DE LA RACE ET DE LA LANGUE DES HITTITES

DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE II. — DE LA LANGUE DES HITTITES.

 

 

Dès l'année 1866, M. Chabas[1] signalait le caractère original du langage des Khétas, tel que l'onomastique fournie par les documents égyptiens permettait de le juger à cette époque. M. Brugsch[2] montrait de son côté l'impossibilité de rattacher leur idiome à ceux de la famille sémitique.

La découverte des inscriptions hittites de Hamath, survenue peu après, fit germer les hypothèses et les conjectures. L'honneur d'avoir attribué ces monuments aux Hittites revient à M. Wright (1872)[3].

Les inscriptions étaient à peine connues que déjà M. Hyde Clarke croyait pouvoir les comparer à l'himyaritique fort ancien[4]. Peu après, M. Dunbar Heath conjectura. avec raison, qu'elles étaient écrites en boustrophédon, et pensa reconnaître les noms de Toutmès III et d'Aménophis Ier[5]. En 1876, M. Sayce eut l'idée de rapprocher certains symboles hittites des signes de l'alphabet cypriote[6] : idée féconde qu'il reprit et développa dans la suite. Entretemps, les hypothèses les plus aventureuses se faisaient jour. M. de Bunsen admit une affinité probable entre les Hittites de la Mésopotamie (sic), les Gètes de la Thrace, les Celtes, les Ioniens, les Pélasges et les Dardaniens[7]. M. Hyde Clarke publia un travail intitulé : The Khita and Khita-Peruvian epoch (1877), dont le titre indique assez les tendances. M. Dunbar Heath essaya, avec plus de prudence, d'interpréter les mystérieux documents à l'aide du chaldéen[8] (1879). Enfin, M. Sayce, en étudiant sur place le pseudo-Sésostris de Karabéli, découvrit les rapports qui unissent ce monument aux inscriptions de Hamath, et, s'aidant des publications de Texier et Perrot, eut le mérite de rattacher, le premier, les monuments de l'Asie-Mineure aux monuments syriens et de les attribuer à une race particulière.

§ 1. — Système de M. Sayce.

Le mémoire de M. Sayce, intitulé The Monuments of the Hittites[9], contient une synthèse très complète de tous les renseignements que fournissent les représentations figurées, alors connues, les annales égyptiennes et assyriennes, les traditions anciennes relatives à l'Asie-Mineure. L'onomastique hittite recueillie par l'auteur, l'analyse qu'il tente de certains symboles, les ressemblances qu'il trouve entre ceux-ci et l'alphabet cypriote lui fournissent d'autres arguments à l'appui de sa théorie.

Cette théorie la voici, telle que nous la trouvons exposée dans le mémoire précité :

Les noms propres hittites[10] conservés par les monuments égyptiens et assyriens montrent que les Hittites ne parlaient pas une langue sémitique. Les sculptures hittites montrent, de plus, qu'ils n'appartenaient pas à une race sémitique. Leurs traits et leur type physique sont ceux d'un peuple du Nord, et leur origine septentrionale est confirmée par l'usage qu'ils font de chaussures, usage au moins aussi ancien que l'invention de leur écriture, puisque la chaussure est un de leurs hiéroglyphes les plus communs...

