HISTOIRE CRITIQUE DU PASSAGE DES ALPES PAR ANNIBAL

 

CHAPITRE VI. — EXAMEN CRITIQUE DES DIVERSES HYPOTHÈSES SUR LA ROUTE SUIVIE PAR ANNIBAL, DEPUIS L'ENTRÉE DANS LES ALPES JUSQU'À SON ARRIVÉE EN ITALIE.

 

 

Difficultés que présente l'opinion de M. Deluc relativement au premier campement d'Annibal, à la montagne gravie à l'entrée des Alpes, aux journées de marche jusqu'au sommet du petit Saint-Bernard.

 

I. On se souvient que M. Deluc a conduit Annibal à Yenne, où il lui fait enfin retrouver le Rhône, et où il place l'entrée des Alpes. Arrivé à ce point, M. Deluc veut d'abord que l’armée carthaginoise ait campé une première fois entre Yenne et Chevela[1]. J'avoue que, d'après la description des lieux[2], je ne vois guère comment une armée aurait pu trouver à camper par là, et je regrette que M. Deluc, qui est ordinairement si exact dans ce qui tient aux localités, n'ait pas songé à nous donner ici quelques éclaircissements. Immédiatement après, page 112, M. Deluc fait traverser à l'armée carthaginoise la montagne du Chat, le mons Thuates des anciens, et c'est là qu'il place la première attaque des Allobroges. Mais Polybe ne dit nullement qu'en cet endroit Annibal ait eu une montagne à franchir ; mais bien un défilé à traverser. Ses expressions, et la position des Gaulois qu'il représente occupant les hauteurs au-dessus du passage, l'indiquent assez. M. Deluc, page 154, compte un jour pour traverser le mont du Chat, depuis le village de Chevelu jusqu'à Chambéry, et pour s'emparer de cette ville ; un jour de repos dans la plaine où elle est située ; quatre jours de marche de Chambéry à Moutiers ; deux de Moutiers à Scèz ou Villar ; un pour monter au sommet du petit Saint-Bernard : ce qui ferait déjà neuf jours de marche : mais comme Polybe les compte depuis l'entrée des Alpes ; que M. Deluc nous y a fait entrer à Yenne ; qu'entre cette ville et le passage du mont du Chat il a placé deux campements, il en résulterait qu'Annibal n'aurait dû arriver au sommet des Alpes que le onzième jour et non le neuvième. Mais passons par-dessus ces difficultés, pour en venir à des points plus importants, que M. Deluc regarde comme décisifs en faveur de son opinion. Nous voulons parler du fameux λευκόπετρον : il faut bien y revenir pour examiner la valeur des arguments que le savant Genevois prétend tirer de l'existence de ce rocher blanc (page 146-153).

 

Que le rocher blanc de M. Deluc n’a aucun des caractères du λευκόπετρον de Polybe, ni par sa position, ni par son rapport avec les circonstances du récit.

 

II. Nous avons déjà reconnu avec M. Deluc que le mot grec devait être pris dans le sens qu'il lui donne ; que l'existence de ce rocher est une indication très-importante dans le récit de Polybe ; enfin, que ni sur la route du grand Saint-Bernard, ni sur celle du mont Genèvre, on ne remarque aucun rocher de cette nature : il ne s'agît donc plus que de savoir si celui dont parle M. Deluc est, en lui-même et par sa position, en rapport avec les autres circonstances de la narration grecque.

Polybe, comme on l'a déjà pu voir, représente ici l'armée carthaginoise traversant une gorge étroite et profonde, d'un accès décile, et bordée de précipices.... Les Barbares avançant sur les hauteurs, tandis que les Carthaginois avançaient dans le bas, et de là, tantôt roulant, tantôt lançant contre eux d'énormes pierres, ce qui répandit tant de désordre et de trouble dans l’armée, qu'Annibal fut obligé de se tenir toute la nuit, avec la moitié de ses troupes, sur un certain rocher blanc, d'où il pût en sûreté protéger le passage de sa cavalerie et de ses bêtes de somme.... Le lendemain il les rejoignit, poussa en avant, et se mit à gravir vers la cime des Alpes, n'étant plus inquiété que par quelques détachements de Barbares, qui venaient, suivant l'occasion, se jeter sur ses bagages.... Le neuvième jour depuis son entrée dans les Alpes, il atteignit le sommet de la montagne.

M. Deluc, pour montrer qu'il a rencontré le lieu décrit par Polybe, cite le passage suivant de M. de Saussure : L'on commence à monter (le petit Saint-Bernard) dans le village même de Scèz, situé au bord de l'Isère. On vient dans un grand quart d'heure au village de Villar-Dessous, par un chemin pavé de pierres calcaires et de gneiss, et au bout d’un second quart d'heure on passe sur un pont le torrent qui vient du Saint-Bernard. La montagne, au-delà de ce pont, présente un point de vue très-agréable ; une double cascade tombe à travers des prairies en étagères avec des arbres, et un village au-dessus. On voit ensuite, de l’autre côté du torrent, à l'entrée de la vallée d'où il sort, des masses informes de gypse blanchâtre. De là on passé sons la cascade, et bientôt à Saint-Germain, dernier hameau d'hiver[3].

A la seule lecture de cette description, il ne nous paraît pas aisé d' reconnaître ce passage décisif invoqué par M. Deluc, et nous ne sommes point surpris que voulant à toute force trouver un rapport entre ce lieu et le fait raconté par Polybe, il ait laissé tant de confusion dans la manière dont il le présente. D'abord, que voyons-nous dans M. de Saussure ? Qu'au village de Scèz on commence à monter le petit Saint-Bernard, et que lorsqu'on est arrivé au-dessus de Villar, et un peu plus au-dessous de Saint-Germain, c'est-à-dire à-peu-près au tiers de la montée (Deluc, p. 149), on voit de l’autre côté du torrent, à l’entrée de la collée d’où il sort, des masses informes de gypse blanchâtre. M. Deluc ajoute dans le même sens, page 151, que le général Melville, à un demi-mille au-dessus de Villar, remarqua de loin ces rochers d'une blancheur éclatante. Or, que voyons-nous dans Polybe ? Qu'Annibal continue de marcher dans les vallées, qu'il traverse un défilé, mais non point qu'il gravit une montagne. Tout au contraire, il dit positivement que les Carthaginois avançaient dans le bas, suivaient le pied de la montagne, ainsi que traduit M. Deluc, page 139, tandis que les Barbares avançaient sur les hauteurs ; que ce fut le lendemain qu'Annibal, après avoir rejoint sa cavalerie et ses bagages, se porta en avant pour monter vers la cime des Alpes. Il n'était donc encore ni en train de gravir, ni près d'atteindre le sommet, lorsqu’eut lieu l'attaque du λευκόπετρον. Et encore, au point de la montée où est parvenu le général Melville, il ne voit ces rochers que de loin à l'entrée de la vallée d'où sort le torrent de la Recluse, par conséquent ils se seraient trouvés dans une situation encore plus rapprochée' du sommet du petit Saint-Bernard, où elle a sa source[4]. Mais, puisque ces rochers sont à une telle distance, que pouvait servir à Annibal d'aller se poster tout auprès pour protéger le passage de son armée ? D'ailleurs comment M. Deluc conçoit-il donc l'action qu'il veut retracer ? Il suppose, pages 152, 153, qu'Annibal se porta près de ces rochers blancs que le général Melville, arrivé au-dessus de Villar, remarqua, de loin à l'entrée de la vallée étroite d'où sort le torrent, et puis, page 152, il prétend que ce fut au-dessus de Villar, dans une espèce de plateau que le chemin traverse, qu'Annibal passa la nuit avec ses bagages. Mais si au-dessus de Villar le général Melville en était loin, comment Annibal aurait-il pu en être près ? Ensuite, pourquoi M. Deluc, dans sa traduction, page 136, omet-il entièrement le mot όχυρόν ? Serait-ce parce qu'il a senti que ce mot, présentant le λευκόπετρον comme une position forte et sûre pour Annibal, suppose nécessairement que ce général s'y posta, explication à laquelle ne se prêteraient pas facilement les masses informes de gypse remarquées par le général Melville ? En effet, il faudrait montrer que ces rochers sont assez près du point où devait passer l'armée, pour que de là Annibal pût la protéger. De même, il faudrait nous prouver que ces masses de gypse offrent une superficie assez étendue, et disposée de manière à ce qu'un corps d'armée de quinze à seize mille hommes eût pu s'y poster. Ce sont là des difficultés dont M. Deluc s'est débarrassé, en interprétant le mot περί d'une manière vague, et en passant tout-à-fait le mot όχυρόν qui en détermine le sens.

