HISTOIRE CRITIQUE DU PASSAGE DES ALPES PAR ANNIBAL

 

CHAPITRE III. — DÉTERMINATION DE LA ROUTE SUIVIE PAR ANNIBAL, DEPUIS L'EMBOUCHURE DE L'ISÈRE JUSQU'À L'ENTRÉE DES ALPES.

 

 

Narrations de Polybe et de Tite-Live.

 

Polybe, III, 49-50

 

Tite-Live, XXI, 31-32.

Celui-ci [Annibal], après quatre jours de marche, vint près d'un endroit appelé l'Isle...

Annibal trouva dans cette île deux frères qui, armés l'un contre l'autre, se disputaient le royaume. L'aîné mit Annibal dans ses intérêts, et le pria de lui aider à se maintenir dans la possession où il était. Le Carthaginois n'hésita point ; il voyait trop combien cela lui serait avantageux. Il forma donc une alliance avec lui, et l'aida à chasser son frère. Il fut bien récompensé du secours qu'il avait donné au vainqueur. On fournit à son armée des vivres et des munitions en abondance. On renouvela ses armes, qui étaient vieilles et usées. La plupart de ses soldats furent vêtus, chaussés, et mis en état de franchir plus aisément les Alpes. Mais le plus grand service qu'il en tira, fut que ce roi forma avec ses troupes l'arrière-garde des Carthaginois, qui n'entraient qu'en tremblant sur les terres des Gaulois nommés Allobroges, et les protégea jusqu'à l'endroit d'où ils devaient pénétrer dans les Alpes.

Annibal, ayant marché pendant dix jours le long du fleuve, et ayant parcouru une distance de huit cents stades, commença la montée des Alpes. C'est alors qu'il fut exposé à de très grands dangers. Tant qu'il fut dans le plat pays, les chefs des Allobroges ne l'inquiétèrent pas dans sa marche, soit qu'ils redoutassent la cavalerie carthaginoise ou que les Barbares, dont elle était accompagnée, les tinssent en respect. Mais quand ceux-ci se furent retirés, et qu'Annibal commença à entrer dans les détroits des montagnes, alors les Allobroges coururent en grand nombre s'emparer des lieux qui commandaient ceux par où il fallait nécessairement que l'armée d'Annibal passât.

 

... En quatre jours, il [Annibal] arrive à l'Ile... Près de là se trouvent les Allobroges, peuple qui ne le cède, en puissance, en renommée, à aucune nation de la Gaule. Il était alors divisé par la querelle de deux frères qui se disputaient la couronne. L'aîné, nommé Brancus, d'abord possesseur du trône, en avait été chassé par son frère et par les jeunes guerriers du pays, qui, à défaut du droit, faisaient valoir la force. La décision de ce démêlé, survenu si à propos, fut remise à Annibal : nommé arbitre des deux princes, il rendit l'empire à l'aîné, d'après l'avis du sénat et des chefs. Brancus reconnaissant fournit aux Carthaginois des provisions de toute espèce, et surtout des vêtements, que le froid si rigoureux des Alpes rendait indispensables. Les dissensions des Allobroges apaisées, Annibal, qui se dirigeait vers les Alpes, n'en prit pas encore directement le chemin. Il se détourna sur la gauche vers le pays des Tricastins, et, côtoyant l'extrême frontière des Voconces, il pénétra sur le territoire des Tricoriens, sans éprouver sur sa route aucun retard, jusqu'aux bords de la Durance. Cette rivière qui découle aussi des Alpes, est de toutes celles de la Gaule la plus difficile à passer. En effet, malgré la grande quantité de ses eaux, elle ne peut soutenir de barques, parce que son lit, qui ne connaît point de rives, forme vingt courants toujours nouveaux, et présente partout des gués et des tourbillons qui rendent le passage incertain pour le piéton même, sans parler des roches pleines de gravier qu'elle charrie, et qui font perdre à chaque instant l'équilibre. Les pluies, qui l'avaient grossie, occasionnèrent un grand tumulte dans le passage, parce qu'indépendamment des autres dangers, les soldats se troublaient eux-mêmes par leur propre effroi et leurs cris confus.

... Annibal, après le passage de la Durance, gagna les Alpes presque toujours par des pays de plaines, où les habitants n'entravèrent point sa marche...

 

Annibal ne passa point l'Isère. Polybe et Tite-Live d'accord sur ce point.

I La première question qui se présente est celle-ci : Annibal passa-t-il l'Isère ? entra-t-il dans l'Île ?

Tite-Live explique pourquoi le général carthaginois, après le passage du Rhône, avait remonté si haut vers le nord, au lieu de prendre la route naturelle et la plus courte par Cavaillon, Apt, Embrun et Briançon. Voici son texte : Meditterranea Galliœ petit, non quia rectior ad Alpes via esset sed quantum a mari recessisset minus obvium fore Romanum credens, cum quo, priusquam in Ilaliam ventum foret, non erat in animo manus conserere[1]. Il ajoute dans le chapitre suivant que le consul Publ. Cornélius, arrivé au lieu du passage, trois jours après le départ des Carthaginois, s'était rembarqué pour l'Italie, Tutius faciliusque descendenti ab Alpibus Annibali occursurus[2]. Polybe dit absolument la même chose[3]. Or, nous pourrions déjà remarquer, avec M. Letronne, qu'Annibal arrivé, sur les bords de l'Isère sans avoir vu paraître les Ko-mains, ne pouvant pas ignorer qu'ils avaient cessé de le poursuivre, n'avait plus de motif pour remonter plus haut, traverser encore une rivière assez large, et ne pas marcher de suite vers les Alpes. Mais c'est dans le texte même du passage que nous examinons, que nous allons en trouver la preuve. Nous n'y voyons nulle part qu'Annibal soit entré dans l'Île, mais seulement qu'il arriva à l'Île, qu'il s'avança vers l'Île : ήκε πρός τήν νήσον ; πρός ήν άφικόμενος. Tite-Live de même, ad insulam pervenit. Ce dernier est même beaucoup plus décisif, en ce qu'il ne place point dans l'Île, mais près d'elle le peuple qui fit intervenir Annibal dans sa querelle i et qu'immédiatement après cette affaire, il fait marcher l'armée vers les Alpes : Sedatis certaminibus Allobrogum, quum jam Alpes peteret. Mais supposé même que ce peuple fût dans l'ife, comme le veut Polybe, s'ensuivrait-il nécessairement qu'Annibal y soit entré ? Une seule démonstration hostile de sa part, sa seule présence, avec des forces si imposantes, ne suffisaient-elles pas pour déterminer le jeune prince à se désister de ses prétentions ? On ne nous parle point de combat livré, mais d'une simple intervention qui a plutôt l'air toute pacifique. On ne nous parle point de passage de fleuve, et quand on sait ce qu'est l'Isère à son embouchure, on ne peut croire que Polybe et Tite-Live eussent tous deux négligé de donner a ce sujet quelques détails, si leurs mémoires en eussent fait mention. Mais dans le cas même où Annibal aurait été obligé d'employer la force, et où l'on voudra trouver ce sens dans les expressions συνεπιθέμενος καί συνεκβαλών, et imperium majori restituit, s'ensuivrait-il nécessairement qu'il ait agi en personne et avec, toute son armée. Quand nous disons que le roi de France a rétabli le roi d'Espagne sur son trône, entendons-nous parler nécessairement du roi de France en personne ? Ne pourrions-nous pas supposer avec M. Letronne que le gros de l'armée carthaginoise demeura sur la rive gauche de l'Isère, et que le secours accordé par Annibal, consista dans un simple détachement[4] ? Quant à cet autre passage, καί καταλαβών έν άυτή δύο άδελφούς, etc., n'est-ce pas une de ces tournures si fréquentes en grec et en latin, et signifiant simplement : ayant trouvé qu'il y avait dans l'île deux frères qui, etc. ; ayant trouvé deux frères (qui étaient) dans l'Île, etc. Ces transpositions de complément ne se trouvent-elles pas à chaque instant dans les langues à inversions ?

 

Objection de M. Deluc. — Erreur de d'Anville et de M. Deluc y sur la position des Allobroges à cette époque. — Polybe et Tite-Live s'accordent à les placer hors de l'Île. — Des déplacements des peuples barbares. Anachronismes géographiques qui en résultent.

III. Mais, dit M. Deluc, en remontant la rive gauche de l'Isère, on n'entre nulle part sur le territoire des Allobroges, et cependant la distance de 800 stades fut parcourue dans leur pays, et ce furent encore des Allobroges qui attaquèrent l'armée à l'entrée des Alpes[5].

