MADAME MÈRE (NAPOLEONIS MATER)

 

AVANT 1750.

 

 

Origine italienne du prénom de Letizia, rattachée improprement à l'orthographe latine de Lætitia. — Généalogie paternelle de Maria-Letizia Ramolino. — Généalogie maternelle de Maria de Pietra-Santa. — Généalogie conjugale de Charles de Buonaparte.

 

Madame Mère portait le prénom italien de Letizia remplacé plus tard, sans raison, par l'orthographe latine de Lætitia. Ce nom, malgré le contraste de l'esprit sérieux et réfléchi de la femme destinée à s'appeler ainsi, désignait la joie, l'allégresse. Il personnifiait, dans la Fable, cette divinité allégorique, reconnue à Rome et figurée : une ancre à la main, une couronne sur la tête et le sourire aux lèvres[1].

A l'orthographe originelle ou italienne de Letizia, fut donc substituée l'orthographe latine de Lætitia, qui prévalut à l'avènement de l'empire, comme un heureux augure pour la mère du grand homme. Ce mot faisait allusion aux jours fortunés ; il devint l'illusion dans les jours néfastes.

On a publié sur le nom modifié de Letitia, d'après l'orthographe dite romaine, l'interprétation suivante : Un poète, à ce nom romain de Letitia que portait la mère, ne rattachait-il pas l'idée d'une bonne nouvelle, annoncée au monde, ou d'une joie sur la terre ? César se disait descendant de Vénus et d'Anchise.

La mère de Napoléon fut d'une beauté et d'une fécondité antiques. On retrouve en elle, dans la fermeté du caractère, dans la sévérité, dans l'économie digne d'une matrone des anciens jours, quelque chose de la mère des Gracques. Mais au lieu d'enfanter des tribuns, Madame Letitia mit au monde une lignée d'empereurs et de rois[2].

La vérité n'admet pas les suppositions de la Fable, maigre leur analogie, soit l'orthographe latine de Lætitia, soit l'orthographe supposée romaine de Letitia.

L'exactitude absolue veut que l'on écrive toujours Letizia, d'après l'orthographe italienne, usitée en Corse, d'après le texte des publications nationales et des actes officiels conservés, ou de leur copie exacte, d'après les titres authentiques de la famille et enfin d'après la signature autographe de Madame Letizia, dont le calque ci-joint offre un spécimen irrécusable.

Le surnom ambitieux de Mater regum ou mère des rois, surnom originaire de l'empire, a été remplacé alors par l'appellation officielle de Madame Mère. Cette désignation est plus simple et plus digne à la fois de la modestie de Madame Letizia et de sa tendresse maternelle. Ce titre enfin de Madame Mère appartient désormais à l'histoire.

Un surnom plus populaire, plus vrai, et plus durable que celui de Mater regum serait sans contredit, le surnom de Napoleonis Mater, sous-entendu, mieux encore, ajouté au titre de Madame Mère. Ce surnom de Napoleonis Mater désigne notoirement un portrait dessiné d'après nature, par la princesse Charlotte Napoléon, et lithographié par elle, en 1835, peu de mois avant la mort de Madame[3].

La signora Maria-Letizia n'était pas, comme on l'a supposé, de la famille Fesch, native de la Suisse, mais de la famille Ramolino, de l'île de Corse, et non Ramolini, de Livourne, comme on l'a dit.

Cette famille issue, d'une part, de la Toscane, sinon de Florence, d'autre part de Trévise, en Vénétie, comptait plusieurs de ses membres dans d'honorables positions, remontant jusqu'à l'époque reculée des guerres fréquentes en Italie. Les uns appartenaient à l'armée, les autres à l'Eglise ou à des professions libérales et à des carrières administratives.

Leur origine nobiliaire a été établie d'après des titres authentiques, dont nous n'avons pas à faire l'exposé. Ils forment la généalogie des Ramolino, recueillie par le prince Napoléon, qui avait autorise le colonel Ramolino, dit comte de Coll'Alto, à en prendre copie et auquel il appartiendrait de la publier[4].

Les proches parents de Letizia ne possédant qu'une modique fortune, ou l'ayant sacrifiée aux intérêts du pays et aux contributions de la guerre, occupaient d'honorables positions dans l'ile, depuis l'ère du gouvernement génois jusqu'à la cession de la Corse à la France, en 1768.

Le père de Letizia, le noble Jean-Jérôme Ramolino, avait été élu en décembre 1743, par lettres patentes de la République de Gênes, capitaine commandant les troupes de cette ville, alors en paix avec la Corse. Il lui avait été utile, à titre d'ingénieur, par ses études toutes techniques et reçut les félicitations du maréchal de camp Mario de Cursay. Il obtint, en récompense de ses services, le 21 mai 1750, les fonctions d'inspecteur général des ponts et chaussées de l'île de Corse.