Erreur de traduction de M. Deluc.

Puisque nous en sommes sur le chapitre des mots passés ou mal saisis, ne pourrions-nous pas demander à M. Deluc pourquoi il traduit κρημνώδη par une vallée bordée de rockers escarpés (voy. page 149), au lieu de bordée de précipices ? Je conçois que M. Deluc étant forcé par le texte grec de supposer, page 150, que l'ancienne route du petit Saint-Bernard ne passait pas sur les points que traverse la route actuelle, mais qu'elle montait le long de la rive gauche de la Recluse, aura senti que l’armée, suivant ainsi les bords de ce torrent, dans le fond de la vallée, cette vallée ne pouvait plus lui présenter là de précipices : mais elle ne devait pas non plus se trouver bordée de rochers escarpés. En effet, M. Deluc ne représente point sous cet aspect les montagnes latérales de cette vallée. D'un côté c'est le petit Saint-Bernard, dont il dit, page 147, d'après M. de Saussure : On arrive à l'hospice en trois petites heures, depuis Scèz, toujours par des prairies en pente douce, sans avoir eu à passer aucun mauvais pas, aucun rocher escarpe ni difficulté ; en sorte que cette montagne présente le passage des Alpes le plus facile que je connaisse, et plus loin, page 150 : La montagne vis-à-vis, et de l'autre côté du torrent, est en grande partie couverte de bois et de prairies ; ce qui indiquerait qu'il peut y avoir un chemin praticable phis haut que la chapelle. Or, je le demande à M. Deluc, que devient sa vallée bordée de rochers escarpés ? Où nous la montrera-t-il sur ce passage ? Concluons de toutes ces difficultés, que les masses informes de gypse vues par le général Melville n'ont aucun rapport avec le λευκόπετρον de Polybe.

 

Impossibilité de camper au sommet des deux Saint-Bernard.

 

III. M. Deluc continue, et fait arriver Annibal, sur la fin du neuvième jour, dans le vallon qui se trouve au sommet du petit Saint-Bernard, où il est resté campé pendant deux jours (yoy. page 154, 156 et suiv.). En admettant avec M. Deluc que ce vallon ait un grand quart de lieue de largeur, sur une demi-lieue de longueur, dont il faut cependant retrancher l'espace occupé par le lac, j’avoue qu'il me paraîtra toujours difficile à concevoir qu'une armée de trente mille hommes, avec sa cavalerie, ses éléphants, ses bêtes de charge, ses bagages, ait pu camper aisément en cet endroit. M. Deluc semble le reconnaître lui-même, puisqu'il ajoute que le camp pouvait s'étendre sur les prairies en pente douce par lesquelles on arrive au vallon. C'est là, du reste, une question qu’il faut soumettre aux gens du métier ; mais je ne pense pas que, dans l'histoire de l'art militaire, on ait à citer d'armée un peu nombreuse qui ait pu camper à l'endroit en question. Ce que je dis du petit Saint-Bernard, je pourrais le dire également du grand ; il n'y a guère après le mont Cenis que le mont Genèvre dont le sommet m'ait paru présenter une surface assez étendue pour qu'une armée comme celle d'Annibal ait pu y établir son camp pendant deux jours.

D’aucun point des deux Saint-Bernard on n’a la vue des plaines d’Italie. Même observation pour le mont Genèvre.

Mais si le mont Genèvre se prête à cette circonstance de notre récit, il en est une autre non moins importante, à laquelle il ne peut satisfaire, non plus que les deux monts Saint-Bernard. Je veux parler de la vue des plaines arrosées par le Pô. En traversant ces diverses montagnes, j'ai examiné avec soin si de quelque côté on y pourrait apercevoir la plaine, et je me suis convaincu qu'il est impossible de rien voir. Me trouvant au grand Saint-Bernard, je montai au sommet de la Schinaletta, qui est située en avant de l’hospice, du côté de l’Italie ; de là j'eus un sublime spectacle, mais partout c'était des montagnes, des glaciers, des vallées, des torrents, des abymes s'enfonçant à une profondeur effroyable ; c'était le Mont-Blanc, présentant sa face orientale aux premiers rayons du jour, et dominant tout, même le Grand-Jorasse et le Pic-du-Géant, avec toutes ses aiguilles, si hardies, si élancées ; la vue embrassait même un horizon fort étendu, mais de toutes parts une barrière impénétrable cachait la plaine. Pareille épreuve au petit Saint-Bernard ; même en montant au sommet du Valaisan, qui est élevé de six cent toises au-dessus de l'hospice ; on ne voit partout que des montagnes[5]. Que fera donc M. Deluc ? Pendant que l’armée était campée, nous dit-il, Annibal conduisit ses soldats au plus haut point du vallon, d'où il pouvait leur montrer au-dessous d'eux la vallée de la Tuile, et dans le lointain, la grande vallée d'Aoste, qui se trouve sur la même ligne : et il leur dit, pour ranimer leur courage : voilà les plaines que le Pô arrose de ses eaux[6].

Nous remarquerons d'abord que cette vallée de la Tuile qu'on aperçoit de ce point du petit Saint-Bernard, est bien ce qu'on peut voir de plus aride, de plus sauvage, et que ce n'était nullement \k un spectacle propre à ranimer le courage des soldats d'Annibal. Ce n'est qu'à une certaine distance au-delà de la Tuile, qu'on commence à retrouver des traces de culture. Tout ce qui précède est fort misérable. Quant à cette grande vallée d’Aoste, même en la faisant commencé à Saint-Didier, il était impossible à Annibal de la faire voir à son armée, de quelque point que ce fût, du vallon du petit Saint-Bernard : car ce n'est que longtemps après avoir dépassé la Tuile qu'on peut apercevoir le village de Saint-Didier, et ce n'est nullement dans une grande vallée qu'il se trouve, mais dans un petit vallon, enfermé de tous côtés par les plus hautes montagnes de la chaîne. Toute cette partie de la vallée d'Aoste, en descendant vers Morges, Salles, etc., est toujours assez étroite ; et si Annibal, comme le suppose M. Deluc, était venu dire à ses soldats, voilà les plaines qu'arrose le Pô, il aurait certainement perdu quelque chose de la confiance qu'il leur inspirait, et dont il avait si grand besoin. Aussi M. Deluc ne manque-t-il pas d'observer que ces expressions ne doivent pas être prises à la lettre ; mais nous avons, je crois, démontré avec la dernière évidence, que le passage de Polybe est formel, présenté comme l'expression d'un fait reconnu, et qu'il semble avoir lui-même constaté étant sur les lieux.

Quant au mont Genèvre, on s'y trouve, comme au grand et au petit Saint Bernard, partout enfermé par les monts qui le dominent ; toute la chaîne qui borde au sud-est la vallée d’Oulx, et, derrière cette chaîne, les montagnes de Fenestrelles interceptent entièrement la vue de la plaine. Est-il nécessaire ici de discuter sérieusement l'assertion du chevalier de Folard, qui, après le passage du mont Genèvre, fait traverser à l’armée carthaginoise le Col de Sestrières, d'où elle descend dans la vallée de Pragelas, pour remonter ensuite, par le haut des montagnes, au Col de la Fenêtre, où Folard s'arrête enfin, et dit : C'est sur le plateau de cette montagne, où est aujourd'hui le village de Barbottet, qu'Annibal dut camper.... Et c'est dans ce camp de Barbottet qu'il fit remarquer à ses soldats toute la plaine du Piémont jusqu'au pays des Insubres[7]. Cette opinion se réfute assez d'elle-même : mais nous observerons seulement que du plateau où est Barbottet, on ne peut avoir en aucune manière la vue de la plaine. Ce village, qui est à une demi-heure de marche de Fenestrelles, est situé sur le penchant d'une montagne, et tellement enfoncé, qu'il est impossible d'y voir autre chose que la vallée de Pragelas, qui passe au-dessous. Les gens du pays mettent deux heures (suivant ce que me disait l'un deux), pour monter du village au sommet de la montagne, où l'on arrive par des sentiers qui ne sont connue que des bergers et des chasseurs ; et, supposé que de ce point on ait la vue de la plaine, je le demande, qu'est-ce qu'Annibal serait allé faire au sommet de cette montagne ?

Même observation pour le mont Viso.

