HISTOIRE CRITIQUE DU PASSAGE DES ALPES PAR ANNIBAL

 

AVANT-PROPOS.

 

 

Cet écrit, préparé par les voyages de l'auteur, en 1822 et 1823, était terminé au commencement de 1825, lorsque, quelques mois après, la mort est venue frapper M. Larauza à l'âge de trente-deux ans. Nous ne prétendons pas seulement, en publiant son ouvrage, accomplir un des vœux qu'il formait pendant la dernière époque de sa vie, lorsqu'il espérait commencer par cet honorable début une carrière de travaux qui serait devenue féconde ; nous croyons encore avec toute assurance, et sur les meilleurs garants, offrir au public la solution la plus complète et la seule vraie d'un problème historique resté obscur jusqu'à ce moment, malgré de nombreux et habiles efforts pour le résoudre. L'auteur, dont les patientes recherches s'étaient terminées par une entière confiance dans les résultats auxquels il était parvenu, avait soumis son travail à plusieurs savants célèbres qui lui avaient accordé la plus flatteuse approbation ; et si quelque chose a prêté au reproche, c'est plutôt la surabondance des preuves dans une bonne cause, pour laquelle il n'est pas besoin de tout dire, que le manque d'une démonstration suffisante. Mais ce pardonnable excès est facilement expliqué par cette méfiance de ses propres efforts qui accompagnait sans cesse un esprit si modeste, et qui devait surtout le dominer dans une première discussion avec des critiques renommés. Du reste, nous laisserons aux lecteurs le soin d'apprécier l'intérêt répandu dans toutes les parties qui ne sont pas purement polémiques, l'évidence des solutions principales, la justesse et l'utilité de plusieurs observations secondaires, relatives soit à la géographie ancienne, soit à l’interprétation des textes, et il nous suffira de consacrer ici à la personne de l'auteur un douloureux témoignage de souvenir et de respect que nous devons à ses rares mérites, à son amitié, ainsi qu'aux personnes qui conservent sa mémoire, et à ce monde que tant de vertus peuvent honorer sans qu’il en tienne compte, sans qu'il les aperçoive seulement.

M. Jean-Louis Larauza était né à Paris le 8 mars 1793 : de bonne heure orphelin, il s'était trouvé dès lors confié aux parents qui lui restaient dans une famille nombreuse, où l'héritage des plus salutaires exemples ne pouvait lui manquer, et il avait dû son éducation surtout aux soins généreux de son oncle, M. Andry, négociant. Le cours de ses études classiques avait été signalé par des succès qui justifièrent sans peine son admission à l'École Normale en 1811, et le firent compter au nombre des élèves les plus distingués de cet établissement alors naissant, renversé depuis par une mesure du pouvoir aussi soudaine que peu motivée. Là se formait une élite de jeunes maîtres dont un grand nombre ont déjà paru avec honneur dans les premières fonctions de l'enseignement public, ou parmi les écrivains et les savants. Mais si, à l'égard des talents et de l'instruction, M. Larauza rencontrait des rivaux parmi ses jeunes camarades, aucun peut-être n'aurait pu, de leur propre aveu, lui être préféré pour la candeur et la noblesse du caractère, jointe à la pratique la plus constante des devoirs moraux et religieux. Quelque bien née que fut cette âme pure, franche, qu'une sorte d'instinct d'honneur semblait conduire en tous ses mouvements, il ne fallait que l'observer de plus près pour reconnaître quelle tâche le plus heureux naturel laisse encore à remplir à la vertu. Doué d'une imagination habituellement riante et heureuse, mais vive et passionnée, il renfermait dans le secret de sa vie intérieure cette gravité, cette noble tristesse du chrétien résigné chaque jour à quelque nouveau sacrifice, soit pour l'accomplissement des plus austères devoirs, soit pour l'expiation des fautes les plus légères. Ce qu'était sa bonté de cœur, son plaisir à obliger, et le zèle infatigable qu'il y apportait, c'est ce que nous ne saurions exprimer. Si cette qualité n'était pas encore la plus éminente partie de son caractère, elle en fut du moins la plus aimable, et celle qui mêlera le plus d'amertume aux regrets de ses amis.

