MADAME MÈRE (NAPOLEONIS MATER)

 

1782.

 

 

Situation précaire de Charles et de Letizia Bonaparte. — Lucien, en quittant l'École d'Autun, vient rejoindre son frère à Brienne. — Ils s'efforcent l'un et l'autre d'alléger les dépenses de la maison. — Un religieux de Brienne, en danger de mort, est secouru et sauvé par Napoléon, improvisant un brancard d'ambulance. — Admission d'Élisa à Saint-Cyr. — Nouvelle épreuve de fortune adverse ; domaines hypothéqués, etc.

 

Après les premières difficultés de son séjour à l'École de Brienne, le jeune Napoléon ressentit les inquiétudes de sa famille dues aux dépenses de la maison, à l'entretien des enfants, aux frais de la procédure interminable avec les jésuites, aux pertes agricoles, et aux sacrifices imposés à son père. Sa courageuse mère ne pouvait suffire à tant d'obligations à la fois, mais trop fière pour emprunter de l'argent, même à ses amis, elle était réduite à des efforts surnaturels d'économie domestique. Et pourtant les deux époux s'aimaient toujours, comme au temps de leur mariage. Mais leur fils Napoléon, obligé à une constante réserve envers eux, s'effrayait des malheurs menaçant les siens. Son caractère en éprouvait une profonde tristesse, et il redoublait d'efforts pour ne plus adresser à son père des demandes d'argent, afin de contribuer, filialement et à l'insu de sa mère, aux épargnes du ménage.

Son frère Lucien, après deux années d'études au collège d'Autun, fut admis à le rejoindre à Brienne et contribua avec lui, en bon fils et en bon frère, à diminuer les charges de la maison paternelle. Il resta aussi, durant quatre années, sous la tutelle des pères minimes, inspirés par Madame Letizia, dans leur sollicitude pour les deux aînés.

Les élans généreux du cœur et du caractère de l'élève Napoléon furent un jour dignement appréciés de ses maîtres et de ses camarades. La classe ou la section à laquelle il appartenait était conduite en promenade par un religieux minime, nommé le père Anselme, qui, dans la marche, éprouva un vertige subit et tomba à la renverse, frappé d'apoplexie. Les élèves s'empressent auprès de lui, mais ne savent que faire, assez loin de toute habitation. Bonaparte intervient, démontre à ses camarades l'urgence de ramener le père Anselme à l'École, en le transportant sur un brancard improvisé avec de forts branchages, des mouchoirs et des cravates solidement noués, y compris matelas et oreillers d'habits bas. Les plus robustes élèves sont les porteurs, les autres font escorte ou relais et celui qui les dirige tous, surveille le transport, et assure son arrivée jusqu'à l'École, c'est Napoléon te cadet, l'inventeur du brancard improvisé. Quant au père Anselme, il fut si bien soigné à l'infirmerie, qu'il revint à la santé, en vouant, dès lors, au jeune Bonaparte la plus vive reconnaissance.

Madame Letizia, en apprenant ensuite ce qu'avait fait son cher enfant, le bénissait de sa présence d'esprit et de son dévouement. Alors cessèrent pour l'élève de Brienne les sentiments jaloux ou hostiles de ses camarades, qui lui témoignèrent une sympathie et une sorte de déférence bien méritées.

Le 15 décembre, Charles Bonaparte avait reçu l'avis officiel de l'admission de sa fille Marianne (Élisa) à Saint-Cyr. Il en aurait éprouvé, ainsi que Madame Letizia, une vive satisfaction, dans un temps meilleur. Mais ils subissaient, ensemble, une crise difficile à traverser, par de graves embarras d'argent. Leurs entreprises agricoles assez compromises, en même temps que les petits domaines des Milelli et des Salines hypothéqués, rendaient difficiles de nouveaux emprunts. Madame Bonaparte en garda longtemps une impression pénible.