Enfin, pour en venir au Mont Viso. L'on assure, dit le marquis de Saint-Simon à ceux qui se piquent d'avoir bonne vue, que de son sommet on découvre la plaine du Piémont ; on me l’a montrée comme on fait à tous les voyageurs, mais je suis forcé de convenir que je n'ai pu la voir qu’en imagination, à cause de l'oscillation de l'air, et de la longue chaîne de montagnes qui se trouve entre deux[8]. L'abbé Denina, qui cependant semble adopter l'opinion de Saint-Simon, remarque qu'on s'est moqué de lui lorsqu'on l’a vu attribuer à l’oscillation de l’air de n’avoir pu voir la plaine du Piémont. Il ajoute qu'il y a très-peu d'endroits dans cette masse de montagnes, d'où l'on puisse voir la plaine en s'y plaçant exprès[9]. Du reste, quand même du sommet de cette montagne on aurait la vue sur la plaine de Turin ' ce système, à tant d'autres égards, est si évidemment insoutenable, qu'il n'est pas nécessaire de nous y arrêter.

 

Le petit Saint-Bernard ni le mont Genèvre n'offrent à leur descente aucun lieu où l’armée eût pu camper. — Le mont Genèvre n'offre aucun endroit où la neige eût pu se conserver d'une année à l’autre. — D'un fait cité à cet égard par M. Deluc dans son système.

 

IV. Maintenant revenons à M. Deluc, et examinons si 4es lieux, à la descente du petit Saint-Bernard, répondront mieux aux divers incidents de la marche d'Annibal.

Nous avons vu que l'armée, parvenue au point de la descente où le chemin s'était éboulé, campa à l'entrée du défilé devant lequel elle fut obligée de s'arrêter. J'avouerai qu'il m'est impossible de concevoir comment elle eût pu former son camp dans cette petite plaine, que M. Deluc représente comme formée de débris qu'accumulent les divers torrents qui viennent s'y réunir[10]. On a soin d’ajouter, il est vrai, que le camp pouvait s'étendre aussi en remontant jusqu'au village de Pont-Serrant, demi-lieue plus haut ; mais comme la descente de la montagne ne se termine qu'à la Tuile[11], M. Deluc peut-il croire que ce camp se soit trouvé bien établi sur le penchant de cette montagne ? Ces difficultés s'appliqueront de même à la descente du mont Genèvre ; il ne s’y trouve aucun endroit où une armée eût pu camper. Cette montagne, en outre, ne présente aucune gorge qui par sa profondeur et sa position puisse, comme au mont Cenis, conserver de la neige d'une année à l'autre. Nous ne pouvons nier la possibilité de ce dernier fait pour le petit Saint-Bernard ; mais il resterait à savoir si celui que M. Deluc allègue se trouverait en rapport avec les autres circonstances de la narration grecque. Annibal, lorsqu'il rencontra ce défilé, commençait, ou pour le moins continuait à descendre, et le chemin était très-étroit et très-rapide... la pente était extrêmement roide (traduction de M. Deluc[12]). Or, M. de Saussure, dans une phrase placée immédiatement après la descente du petit Saint-Bernard, et que M. Deluc a oubliée dans sa citation, dit positivement que ce passage des Alpes est un des plus faciles[13], etc. M. Deluc lui-même semble dire, page 167, que la descente n'est rapide que jusqu'à Pont-Serrant ; et je le conçois, car sans cela corn-ment aurait-on pu dresser un camp sur tonte cette partie de la montagne qui s'étend de Pont-Serrant à la Tuile ? Mais cet aveu tacite nous suffit, car comme l'auteur ne place la rencontre du défilé qu'à une demi-lieue au-delà de Pont-Serrant, il reconnaît par cela même qu'à cet endroit le chemin n'était plus très-rapide, ni la pente extrêmement roide. A cette difficulté s'en rattache une autre, que nous n'avons fait qu'indiquer ; et qui n'est pas moins grave. M. Deluc suppose que c'est à dix minutes au-delà de la Tuile qu'Annibal dut rencontrer ce chemin qui s'était éboulé, et où l’armée se trouva marchant sur cette neige qui s'était conservée depuis l'hiver précédent[14] ; mais il avait dit quelques lignes auparavant, toujours d'après M. de Saussure : A une petite demi-lieue de Pont-Serrant, est le village de la Tuile, auquel se termine la descente du petit Saint-Bernard. L'armée carthaginoise, arrivée là, avait donc achevé la descente de la montagne. Une telle supposition est par trop inconciliable avec les récits de Polybe et de Tite-Live.

Altération du sens par suite du peu de rapport des faits. Confusion dans les faits.

Ne pourrions-nous pas nous expliquer à présent pourquoi M. Deluc tient si fort à ce que les trois demi-stades de Polybe, ou mille pieds de Tite-Live, s'appliquent à la longueur du chemin éboulé, et non à la profondeur de l'escarpement ? Après avoir dit qu'à la Tuile se termine la descente du petit Saint-Bernard, M. Deluc ajoute un peu plus loin : A dix minutes de la Tuile, on passe le torrent, et on vient côtoyer le pied d'une montagne.... Le chemin est bon et assez large, mais sur une corniche très-élevée au-dessus de la Tuile. On voit là sous ses pieds des amas de neiges qui se sont conservés depuis l'hiver, et qui forment des ponts sur ce torrent[15]. Il est clair qu'à ce point du passage, et côtoyant le pied de la montagne, Annibal ne pouvait guère rencontrer des précipices de mille pieds de profondeur, et que M. Deluc avait de bonnes raisons pour trouver que Tite-Live avait mal compris Polybe. Engagé dans cette fausse route, serait-il possible à notre savant adversaire de donner une idée nette des faits qu'il veut à toute force adapter à des lieux qui les contredisent et les repoussent ? Aussi le voyons-nous un peu embarrassé de faire passer les éléphants sur ces amas de neiges formant des ponts, sur le torrent, dire, page 171 : Lors du passage d'Annibal, ces amas de neiges devaient être plus considérables ; ils devaient couvrir tellement le lit du torrent, que les Carthaginois s'imaginèrent qu’ils pourraient passer dessus sans accidents... Dès qu'ils eurent foulé aux pieds la nouvelle neige, et que leurs pieds reposèrent sur la vieille qui était congelée, ils glissaient, parce que la pente était trop rapide : ils étaient ainsi entraînés dans le torrent, où ils périssaient. Cette explication n’aurait-elle pas elle-même grand besoin d'être expliquée ? Conçoit-on comment les Carthaginois pouvaient être entraînés dans ce torrent, que recouvraient entièrement ces amas de neiges congelés ? Ils passaient donc à travers ? Mais alors les éléphants auraient dû tout briser, tout enfoncer, et aller s’engloutir dans le torrent, tandis que Polybe les représente restant là, les pieds pris dans cette neige compacte, et ne pouvant ni avancer ni reculer.

 

Sortie ries Alpes placée par M. Deluc à la cité d’Aoste ; contradiction avec lui-même et avec la nature des lieux. — Annibal n'eût pas été là dans le pays des Insubres.

 

V. Poursuivons : D'après la traduction de M. Deluc, page 165, on voit qu’Annibal ayant accompli le passage des Alpes en quinze jours, entra hardiment dans les plaines qui avoisinent le Pô, et dans le pays des Insubres. Nous avons déjà remarqué ce qu'il y a d'inexact dans cette traduction ; mais ici examinons les faits tels qu'ils sont donnés par le traducteur. Il dit, page 115, que le quinzième jour depuis son entrée dans les Alpes, toute l’armée fut rassemblée dans la cité d'Aoste. Mais à Aoste Annibal se trouvait toujours dans les vallées, ainsi que l’auteur le reconnaît lui-même, pages 184, 185 : Il sortit de cette longue vallée aux villages de Saint-Martin et de Monte Stretto, où l'on découvre pour la première fois les plaines de l’Italie. Il n'était donc pas entré le quinzième jour dans ces plaines comme l’indique la traduction. Il n'était pas non plus dans le pays des Insubres : M. Deluc le reconnaît lui-même en établissant, page 185, que l'armée, à la cité d'Aoste, se trouvait dans le pays des Salassi ; aussi suppose-t-il que cette nation était alliée des Insubres, et que Polybe ne parait pas distinguer ces deux peuples l’un de l’autre. Mais c'est là une supposition toute gratuite, que contredit l'auteur lui-même, puisqu'il ajoute immédiatement après qu’Annibal étant arrivé à Ivrée, et sachant que les Taurini faisaient la guerre aux Insubres, ses futurs alliés, proposa aux premiers de se liguer avec lui contre les Romains. A Ivrée, il n'était donc pas encore chez les Insubres, ses futurs alliés ; à plus forte raison lorsqu'il n'était qu'à la cité d'Aoste, plus rapprochée des Alpes de 36 milles romains.

Détour inexplicable qu’Annibal fait.