J'avoue que cette objection est forte, et très-forte, mais surtout contre M. Letronne, qui, plaçant dans l'Île les Allobroges[6], fait à ses adversaires, et bien gratuitement, une concession tout à son désavantage, et dont ils savent habilement tirer parti contre lui. Nous convenons que du temps de Cicéron[7], de César, et même avant, les Allobroges, occupaient tout ce pays qui se trouve entre la Saône et l'Isère ; c'est encore là que, plus tard, les placent Strabon et Ptolémée, en leur donnant Vienne pour capitale[8] : mais étaient-ils là à l'époque dont il est ici question ? D'Anville le suppose ; mais sur quoi porte sa supposition ? Est-elle appuyée d'une autorité quelconque ? de la preuve la plus légère ? Les seuls auteurs qui puissent fournir quelques lumières sur ce sujet, sont Polybe et Tite-Live. Or, où a-t-on vu dans ces historiens qu'à cette époque, les Allobroges habitassent l'Île ? Bien loin de le laisser entendre, ne disent-ils pas tout le contraire ? Pour s'en convaincre, il suffit de lire avec quelque attention cette partie de leur récit que nous avons ici traduite. Polybe ne nomme nulle part le peuple qui habitait l'Île : il dit que le chef de cette nation escorta les Carthaginois qui s'effrayaient d'avoir à traverser le territoire des Gaulois nommés Allobroges. Les Carthaginois, d'après Polybe, n'étaient donc pas encore entrés sur le territoire des Allobroges ? Lorsqu'ils y furent, il ajoute que les chefs des Allobroges n'osèrent les attaquer par crainte des Barbares qui les escortaient. Nulle part il ne donne le nom d'Allobroges aux habitants de l'Île. Tite-Live est encore plus formel : il reconnaît positivement, comme on l’a déjà pu voir, que les Allobroges habitaient près de l'Île. Ces textes ne prouvent-ils pas nettement que si les Allobroges s'établirent plus tard dans ce canton, ils n'y étaient pas encore, du moins au temps d'Annibal ? C'est ainsi que Polybe nous montre les Etrusques, établis d'abord au nord-est du Pô, entre ce fleuve et les Alpes, avant qu'ils ne fussent descendus vers le pays auquel plus tard ils donnèrent leur nom[9], et, ce que Polybe dit des Étrusques, ce que nous disons des Allobroges, nous aurons occasion de le remarquer encore plus loin en parlant des Tricastini, des Vocontii et des Tricorii que Tite-Live place sur la route d'Annibal : car l'histoire des nations barbares n'est que l'histoire de leurs migrations et de leurs déplacements continuels depuis leur première apparition jusqu'à ce que des changements introduits dans leur manière de vivre, parviennent à les fixer. Peuples pasteurs ou chasseurs, et partant essentiellement nomades' lorsque le besoin les pousse en avant, ils se jettent sur le premier pays qui leur offre des pâturages et des moyens de subsistance ; et lorsqu'ils l'ont épuisé, ou que les productions du sol ne peuvent plus suffire à une population qui tend constamment à s'accroître, ou bien lorsque quelque cause accidentelle, comme guerre, épidémie, débordement de rivières, les chasse du pays qu'ils avaient envahi, on les voit se répandre sur le sol voisin, s'en emparer s'ils sont les plus forts, et réduire la tribu vaincue à aller elle-même chercher à s'établir ailleurs. C'est ce mouvement continuel, ce flux et ce reflux d'une population essentiellement vagabonde.qui rend si difficile et presque impossible la description topographique de ces pays à celte époque de leur histoire ; et c'est pour en avoir négligé l'observation, que nos plus savants géographes ont laissé tant de confusion et d'obscurité sur plusieurs points importants de géographie ancienne, comme nous aurons encore l'occasion de le remarquer plus loin.

L'histoire des Allobroges tend à les faire placer plutôt au midi qu'au nord de l'Isère.

Mais pour en revenir aux Allobroges, on voit que Polybe et Tite-Live se réunissent pour les montrer placés hors de l'Île, lors de l'arrivée des Carthaginois. Ce que nous savons de leur histoire nous porterait même à penser qu'ils ne s y établirent que longtemps après. Durandi, traitant de leur origine, les représente comme ayant fait d'abord partie de la tribu des Ligures, ayant été de tout temps alliés du peuple cottien, et descendant, ainsi qu'eux, des Taurini[10] ; ce qui tendrait à les placer primitivement plutôt au midi qu'au nord de l'Isère, En outre, c'est en-deçà de ce fleuve, et surtout dans la partie la plus méridionale de la Gaule, que l'on voit se passer la plupart des guerres qu'ils eurent à soutenir contre lés Romains, depuis la première, l'an 630 de Rome, jusqu'à celle qui mît fin à leur indépendance, l'an 692[11]. Nous serions même assez fondés à croire que ce dut être vers cette époque que, subjugués par les Romains, ils furent repoussés au-delà de l'Isère, et forcés de se renfermer dans le pays borné par ce fleuve, la Saône et le Rhône. Du reste ce fait n'est ici pour nous d'aucune importance ; ce qu'il nous importait de prouver, c'est que les Allobroges n'étaient pas encore dans ce canton. Mais quel pays occupaient-ils ? C'est ce que nous ne pourrions décider ici sans tomber dans une pétition de principe semblable à celle que nous reprochons à M. Deluc, et qui consiste à vouloir déterminer la marche d'Annibal d'après une position que les Allobroges n'occupèrent que deux cents ans après lui, tandis que ce serait la position même de ce peuple lors de l'arrivée d'Annibal, qu'il faudrait déterminer ici par la route que suivit ce général depuis l'embouchure de l'Isère jusqu'à l'entrée des Alpes. Cherchons donc, dans nos deux historiens, si nous n' trouverions pas à ce sujet quelques renseignements plus positifs.

Polybe semble avoir pris soin de lever ici tous les doutes : après avoir conduit Annibal sur les bords du fleuve qui bornait l’Île à sa partie méridionale, c'est-à-dire l'Isère, après avoir dit que le chef gaulois dont Annibal avait soutenu les droits, se mit à l'arrière-garde de l'armée carthaginoise pour l'escorter jusqu'à son entrée dans les Alpes, il ajoute : Annibal ayant marché pendant dix jours le long du fleuve, παρά τόν ποταμόν, l'espace d'environ 800 stades, commença à entrer dans les Alpes. Nous nous trouvons donc naturellement conduits à cette seconde question.

 

L'Isère est le fleuve suivi pendant 800 stades jusqu'à l'entrée des Alpes.

IV. 2° Quel fut le fleuve qu'Annibal suivi depuis l'embouchure de l'Isère jusqu'à son entrée dans les Alpes ?

Conçoit-on que cette question puisse en être une ? Ainsi posée, ne se présente-t-elle pas toute résolue ? En effet, dès qu'il est démontré qu'Annibal n'entra pas dans l'Île, il est évident que ce n'est pas le Rhône qu'il continua de suivre, mais l'Isère qu'il remonta depuis son embouchure. Le texte même le fait assez entendre : car c'est de l'Isère qu'il a parlé en premier lieu, et depuis cet endroit τή μέν γάρ ό Ροδανός, τή δέ ό Ίσάρας, il ne nomme plus le Rhône une seule fois[12]. Tite-Live n'est pas moins décisif : d'après lui, immédiatement après avoir terminé les différends des Allobroges, Annibal marcha vers les Alpes. Sedatis certaminibus Allobrognm, quum jam Alpes peteret. Or si, du point où il se trouvait, il commença à se diriger vers les Alpes, ce ne put être qu'en remontant l'Isère ; il est clair, à la seule inspection de la carte, qu'il eût pris une direction qui l'en éloignait, s'il, eût suivi le Rhône. De plus, quand on connaît cette partie du fleuve qui se trouve entre l'Isère et Lyon, on ne peut douter que de ce côté il lui eût été impossible de continuer à marcher le long du fleuve, παρά τόν ποταμόν. Dans toute cette partie de son lit, surtout depuis les environs de Gisors jusque vers Saint-Vallier, il se trouve, encaissé entre des rochers escarpés qui, sur plusieurs points de sa rive gauche, sont baignés par ses eaux et ne laissent nul passage aux piétons. D'ailleurs les 800 stades le long du fleuve, qui conduisent Annibal à l'entrée des Alpes, ne l'auraient-ils conduit en remontant le Rhône ? Voici ce que donnent les mesures prises sur la carte[13], en suivant le plus exactement possible les différents détours du fleuve. Depuis l'embouchure de l'Isère jusqu'à

 

Tain

4.700

toises

 

Saint-Vallier

6.400

 

 

Saint-Rambert

6.800

 

 

Saint-Alban

8.300

 

 

Vienne

7.200

 

 

Ternay

6.700

 

 

Lyon (à l'embouchure de la Saône)

9.500

 

 

Sonage

7.700

 

 

Anthon

5.100

 

 

Vertrieu (vis-à-vis St.-Sorlin)

11.000

 

 

Vers Amblagnieu (sur le Rhône)

2.200

 

 

Total

75.600

toises

ou 800 stades.