[11]... Pour autant qu'il est possible de tirer une conclusion des noms propres, le langage des Hittites appartient à la même famille que les langues parlées par les Patiniens (entre l'Oronte et le golfe d'Antioche), les Ciliciens, le peuple de Kuê, de Samalla, de Gamgum et de la Commagène, les Moschiens, les Tibaréniens, les proto-Arméniens, et les autres tribus qui occupaient les contrées situées entre la mer Caspienne et l'Halys, d'une part, et la Mésopotamie, d'autre part. Cette famille de langues a été appelée avec justesse alarodienne. Les inscriptions, encore indéchiffrées, des rois proto-arméniens des Minni ou de Van sont conçues dans un dialecte appartenant à cette famille, et il est probable que le géorgien en est aujourd'hui le principal représentant. Le nominatif et le génitif hittites semblent avoir été terminés en s, comme le nominatif et le génitif des proto-Arméniens ; on peut donc comparer le hittite Pisiris et Gar-gamis (Carchemisch) avec le vannique Argistis et Menuas, et ces derniers noms avec Ambris ou Ambaris, nom d'un roi des Tibaréniens et de Cilicie sous le règne de Sargon. Le second élément du nom de la capitale hittite, qui est écrit Gar-gamis dans les inscriptions assyriennes. est peut-être identique avec le nom des Gamgumai ou Garngamai, tribu de Cappadoce. De toute manière, il est hautement probable que Sapalel, nom d'un roi hittite contemporain de Ramsès Ier d'Égypte, est identique à Sapalulve, roi des Patiniens de l'Oronte, au temps du monarque assyrien Shalmaneser.

Si, comme je le crois, toute la vaste contrée située au nord et au nord-ouest de la Mésopotamie a été l'habitat d'une race alliée par le sang et par la langue, la question se pose de savoir si les ruines de l'Asie-Mineure, que j'ai rapportées aux Hittites. furent l'ouvrage des Hittites eux-mêmes. ou bien de leurs parents plus septentrionaux. Tout bien considéré, j'incline à penser que ce sont bien des monuments des Hittites eux-mêmes, parce que, d'une part, aucun autre peuple, dans cette partie du monde, ne semble avoir possédé ni la puissance, ni la civilisation nécessaires pour les élever ; parce que, d'autre part, les monuments trouvés en Lycaonie et en Lydie sont évidemment les restes d'une invasion couronnée de succès, et que les Hittites étaient le seul peuple de l'Asie occidentale assez fort pour entreprendre des conquêtes lointaines... Au surplus, les inscriptions égyptiennes nous apportent le témoignage évident des relations étroites existant entre les Hittites et les habitants de l'extrême ouest de l'Asie-Mineure, au XIVe siècle avant Jésus-Christ. Les Hittites furent assistés, en effet, dans leur longue guerre contre Ramsès II, par des contingents des Dardaniens de la Troade et des Masu ou Mysiens, avec leurs deux villes d'Iluna ou Ilion et de Pidasa ou Pédase.

M. Sayce place la conquête et l'empire des Hittites en Asie-Mineure, entre le XIIe et le XVe siècle avant Jésus-Christ[12], et cherche le berceau de leur système hiéroglyphique en Cappadoce ou en Lycaonie[13].

La théorie, si neuve et vraiment géniale de M. Sayce, reçut, peu après la lecture de son mémoire. un complément inattendu par la découverte de la célèbre bulle de Tarkudimme, due à l'infatigable activité du savant anglais[14]. Cette bulle, de forme hémisphérique, qui porte une légende, malheureusement trop courte, en caractères cunéiformes et en hiéroglyphes hittites, est, jusqu'à présent, le seul bilingue que nous possédions. La légende cunéiforme se lit comme suit : Tarkudimme, roi du pays d'Êrmê (Tar-ku-dim-mê šar mât Ér-mê). Elle permet de déterminer avec certitude le symbole hittite qui signifie pays, celui qui signifie roi, et les quatre valeurs phonétiques tarku, dimmê, êr et mê. Ces déterminations, qui sont l'œuvre de M. Sayce, ont été modifiées à plusieurs reprises dans la suite[15]. Nous pensons, toutefois, que la lecture qu'il a proposée est de loin la plus probable.

Aidé de ces quelques valeurs, M. Sayce essaya de s'attaquer au déchiffrement des inscriptions hittites unilingues[16]. Le résultat de ces recherches est résumé dans une liste de trente-deux signes, dont les valeurs idéographiques ou phonétiques ont été obtenues, soit par la comparaison de passages parallèles, soit par différentes conjectures.