Ce n'est pas tout : voulant expliquer l’étrange détour que fait Annibal dans son hypothèse, en se portant sur Turin, M. Deluc, page 188, suppose que les Taurini s'étant refusés à la proposition d'Annibal, il fut obligé de quitter la route de Milan, capitale de l’Insubrie, pour aller s'emparer de Turin, ville principale des Taurini, pour ne pas laisser derrière lui un peuple ennemi.

Mais comment croire, répond M. Letronne, qu'Annibal aurait rebroussé chemin et perdu trois jours devant une ville qu'il n'avait nul besoin de prendre, au lieu de se hâter d'arriver en présence des Romains ?... C'est justement parce que son armée était réduite à moitié, et que les Taurins étaient un peuple puissant, qu'il devait craindre de s'affaiblir encore avant de se mesurer avec les Romains. Un général aussi habile devait sentir sa position : elle était critique ; tout dépendait de la première bataille avec Publius Scipion. Victorieux, il voyait tous les peuples de la plaine du Pô embrasser son parti[16] ; vaincu, il était abandonné de tous, et surtout de ceux qu'il aurait auparavant contraints par les armes d'entrer dans son alliance. La soumission des Taurins, la prise et le pillage de leur ville, dans l'hypothèse de M. Deluc, ne devaient donc offrir aucune utilité à Annibal : elles ne pouvaient être pour lui qu'une occasion de perdre du temps et des soldats. Il n'aurait donc point inutilement sacrifié des hommes à la conquête des Taurins, et perdu au siège de leur ville un temps précieux, pendant lequel le consul romain passait le Pô[17] tout à loisir, si, en descendant les Alpes, il n'eût trouvé les Taurins sur son passage, et si la ville de Turin, située au confluent du Pô et de la Doria, ne lui eût opposé une barrière qu'il fallait nécessairement renverser avant de passer outre[18].

Tite-Live réfute expressément l’opinion soutenue par M. Deluc.

Ce sont là de vieilles et solides raisons, qui, depuis longtemps, avaient déterminé Tite-Live à rejeter l'opinion que M. Deluc veut ressusciter. Le passage de l’historien latin est assez important pour être cité en entier. Après avoir rapporté que les Taurini furent les premiers peuples qu'Annibal rencontra à sa descente en Italie, Tite-Live ajoute : Id cum inter omnes constet, eo magis miror ambigi quanam Alpes transierit et uolgo credere Pœnino, atque inde nomen ei iugo Alpium inditum, transgressum, Cœlium per Cremonis [Centronis] jugum dicere transisse ; qui ambo saltus eum non in Taurinos sed per Salassos montanos ad Libuos Gallos deduxerint. Nec veri simile est, ea tum ad Galliam patuisse itinera ; utique quæ ad Pœninum ferunt obsæpta gentibus semigermanis fuissent. Neque hercule {nomen} montibus his, si quem forte id movet, ab transitu Pœnorum ullo Veragri, incolæ jugi ejus, norunt inditum ; sed ab eo quem in summo sacratum vertice Pœninum montani appellant[19].

 

Le grand Saint-Bernard : mêmes objections. — Peu praticable du temps de Strabon. Tite-Live ne se contredit point en y faisant passer les Boii et les Lingones.

 

VI. Nous voyons que les considérations d'après lesquelles Tite-Live rejette l’opinion qui tendrait à faire passer Annibal par le pays des Centrones, ou le petit Saint-Bernard, s’appliquent également au grand Saint-Bernard, Penino jugo, puisque ces deux passages, aboutissant l’un et l'autre au pays des Salassi, dans l’une ou dans l'autre de ces deux hypothèses, les Taurini ne seraient pas le premier peuple qu'Annibal aurait rencontré à sa descente des Alpes.

Nous remarquerons, en outre, relativement au grand Saint-Bernard, que Strabon établît positivement que, de son temps, ce passage, même après les travaux qu'Auguste y avait fait faire, n’était pas praticable pour les bêtes de somme[20], ce qui suffirait pour prouver que, du temps d'Annibal, l’armée carthaginoise, avec sa cavalerie, ses éléphants et ses bêtes de charge, n'aurait pu passer par cette montagne. C'est sous ce rapport, sans doute, comme à raison des obstacles qu’il aurait rencontrés de la part des nations semi-germaines, occupant toutes les avenues de cette montagne, que Tite-Live observe qu'il n’est pas vraisemblable que ce passage eût été ouvert à Annibal ; sans quoi il serait en contradiction avec lui-même comme avec Strabon, puisqu'il avait rapporté, dans un de ses livres précédents, que les Boii et les Lingones avaient traversé le mont Peninus[21], et cela à une époque bien antérieure à la seconde guerre punique. Mais ces Barbares n'avaient probablement avec eux ni cavalerie, ni bêtes de charge, ni éléphants ; en outre, les nations semi-germaines qui auraient fermé le passage à Annibal, pouvaient ne pas avoir les mêmes raisons de s'opposer à la marche de ces peuples, que des rapports d'origine, de mœurs, de langage, les empêchaient de regarder comme ennemis. Ainsi, nous voyons qu'ici les contradictions qu’on voudrait reprocher à Tite-Live, n'existeraient que dans une interprétation fausse de ses expressions, et qu'il est d'accord avec lui-même, comme avec Strabon, pour montrer qu'Annibal n'aurait pu trouver passage à travers les Alpes pennines.

Réfutation des arguments qu’on prétend tirer du nom latin de cette montagne, des médailles et des inscriptions qu'on y a trouvées.

Nous avons également vu qu'il prend soin de réfuter les arguments qu'on prétendait tirer du nom même de ces montagnes (Penninœ), qui, selon lui, ne leur vient nullement des Carthaginois (Pœni), mais du nom de la divinité qu'on adorait à leur sommet, et que les habitants appelaient Jupiter Penninus, du celtique, Pen, qui signifie lieu élevé, chose élevée. Le rapport existant entre ces deux dénominations, Penninus et Pœninus, ayant contribué à répandre dans le vulgaire l’opinion qu'Annibal avait pris ce passage, c'est de là que nous sont venues ces inscriptions Jovi Pœnino, Jovi Pœno, trouvées dans les fouilles du temple de Jupiter Penninus, au sommet du grand Saint-Bernard[22]. J’ai vu quelques-uns de ces ex-voto, gravés sur des lames de bronze ; mais ceux qui portaient Jovi Pœnino, ou Pœno, étaient en très-petit nombre, en comparaison des autres, où on lisait Jovi Pennino, Jovi Penino ; leur conservation, la forme de leurs caractères, le soin avec lequel ils sont gravés, l’introduction de la diphtongue æ ou œ, inconnue dans la langue celtique[23], me porteraient à les regarder comme d'une époque bien postérieure. Du reste, tout ce qu'on pourrait conclure de leur existence, c'est qu'ils auraient été gravés par quelques voyageurs, qui, comme Pline, croyaient qu'Annibal avait traversé cette montagne[24] ; ils expriment une opinion, et rien de plus, de même que l'inscription Civitates quatuor vallis Pœninœ, que M. de Rivaz rapporte comme ayant été trouvée à Saint-Maurice[25] ; de même enfin que le passage de Luitprand[26], et la prétendue inscription de Paul Jove, dont parle M. Deluc[27], et dont on ne pourrait conclure autre chose, sinon qu'elles se rattachent à cette tradition populaire et superficielle, réfutée depuis si longtemps par Tite-Live.

Quant aux prétendues médailles à l'effigie de Didon, que possède l’hospice du grand Saint-Bernard, pour qu'elles prouvassent quelque chose, il faudrait qu'il fût démontré qu'elles sont réellement à l'effigie de la reine de Carthage y ensuite qu'elles sont carthaginoises, et du temps d'Annibal : or, le contraire est reconnu de tous les antiquaires ; l'inscription grecque ΔΙΔΩΝ, qu'on lit sur le côté où se trouve gravée une tête de femme, en serait seule une preuve suffisante. Nous en avons une autre absolument semblable, à la Bibliothèque Royale, et personne ne doute que toutes ces médailles ne soient supposées, et n'aient été fabriquées dans des temps bien postérieurs. D'ailleurs, d'après les renseignements que j'ai recueillis des bons religieux qui desservent l'hospice, il paraît que celles qui existent au grand Saint-Bernard n'ont point été trouvées sur cette montagne, mais dans une autre partie du Valais ; et puis, supposé même qu'elles eussent été trouvées là, et qu'elles fussent authentiques, n'auraient-elles pas pu être rapportées par quelque voyageur ou marchand phénicien, carthaginois, grec, romain, marseillais, que sais-je ? Nous voyons donc que sous aucun rapport on n'en pourrait tirer argument en faveur du passage d'Annibal par les Alpes Pennines. Du reste, ce sont là des faits, isolés, qui n'auraient de valeur qu'autant qu'ils viendraient se rattacher à l’ensemble des données historiques, bien autrement positives, bien autrement décisives, et par elles-mêmes, et par la force qu'elles tirent de leur accord.