 

Les 800 stades le long du fleuve aboutiraient donc au petit village d'Amblagnieu, à une lieue au-delà de Saint-Sorlin ; or, ici nous sommes encore loin de l'entrée des Alpes. La carte, en continuant de suivre le Rhône, donne d'Amblagnieu à Saint-Genis-d'Aouste, 17.000 toises ; de là à Champagnieu, 2.300 ; de Champagnieu à Tenue, 6.000. Ainsi, il nous faudrait encore 25.300 toises, ou environ 268 stades, pour arriver à Yenne, où M. Deluc place l'entrée des Alpes[14].

Un excédant de 268 stades sur 800 ne laissait pas de présenter une difficulté assez embarrassante dans le système de ceux qui veulent compter ces 800 stades le long du Rhône ; elle ne pouvait pas échapper à M. Deluc. Aussi après avoir conduit Annibal jusqu'à Vienne, il ajoute, page 77 : Nous avons suivi les bords du Rhône jusqu'à Vienne ; mais quoique Polybe nous dise qu'Annibal marcha le long du Rhône jusqu'à la montée des Alpes nous ne pouvons supposer que ses guides lui firent suivre tous les détours du fleuve ; ils lui firent éviter nécessairement le grand coude que le Rhône fait à Lyon, et celui qu'il fait dix lieux plus haut, pour rejoindre les bords de ce fleuve à Saint-Genis-d'Aouste, et ne les plus quitter jusqu'à Yenne. M. Deluc conduit donc Annibal de Vienne à

 

Diemoz

à

12.000 toises

ou

6 lieues du Rhône.

Bourgoin

à

11.000 toises

ou

5 lieues ½ du Rhône.

Latour-du-Pin

à

8.000 toises

ou

4 lieues du Rhône.

Aouste

à

2.500 toises

ou

1 lieue ¼ du Rhône.

Saint-Genis-d'Aouste, proche le Rhône.

 

Ainsi, de Vienne à Saint-Genis-d'Aouste, M. Deluc compte 32.300 toises, c'est-à-dire environ 342 stades : ce sont donc 342 stades sur 800, c'est-à-dire 16 lieues de poste environ sur 37, pendant lesquelles M. Deluc nous tient éloignés du Rhône à une distance de 6, 5 et 4 lieues à vol d'oiseau. Or, peut-on dire sérieusement que ce soit là marcher le long du fleuve, παρά τόν ποταμόν ?

 

Les voies romaines n'existaient pas encore de ce côté.

V. Nous ne parlons pas de plusieurs autres difficultés que nous pourrions opposer à l'opinion que nous combattons, par exemple, de la contradiction qu'il y aurait de la part de Polybe à faire passer Annibal, ainsi que le voudrait M. Deluc, par cette chaîne de montagnes fermant l'île à sa partie orientale, et que l'historien grec nous a représentée comme étant d'un abord et d'une entrée si difficiles, l'on pourrait même dire presqu'inaccessibles καί σχεδόν, ώς έιπεΐν, άπρόσιτα[15]. M. Deluc reconnaissant que la Grotte-des-Echelles est tout-à-fait moderne[16], et rejetant par les raisons les plus solides l’opinion du général Melville qui voudrait y faire passer Annibal en le faisant venir de Pont-Beauvoisin[17], parle bien, il est vrai, d'une ancienne voie romaine passant par Yenne, le Mont du Chat et Chambéry, et qui nous est donnée par l'itinéraire d'Antonin et la table théodosienne comme conduisant parle pays des Centrones de Vienne à la cité d'Aoste[18] ; mais cette route construite par Auguste, comme M. Deluc le remarque lui-même page 22, existait-elle du temps d'Annibal ? Existait-elle du temps même de Polybe ? M. Deluc suppose, page 98, qu'elle date du temps des Allobroges, mais où cette assertion est-elle prouvée ? On nous cite bien le passage de Strabon, au rapport duquel Polybe nommait quatre chemins allant de son temps d'Italie en Gaule, parmi lesquels s'en trouve un qui passait par le pays de Salassi[19] ; mais la circonstance, traversant le Petit Saint-Bernard et se terminant à Vienne sur le Rhône, est insérée là par M. Deluc et ne se lit nullement dans le texte grec. Or comme Strabon dit autre part[20] que ce chemin de son temps se divisait en deux branches, l'une prenant par le Mont-Penninus, l'autre par le pays des Centrones, il resterait à savoir laquelle des deux branches existait du temps de Polybe, et M. Deluc en se prononçant arbitrairement pour le Petit-Saint-Bernard, tranche la question et ne la résout pas. D'ailleurs, une autre difficulté viendrait encore s'élever, même en admettant que le chemin de Polybe passât par le Petit Saint-Bernard ; Strabon dit positivement que les deux chemins aboutissant au pays de Salassi, allaient tous deux se réunir à Lyon[21] ; or de toute manière, dans le cas même où Annibal aurait pris par le pays des Centrones, il aurait dû remonter jusqu'à Lyon, et nous retombons dans toutes les difficultés que nous aurons à opposer avec M. Deluc à l'opinion qui le fait passer par le Grand Saint Bernard.

Quels chemins pouvaient exister dans les Gaules ? Que devait faire Annibal ?

Mais supposé même qu'il existât, du temps de Polybe, une voie romaine allant de Vienne au pays de Salassi par le Petit Saint-Bernard, à coup sûr elle n'existait pas du temps d'Annibal, car les Romains, lors de la seconde guerre punique, n'avaient encore point fait de conquêtes dans cette partie des Gaules, et par conséquent n'avaient pu y établir des routes[22]. Les seules que les Gaulois pussent avoir étaient celles que la nature ouvre d'elle-même dans les vallées qui coupent les montagnes, ou bien des chemins d's le genre de ceux que nous rencontrons sur les points des Alpes où l'on n'a point construit de grandes routes, tels, par exemple, que celui du Petit Saint-Bernard, pour aller de la Tarentaise au Val d'Aoste ; du Brunig pour passer de l'Oberland dans l'Underwald, etc. ; des chemins, en un mot, praticables tout au plus pour les hommes et les bêtes de charge. C'étaient là les seules routes que les Gaulois dussent avoir, parce que, à cette époque de leur vie sociale, vie nomade, vagabonde et toute barbare[23], étrangère à ces besoins, à ces relations que présuppose l'établissement des grands chemins, il ne leur était pas nécessaire d'en avoir d'autres. Aussi, avant leur roi Gottius, l'histoire ne fait aucune mention d'aucune grande route construite par eux[24]. Dans le passage des Alpes par Bellovèse, Tite-Live, appelle ces montagnes invias ; dans l'expédition d'Annibal, il dit qu'il conduisit son armée per invia pleraque[25]. Dans cet état de choses, que devait faire le général carthaginois ? Ayant à traverser un pays inconnu, ne pouvant se fier entièrement aux guides dont il s'était fait accompagner[26], il devait suivre, autant que possible, les voies toutes frayées que lui offraient les vallées, et les guides que la nature lui présentait d'elle-même dans les rivières dont il pouvait remonter le cours jusque vers la cime des monts qu'il avait à franchir. C'est ainsi que, dans l'histoire des migrations des peuples barbares, on les voit presque toujours, lorsqu'ils arrivent dans quelque nouveau pays, suivre le cours des rivières ; ainsi, les tribus venues de la chaîne du Caucase, traverser la Germanie en remontant le Danube[27], les Cimbres et les Teutons errer long-temps sur les bords du Rhin ; et c'est aussi ce que dut faire Annibal, mais ce qu'il n'aurait point fait en suivant la marche que lui trace M. Deluc, et en cherchant passage à travers cette chaîne de montagnes que Polybe nous représente comme impénétrable et presque inaccessible.

Ces diverses considérations viennent donc encore à l'appui de ces trois points que nous avons essayés de démontrer, 1° qu'Annibal n'est pas entré dans l'Ile ; 2° qu'il n'a pas remonté le Rhône ; 3° qu'il a remonté la rive gauche de l'Isère.

 

Mêmes considérations relativement au grand Saint-Bernard.

VI. Si ces trois points sont bien établis, l'hypothèse du passage d'Annibal par le Petit Saint Bernard se trouve dès à présent ruinée par sa base ; à plus forte raison celle de Cluvier, Whitaker, M. de Rivaz[28], etc., qui, en lui faisant franchir le Grand Saint Bernard, ajoutent à toutes les difficultés que nous venons d'énumérer, celle d'allonger tellement la route, que cela seul suffirait pour mettre ce système hors de discussion, comme nous le montrons plus loin chapitre 6, en examinant cette opinion dans l'ensemble des distances qu'on y fait parcourir à Annibal, comparées à celles exprimées par Polybe. Quant aux autres objections dont cette hypothèse est susceptible, nous ne pouvons faire mieux que de renvoyer au chapitre où M. Deluc les examine[29].

 

Du passage d'Annibal par le mont Genèvre.

1° Opinion de M. Letronne.

