d'Ajaccio. Il avait accepté l'offre de loger à l'entrée de la ville, afin de mieux accomplir sa mission, en recevant chez lui ses partisans pour ne pas inquiéter sa mère du bruit de leur présence. Mais Madame Bonaparte n'était pas sans appréhension sur le refuge préféré par son fils, pour faciliter ses conciliabules avec les officiers de son bataillon.

Le jeune commandant inquiéta sa mère encore plus, à propos d'une intrigue amoureuse avec une femme fort éprise de lui et d'une extrême jalousie corse. Ayant acquis la certitude d'être délaissée pour une autre, elle résolut de se venger. Elle invita son volage amoureux à dîner, versa du poison dans son verre et le fit boire d'un trait. Les accidents les plus graves survinrent dans la soirée, en mettant la vie du jeune officier en péril. Sa mère, avertie à temps, se rendit auprès de lui à la hâte et lui assura les premiers soins, en préparant, par sa sollicitude, les secours du médecin, nécessaires à la guérison.

La haine d'une femme n'était pas seule à craindre pour le nouveau chef de bataillon, dans son commandement de la garde nationale d'Ajaccio. Il s'était déjà fait adorer de ses soldats ; mais il était d'autant plus exposé à la jalousie de certains hommes, ses ennemis personnels. Or, voici ce qui advint le jour de Pâques : Une rixe s'était engagée entre des jeunes gens qui jouaient sur la place ; des soldats surviennent pour les séparer ; la foule se masse contre la troupe qu'elle veut désarmer. Le commandant Bonaparte, revenu à la maison de sa mère, est informé de ce qui arrive et se dispose à rejoindre ses soldats, pour les protéger. Il va sortir, lorsque sa mère le devance au bas de l'escalier, afin de le retenir ; elle se jette, en larmes, dans ses bras et le conjure, avec toute sa tendresse, de ne point s'éloigner d'elle, en lui disant : Ne t'expose pas, mon fils, à une mort presque certaine ; ne me ravis pas le bonheur que j'ai toujours attendu de toi ; épargne à ta mère le désespoir de te voir perdu. Oh ! quels affreux pressentiments déchirent mon âme ! Si tu ne veux pas te rendre à ma prière, cède aux pleurs de tes frères et sœurs qui t'en supplient. Veux-tu donc exposer tes braves officiers à être massacrés par ces forcenés ? Tes soldats se défendront bien tout seuls, la populace ne tiendra pas longtemps et tu pourras les rejoindre plus tard, en toute sûreté. Napoléon s'arrache des bras de sa mère, l'embrasse, ainsi que ses sœurs et leur dit d'une voix ferme : L'honneur m'appelle au quartier et j'y vais !

Il part avec ses officiers, accourus auprès de lui et se dirige vers le quartier dit du Séminaire, le mieux situé pour protéger les approches de la caserne. L'altitude résolue de ce groupe d'officiers étonne la foule ameutée, qui s'écarte et lui livre passage. Mais plus loin, des cris de meurtre, des menaces de mort se font entendre. Napoléon s'élance l'épée à la main, de ce côté, lorsqu'une digne femme (mademoiselle Tertano, devenue madame Rocca) lui fait signe, de sa fenêtre, d'entrer vite dans le vestibule de la maison, ayant une issue du côté du séminaire. Napoléon y pénètre avec les siens et ils ont à peine franchi le seuil de la porte, que des coups de fusil tirés d'une embuscade atteignent mortellement celui des officiers qui fermait la marche. Les autres étaient hors de danger, avec leur vaillant chef, parvenant à rallier ses soldats et à repousser l'émeute. Il revint aussitôt embrasser sa mère et là rassurer, quoique la lutte fût encore menaçante.

Le calme se rétablit enfin, par une sorte d'armistice entre les deux partis hostiles. Le commandant Bonaparte, sauvé du danger, adressa, au nom de sa troupe, une lettre justificative au ministre de la guerre et à l'Assemblée nationale. Une enquête fut confiée à trois commissaires, qui firent un rapport favorable sur la conduite du bataillon, sauf l'ordre de l'éloigner d'Ajaccio. Cet ordre décida Napoléon à se rendre à Corte, auprès de Paoli. Mais reçu froidement, contre son attente, par le grand chef, il en éprouva un vrai chagrin qu'il ne put dissimuler à sa mère, et elle en ressentit une sérieuse inquiétude.