 

Des ossements d’éléphants trouvés sur divers points de la Gaule et des Alpes.

 

VII. Ce que nous disons de ces médailles et de ces inscriptions, nous pouvons le dire de ces os d’éléphants trouvés sur différents points de la Gaule et des Alpes, par lesquels divers auteurs font passer Annibal ; par exemple, de ceux qu'on a déterrés au petit Saint-Bernard[28], et dernièrement encore à Lyon, sur la rive droite du Rhône, dans les fouilles que l’on faisait près le faubourg de la Croix Rousse[29]. Pour concevoir que ces faits, fussent-ils plus nombreux, ne signifient rien dans la question, il suffit d'avoir lu le chapitre de M. Cuvier, sur les éléphants fossiles[30]. Nous y voyons que si l'on a trouvé un grand nombre d'ossements de ces animaux sur des points de l’Italie et de la Gaule qu'Annibal a parcourus, de semblables fouilles sur d'autres points, par lesquels ils n'a certainement point passé, ont donné les mêmes résultats. Nous y apprenons qu'on en a trouvé partout, dans tous les pays, et à toutes les époques, page 4 ; que toute la vallée du Rhin fourmille de ces ossements, p. 23, 25 ; que la Hollande en est pleine, p. 26 ; que les îles britanniques, qui, par leur position, n'ont pas dû recevoir beaucoup d'éléphants vivants, en offrent un grand nombre de fossiles, p. 40 ; qu'il n'est pas jusqu'à l'Islande, et aux parties les plus glacées de la Sibérie, qui n'en aient, p. 43, 44 ; que les ossements de ces animaux sont en trop grand nombre, et qu'il y en a dans trop de contrées désertes et inhabitables, pour que l'on puisse soupçonner qu'ils y aient été conduits par des hommes, p. 137 ; enfin, qu'une des conclusions qu'on en peut tirer, c'est que quelque grande catastrophe, en bouleversant la surface du globe, aura jeté et enterré de la sorte ces étonnants monuments, p. 48, etc. On voit assez que ces restes d'éléphants déterrés sur la route, soit du grand Saint-Bernard, soit du petit, ne peuvent servir de rien à nos recherches»

Du prétendu bouclier d'Annibal, et du nom donné au lieu près duquel on l’a trouvé.

A la suite de ces chimériques monuments, vient enfin le prétendu bouclier d'Annibal, découvert près d'un lieu appelé le Passage, non loin de la route de Vienne à Chambéry[31], et cité par M. Deluc, à l'appui de son opinion. Laissons répondre M. Letronne. On sait que cette qualification de bouclier d'Annibal fut d'abord donnée à ce monument, sur une simple conjecture des membres de l'Académie des Inscriptions, conjecture à laquelle ils n'attachèrent aucune importance, comme on en juge par les expressions mêmes du rapport[32] : elle avait pour unique appui le lion et le palmier qu’on y voit gravés, types qui se retrouvent sur des médailles carthaginoises. Les antiquaires s'accordent maintenant à reconnaître dans ces prétendus boucliers votifs, sans portraits ni inscriptions, des plats, ou mieux des plateaux, qui, sous le nom de Pinakes, lances, disci, et tympana, ornaient les buffets des riches[33]. Ils y faisaient graver des sujets souvent fort compliqués, témoin le prétendu bouclier de Scipion. Sur celui dont il s'agit, on a représenté un lion et un palmier, parce que telle a été la fantaisie de l'ouvrier et du propriétaire. Du reste, il serait constaté que ce plateau est un bouclier votif carthaginois, qu'un semblable monument pouvant, dans l'espace de deux mille ans, avoir été transporté là de fort loin, ne prouverait pas plus, aux yeux de la critique, que les médailles carthaginoises trouvées sur le grand Saint-Bernard.

Quant au nom de Passage, que porte le village près duquel fut trouvé le plat d'argent, je ne pense pas que personne puisse faire aucun fonds sur un argument pareil. Par quel étonnant hasard, un seul village de France, situé en plaine, et dont la position n'offre rien de remarquable, conserverait-il, dans sa dénomination, après deux mille ans, des vestiges d'une expédition qui n'en a laissé aucun de ce genre sur toute la route, depuis Sagonte jusqu'à Cannes ! Qui ne pensera que ce lieu, comme d'autres du même nom en France, aura d'abord reçu le nom de Passage, d'une circonstance particulière, et qu'ensuite un étymologiste de l'endroit aura imaginé de rapporter ce nom au passage d'Annibal, et aura ainsi donne naissance à la tradition, si toutefois la tradition existe dans le pays[34]. M. Letronne termine par une réflexion par laquelle nous nous résumons, c'est que, dans l'état actuel de la critique, ce n'est point sur de pareils faits, ou faux, ou mal interprétés, ou soumis à une multitude de chances d'incertitudes, et d'erreurs, qu'il convient de s'en reposer pour une question de la nature de celles-ci.

 

Examen des systèmes contestés, sous le rapport des distances qu’ils font parcourir à Annibal.

 

VIII. Reste enfin à interroger tous ces systèmes sur un dernier article, celui des distances. Déjà nous les avons trouvés en défaut dans cette première partie de la marche d'Annibal, qui devait le conduire à l'entrée des Alpes. Aucun d'eux ' absolument aucun « n'a satisfait aux conditions claires et précises de la narration de Polybe. Voyons s'ils s !en rapprocheront davantage dans la partie qui reste à parcourir depuis le point où nous les avons laissés, jusqu'à l'entrée de l'armée carthaginoise en Italie. Commençons par M. Deluc, le seul qui ait abordé et traité ce point difficile de la question.

M. Deluc. Déficit de 138 stades sur les 1.200 de Polybe, pour le passage des Alpes.

On a vu que M. Deluc place l'entrée des Alpes à Yenne[35]. De là, jusqu'à Chambéry, il compte 18 milles romains, p. 111. De Chambéry à Moutiers 50 milles, p. 131. Il faut observer que les itinéraires romains n'en donnent que 48, et, à cet égard, l’itinéraire d'Antonin et la carte de Peutinger sont entièrement d'accord. M. Deluc le reconnaît : mais il prétend qu’il y a erreur dans la distance de ad Publicamos (l'Hôpital) à Durantasia (Moutiers), que les itinéraires romains ne portent qu'à 16 milles et qui est réellement plus grande de deux à quatre milles. Pour toute preuve M. Deluc renvoie à M. Albanis-Beaumont, p. 495, tome II de la seconde partie de sa Description des Alpes grecques et cottiennes. J'ouvre le livre, et je vois que de Conflans, village situé sur le rocher au pied duquel est l’Hôpital, M. Beaumont compte cinq lieues ; or, comme ses lieues sont de deux au myriamètre[36], par conséquent de 2.565 toises, multipliant ce nombre par 5, on obtient 12,82s toises, par conséquent 17 milles romains plus 27 toises ; ce qui ne donne qu'un mille en sus des anciens itinéraires, mais non deux ni quatre, ainsi que le voudrait M. Deluc. D'un autre côté, comme l’on n'est pas d'accord sur la position de l’ad Publicanos des anciens, pour savoir si les itinéraires romains sont en-deçà ou au-delà de la distance totale de 48 milles, depuis Chambéry jusqu'à Moutiers, M. Deluc aurait dû également vérifier, dans l'ouvrage qu'il prend pour guide, la seconde moitié de la distance, en remontant de Conflans à Chambéry. Or, j'y vois que M. Beaumont, p. 495, compte huit de ses lieues de l'un de ces points à l'autre ; multipliant 2.565 toises par 8, j'ai 20.520 toises, c'est-à-dire 27 milles romains, plus 108 toises ; tandis que, d'après M. Deluc et les itinéraires romains, j'ai 32 milles, par conséquent 5 de plus que d'après les résumés de M. Albanis-Beaumont. On voit donc que les itinéraires feraient ici la distance de Chambéry à Moutiers plutôt plus longue que plus courte, et qu'en nous en tenant aux 48 milles qu'ils donnent, nous n'avons pas à craindre de rester en-deçà de la distance réelle.