Jean-Jérôme Ramolino avait épousé mademoiselle Angèle-Maria de Pietra-Santa, issue aussi d'une noble famille corse, originaire de Sartène, près d'Ajaccio. Le père de celle-ci, Jean-Marie de Pietra-Santa, conseiller titulaire, s'était marié avec mademoiselle Giuseppe Malerba, le 21 novembre 1723, et il était mort, en laissant deux filles. La première fut Angèle-Maria de Pietra-Santa, mariée à Jean-Jérôme Ramolino, le 20 mai 1743. La seconde fille, Maria-Anne, fut épousée par Hyacinthe Borelli, de la famille Arrighi de Casanova, d'où naquit le futur général Arrighi, duc de Padoue, cousin germain de Letizia Ramolino[5].

De ce mariage de Jean-Jérôme Ramolino avec Angèle de Pietra-Santa, naquit Maria-Letizia, précédée, supposait-on, d'une sœur, son aînée de quelques années, portant les mêmes prénoms et morte ignorée, jeune encore, avant la naissance de la cadette, future épouse de Charles de Buonaparte. On a reconnu, depuis, que cette similitude de prénoms devait appartenir, non à une sœur aînée, mais à une tante de Letizia.

L'acte de mariage du père et de la mère de Letizia Ramolino avait été dressé, le 2 février 1745, par Pierre-François Costa, d'Ajaccio. Il a été transmis au comte Ramolino, avec une note sur les noms de cette tante de Letizia. Née ainsi Ramolino par son père et de Pietra-Santa par sa mère, la signora Letizia ne se prévalut pas de la noblesse de l'une ou de l'autre de ces deux origines. Un tableau synoptique des pièces[6] établit la filiation de la famille de Pietra-Santa, depuis 1685 jusqu'à 1780, et comprend tous les noms successifs de la famille maternelle de la signora.

Redisons qu'à aucune époque de sa vie madame Letizia n'eut d'autre prétention nobiliaire que d'avoir été la digne épouse de Charles Bonaparte et la mère vénérée de Napoléon. Elle n'avait aspiré, ni pour elle, ni pour son mari, pas même pour ses enfants, à l'honneur rétrospectif d'une plus haute origine, ou d'une plus ancienne noblesse.

Quant à la généalogie de la famille Bonaparte, elle n'est plus à faire. Elle a donné lieu, on le sait, aux interprétations les plus étranges et aux adulations les plus ridicules. On en jugera par deux ou trois allusions à Madame Mère.

Un écrit fantaisiste ayant pour titre : Comme quoi Napoléon n'a jamais existé[7], supprime, d'un trait, la vie de Napoléon en décomposant son nom, pour en faire celui d'Apollon ou du Soleil. L'auteur non connu attribué à l'aurore le nom de Letizia, aux trois Grâces les noms des trois sœurs de Napoléon, et aux saisons de l'année ceux de ses quatre frères, etc.

Semblable rêverie a été répétée avec des variantes par un publiciste américain disant, par exemple[8] : La mère de Napoléon se nommait Letizia. Tout porte à croire que sous ce nom, en latin Lætitia, on a voulu désigner l'aurore, dont la lumière naissante répand la joie sur la nature, l'aurore qui enfanta le soleil, en lui ouvrant, de ses doigts de rose, les portes d'Orient. En outre, la mère de Napoléon s'appelait par les Latins du nom de Latone, dont les modernes ont fait aussi Lætitia, du verbe lætari, être en joie, etc. Laissons là toute cette fantasmagorie.

Les origines de la famille Bonaparte ne sauraient être reproduites ou indiquées, à propos de l'origine maternelle de Napoléon. Il suffit de rappeler, d'après les chartes officielles, que trois branches ont donné naissance aux Bonapartes, celle de Trévise, la plus ancienne[9], celle de Florence et celle de Corse ou d'Ajaccio, la plus directe et la plus moderne, remontant à la fin du XVIe siècle. Les Bonapartes d'Ajaccio jouissaient en Corse de l'estime publique, sans avoir joué un rôle de quelque importance.

Charles de Buonaparte allait apporter la première notoriété à son nom par son mariage avec Letizia Ramolino, en lui donnant, parmi ses fils, le véritable fondateur de sa race.

La généalogie de sa famille est bien exposée dans les prolégomènes d'un autre ouvrage[10], précisant les noms de chacun des représentants de cette souche originelle, depuis les temps reculés jusqu'à la fin du XVIIIe siècle.

Si jamais une famille pût se passer d'ancêtres, à force de gloire, ce fut, certes, la famille de Napoléon. Ni lui, ni sa mère n'ont recherché s'ils avaient une origine de caste nobiliaire. Les courtisans du pouvoir leur en ont épargné la peine.

Lui, faisait dater son blason de ses victoires à l'armée d'Italie, comme sa digne mère lui donnait pour origine l'annexion de la Corse à la France. Elle prétendait, avec beaucoup de sens et de finesse, sous une forme rétrospective, que les aïeux de Napoléon Bonaparte ont tiré de lui la noblesse de leur origine, si bien, qu'au lieu de dire les ancêtres de Bonaparte, on devrait dire : Bonaparte et ses ancêtres.