VII. Jusqu'ici nous sommes d'accord avec M. Letronne ; nous lui avons souvent emprunté des armes pour combattre une opinion fort spécieuse, résultat de savantes et laborieuses recherches, et soutenue avec une habileté bien capable d'en déguiser l'invraisemblance ; maintenant, c'est à M. Letronne lui-même que nous allons soumettre les observations que nous croyons pouvoir opposer au système qui fait passer Annibal par le mont Genèvre. Nous marchons, avec M. Letronne et le chevalier de Folard, le long de l'Isère jusqu'au. Drac, mais jusque-là seulement. Arrivé sur le Drac, le chevalier de Folard[30] le passe, et poursuit son chemin par Vizille, Bourg-d'Oysans, le mont de Lens, le Lautaret, Briançon et le mont Genèvre, sans s'inquiéter ni du texte de Polybe, ni de celui de Tite-Live, ni des difficultés nombreuses que présente cette partie de la marche d'Annibal. M. Letronne les aborde franchement, et, d'après la solution qu'il en donne, faisant remonter au Carthaginois la rive gauche du Drac, il le conduit au même point, mais par Corps, Saint-Bonnet, Gap, Embrun et Briançon[31]. Ce sont les raisons sur lesquelles repose cette hypothèse que nous, avons à discuter. Comme elles sont presque toutes tirées du texte de Tite-Live, nous allons le donner ici :

Sedatis certaminibus Allobrogum cum jam Alpes peteret, non recta regione iter instituit sed ad lœvam in Tricastinos flexit ; inde per extremam oram Vocontiorum agri tendit in Trigorios, haud usquam impedita via priusquam ad Druentiam flumen pervenit.

Du sens qu'il donne aux mots ad lœvam flexit, de Tite-Live.

Laissons maintenant parler M. Letronne :

Parvenu au confluent de l'Isère avec le Drac...... Annibal ne prit point la ligne directe, non iter recta regione instituit, il tourna sur la gauche (par rapport à l’historien) ; ainsi il ne traversa ni l'Isère ni le Drac, torrent extrêmement large et impétueux à son embouchure ; il remonta ce torrent, que sa largeur dut lui faire prendre pour la même rivière que l'Isère. Il le suivit jusqu'au dixième jour, dans l'espace de 800 stades, à compter du point où il avait trouvé l'Ile des Allobroges. Cette mesure équivaut à 100 milles romains, c'est-à-dire à 76.000 toises environ ; prise le long de l'Isère et du Drac, elle porte à Saint-Bonnet, à l'entrée du département des Hautes-Alpes.

Ces mots de Tite-Live, ad lœvam, étant décisifs, tout le système que nous attaquons, étant une déduction du sens nouveau qu'on leur donne, il faut nous y arrêter. M. Lettonne ajoute, page 33 : Il est clair qu'Annibal en remontant le Drac, a pris à droite et non pas à gauche. Cela est si évident, qu'au lieu de taxer Tite-Live d'ignorance ou d'absurdité, on aurait dû sentir que cet historien, en disant flexit ad lœvam, parle relativement à sa position en Italie, ce qui est assez ordinaire aux auteurs anciens. C'est ainsi que Quinte-Curce, décrivant la route d'Alexandre le long du Tigre, avec une carte sous les yeux, place ce fleuve à gauche, et les monts Gordiœi à droite[32], quoique relativement à Alexandre ce fut tout le contraire.

Nous avouons qu'il nous est impossible d'admettre l'évidence de cette interprétation. Dans une phrase ainsi construite : Annibal ayant rétabli la paix chez les Allobroges, et dès lors se dirigeant vers les Alpes, ne prit pas le droit chemin, mais se détourna sur la gauche, ad lœvam flexit, comment supposer que l'historien entende parler de sa propre gauche, et non de celle du général dont il suit la marche ? Il faudrait donc dire aussi que, dans le même chapitre, par ces expressions adversa ripa Rhodani, il désigne la rive droite du Rhône, se trouvant lui-même en deçà, tandis qu'il est évidemment question de la rive gauche qu'il appelle adversa par rapport au général qui arrive d'au delà du fleuve ? Nous convenons bien que l'on voit quelquefois les auteurs anciens déterminer la position des peuples dont ils parlent, relativement à celle qu'ils occupent eux-mêmes ; mais il faut alors que la phrase soit construite de manière à le faire entendre ; que ce qui la précède, ce qui la suit, amène ce sens naturellement ; que le pays habité par l'écrivain, et qu'il prend comme terme de rapport, soit un pays bien déterminé, bien connu, et présentant un centre assez important pour pouvoir être pris pour point de départ. Trouvons-nous ici rien de tout cela ? Je concevrais que ces mots ad lœvam, s'ils étaient en phrase incidente, de manière à se présenter comme détachés et exprimant un fait géographique constant et connu des romains, pussent laisser quelque doute ; par exemple, si Tite-Live disait : in Tricastinos, quœ regio ad lœvam sita est, etc., mais il n'en est pas ainsi ; ces mots ad lœvam sont là comme complément immédiat du verbe flexit qui se rattache immédiatement à son sujet, Annibal ; il est donc clair que c'est de la gauche d'Annibal que parle l'historien.

D'un exemple emprunté à Quinte-Curce.

Quant au passage de Quinte-Curce, que M. Letronne cite à l'appui de son interprétation, n'aurait-il pas été possible de mieux choisir ? Sait-on bien ce que veut dire cet historien au milieu de la confusion qui règne dans toute cette partie de la marche d'Alexandre ? Il nous le représente ici[33] comme venant de traverser le Tigre, et marchant vers Arbèles ; et déjà il a dit qu'il s'était porté sur les bords du Tigre après avoir passé près d'Arbèles. Quarto die prœter Arbela penetrat ad Tigrim[34]. Si, dans le passage cité, il place à la gauche d'Alexandre ce qui était à droite, ne pourrait-ce pas être tout simplement une de ces erreurs géographiques si fréquentes dans cet historien[35] ? Mais ici peut-on même savoir s'il se trompe ou non ? Nous dit-il si Alexandre, après avoir traversé le fleuve, remonte ou descend vers Arbèles ? S'il descend le fleuve, il l’a réellement à droite, et les monts Gordiœi à gauche ; s'il remonte, tout au contraire. Du reste, de quelque manière qu'on l'entende, ce passage, dans aucun cas, ne saurait présenter un sens qui soit relatif à la position de l'écrivain. En effet, il ne s'agit pas là de deux pays situés à deux points extrêmes, par rapport à l'écrivain qui se trouve en face, dont l'un, par exemple, serait au nord et l'autre au midi, mais d'une rivière et d'une chaîne de montagnes venant l'une à la suite de l'autre, dans une direction parallèle, c''est-à-dire toutes deux à l'est pour l'historien, mais seulement l'une plus que l'autre. Ainsi ce passage de Quinte-Curce, supposé qu'il soit intelligible, ne serait pas applicable à la question, et ne prouverait rien en faveur du sens que l’on veut donner au passage de Tite-Live.

Nous verrons plus loin qu'en n'adoptant pas celte interprétation y nous ne sommes pas réduits à taxer Tite-Live d'ignorance et d'absurdité ; que notre interprétation, au contraire, joint à l'avantage d'être la plus naturelle, celui de pouvoir seule s'accorder avec le texte de Polybe ; car nous allons prouver qu'il est impossible, dans l'hypothèse que nous combattons, de concilier ces deux historiens.

Impossibilité dans cette hypothèse de concilier Polybe avec Tite-Live.

Dans cette hypothèse, ce ne fut qu'à son arrivée sur les bords du Drac, qu'Annibal prit à droite (ad lœvam pour Tite-Live). Mais que dit le texte latin ? Sedatis certaminibus Allobrogum, cum jam Alpes peteret, non recta regione iter instituit, sed ad lœvam in Trcastinos flexit. Ce fut donc immédiatement après avoir réglé les intérêts des Allobroges, c'est-à-dire lorsqu'il était encore sur le Rhône à l'embouchure de l'Isère, que, se dirigeant dès-lors vers les Alpes, il prit à gauche ; il devait donc, en admettant le sens que l'on veut donner au mot lœvam, descendre de suite sur Valence, et y prendre la route qui, de là, allait par Die, Gap, Embrun et Briançon, au mont Genèvre. Sur quoi M. Letronne se fonde-t-il pour retarder, jusqu'à son arrivée sur le Drac l'application de ces mots ad lœvam, qui déterminent la direction suivie par Annibal ? Cette supposition n'est-elle pas tout-à-fait gratuite ? Je conçois qu'elle est nécessaire dans l'opinion que nous attaquons pour concilier Tite-Live avec Polybe ; car s il avait pris à droite par Valence, Annibal n'aurait pu marcher le long de l'Isère. Mais cette impossibilité ne pouvant se sauver que par une interprétation fausse du texte latin, que penser de la solution qui en résulte ?