De Moutiers à Bourg-Saint-Maurice, M, Deluc, p. 143, compte 20 milles : comme il ne dit point quelles sont les bases de son calcul, nous ne pouvons guère en apprécier le résultat ; mais puisque M. Deluc en a déjà appelé à M. Albanis-Beaumont, je me bornerai à remarquer que ce dernier ne compte ici que 5 lieues[37], c'est-à-dire 17 milles romains, plus 27 toises, et que par conséquent M. Deluc ferait encore cette fois les distances plus longues qu'elles ne le sont en effet.

De Bourg-Saint-Maurice à Scèz, M. Deluc compte 2 milles, et de là 9 jusqu'à l'hospice du petit Saint-Bernard, voyez p. 149 ; en tout 11 milles. D'après M. Beaumont nous n''en trouverions guère que 10, puisqu'il ne compte que 3 lieues faisant seulement 7.695 toises (voyez p. 541). Mais passons plus loin.

M. Deluc continue, page 176, et compte d'abord 14 milles de l’hospice à Saint-Didier, mais sans motiver ses évaluations. Nous le regrettons d’autant plus que M. Beaumont, nous abandonnant au sommet du petit Saint-Bernard, nous ne savons trop comment apprécier les résultats de M. Deluc, et ne sommes pas sans crainte qu'il n'ait encore cédé à cette malheureuse tendance qui parait le porter à allonger la route sur laquelle il nous conduit.

De Saint-Didier à Morgès M. Deluc compte 2 milles ; puis il ajoute, page 176 : M. de Saussure donne, pour la distance de Morgès à la cité d'Aoste, six heures de marche, qui étant évaluées à 3 milles et demi chacune, ne feraient que 21 milles au lieu de 28. Mais M. de Saussure fît cette route en descendant, et il voyageait à mulet, en sorte que ses mesures devraient être évaluées plutôt à 4 milles chacune. C'est donc, d'après des bases aussi incertaines et qu'il serait si facile de contester, que M. Deluc compte ses 28 milles, de Morgès à la cité d'Aoste, lesquels, ajoutés aux 11 milles que nous avons jusqu'à Moutiers, aux 50 de Moutiers à Chambéry, et enfin aux 18 milles de Chambéry à Yenne, forment le total de 138 milles romains, que M. Deluc trouve pour le passage des Alpes. Or, Polybe comptant pour ce passage 1.200 stades, c'est-à-dire 150 milles romains, nous voyons déjà entre ses distances et celles de M. Deluc une différence de 12 milles, ou mieux de 96 stades, à déduire sur les 1.200.

Mais, dit M. Deluc, page 178 : Ce nombre est plutôt au-dessous qu'au-dessus de la distance réelle. Il me semble que nous venons de prouver le contraire, et d'après les autorités invoquées par M. Deluc, savoir les itinéraires romains et les mesures de M. Albanis-Beaumont ; mais, pour trancher la question, nous allons donner cette partie de la route telle qu'elle nous a été conservée par l’itinéraire d'Antonin et la carte de Peutinger.

 

 

Itinéraire d'Antonin

Table de Peutinger

Augusta Prætoria (Aoste)

 

 

Arebrigiom

MP.XXV.

MP.XXV.

Artolica

.....

.....[38]

Bergentrum

XXIV.

XII.

Axona

X...

VIII.

Darantasia

XIX.

XI.

Oblimum ou Obsconia

XIII.

XIII.

Ad Publicanos

III.

III.

Mantula

XVI.

XVI.

Lemincum (Chambéry)

XVI.

XVI.

TOTAL

116 milles

116 miles en rétablissant les XII qui sont omis.

 

En ajoutant à ces 116 milles les 18 de Chambéry à Yenne, nous avons donc, d'après les itinéraires, seulement 134 milles pour le passage des Alpes, par conséquent une différence de 16 milles, ou 128 stades en deçà de la distance exprimée par Polybe ; et encore pourrions-nous remarquer que ces itinéraires, bien loin de dépasser les évaluations modernes, donneraient encore de 4 à 5 milles de moins, d'après les mesures de M. Beaumont. Maintenait que M. Deluc nous dise, page 178, en parlant de sa route par le petit Saint-Bernard : Cet accord sur les distances ne saurait se rencontrer pour aucun autre passage des Alpes. Ce sera une assertion exprimant bien l'une des conditions essentielles du problème, mais que nous nous croyons en droit de revendiquer en notre faveur, pour l'appliquer exclusivement à la roule que nous avons adoptée.

M. Phil. de la Renaudière. Déficit de 350 stades.

Dans l’hypothèse de la modification apportée par M. Ph. la Renaudière au système de M. Deluc, l’entrée des Alpes, en remontant l'Isère, ne devrait commencer que vers Montmeillan, et il y aurait encore à retrancher du nombre donné par M. Deluc toute la distance d'Yenne à Montmeillan, ce qui donnerait encore au moins 28 milles[39], à déduire des 134 que l’on a d'Yenne à la cité d'Aoste, lesquels, en comptant les 16 milles qui déjà manquent pour arriver aux 150 de Polybe, présenteraient une différence de 44 milles, c'est-à-dire environ 350 stades, différence assez forte pour rendre le système entièrement insoutenable.

Cluvier, Whitaker, M. de Rivaz. Passage par le grand Saint-Bernard. Excédant de 481 stades sur les 1.200, distance totale de Polybe depuis l’embouchure de l’Isère.

Si, de ce côté, l’on reste bien en deçà des distances de Polybe, on va se trouver bien au-delà en passant par le grand Saint-Bernard avec Cluvier, Whitaker et M. de Rivaz. Ces auteurs paraissent d'accord sur la route qu'ils adoptent. On voit qu'ils font marcher Annibal le long du Rhône et du lac de Genève, d'où ils reprennent le fleuve jusqu'à Martigny, pour passer le grand Saint-Bernard et descendre à la cité d’Aoste. Mais, comme ils ne s'accordent pas sur un point important, c'est-à-dire sur la partie de cette route où devrait être fixée l'entrée des Alpes ne considérant ici leurs systèmes que sous le rapport des distances, nous allons comparer leurs mesures totales avec les mesures totales de Polybe.

Réunissons les 800 et les 1.200 stades de cet historien, tant pour arriver aux Alpes depuis l'Isère que pour les traverser, et comparons ces 2.000 stades à la somme donnée par ce système.

Nous avons déjà vu précédemment qu'en suivant le Rhône depuis l’embouchure de l'Isère jusqu'à Yenne, l’on trouve sur la carte[40] 100.900 toises, ou 1.068 stades. En continuant nos mesures, nous avons de

 

Yenne à Seissel

15.000 toises ;

Fort l'Écluse

9.200 toises ;

Genève

10.600 toises.

 

Ainsi, de Yenne à Genève, 34.800 toises, c'est-à-dire environ 368 stades, lesquels ajoutés aux 1.068 déjà obtenus, donnent, depuis l'embouchure de l'Isère jusqu'à Genève, 1.436 stades, et cela seulement encore en mesure de compas.

De Genève à Martigny, en suivant la route qui côtoie à peu près les bords du lac, et passant par Thonon, Saint-Gingolp, Saint-Maurice, nous avons 30 lieues ½ de poste[41], c'est-à-dire 61.000 toises, ou 645 stades environ, lesquels, ajoutés aux 1.436 stades précédents, forment un total de 2.081 stades.

Reste encore le passage du grand Saint-Bernard. Ici nous avons l’itinéraire d'Antonin, qui présente les distances suivantes :

 

Augusta Prætoria (Aoste)

 

Summum Penninum

M. P. XXV.

Octodurum (Marigny)

XXV.

 

Ainsi, 50 milles de Martigny à Aoste, nombre qui est plutôt au-dessous qu'au-dessus de la distance réelle[42] : ces 50 milles valent 400 stades ; en les additionnant arec les 2.081 que nous avions jusqu'à Martigny, nous trouvons un total de 2.481 stades, depuis l’Isère jusqu'à la sortie des Alpes supposée fixée à la cité d'Aoste, par conséquent un excédant de 481 stades' ou 60 milles romains sur la distance exprimée par Polybe.

Et encore pourrions-nous remarquer avec M. Deluc, qu'il n'aurait pas même été possible à l'armée carthaginoise de suivre le bord méridional du lac de Genève, puisque, avant qu’on ouvrît la grande route du Simplon, il n'y avait aux environs du village de Meillerie qu'un sentier étroit, à peine praticable à cheval[43].

Dans ce cas, cette armée, obligée de suivre la rive septentrionale du lac où fut construite plus tard une voie romaine[44], aurait encore allongé de beaucoup la distance, et nous nous trouverions encore plus au-delà des 2.000 stades de l'historien grec, sans parler d'un second passage du Rhône à Genève, et d'un troisième au point où ce fleuve entre dans le lac ; circonstances dont Polybe ni Tite-Live ne parlent nullement.