Tel était M. Larauza dès le commencement de sa jeunesse : il passa, dans la même constance et la même pureté, tout cet âge d'épreuves, amassant d'une année à l'autre le fruit de ses œuvres, je veux dire la force de l'habitude de bien faire, par un progrès qui seul peut expliquer, chez quelques hommes rares, un certain degré, de perfection morale. Aussi sa carrière d'homme de bien et de chrétien a-t-elle paru amplement fournie à ceux-là même qui ont le plus à se plaindre du coup qui l'a si prématurément interrompue.

La première mission qu'il reçut de l'Université à sa sortie de l'École Normale, fut celle de professeur agrégé pour les hautes classes au collège de Montpellier. Un an après, il alla occuper la chaire de rhétorique au collège d'Alençon. Bientôt, en 1816, l'École Normale reçut une nouvelle organisation par les soins de l’honorable M. Royer-Collard, alors à la tête de l'Université. Le nombre des maîtres de conférences y fut augmenté en raison du cours d'études plus long et plus étendu que l'on adopta. Plusieurs jeunes professeurs sortis de cette école furent appelés à en conduire les travaux, et M. Larauza fut de ce nombre. Un cours de grammaire générale et la lecture des auteurs latins furent l'objet des conférences qu'il eut à diriger.

Cette école, sous la conduite d'un chef habile et respecté[1], poursuivait ses paisibles travaux, lorsque, au mois de septembre 1822, elle fut dissoute par une ordonnance rendue sur le rapport de M. le Ministre de l'intérieur, sans avoir été soumise ni au Conseil des Ministres, ni à celui de l'Université. A cette époque, M. Larauza profitait des vacances pour voyager en Italie. Sa santé, très-affaiblie depuis plusieurs années, se trouvait mieux de ce genre d'exercice que des travaux du cabinet quoiqu'il voyageât à pied et avec une économie qui l'exposait souvent à souffrir. D'ailleurs, l'enthousiasme qui Payait d'à porté, deux ans auparavant' à braver les précipices et les glaciers de la Suisse dans les courses les plus périlleuses, ne cessait de le soutenir sous le ciel brûlant de l'Italie. Les souvenirs des auteurs anciens, et surtout de Virgile, dont sa mémoire était remplie, la suivait partout : d'autant plus digne et plus capable de goûter les beautés de la nature et des arts que toute l'indépendance de cette vie errante ne put jamais altérer la chaste intégrité de ses mœurs, ni même interrompre la rigueur de ses pratiques pieuses.

Il revint consterné du coup qui renversait le précieux établissement auquel il avait espéré consacrer encore de longs services ; bien moins inquiet sur son propre avenir que sur celui de ses amis et des élèves auxquels il savait inspirer tant d'affection et de confiance.

Un continuation temporaire de traitement, accordé aux fonctionnaires de l’École Normale, lui permit d'aller compléter son voyage en Italie, et, en repassant les Alpes pour la troisième et la quatrième fois, il parvînt à fixer son opinion d'une manière définitive sur le problème qui était l’objet de cet ouvrage. Son admiration pour Annibal, puisée dans la lecture de Polybe et de Tite-Live, l’avait seule engagé dans cette recherche, où il n'apportait, comme il le dit lui-même, qu'une curiosité sincère et scrupuleuse, et non le désir plus frivole d'avoir sa réponse à soi sur une question que les travaux de MM. Whitaker et Deluc, venaient de remettre à l’ordre du jour dans le monde savant. A son retour à Paris, il composa ce Mémoire, auquel la plénitude de sa conviction et de ses preuves, lui fit donner plus détendue qu'il ne se l’était proposé d'abord. L'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, à laquelle il désirait le soumettre, l'avait autorisé à en lire des extraits à ses séances. L'absence du plus célèbre de ses adversaires, M. Letronne, dont il combat le système sur cette question, lui avait fait un devoir de différer ses lectures jusqu’au retour de ce savant. Mais il ne lui était pas réservé de recueillir par lui-même les suffrages que cette illustre compagnie devait accorder à son travail, qui lui fut présenté par M. Raoul-Rochette après la mort de l’auteur.