Si nous passons à la narration de Polybe, nous y voyons qu'Annibal marcha le long du fleuve (de l'Isère) l'espace de 800 stades. Or, lorsque nous sommes à l'embouchure du Drac, il s'en faut de beaucoup que nous ayons parcouru cette distance ; que fera donc M. Letronne ? Annibal, dit-il, ne traversa ni l'Isère ni le Drac, torrent extrêmement large et impétueux à son embouchure ; il remonta ce torrent, que, sa largeur dut lui faire prendre pour la même rivière que l'Isère ; il le suivit jusqu'au dixième jour dans l'espace de 800 stades, à compter du point où il avait trouvé l'Ile des Allobroges.

Notre savant adversaire nous permettra-t-il de lui demander si cette explication le satisfait pleinement ? Annibal prit le Drac pour la même rivière que l'Isère ! mais sur quoi porte cette supposition ? Polybe dit-il rien qui puisse la motiver ? Dans le cas où le fait aurait eu lieu, n'était-il pas important qu'il en parlât, puisque de là dépend l'intelligence de la marche qu'il décrit ? Cet écrivain, toujours si exacte eût-il manqué de rapporter, d'expliquer une méprise si singulière ? Ces guides qu'Annibal, d'après Polybe et Tite-Live[36], avait avec lui ; ce prince gaulois qui l'escorte depuis l'Ile jusqu'à l'entrée des Alpes, eussent-ils négligé de l'avertir de son erreur ? D'ailleurs, était-ce un fleuve comme le Drac, si différent de l'Isère par l'aspect sous lequel il se présente, par les phénomènes et les particularités qui le caractérisent, qu'Annibal eût pu confondre avec cette rivière ? D'après la nature de ce fleuve, qui n'a pas de lit fixe ni de cours régulier, et qui souvent dans ses inondations occupe plus d'un quart de lieue de terrain, croit-on que l'armée Carthaginoise eût pu achever ses 800 stades en marchant le long du fleuve ?

Je ne demande pas à M. Letronne ce qu'il fera des Tricastini : ad lœvam in Tricastinos flexit. D'après leur position sur sa carte, page 22, Annibal vient de traverser leur territoire ; mais s'il prend à droite, lorsqu'il est arrivé sur le Drac, il se dirige vers les Vocontii et les Tricorii, et tourne le dos à leurs voisins, bien loin d'aller chez eux, comme le veut Tite-Live. Laissant donc derrière nous les Tricastini, poursuivons la marché des Carthaginois le long du Drac. Ici les objections viennent en foule.

Calcul incomplet des 800 stades dans cette hypothèse.

On a déjà vu que ce ne fut qu'après avoir fait 800 stades le long du fleuve que l'armée carthaginoise entra dans les Alpes. Examinons donc combien on en peut déjà compter au point où nous sommes parvenus. Voici le résultat des mesures prises sur la carte[37], en suivant le plus exactement possible les différents détours du fleuve :

 

De l'embouchure de l'Isère à

 

 

 

Châteauneuf-d'Isère

4.000

toises

 

Romans (sur l'Isère)

5.700

 

 

Eymen (près de l'Isère )

7.000

 

 

St.-Nazaire, idem

3.200

 

 

Beauvoir, idem

5.400

 

 

St.-Gervais, idem

8.000

 

 

St.-Quentin, idem

5.100

 

 

Grenoble (sur l'Isère)

10.600

 

 

 

49.000

toises

ou 518 stades ½.

 

Où serait l'entrée des Alpes ?

Arrivés à Grenoble ; nous n'avons donc encore parcouru que 518 stades ½ le long de l'Isère ; mais lorsque de ce point l’on prend à droite pour suivre le cours du Drac dans la direction de la montagne de Sassenage, on le voit traversant la plaine de Grenoble, à peine à deux ou trois lieues de la ville, s'enfoncer déjà dans les gorges que lui ouvrent les Alpes. Annibal, en se dirigeant de ce côté  serait donc entré dans ces montagnes, n'ayant fait au plus que 582 stades le long du fleuve.

Où serait le passage de la Durance, selon Tite-Live, avant l'entrée des Alpes ?

Mais ne tenant point compte des 800 stades de l'historien grec, non plus que de la nature des lieux qui nous contredit et nous repousse, accordons que l'entrée des Alpes puisse être placée à Saint-Bonnet, comme le veut M. Letronne ; au milieu de tout cela, qu'aurons-nous fait du passage de la Durance ? A la hauteur de Corps, dit M. Letronne, Annibal entra dans la plaine ou vallée de Champs, arrivé vers Saint-Bonnet, il quitta la rive du Drac, et prit au Sud-est la route par la montagne ; là commence l'entrée des Alpes. Nous voici donc montant les Alpes, et nous n'avons pas encore passé la Durance. Cependant Tite-Live dit formellement que ce fut après avoir passé la Durance qu'Annibal parvint aux Alpes en traversant un pays de plaines. Ab Druentia, campestri maxime itinere ad Alpes pervenit. Où placerons-nous donc le passage de cette rivière ?

M. Letronne continue ainsi : Après avoir franchi la crête qui sépare le bassin du Drac de celui de la Durance, il atteignit cette rivière à peu de distance d'Embrun.... En arrivant sur le bord de la Durance, Annibal fut obligé de passer cette rivière un peu au-dessus d'Embrun parce que la route suit la rive gauche ; de la passer une seconde fois au-dessous de Briançon, et une troisième au-dessus[38]. Mais à Embrun, mais à Briançon, nous sommes dans le cœur des Alpes ; il y a longtemps que l'on nous y a fait entrer à Saint-Bonnet ; que deviendra donc le campestri maxime itinere de Tite-Live ?

Sur quelque point du cours de la Durance qu'on fasse passer Annibal, elle ne ressemble nullement à la description qu'en donne Tite-Live.

Mais au moins trouverons-nous, soit à Embrun, soit à Briançon, la Durance telle que Tite-Live la décrit[39] ? Je l'ai vue et avant et après Briançon : lorsqu'on va de cette ville au mont Genèvre, on la passe sur un petit pont d'une arche, au sortir du village de la Vachette, situé au pied du mont Genèvre ; elle a peut-être là de dix à douze toises de largeur sur deux à trois pieds de profondeur. A Embrun (et ces détails je les tiens de gens ayant vu et connaissant bien le pays), elle est beaucoup plus large ; quoique encore très-peu profonde. Mais ni à la Vachette, ni à Briançon, ni à Embrun, elle ne présente aucune des particularités que signale la description de Tite-Lie. Depuis la Vachette et Briançon jusqu'à Embrun et au-delà, elle est encaissée dans un lit régulier ; son cours ne varie jamais et n'offre aucun de ces accidents dont parle l'historien latin. Ce n'est guère que vers Sisteron qu'elle commence à se présenter avec les caractères que lui donne Tite-Live, et qu'elle conserve jusqu'à son embouchure. Voici d'ailleurs ce que dit à ce sujet le marquis de Saint-Simon, qui avait fait la guerre dans ces montagnes. J'ai regardé si cette rivière (la Durance) offrait aux environs de l'une ou de l'autre de ces places, l'image que Tite-Live en a donnée ; elle ne se voit ni près d'Embrun ni dans son voisinage. Cette ville, au sein des Alpes, ne peut pas être regardée comme à leur pied ; la Durance y est infiniment plus resserrée qu'à La Bréoule, et plus on la remonte, moins son lit présente les particularités conformes à la description de Tite-Live et de Silius Italicus, moins encore peut-on y appliquer les autres circonstances de la narration de ces auteurs[40].

M. Letronne en convient lui-même, page 33 ; et il ne peut sortir d'embarras qu'en supposant que Tite-Live en cet endroit se livre à quelques exagérations. Mais est-ce là une solution ? J'en appelle à la critique sévère et consciencieuse du savant académicien qui, le premier, a entrepris de venger Tite-Live des reproches qu'on lui adressait aussi dans d'autres systèmes également inconciliables avec son récit.

Plusieurs montagnes à franchir par cette route. Annibal exposé à rencontrer Scipion qu'il évitait.

A toutes ces difficultés si graves, si nombreuses, on pourrait ajouter que sur cette route les anciens itinéraires désignent plusieurs montagnes à passer[41], tandis que Polybe et Tite-Live n'en font passer qu'une seule à l'armée carthaginoise. On pourrait en outre demander si Annibal, qui voulait éviter toute rencontre avec Scipion avant d'être arrivé en Italie, ne se serait pas exposé à le trouver sur son chemin en prenant cette route, supposé que le général romain eût pris celle de Cavaillon au mont Genèvre par Gap, Embrun et Briançon[42]. Car enfin s'il avait été facile à Annibal d'apprendre ou de conjecturer que Scipion avait cessé de le poursuivre, rien ne prouve qu'il sût qu'il s'était décidé à retourner vers la flotte ; au contraire, Polybe dit positivement que ce ne fut qu'après la prise de Turin, qu'Annibal apprit l'embarquement des troupes romaines, leur débarquement sur les côtes de Toscane, et leur marche vers le Pô[43].