Nous voyons donc que, dans ce système, de quelque manière que l'on s'y prenne, il sera toujours impossible de concilier les distances avec celles que présente le texte grec. Si l'on place avec M. Deluc l'entrée des Alpes à Yenne, on aura 268 stades en sus des 800 qu’on devrait avoir depuis l’embouchure de l’Isère jusqu'à ce point, et 1.413 stades au lieu de 1.200 pour le passage des Alpes. Si c'est dans les environs de Seissel, comme le voudraient Cluvier et M. de Rivaz, on aura jusque-là 4'27 stades au dessus de la distance de Polybe, et 1.254 au lieu de 1.200 depuis l'entrée jusqu'à la sortie des Alpes. Enfin, si, d'après Whitaker, on place l'entrée des Alpes à Martigny, on tombera dans l’absurde en donnant 2.081 stades au lieu de 800, et 400 seulement au lieu de 1.200 pour la traversée des Alpes.

M. Letronne. Passage par le mont Genèvre. Déficit de 152 stades sur les 1.200.

Passons maintenant au mont Genèvre. Comme parmi les systèmes qui font passer Annibal par cette montagne, celui de M. Letronne est sans contredit le plus raisonnable, c'est surtout à la route adoptée par ce savant critique que nous allons appliquer nos observations.

A partit de l'Isère, dit-il, la distance jusqu'aux plaines du Pô est à peu près la même, qu'on prenne soit par le mont Cenis, soit par le petit Saint-Bernard, soit par le mont Genèvre ; de manière qu'en ayant égard à l’incertitude que laissent les nombreux détours, dans un pays de montagnes, on peut être sûr de trouver à peu près le compte des distances mentionnées par Polybe, quelle que soit la route que l'on choisisse entre les trois que nous venons d'indiquer[45].

D’après l'examen que nous venons de faire des distances du petit Saint-Bernard, on peut déjà remarquer ce qu'a d'inexact l'assertion de M. Letronne appliquée à ce passage, surtout si l’on remonte l'Isère, et que, suivant la vallée de ce fleuve, on prenne cette route préférée par M. Ph. la Renaudière, où nous trouverions une réduction de 44 milles, sur 150. Mais, laissant de côté le système de M. Deluc, examinons si l’assertion de M. Letronne pourra s'appliquer avec plus de justesse à la route qu'il croît être celle d'Annibal.

C'est à partir de Saint-Bonnet, ainsi que nous l'avons déjà vu, qu’il place l’entrée des Alpes, ou la montée des Alpes et qu'il compte les 1.200 stades, où 150 milles de Polybe, dont il fixe le terme à Rivoli, situé un peu au-dessus de la station appelée dans l'itinéraire Fines. L'itinéraire d'Antonin, dit-il, donne de Fines à Vapincum (Gap), par Segusio (Suze), Brigantio (Briançon), Rame, Ebrodunum (Embrun), Catungas (Chorges), 133 milles romains. De là jusqu'à Saint-Bonnet, à travers la montagne, la carte de Cassini donne 6 lieues, ou 18 milles, lesquels, additionnés avec les 133 milles depuis Fines, font à très-peu près les 150 milles, ou 1.200 stades de Polybe.

Certes, si les distances étaient telles, nous ne pourrions nous dispenser de reconnaître, avec M. Letronne, que ses mesures coïncident parfaitement avec celles de Polybe ; mais l'avoue que je ne puis me rendre compte des résultats obtenus par ce savant académicien, ni d'après l'itinéraire d'Antonin, ni d'après la carte de Cassini. Ceux que je trouve sont tellement différents, que je prendrai le parti de présenter les pièces mêmes du procès, seules nécessaires pour en juger. Je vais donc donner le tableau de cette route d'après les anciens itinéraires, celui d'Antonin, de Jérusalem et de Peutinger rapprochés l’un de l'autre. Dans une quatrième colonne, j'ajoute ces mêmes distances évaluées en lieues de poste, d’après la carte routière de France dressée par Hérisson en 1824[46].

On voit, par ce tableau, que les itinéraires d'Antonin et de Jérusalem s'accordent entr’eux ainsi qu'avec nos cartes modernes, pour donner, de Fines à Vapincum, de 120 à 122 milles romains. Comment donc M. Letronne en a-t-il pu trouver 133 ? ce critique n'aurait-il pas été induit en erreur par la première des deux routes de l'itinéraire d'Antonin à travers les Alpes Cottiennes, ayant pour titre : Iter de Italia in Gallias a Medialano Arelate per Alpes Cottias, page 21 de l'édition déjà citée ? route évidemment fautive et pleine d'inexactitudes, que le même itinéraire rectifie un peu plus loin, page 23. Une des erreurs les plus graves et les plus manifestes de cette première route consiste dans la distance donnée de Fines à Segusio, où nous trouvons XXXIII milles au lieu de XXIV que présente la seconde. L'adoption du chiffre X ne pourrait-elle pas expliquer l'augmentation du nombre adopté par M. Letronne ? Quant aux différences qui se reproduisent dans les autres nombres, nous ne nous sommes décidés que d'après la comparaison que nous en avons faite avec ceux de la Table Théodosienne et de l’Itinéraire de Jérusalem, et il n'est aucune de ces distances sur lesquelles nous n'ayons pour nous l’autorité de d'Anville. On peut s'en convaincre aux articles suivants de sa Notice de l’ancienne Gaule : Segusini, Segusio, Gesdaone, Brigantium, Rame, Eburodimum, Caturigas, Ictodurum et Vapincum.

Quant aux 6 lieues, ou 18 milles que la carte de Cassini donne de Gap à Saint-Bonnet, suivant M. Letronne, Terreur est ici tellement palpable que je ne puis l’attribuer qu'à une distraction de notre savant adversaire, qui, oubliant que ses 133 milles aboutissent à Gap, au lieu de prendra ses mesures à partir de cette dernière ville, les aura prises depuis Chorges, ou la Couche, en effet, la carte de Cassini ne donne que 7.000 toises, par conséquent 9 milles romains 196 toises, de Gap à Saint-Bonnet, ce qui revient juste aux 3 lieues ½ de la carte routière de France, où les lieues sont de 2.000 toises[47]. Ayant donc à réduire de moitié les 18 milles de M. Letronne, il nous eu restera 9, lesquels ajoutés aux 122 que porte l’itinéraire d'Antonio, depuis Gap jusqu'à Firmes, feront un total de 131 milles, au lieu de 151 que comptait M. Letronne, et nous laisseront ainsi bien en deçà des 1.200 stades, ou 150 milles de Polybe. Une différence de 19 milles sur 150, de 152 stades sur 1.200 est quelque chose ; et, nous voyons que, sur ce point de la marche d'Annibal, les mesures de M. Letronne, rapprochées de celles de Polybe, n'offrent pas tout-à-fait cette coïncidence qu'il leur trouvait.

Le chevalier de Folard. Même passage. Déficit de 490 stades.

Si nous appliquons ces observations à la route préférée par le chevalier Folard, la différence entre les distances va se trouver hors de toute proportion. Supposons, dans ce système l'entrée des Alpes placée à Bourg-d'Oysans, quoique, à partir de l’embouchure de l'Isère jusqu'à ce point, au lieu des 800 stades de Polybe, nous n'en ayons que 752, savoir : 518 ½ jusqu'à Grenoble, comme nous l’avons déjà vu, et environ 243 ½ jusqu'à Bourg-d'Oysans, d'après la carte routière de France, qui compte 11 lieues ½ de poste depuis Grenoble[48]. De Bourg-d'Oysans à Pignerol où commence la plaine, nous trouvons à l'ouverture du compas sur la carte[49], en passant par le mont de Lans, la Grave, le Lauzet, Briançon, Césanne, Fenestrelles, la Peyrouse, 69.900 toises, c'est-à-dire 644 stades ½, et sur la carte routière de France, par Hérisson, 33 lieues ½ de poste, donnant 67.000 toises, à peu près 710 stades : or, en prenant ce dernier nombre, nous voyons qu'il ne nous manquerait encore rien moins que 490 stades pour arriver aux 1.200 de Polybe. Mais tout cela n'inquiétait pas beaucoup le chevalier Folard ; car nulle part la question des distances n'a attiré son attention.

Le marquis de Saint-Simon. Passage par le mont Viso.