Que faut-il penser de ces identifications ?

D'une manière générale, la détermination des signes idéographiques nous paraît vraisemblable. Quant aux valeurs phonétiques trouvées par M. Sayce, on nous permettra de nous montrer plus sceptique. Sans doute, l'auteur peut invoquer en sa faveur la ressemblance, qui existe entre la forme de huit hiéroglyphes hittites, dont il a déterminé la valeur phonétique, et la forme de huit caractères cypriotes, qui ont la même valeur phonétique. Cette coïncidence, il faut le remarquer, n'a pas guidé M. Sayce dans ses recherches ; elle s'est manifestée après celles-ci et leur sert de confirmation, non de point de départ[17]. Toutefois, les rapprochements invoqués, remarquables en certains cas (n° 1, 2, 4, 7), paraissent beaucoup moins évidents pour d'autres. Et la méthode même qui a présidé au déchiffrement offre un double défaut : elle se base sur une hypothèse arbitraire et sur une identification impossible.

1° Un certain groupe de signes, à peu près identiques. se représente trois fois dans l'inscription J. I[18] (lig. 1 ; lig. 2 ; lig. 4 et 5), une fois dans J. II (lig. 1), deux fois dans J. III (lig. 2 et lig. 3). Ce groupe, suivi partout de l'idéogramme royal, dénote évidemment un nom propre d'homme. Or, dans J. I (lig. 1 et lig. 2), ce groupe est terminé par le caractère e. M. Sayce, considérant que les noms d'hommes hittites se terminent ordinairement en s, conclut que le caractère en question représente la syllabe es[19].

Mais la conclusion n'est pas rigoureuse. D'abord, un grand nombre de noms d'hommes ne se termine pas en s[20]. Ensuite, il est visible que le caractère déchiffré par M. Sayce ne fait pas partie du nom propre. Il est placé, en effet, sous le signe idéographique qui signifie roi, et sert très probablement de complément phonétique à ce signe. Cette simple constatation nous rejette dans l'inconnu.

2° C'est sur cette base que M. Sayce édifie, pourtant, le reste de son système. Comparant les six passage parallèles où se retrouve le groupe de signes dont nous avons parlé plus haut, l'auteur les identifie sans hésiter. Or, si les trois premiers caractères du groupe sont partout identiques, les caractères suivants offrent de telles divergences que l'assimilation est impossible.

Dans J. I, le groupe est répété trois fois dans la même forme, comprenant en tout cinq signes. Dans J. II le groupe n'a que quatre signes, et il est fort difficile de déterminer l'objet représenté par le quatrième signe. Dans J. III, 2, nous trouvons six signes[21], dont le quatrième pourrait peut-être se rapprocher du quatrième de J. II, mais dont les deux derniers ne se rencontrent nulle part ailleurs. Enfin, dans J. 3, nous rencontrons de nouveau cinq signes, très probablement identiques à J. I. Le cinquième signe est pourtant et non pas , comme dans J. I, mais c'est peut-être une erreur de copie. Nous verrons que cette divergence a pour M. Sayce une importance considérable.

Voici maintenant en quoi consiste l'artifice, fort ingénieux, du reste, de M. Sayce.

Il pense que le quatrième signe de J. II représente une tête de bélier et il identifie ce signe avec le quatrième de J. III, 2, qui représente certainement une tête de bélier. Or, la valeur phonétique de la tête de bélier nous est connue par le bilingue de Tarkudimme : tarku. Dès lors, la conclusion s'impose : le groupe se termine par les syllabes tarku[22]. Il doit se terminer par les mêmes syllabes partout ailleurs, notamment dans J. I, et dans J. III, 3. où il est composé de cinq signes. Les trois premiers signes étant partout les mêmes. il s'ensuit que les deux derniers signes de J. I et J. III, 3, représentent la même chose que le quatrième signe de J. II et J. III, 2, ce qui donne pour l'un de ces signes , la valeur tar et pour l'autre la valeur ku.