D'après toutes ces observations, nous pourrions déjà regarder comme démontré que les Carthaginois n'ont pu ni dû prendre la route du mont Genèvre ; mais l’on verra cette démonstration acquérir une nouvelle force lorsque nous continuerons l'examen de la marche qu'on lui fait tenir à partir de cette montage jusqu'à son entrée en Italie.

2° Mêmes objections au système du chevalier de Folard.

La plupart des objections que nous venons de faire à la route suivie par M. Letronne, pour arriver au mont Genèvre, s'appliquant à celle choisie par le chevalier de Folard pour parvenir au même point, il serait inutile de les reproduire, d'ailleurs il y aurait par trop de conscience, à réfuter sérieusement ce dernier écrivain qui n'aborde aucune difficulté, ne fournit aucune preuve des faits qu'il adopte, et ne tient nul compte des textes pour peu qu'ils puissent l'embarrasser. C'est ainsi que ne sachant comment retrouver sur sa route les 800 stades de Polybe, ces 800 stades, nous dit-il, sans qu'il soit besoin d'évoquer l'ombre de Polybe pour nous tirer à embarras, seront une imagination, une faute de copistes, dont mon auteur se moquerait s'il mettait la tête hors de son tombeau[44]. Une telle méthode ferme d'avance toutes les discussions.

Difficultés que les lieux auraient présentées.

Ce n'est pas que sous d'autre rapports, par exemple, ce qui tient à la nature des lieux, l'opinion du commentateur de Polybe ne se présente avec un certain caractère d'autorité : ayant fait la guerre dans ces marécages, il connaissait le pays, et en cela ses assertions méritent un examen plus sérieux. Mais pourrons-nous être de son avis lorsqu'après avoir parlé des difficultés qu'auraient opposées à l'armée carthaginoise les autres passages ouverts dans les Alpes, il ajoute, les montagnes où Annibal passa sont moins escarpées, moins coupées de précipices, et les pas moins fréquents, et les chemins plus praticables[45] ? — J'ai parcouru tous les principaux points de la chaîne des Alpes par lesquels on peut entrer de France en Italie, le Simplon, le grand et le petit Saint-Bernard, le mont Cenis, le mont Genèvre et les Alpes maritimes, et je puis dire que nulle part je n'ai rencontre ni des montagnes plus escarpées, plus coupées de précipices, ni des pas plus fréquents et plus difficiles que sur toute cette route par où Folard fait passer les Carthaginois depuis Vizille jusqu'à Pignerol en passant par le mont de Lens, le col du Lautaret, le mont Genèvre, le col de Sestrières, Fenestrelles, et la vallée de Pragelas.

Sans parler des quatre montagnes qu'il aurait eu à franchir[46], que à d’obstacles ne lui eussent pas présenté cette suite de défilés qui semblent s'enchaîner presque sans interruption sur toute cette route ! A peine a-t-on fait une lieue au-delà de Vizille que déjà au sortir du petit village de l’Île, on entre dans cette profonde, et étroite vallée que traverse la Romanche, et qui se prolonge sur un espace de 12 à 13 lieues, jusqu'au pied du Lautaret, n'étant guère interrompue que par la plaine de Bourg-d'Oysans ; mais cette plaine était autrefois un vaste lac[47] ; pour aller du Bourg à Vizille, il n'existait qu'un sentier traversant la montagne et passant par les villages d’Ornon, Chanteloup, Lamure. A une lieue environ de Bourg-d'Oysans on rentre dans les défilés : vers le petit hameau d'Aubersin, on suit la nouvelle route que Napoléon fit tailler dans le roc, et qui côtoie le mont de Lens que l'on était auparavant obligé de franchir par un chemin praticable seulement pour les piétons et les bêtes de somme. A mesure que nous avançons, nous voyons que ce pays devait offrir autrefois beaucoup plus de difficultés qu'aujourd'hui, et cependant combien n'en présente-t-il pas encore ! Si Folard trouve qu'Annibal sur les autres points de la chaîne des Alpes aurait eu une infinité de pas très-dangereux à passer, où cent hommes étaient capables de l’arrêter[48], que dire, sur la route par laquelle il le conduit, de tout le pays qui resterait à parcourir ? de ces défilés si profonds, resserrés entre ces rochers effroyables qui souvent ne laissent à leur pied d'autre passage que le sentier qui côtoie les bords de la Romanche, de cette gorge sauvage qu'il faut traverser de Lagrave à Villard-d'Arène, et que les habitants appellent Lacombe de Malaval ? Et encore ne sommes-nous là qu'au pied du Lautaret : nous n'avons pas parlé des difficultés de sa montée ; des précipices qui bornent à droite l'étroit sentier conduisant au sommet du Col ; des périls qu'il présente à certaines époques et surtout dans la saison où l'armée carthaginoise aurait eu à le traverser. Je le traversai moi-même le 3 novembre 1823, époque qui est à peu près celle où Annibal passa les Alpes. Il était depuis son sommet jusqu'à sa base, entièrement couvert de glaces et de neige ; tout chemin avait disparu ; l'on ne trouvait pour se diriger que quelques perches plantées de distance en distance, et souvent mon guide, habitant du pays, s’y trompait lui-même. Lorsqu'à ces époques, la tourmente vient fondre sur ces régions élevées, elle emporte tout, hommes et mulets, au milieu des tourbillons de neige qu'elle fait voler, et règne sur ces hauteurs avec une fureur et des ravages, qu'il faut avoir vus pour s'en faire une idée. Quels passages plus dangereux et plus difficiles le chevalier de Folard eût-il donc pu choisir ?

Depuis la descente du Lautaret jusqu'au mont Genèvre, la vallée s'élargit, les lieux n'offrent plus les mêmes difficultés ; quoique l’on ait encore quelques pas assez rudes à franchir ; mais l'on verrait bientôt les obstacles se reproduire si nous poursuivions notre description : topographique depuis le mont Genèvre jusqu'à Pignerol. Si nous nous arrêtons ici c'est que ce qui vient d'être dit sur la nature des localités jusqu'au point où nous sommes parvenus, nous paraît suffire pour mettre ceux de nos lecteurs, qui auraient vu les autres passages des Alpes, à portée de prononcer sur l’assertion du chevalier de Folard.

 

Du passage par le mont Viso, selon le marquis de Saint-Simon.

VIII. Enfin, il reste à examiner une troisième hypothèse proposée par le marquis de Saint-Simon[49], d'après laquelle, après avoir passé le Rhône en face de Saint-Paul-Trois-Châteaux, Annibal aurait suivi ce fleuve jusqu'à l'Isère qu'il aurait traversée au-dessus de Saint-Roman, pour de là remonter jusqu'à Vienne, puis redescendre le long du Rhône jusqu'à Saint-Paul-Trois-Châteaux d'où il serait arrivé par la Bréoule, Ubaye et la vallée de Barcelonnette au mont Viso, qu'il aurait traversé pour entrer en Italie : mais cette opinion est si évidemment insoutenable à la seule inspection de la carte ; elle se réfute si complètement d'elle-même par la seule manière dont elle est exposée ; l’abbé Denina qui paraîtrait vouloir l'adopter semble y tenir si peu, il est si indécis, on a tant de peine à le suivre au milieu de ses tâtonnements et de ses incertitudes[50], que ce serait peine perdue de chercher à réfuter une opinion que ses partisans semblent eux-mêmes abandonner par leur peu d'application à la soutenir. Du reste de quelque manière que soit présentée l'hypothèse du passage d'Annibal en Italie par le mont Viso y toutes les faisons que nous avons opposées à M. Letronne et au chevalier de Folard viendraient toujours se reproduire contre elle, et avec bien plus de force. Elle se trouve donc déjà détruite par la ruine des deux systèmes que nous venons de discuter. Quant aux objections qui lui seraient exclusivement propres, nous ne pouvons mieux faire que de renvoyer à l'excellent chapitre où M. Deluc les a exposées[51].

Coïncidence des 800 stades de Polybe, et de l'entrée des Alpes en suivant la rive gauche de l'Isère.

Jusqu'ici nous n'avons traité que la partie négative de notre sujet, nous occupant plus de réfuter que d'établir ; et nous nous sommes attachés surtout à montrer que les routes diverses par lesquelles on voudrait conduire Annibal, de l’embouchure de l’Isère au point où Polybe le fait entrer dans les Alpes, ne sauraient être suivies qu'autant que l'on consentirait, je ne dis pas seulement à sacrifier Tite-Live à Polybe ou Polybe à Tite-Live, mais à les mettre de côté l'un et l'autre. Maintenant donc, retournons sur les bords du Rhône, où nous avons laissé l'armée carthaginoise ; cherchons d'abord dans Polybe quelle fut la route qu'elle dut suivre à partir de ce point ; mais consultons-le naïvement, sans prétendre substituer nos idées à ses idées, nos conjectures à ses renseignements, et peut-être aurons-nous à nous étonner qu'on ait été si longtemps à trouver cette route qu'il avait pris soin d'indiquer d'une manière si claire et si précise.