Que pouvait faire à ce grand nom qu'il s'écrivît, dans les premiers temps, de Buonaparte ! Rappelons, à cet égard, ce qu'en pensait A. Arnault[11] : Avec un u de plus ou de moins, Bonaparte en est-il moins évidemment un nom italien ? Ce nom de Buonaparte qui, dans l'origine, signalait un homme dévoué à la bonne cause, signale aujourd'hui un homme illustré par les faits les plus étonnants qui se soient accomplis de notre âge. Nous ne concevons donc pas dans quel intérêt ses détracteurs s'obstinent à rétablir dans ce nom la lettre que Bonaparte en a exclue. Croient-ils ce nom ridicule, en l'écrivant tel qu'il est au bas des traités de Turin, de Léoben et de Campo-Formio ? A de tels noms l'écrivain de cette grande histoire de Napoléon aurait pu en ajouter d'autres, complétant l'auréole de gloire du fils de Charles et de Letizia Bonaparte.

Le grand-père de Charles Bonaparte avait trois fils, appelés Joseph, Napoléon et Lucien. Le premier des trois, Joseph, n'eut qu'un seul fils, ou Charles ; le second, ou Napoléon, nom traditionnel, en Corse, d'un deuxième fils, n'eut qu'une fille, Élisabeth et le troisième, ou Lucien, voué au célibat, sa qualité de prêtre, survécut à ses deux frères et devint l'archidiacre Lucien, oncle de Charles. Le père de Napoléon se trouvait ainsi le premier de sa descendance et le représentant de son nom, en Corse.

Charles-Marie de Buonaparte était né à Ajaccio, en 1740, selon Joseph, son fils aîné, qui avait recherché, avec soin, les origines de sa famille[12].

Divers biographes, Stendhal[13] entre autres, font naître Charles quatre ans plus tard, ou en 1744, et d'autres fixent sa naissance au 29 mars 1746. Cette dernière date parait la plus admissible.

La divergence des opinions s'explique par la destruction des registres de l'état civil d'Ajaccio, brûlés à l'époque de la Révolution et rétablis ensuite, sans garanties. L'acte de baptême portait seulement le prénom de Charles, sans faire mention du second prénom de Marie, donné souvent en Corse aux garçons. L'oncle, Lucien de Buonaparte, avait bien assuré l'éducation première de Charles, son pupille, en lui faisant faire ses études scolaires à Rome et ses études de droit à l'Université de Pise. Le pupille encore jeune, reçu avocat, ayant peu de fortune, annonçait de l'intelligence et la volonté de s'instruire. A d'heureuses aptitudes, Charles de Buonaparte joignait des avantages personnels, cités dans ses relations d'Ajaccio. Parvenu au développement de sa jeunesse, il avait une belle taille, une tournure élégante, une tenue correcte, une figure agréable, expressive, - avec des traits fins et réguliers ; ses manières distinguées étaient celles d'un jeune gentilhomme de l'époque. Il venait d'hériter du titre paternel de nobile patrizio de Florence et en était moins fier qu'honoré. Il ne dédaigna pas de tels avantages, en mémoire de son père et en vue d'un prochain mariage.

Charles Bonaparte avait une vingtaine d'années, lorsqu'à la consulte extraordinaire de Corse, présidée par Pascal Paoli, fils de l'ennemi déclaré des Génois, la proposition seule de se soumettre à la France fut repoussée avec énergie par le nouvel avocat. Ses paroles ardentes pour l'indépendance de son pays natal produisirent beaucoup d'effet sur l'assemblée, malgré la fougue juvénile de son langage.

Paoli, étonné de l'éloquence hardie de ce jeune orateur, l'en félicita, voulut le connaître davantage et en appréciant son mérite, attacha dès lors Charles Bonaparte à sa cause présente, mais non à sa destinée future.

 

 

 



[1] Dictionnaire de l'antiquité, par Bouillet, 1826.

[2] Parallèle entre César, Charlemagne et Napoléon, par Hippolyte Castille, 1838, p. 190.

[3] V. l'Appendice portrait de Napoleonis Mater.

[4] Voir l'Appendice, au nom de Ramolino.

[5] V. l'Appendice Arrighi.

[6] V. l'Appendice, au nom de Pietra-Santa.

[7] Brochure ou plaquette attribuée à J.-B. Pérès, d'Agen.

[8] Le Courrier des États-Unis, 15 janvier 1843.

[9] La antichita di Bonaparte, par F. Stefani, Venezia, 1837.

[10] Napoléon et sa famille, par de Lescure, 1868, p. 8.

[11] Vie politique et militaire de Napoléon, par A. Arnault, membre de l'ancien Institut, 2 vol. gr. in-folio, 1822, avec 120 planches.

[12] Mémoires du roi Joseph, 1853, t. Ier.

[13] Vie de Napoléon, par de Stendhal (Henri Beyle), Fragments, 1876.