L’on doit concevoir que plus on descendra vers le midi, plus on devra se trouver en deçà des mesures de l'historien grec. De là ces détours inconcevables que le marquis de Saint-Simon est obligé de faire faire à l'armée carthaginoise pour allonger la route : Quoique je ne sache pas précisément, dit-il, quelle route Annibal s'est ouverte pour arriver à la sommité des Alpes, je ne le perds pas plus de vue qu'un chasseur qui, des hauteurs, laisse sa meute parcourir les routes et les fourrées d'un bois, à l'entrée duquel il l'a conduite ; il ne la voit plus, mais il l'entend au loin, et la rejoint aussitôt qu'elle quitte les fonds. Je me retrouve de même avec Annibal sur le mont Viso, sans m'inquiéter de tous les détours où la fraude de ses guides, son peu de confiance en eux, et son manque de connaissance de l'intérieur des montagnes, a dû le faire errer pendant neuf jours[50].

Je ne pense pas non plus que nous ayons à nous inquiéter de retrouver les distances de Polybe dans les détours de cette meute, qui rient si à propos au secours de la frivolité du critique.

M. de Fortia d’Urban.

Quant au système de M. de Fortia d'Urban, nous sommes loin de lui adresser les mêmes reproches. Nous devons surtout savoir gré à l'auteur d'avoir cherché à concilier Polybe et Tite-Live ; mais, sous le rapport de la conformité des distances, cette opinion ne peut absolument pas être soutenue ; et, à la seule inspection de la carte, on doit voir que l'auteur, sur la route qu'il fait suivre à Annibal[51], reste considérablement en arrière des distances en question. Ce défaut, joint à tous ceux que présente cette opinion dans ce qu'elle a de commun avec l'hypothèse de Folard et de M. Letronne, me parait suffire pour la mettre hors de discussion.

 

Conclusion.

 

Nous le voyons : sous quelque face que l’on envisage les systèmes que nous venons de discuter, adoptant pour le passage d'Annibal, soit les Alpes pennines, soit les Alpes grecques, soit le mont Genèvre, soit enfin le mont Viso, de quelque manière qu’on les modifie, on ne peut se tirer de difficulté qu'en donnant tort tantôt à Polybe, tantôt à Tite-Live ; qu'en dénaturant les textes, ou les interprétant d'une manière vague ou arbitraire ; qu'en négligeant de tenir compte de la nature des lieux qu'ils décrivent avec tant de soin, des distances qu'ils énumèrent, des faits importants qu'ils retracent, en un mot, des indications diverses qui seules peuvent amener une solution claire et rigoureuse.

Sur la route, au contraire, que nous avons suivie, en faisant passer l'armée d'Annibal par le mont Cenis, on retrouve partout l'historien grec et l'historien latin, et toujours d'accord l'un avec l'autre ; les textes s'interprètent et s'expliquent sans efforts ; ils s'éclaircissent à l'apparition des lieux que l'on traverse, et réfléchissent une lumière nouvelle sur les incidents que ces lieux firent naître ; toutes les circonstances de cette marche fameuse s'y reproduisent, et les distances correspondent à celles de l'exact et judicieux Polybe, avec une précision qui semble même aller au-delà de ce que la critique la plus sévère peut exiger.

Est-il nécessaire de faire remarquer ce qu'il y a d'éminemment naturel et vraisemblable dans une marche qui nous montre le général carthaginois, à une époque où n'existait encore aucune des routes que les Romains ouvrirent dans les Gaules, suivant constamment le cours des rivières, et les remontant jusque vers la cime des monts où elles le conduisaient comme des guides assurés dans ce pays inconnu et barbare ? En jetant les yeux sur cette route presque toute frayée par la nature, dans la vallée qu'elle traverse, et tellement ancienne qu'on ne saurait dire l’époque où elle commença d'être fréquentée, on conçoit aussitôt que ce devait être là cet antique chemin si souvent [empruntée par les Gaulois].

 

FIN DE L’OUVRAGE

 

 

 



[1] Histoire du passage des Alpes grecques et cottiennes, p. 120.

[2] Histoire du passage des Alpes grecques et cottiennes, p. 107, 108, 120.

[3] Histoire du passage des Alpes, p. 146. — De Saussure, Voyage dans les Alpes.

[4] Histoire du passage des Alpes, p. 145.

[5] Description des Alpes grecques et cottiennes, 2e part., t. II p. 575.

[6] Histoire du passage des Alpes, p. 157.

[7] Polybe, trad. de dom Thuillier, avec des comm. de M. de Folard, t. IV, p. 90.

[8] Histoire de la Guerre des Alpes, préf., p. 34.

[9] Mém. de l'Acad. de Berlin, année 1790, p. 473.

[10] Histoire du passage des Alpes, p. 173.

[11] Histoire du passage des Alpes, p. 166, 167.

[12] Histoire du passage des Alpes, p. 162.

[13] Voyage dans les Alpes, t. VIII, § 2232.

[14] Histoire du passage des Alpes, p. 166, 168, 169, etc.

[15] Histoire du passage des Alpes, p. 167.

[16] C'est aussi ce qui ne manqua pas d'arriver. Polybe, III, 67.

[17] Polybe, III, 61.

[18] Journal des Savants, 1819, p. 758, 759.

[19] Tite-Live, XXI, 38.

[20] Strabon, t. I, lib. VI, p. 389

[21] Tite-Live, V, 35.

[22] Voici deux de ces ex-voto :

NVMINIBUS AVGG

IOVI POENINO

IOVI POENINO

Q. CASSIVS FACVNDVS

SABINEIVS CENSOR

L. A. COM. COS

AMBIANVS

V. S. L. M.

 

[23] Voyez Pelletier, Histoire des Celtes.

[24] Pline, Hist. nat., III, 17. — De Saussure, Voyage dans les Alpes, t. IV, § 987. — Journal des Savants, 1819, p. 760.

[25] Voyez le Moniteur, an 1813, 30 décembre.

[26] Luitprandi opera omnia, p. 20.

[27] P. Jovii Histor., lib. XV, p. 297.

[28] Hist. de la guerre des Alpes, par le marquis de Saint-Simon, 21, 22.

[29] Voyez Journal des Débats, du 12 septembre 1824. — Mémoire de M. Riboud de l'Ain.

[30] Recherches sur les ossements fossiles des quadrupèdes, par G. Cuvier, Ve édit., 1812, t. I, sur les éléphants fossiles, p. 4, 14, 19.

[31] Le Passage, château et paroisse, situé à une lieue sud-ouest environ de la Tour du Pin. Voy. carte de Cassini.

[32] Acad. des Inscript., t. IX, p. 155.

[33] Millin, Monuments inédits, t. I, p. 94, 95.

[34] Journal des savants, 1819, p. 759-762.

[35] Histoire du Passage des Alpes par Annibal, p. 78, 83.

[36] Description des Alpes grecques et cottiennes, 1re part., t. II, p. 236, 311, etc.

[37] Description des Alpes grecques et cottiennes, t. II, p. 541.

[38] Il est évident que le nombre XII se trouve ici passé, ou qu'à l'article suivant on doit avoir XXII au moins.

[39] Voyez Deluc, Histoire du passage des Alpes, p. 111, 131.

[40] Voyez l'Atlas communal de la France par divisions militaires, par Charles, Paris, 1823.

[41] Voy. la Carte des routes de l'empire français, gravée par Tardieu, 1814.

[42] La carte de Peutinger fait les distances plus longues, mais il est évident qu'elle les allonge beaucoup trop, et qu'il y a erreur dans les 38 milles qu'elle compte du summum Penninum à Octodurum.

[43] De Saussure, Voyage dans les Alpes, t. I, § 320.

[44] Peutingeri Tab. itiner.

[45] Journal des Savants, 1819, p. 757.

[46] J'ignore sur quelles bases M. Hérisson s'est appuyé dans ses évaluations. Mais je crois devoir citer cette carte comme la plus récente à ma connaissance, et donnant en mesures authentiques des distances qui offriraient trop de rédactions et d'incertitudes, prises au compas sur les autres cartes, attendu les nombreux détours des montagnes.

[47] Carte routière de France, par Hérisson ; et le Livre de postes de France.

[48] Carte routière de France, par Hérisson ; et le Livre de postes de France.

[49] Atlas communal de la France, etc., par Charles, Paris, 1823.

[50] Histoire de la guerre des Alpes, ou camp. de 1714, préf., p. 37.

[51] M. de Fortia d’Urban, après avoir fait passer le Rhône à Annibal devant l'Hers (Aéria), le conduit par Orange, Nions, Piles, Rémusat, Serres, d'où il va prendre la voie romaine passant par Mons Selencus, Davianam, Fines, Vapincum, etc., et à la descente du Mont Genèvre il se dirige par le col de Sestrières et la vallée de Pragelas, vers Pignerol.