Lucien Bonaparte se trouvait à Ajaccio, et dès qu'il avait été informé des sérieux dangers menaçant sa famille, il s'était rendu au club républicain, en lui révélant la conduite de Paoli. Celui-ci se montra d'autant plus irrité de la déclaration de Lucien, qu'il conservait un bon souvenir de l'attachement de Charles Bonaparte, et il ne put pas dissimuler son mécontentement de voir ses fils détacher leur cause de la sienne. En effet, Joseph, Napoléon et Lucien, encouragés par leur mère, s'étaient déclarés tous trois pour les Français, tandis que Paoli ne cachait plus sa coupable intention de livrer la Corse aux Anglais.

Le gouverneur général, déçu dans son attente d'entraîner Napoléon et les siens avec lui, ordonna au jeune commandant du bataillon de se rendre à Bonifacio, pour se joindre à l'expédition entreprise ou prétextée contre la Sardaigne. Le commandant dut obéir et passa plusieurs mois de son congé de semestre dans cette garnison isolée qui, du moins, pouvait le soustraire à la vendetta de ses ennemis, plus sûrement que s'il fût resté à Ajaccio. Sa mère voyait aussi dans un tel éloignement une consolation à ses angoisses pour la vie menacée de ce cher fils, qu'elle aimait le plus alors, suivant la maxime de sa tendresse maternelle.

La famille Bonaparte allait être bannie de la Corse par Paoli, qu'elle avait pu admirer dans sa popularité légitime, mais qu'elle ne pouvait soutenir dans sa coupable défection. L'isolement de Napoléon à son nouveau poste le plongea encore dans la tristesse, avec un nouveau découragement de la vie. Il eût peut-être cédé à l'entraînement du suicide, s'il ne se fût rappelé les sages encouragements de sa mère, lui déclarant que, de tous les actes de faiblesse humaine, le suicide est le plus coupable devant Dieu et devant les hommes, si le déshonneur n'en est pas la cause. Il résolut de vivre, pour obéir à sa mère et pour servir la France.

Il était rentré à Paris après son semestre et, le 10 Août, il allait se trouver témoin de l'attaque des Tuileries, au bruit du tocsin et du canon. C'était le jour fatal de la déchéance de Louis XVI, au nom duquel avait été approuvée, sans aucune importance, la promotion d'officiers, comprenant le capitaine d'artillerie Bonaparte. La signora Letizia en avait éprouvé une vive émotion, au milieu de ses craintes dernières, et, dans la naïveté de ce sentiment maternel, elle avait cru de son devoir d'adresser au roi une humble lettre de reconnaissance[2].

Lorsque Bonaparte apprit la promotion, attendue par lui avec anxiété, il songea aux faibles ressources qu'il espérait offrir à sa mère, en lui donnant une part de son traitement ou des indemnités de ce nouveau grade. Mais les temps étaient difficiles, pour l'accomplissement des bonnes œuvres.

L'Assemblée nationale avait décrété, le 16 août, l'évacuation de toutes les maisons royales. L'exécution d'une telle mesure suggéra au nouveau capitaine tuteur de sa sœur Marianne (Élisa), le projet d'aller la chercher à la maison de Saint-Cyr, où elle était pensionnaire, et de la ramener en Corse auprès de leur mère. Voici la lettre qu'il écrivit à MM. les administrateurs de Versailles[3].

Le 1er septembre 1792.

Messieurs,

Buonaparte, frère et tuteur de la demoiselle Marianne Buonaparte, a l'honneur de vous exposer que la loi du 7 août et plus particulièrement l'article additionnel, décrété le 16 du même mois, supprimant la maison de Saint-Cyr, il vient réclamer l'exécution de la loi, pour ramener dans sa famille la dite demoiselle sa sœur. Des affaires instantes et de service public l'obligeant à partir de Paris, sans délai, il vous prie de vouloir bien ordonner qu'elle jouisse du bénéfice de la loi du 16, et que le trésorier du district soit autorisé à lui escompter les vingt sous par lieue, jusqu'à la municipalité d'Ajaccio, en Corse, lieu du domicile de ladite demoiselle, et où elle doit se rendre auprès de sa mère.