Reprenons le passage grec : Annibal, dit Polybe, ayant marché pendant dix jours le long du fleuve, l'espace d'environ 800 stades, commença à entrer dans les Alpes. Nous avons démontré que ce fleuve ne peut être que l'Isère, et en cela nous sommes d'accord avec M. Letronne et le chevalier de Folard ; reste donc à chercher où les 800 stades nous conduiront en suivant le cours de cette rivière. Déjà nous avons trouvé précédemment 5x8 stades ½ depuis son embouchure jusqu'à Grenoble[52], en passant par les villages de Châteauneuf, Romans, Eyrhen, Beauvoir, Saint-Gervais, Saint-Quentin, tous situés sur les bords du fleuve, ou du moins fort près ; or, en continuant de remonter son cours, et en mesurant ses différentes sinuosités au compas, le plus exactement possible, nous avons sur la carte, de Grenoble à

 

Gières (près l’Isère)

3.500

toises

Marianette (idem)

1.300

 

Domène (idem)

1.200

 

Villard-Bonnot (idem)

3.500

 

Tencin (idem)

5.000

 

Le Cheylas (idem)

3.300

 

Le pont en face de Montmélian

7.500

 

Total

25.300

toises.

 

Qui valent 267 stades ¾, lesquels, ajoutés aux 518 stades ½ déjà obtenus, donnent pour somme totale, de l’embouchure de l’Isère jusqu'au pont de Montmélian, 786 stades ¼, ou 98 milles romains, plus 544 toises. Il ne manquerait donc que 13 stades ¾, ou un mille romain, 544 toises, pour reconnaître le terme final des 800 stades de Polybe, différence si légère, vu l'étendue de la distance, que nous nous croyons dispensés de l’expliquer, soit par les réductions de la mesure aérienne, soit par la forme même de renonciation dé Polybe qui n'est ici qu'approximative, έις όκτατοσίους σταδίους, huit cents stades environ.

Voyons à présent si ces 786 stades aboutissent au point de la chaîne des Alpes où l’histoire fait entrer Annibal dans ces montagnes. A partir de Grenoble j on les voit s'étendre au sud-est, et border la rive gauche de l’Isère, dans la belle et fertile vallée qu'elle arrose[53]. En marchant toujours le long du fleuve, on les a continûment à droite, jusqu'au pont de Montmélian, où laissant à gauche les bords de l’Isère, on commence à entrer dans ces montagnes, et à monter les premiers degrés de la barrière qui se présente à franchir, τής πρός Άλπεις άναβολής.

A cent pas environ de l’autre côté du pont (de Montmélian), dit M. Albanis Beaumont, est une charmante colline ou falaise, couverte d'arbres jusqu'à son sommet : c'est au pied de cette colline qu'on laisse à droite le chemin qui conduit à Sainte-Hélène, pour prendre à gauche celui du Piémont. Le premier hameau que l'on traverse, se nomme la Chavane ; il est situé au sommet de la montée[54], etc. Nos 786 stades conduisent donc juste au point de la chaîne des Alpes où la route de France en Italie commence à entrer dans ces montagnes pour se diriger vers le mont Cenis.

Du système de M. Deluc, modifié par M. Larenaudière.

L'auteur de la dissertation insérée dans le Tite-Live de la Collection des Classiques latins. M. Ph. Larenaudière, tout en adoptant l'opinion de M. Deluc, la modifie sous ce rapport qu'il fait suivre à l'armée carthaginoise, ainsi que nous, la rive gauche de l'Isère jusqu'au pont de Montmélian[55]. Mais arrivé là, il lui fait passer le fleuve pour se retrouver avec M. Deluc, et continuer de marcher avec lui par la Tarentaise jusqu'au Petit Saint-Bernard. M. Larenaudière se bornant à un simple exposé sans preuves, nous n'avons rien à réfuter. Cependant un changement de direction aussi étrange dans la marche de cette armée méritait bien qu'on le motivât y et l’auteur se contente de dire que l’Isère, en cet endroit, est très-facile à passer, quo in loco Isara facillimè trajici potest[56]. Mais où M. Larenaudière a-t-il puisé un renseignement aussi inexact ? L'Isère, en face de Montmélian, a un pont de neuf arches, ce qui indique assez qu'elle est fort large : elle y est de même assez profonde, et j'y ai vu, à une époque où les eaux sont basses, de gros bateaux chargés, descendant de Montmélian vers Grenoble. Ne pourrions-nous donc pas nous borner à demander à M. Larenaudière s'il serait vraisemblable qu'Annibal se fût donné la peine de traverser encore ici une rivière large et profonde, pour prendre le chemin de la Tarentaise, plutôt que celui de la Maurienne qui se présentait là si naturellement ? Mais avant de le suivre sur cette route, examinons si la nature des lieux sera d'accord avec nos distances pour offrir ici l’aspect de ce que Polybe appelle l'entrée des Alpes, ou la montée vers les Alpes.

Description des lieux depuis la Chavane jusqu'à Aiguebelle. Aspect de l’entrée des Alpes.

Dès la Chavane, on n'est plus dans le plat pays, έν τοΐς έπιπέδοις[57] ; l’on a quitté cette large et belle vallée que les habitants appellent la plaine de Grenoble, la plaine du Graisivaudan, et la route plane et unie qu'elle présentait le long du fleuve. Le chemin que l’on suit va sans cesse montant et descendant[58] à travers ces riantes collines qui se succèdent depuis la Chavane jusqu'à la croix d'Aiguebelle. Mais si l'on n'est plus dans la plaine, l’on n'est pas encore dans les Alpes t au sortir de la Chavane l'on n'entre pas tout de suite dans ces sombres et étroites vallées que l'on rencontre un peu plus loin ; les monts que nous avons devant nous ne s'enchaînent pas encore, ne nous enferment pas de toutes parts, ne nous offrent pas ces formes anguleuses et rudes, cette structure heurtée et bizarre qui caractérise les sommets de la chaîne centrale. Ici ils se prolongent vers l'Isère en s'abaissant et en adoucissant leurs contours : mais derrière eux apparaissent déjà quelques cimes neigeuses, quelques rochers solitaires dont les âpres sommets annoncent que la scène va changer, et qu'à cette nature si riante et si douce va bientôt succéder une nature plus sauvage et plus austère. Enfin tout se réunit, de ces côtés, pour nous faire sentir que nous ne sommes pas encore dans les Alpes, mais que nous allons y entrer ; que nous sommes sur le seuil, en un mot, au point appelé par Polybe, τής πρός Άλπεις άναβολής. La nature des lieux concourt donc avec la coïncidence des distances à fixer ici l'entrée des Alpes ; nous y sommes parvenus en marchant constamment le long du fleuve ; l'accord de toutes ces circonstances ne prouve-t-il pas évidemment que nous n'avons pas cessé de suivre la route tracée par Polybe ?

Les Carthaginois n’auraient pu continuer de suivre l'Isère jusqu'à l’embouchure de l’Arc.

J’avais d'abord pensé qu'Annibal avait pu continuer de remonter l'Isère jusqu'au point de sa jonction avec l'Arc, et ne commencer que là à entrer dans les Alpes. L’Arc le conduisait droit au pied du mont Cenis. Cette hypothèse avait l'avantage de le montrer, depuis le passage du Rhône, constamment guidé dans sa marche par le cours de quelque rivière : mais la même exactitude ne se serait plus retrouvée dans le rapport de nos distances avec celles de l’historien grec ; et puis les ravins escarpés qui bordent l’Isère du côté de Coise[59], ces marais qui sur sa rive gauche Occupent l’espace de plusieurs lieues, du côté de l’embouchure de l’Arc et qui existent là de temps immémorial[60], n'auraient sans doute pas permis aux Carthaginois dû continuer à suivre les bords du fleuve. Les cartes les plus anciennes de cette partie des Alpes ne présentent toutes qu'un seul chemin, celui passant par la Chavane, Planèse, Coise et Maltaverne ; tout porte donc à croire qu’il n'en existait point d'autre du temps d'Annibal.

Mais si, en prenant cette route, on s’éloigne un peu des bords de l’Isère ; si les collines qu'on a sur la gauche en interrompent quelquefois la vue, ce n'est que pendant un si court espace de chemin, que l'on peut à peine dire qu'on ait cessé de suivre le cours du fleuve, surtout quand on sait que la route en suit la direction, et qu'à des intervalles très-rapprochés la vue retrouve à découvert la vallée qu'il arrose : ainsi, à une demi-heure de la Chavane, en arrivant à Planèse, l'on découvre de nouveau, sur la gauche, la triple cime du mont Cervin, présentant à sa base les charmants villages d'Arbin, Crué-Férou, Saint-Jean-de-la-Porte, Saint-Pierre-d'Albigny, tous situés dans la vallée de l'Isère. Avant et après Maltaverne, la vue planant sur les deux rives de cette vallée, s'étend jusqu'à Conflans, à l'entrée de la Tarentaise. Bientôt après l'on arrive vis-à-vis l'embouchure de l'Arc, que l'on ne quitte plus jusqu'au pied du mont Cenis[61]. Ainsi le détour si court qui nous éloigne momentanément des bords de l'Isère, ne peut pas nous empêcher de dire que, dans notre système, Annibal n'ait été constamment guidé dans sa marche par le cours de quelque rivière, depuis le passage du Rhône jusqu'à la montagne qu'il eut à franchir pour descendre en Italie.