Sa dernière année s'écoula péniblement dans une situation que sa santé souffrante rendait plus fâcheuse. Il se trouva réduit à un emploi extrêmement modique de sous-bibliothécaire à l’Université. Il poussait le désintéressement jusqu'à une injustice envers lui-même désespérante pour ses amis et pour ceux qu'il obligeait. Lui, qui souvent avait sollicité avec un zèle actif et même habile, la justice ou l’intérêt de l’autorité en faveur d'autrui, il ne pouvait consentir à la moindre démarche quand il s'agissait de lui-même. Lorsque la Faculté des lettres de Paris eut à donner un successeur au respectable M. Delaplace, professeur d'éloquence latine, M. Larauza fut l’un des candidats présentés pour cette chaire ; mais, se tenant satisfait de cet honneur qu’on l’avait en quelque sorte forcé à demander, il s'était empressé de reconnaître à ses concurrents les titres supérieurs aux siens pour obtenir la nomination.

Cependant cette douce gaîté d'une âme sans reproche qui avait fait le charme de ses jours plus heureux, altérée par des privations et des austérités continuelles, ne brillait plus que par intervalle. Comme s'il eût pressenti l'heure terrible qui devait arriver si tôt pour lui, il se livrait avec un redoublement de zèle à la lecture des livres saints, qu’il n'avait jamais peut-être abandonnée un seul jour. Ses souvenirs les plus chers des beautés de l’Italie ne s'offraient à lui qu'avec une teinte mélancolique ; ses entretiens, toujours empreints de la bonté de son cœur, devenaient plus graves, et acquéraient une sorte d'autorité morale que la maturité de son caractère lui donnait lé droit de faire valoir, soit auprès de ses égaux, soit auprès des jeunes gens recommandés à ses conseils. Devenu plus solitaire de jour en jour, il opposait aux chagrins du monde la prière et l’étude. Son ardeur pour le travail, qu'il ne savait pas modérer, aurait bientôt fait succéder au présent ouvrage, des recherches importantes pour lesquelles il avait déjà recueilli de nombreux matériaux, soit sur les questions de la théorie du langage qui se rattachent aux problèmes les plus élevés de la philosophie, soit sur quelques monuments de l’art antique, et en particulier sur la musique des anciens. La musique, qu'il avait étudiée avec passion et avec les plus rapides succès, quoiqu'il l’eût commencée très-tard, était l'unique distraction qui interrompît dans sa retraite ses longues heures de travail ou de souffrance. Déjà, par des compositions pleines de vigueur et de charme, il avait étonné des maîtres et des connaisseurs habiles qui étaient loin de lui soupçonner ce genre de talent. En général, cette modestie extrême, dont il avait comme enveloppé sa jeunesse, avait trop comprimé en lui ces élans de verve, cet essor, qui attirent les regards, que tant de gens stimulent en eux-mêmes au-delà de leur portée réelle, et qui font remarquer le talent quand ils ne le constituent pas tout entier. Pour lui, s'il se fût enfin déterminé à produire le fruit de ses travaux sur des matières de haute critique et de philosophie, il n'eut fallu que l’engager à se manifester sans réserve, et à se livrer avec confiance à toutes ses inspirations : l'on eut connu alors ce que cette âme si rare renfermait de chaleur et de poésie, ainsi que de lumière et de raison.

Tous nos regrets sont inutiles : il avait assez vécu dans ce monde, du moins pour loi, en ayant connu les jouissances les plus élevées ainsi que les misères, mais surtout en ayant acquitté la dette par les vertus les plus accomplies. Une maladie inflammatoire le surprit et fit bientôt des progrès effrayants. A son dernier jour, au milieu du délire de la fièvre, il rêvait le danger d'un ami, comme par un dernier trait de cet oubli généreux de soi-même qui avait caractérisé sa vie toute entière. A la suite d’une terrible agonie, proportionnée à la force de son tempérament et à la puissance divine, qui l'enlevait ainsi au milieu de ses années. M. Larauza rendit le dernier soupir le 29 septembre 1825. Le surlendemain, le dernier adieu fut adressé, près de sa tombe, à cet homme à jamais regrettable. Au nom de ses amis et de ses collègues, par M. le professeur Victor Cousin. Cette voix éloquente n'eût pas à exagérer la louange pour satisfaire à la douleur commune ; et c'est aussi la conscience de n'avoir dit que la simple vérité, qui seule nous conseille de publier ce faible hommage à une mémoire si chère.

 

 

 



[1] M. Guéneau de Mussy, aujourd'hui médecin ordinaire du Roi.