Je vous salue avec respect,

BUONAPARTE.

La volonté de sa mère et les instances de sa sœur, redoutant de retourner seule en Corse, décidèrent le nouveau capitaine à la reconduire à Ajaccio, où il devait attendre les ordres du ministre de la guerre.

Avant de partir, il envoyait à son frère aîné un Projet sur l'éducation publique, avec une lettre de découragement sur la politique révolutionnaire et sur le bonheur illusoire pour lui (surtout aux yeux de leur mère) de vivre désormais tranquille, sans ambition et il terminait cette lettre inattendue, en adressant son souvenir à tous les siens.

Je vous embrasse, leur dit-il, et je vous commande de vous modérer, en tout (et il répète), en tout, entendez-vous, si vous voulez vivre heureux.

Ce sage conseil, inspiré par ceux de la mère, ne devait pas être suivi par lui, à la lettre.

Le capitaine Bonaparte partait, peu de jours après, c'est-à-dire Je 10 septembre, pour la Corse, avec sa sœur Élisa, qu'il ramenait auprès de leur mère. Il ne resta, cette fois, que peu de jours à Ajaccio, pour compléter sa mission militaire d'organisation d'un matériel de siège à Bonifacio et sur les côtes.

Vers la fin de cette année 1792, dans le courant de novembre, l'amiral Truguet fut envoyé en Corse pour commander la flotte d'observation. Il vint à Ajaccio, y fut reçu par Madame Letizia, auprès de laquelle était sa fille aînée Élisa, ramenée depuis quelques jours, de Saint-Cyr, par son frère Napoléon. L'amiral paraissait trouver la jeune fille fort à son gré, en même temps qu'il ne croyait pas lui déplaire. Une alliance aurait pu se conclure, au gré de Madame Bonaparte, si les événements de la Corse l'eussent permis.

Napoléon apprenait à Bonifacio le décret de la convention du 3 décembre 1792, ordonnant la mise en jugement de Louis XVI. Il fit part aux siens de cette sinistre nouvelle et Madame Bonaparte en ressentit un vif chagrin pour le roi qui avait accueilli avec bonté son regretté mari à Versailles, et qui avait assuré l'éducation de ses enfants dans des écoles de l'État. Madame Mère conserva toujours un sentiment de profonde gratitude pour l'infortuné souverain dont elle ne cessa de vénérer la mémoire en l'appelant le premier bienfaiteur de sa famille.

Vers la fin de cette sombre année 1792, à l'époque où succombait la royauté en France, le capitaine Bonaparte fut rappelé à Paris, pour se justifier d'avoir provoqué, à Ajaccio, une émeute, qu'au contraire il avait apaisée. L'un de ses compatriotes, jaloux de lui, l'avait lâchement accusé, mais sa mère sut le défendre, par une protestation éclatante de loyauté : Son intervention indirecte ou à distance personnifiait la vérité pour son fils, qui fut, encore une fois, sauvé par elle.

Rentré aussi à Ajaccio, le commandant Bonaparte y trouva une grande effervescence dans les esprits. Les partisans de Paoli, d'une part, annonçaient la prochaine arrivée d'une armée anglaise, tandis que, d'autre part, trois députés de la Convention venaient de débarquer à Bastia. Ils se nommaient Salicetti, Lacombe et Saint-Michel. Leur mission était de faire une enquête contre Paoli, et, s'ils acquéraient la preuve de sa trahison, ils devaient le conduire à la barre de l'Assemblée.

Napoléon Bonaparte, dont Paoli avait déjà ordonné l'arrestation, se hâta de venir auprès des commissaires et de leur offrir ses services. Il cherchait, par cette démarche, à fixer son sort et à préparer son avenir, avec l'approbation de sa mère, alors que la Révolution s'annonçait terrible et allait bientôt s'appeler la Terreur !

 

 

 



[1] Documents analysés, d'après les mémoires du baron du Coston, de Nasica, et autres, sur la jeunesse de Napoléon.

[2] Manuscrits de Napoléon. Archives de la Bibliothèque nationale.

[3] Cette lettre n'est pas dans la Correspondance de Napoléon 1er.