 

 

 



[1] XXI, 31.

[2] XXI, 32.

[3] Polybe, III, 49.

[4] Journal des Savants, 1819, p. 30 et 756.

[5] Journal des Savants, 1819, p. 749.

[6] Journal des Savants, 1819, p. 26, 28, 756.

[7] Cicéron, Epist ad Famil., lib. X, ep. 15, 23.

[8] D'Anville, Notice de l'ancienne Gaule, article Allobroges Insula.

[9] Polybe, lib. II, 17. — Polybe recommande à ce sujet, à ceux qui voudraient écrire l'histoire de cette nation, de prendre garde de se laisser préoccuper par sa situation présente, au point d'attribuer à la contrée qu'elle habite de son temps, des événements qui se seraient passés dans le pays qu'elle avait habité primitivement.

[10] Durandi, Saggio sulla storia dei popoli antichi d'Italia, p. 85

[11] Florus, lib. III, 2. — Tite-Live, Épitomé, lib. LXI et CIII. — Description des Alpes grecques et cottiennes, par Albanis Beaumont, 1re partie, t. I, p. 57-65.

[12] Quant au passage άπό δέ τής διαβάσεως τοΰ Ροδανοΰ, etc. (Polybe, III, 40), M. Letronne, Journal des Savants, 1819, p. 36 et 756, en donnant le sens véritable de ce passage, a clairement démontré que M. Deluc n'en pouvait tirer aucune induction favorable à son opinion.

[13] Voyez l'Atlas communal de la France, et les autres cartes déjà citées.

[14] Page 76.

[15] Polybe, III, 42.

[16] Elle fut ouverte en 1670, par Charles Emmanuel II, duc de Savoie. C'était autrefois une profonde crevasse dans la montagne, où Von n'a pu se frayer an passage sans de grandes difficultés et des travaux extraordinaires. Avant la construction de cette route, on passait par l'intérieur de la grotte, et à son ouverture il y avait une suite de longues échelles, par lesquelles on descendait le long de la face des rochers jusqu'au talus qui est à leur base. De là le nom de Oppidum scalarum, donné au bourg qui se trouve un peu en avant de ce passage. Deluc, p. 97.

[17] Deluc, p. 79, 96, 97. Toutes ces raisons s'appliquent de même à l'opinion d'Abauzit, Grosley, etc., qui, conduisant Annibal par le mont Cenis, le font passer également par Pont-de-Beauvoisin et le passage des Echelles.

[18] Deluc, p. 85,  119. — Albanis de Beaumont, Description des Alpes, etc. 1re part., t. I, p. 101, 103.

[19] Strabon, Oxon., 1807, t. I, lib. IV, p. 293.

[20] Strabon, Oxon., 1807, t. I, lib. IV, p. 291.

[21] Strabon, t. I, lib. IV, p. 192.

[22] Bergier, Histoire des grands chemins de l'Empire Romain, liv. I, ch. IX.

[23] Polybe, II, 17.

[24] Bergier, Histoire des grands chemins de l'Empire Romain, liv. I, ch. IX.

[25] Tite-Live, V, 34 ; idem, XXI, 35.

[26] Polybe, III, 34, 44, 48, 52. — Tite-Live, XXI, 29, 30.

[27] Description des Alpes grecques et cottiennes, par Albanis-Beaumont, 1re part., t. I, p. 24, 25.

[28] Cluverius de Italia antiqua, lib. I, cap. 33, p. 376, place l'entrée des Alpes au-delà de Seissel, Whitaker, à Martigny, enfin M. de Rivaz, Moniteur Universel, 30 décembre 1813, à Seissel, c'est-à-dire 15.000 toises, ou 159 stades, encore plus loin que M. Deluc.

[29] Histoire du Passage des Alpes, p. 255.

[30] Histoire de Polybe, avec un commentaire par M. De Folard, t. IV, p. 89, 90. Paris 1728, in-4°.

[31] Journal des Savants, 1819, p. 32, 33.

[32] Quinte-Curce, lib. IV, cap. X, 40.

[33] Lib. IV, cap. X, 40.

[34] Lib. IV, cap. IX, 36.

[35] Voyez l'Examen critique des historiens d'Alexandre, par M. de Sainte-Croix, et l'analyse de la carte des marches d'Alexandre, par M. Barbié du Bocage, p. 110, 670, 695, 718, 811, 862, etc.

[36] Polybe, III, 34, 44, 48, 52. — Tite-Live, XXI, 29, 30.

[37] Voyez l'Atlas communal de la France, par divisions militaires, par Charles.

[38] Journal des Savants, 1819, p. 33, 33.

[39] Tite-Live, XXI, 31.

[40] Hist. de la Guerre des Alpes, ou Campagne de 1744, par M. le marquis de Saint-Simon, aide-de-camp de S. A. S. le prince de Conti, préf., p. 28, 29.

[41] P. Bertii Theatrum Geogr. veter., t. II. Itiner. Hierosolym.

[42] Vetera Romanor. Itinera sive Anton. Itiner. Amstelod. P. Wesseling., 1735. — Peuting. Tab. itincrar.

[43] Polybe, III, 61.

[44] Histoire de Polybe, avec un commentaire de M. de Folard, t. IV, p. 89. — Si aux 518 stades ½ données par la carte, depuis l'embouchure de l'Isère jusqu'à Grenoble, l'on ajoute 107 stades environ, correspondant aux cinq lieues de poste que l'on trouve depuis Grenoble jusqu'au petit village de l'Ile, où commence l'entrée des Alpes, sur la route du chevalier de Folard, l'on n'aura en tout que 625 stades ½, au lieu de 800 que l'on devrait avoir d’après Polybe.

[45] Tome IV, p. 89.

[46] Nous avons déjà remarqué que Polybe et Tite-Live ne disent pas qu'Annibal ait eu à passer d'autres montagnes que celle à la descente de laquelle il se trouva en Italie.

[47] Il n'y a guère qu'une centaine d'années que ce lac a été desséché ; les cartes de cette époque en indiquent toutes l'existence : on voit encore sur quelques rochers les morceaux de fer qui servaient à attacher les barques.

[48] Tom. IV, p. 89.

[49] Histoire de la Guerre des Alpes, ou Campagne de 1744, par le marquis de Saint-Simon, préface, p. 10-56.

[50] Tableau historique, statistique et moral de la haute Italie, par Ch. Denina, Paris, 1805, in-8°, p. 39, et note 2, p. 358. — Idem, Mémoires de l'Académie de Berlin, années 1790-1792, p. 465.

[51] Histoire du passage des Alpes par Annibal, p. 243, chap. III.

[52] Ci-dessus, § VII. — Voy. l'Atlas communal de la France, déjà cité. La grande carte de Cassini donne un peu moins : mais de Grenelle au pont de Montmélian, elle donne des distances plus fortes que celles de notre Atlas communal.

[53] Voyez de Saussure, Voyage dans les Alpes, in-8°, t. V, § 1182.

[54] Description des Alpes grecques et cottiennes, 2e part., t. II, p. 593. — Voyage dans les Alpes, par H.-B. de-Saussure. Neufchâtel, 1796, in-8°, t. V, ch. IV, p. 29.

[55] Si M. Larenaudière n'est point entre dans l'Ile avec M. Deluc, pour de là faire suivre à Annibal la rive droite de l’Isère, il est probable qu'il en aura été empêché par la connaissance des lieux, qui suffit pour avoir la conviction qu'Annibal n'a pu passer par là. Voici en effet ce qu'en dit M. Deluc : L'ancienne Cularo des Allobroges, Grenoble, était autrefois resserrée entre les montagnes au nord, et l’Isère. Au-dessous du pont qui joint les deux parties de la ville, la montagne s’avançait jusqu'au bord de la rivière, et se terminait par des rochers à pic ; mais depuis, l’on a fait sauter les rochers pour faire une grande route le long de la rive droite. Histoire du Passage des Alpes, p. 92.

[56] Collection des Classiques latins, par N.-E. Lemaire. Tite-Live, t. IV, Excursus de transitu Alpium, p. 499, 480, 487.

[57] Polybe, III, 50.

[58] Description des Alpes grecques et cottiennes, t. II, 2e part., p. 591-606.

[59] Description des Alpes grecques et cottiennes, 2e part., t. II, p. 600.

[60] Description des Alpes grecques et cottiennes, 2e part., t. II, p. 592.

[61] Description des Alpes grecques et cottiennes, 2e part., t. II, p. 593 et 600. — Voyage dans les Alpes par M. de Saussure, in-8°, t. V, § 1182-1185.