Ici viennent se greffer de nouvelles combinaisons.

M. Sayce ajoutant erronément à la forme trouvée dans J. I. le caractère , comme nous l'avons remarqué plus haut, lit le groupe entier : X-Y-Z tar-ku-es. Reprenant maintenant la variante fournie par J. III. 3, il y constate, à la place de tar-ku-es, les deux signes . Le premier de ces signes étant égal à tar, le second doit être égal à ku-es ou kus. Ainsi se trouvent déterminées les trois valeurs phonétiques suivantes :

= tar.

= ku.

= kus.

Ces combinaisons servent de point de départ à presque toutes les conclusions ultérieures de M. Sayce. Comme on vient de le voir, elles reposent, selon nous, sur une identification inexacte, et nous pensons qu'il est inutile de les examiner plus en détail.

Quelques lectures phonétiques pourtant, proposées par M. Sayce, nous sourient beaucoup. Ce sont celles des sceaux trouvés par Layard, à Ninive, et celles des empreintes appartenant à M. Schlumberger[23]. Seulement, les résultats obtenus sont bien peu importants.

En résumé, si nous ne pouvons admettre les déchiffrements de M. Sayce, nous devons rendre hommage aux essais qu'il a tentés. M. Sayce a fort bien indiqué le caractère général des inscriptions hittites. Le système hittite d'écriture, dit-il[24], ressemble à celui des Égyptiens, des Assyriens et de tout peuple qui se sert d'hiéroglyphes. Il comprend des signes idéographiques, des signes phonétiques, et fait usage de déterminatifs. Les caractères phonétiques, comme en égyptien et en assyrien, représentaient parfois un monosyllabe, parfois un dissyllabe, parfois les deux... Les idéogrammes semblent être attachés aux caractères phonétiques, qui expriment le son du mot qu'ils représentent, presque aussi souvent qu'en égyptien, quoique, naturellement, ils puissent aussi se rencontrer seuls, sans aucun complément phonétique, ou bien encore accompagnés seulement de suffixes grammaticaux.

M. Sayce, dans un ouvrage plus récent[25], a reproduit, avec quelques détails nouveaux, et une précision plus grande, les idées émises en son mémoire de 1880. Il maintient sa théorie de l'empire hittite, sans vouloir entendre par là autre chose qu'une domination précaire, sans cesse contestée, toujours rétablie, analogue à la domination égyptienne en Syrie et à l'empire assyrien, antérieur à Tiglathpiléser III et à Sargon[26]. Il place le berceau des Hittites sur les deux versants du Taurus, dans la contrée délimitée au sud par une ligne tracée de Carchemisch en Lycaonie. et passant par Antioche, au nord par les ruines de Boghaz-Keui et d'Euyuk[27]. Il admet comme fort probable que la langue hittite faisait partie d'une famille de langues comprenant aussi le vannique[28].

Fr. Lenormant, dans le dernier volume des Origines de l'histoire (1884), se montre partisan des idées de M. Sayce. Pour lui aussi, les Hittites ont un type physique à part[29], et parlent une langue différente des idiomes sémitiques et aryens[30]. Cette langue procède d'une famille encore indéterminée. C'est au même idiome, dit l'auteur, peut-être sans différence de dialectes, qu'appartiennent aussi les noms propres d'hommes et de lieux, non seulement des pays de Qouê, Sama'la ou Samalla, Patin, Gamgoum, Laqê, Qoummou'h ou Koumou'h, que l'on peut considérer comme des divisions du 'Hatti entendu dans son sens le plus large, mais aussi ceux des pays de 'Hilakkou, la Cilicie, et de Milid, la Mélitène[31]. La même parenté existe avec certains noms d'hommes, de tribus, de districts du Naïri, de Tabal et de Kaschkou, avec le vannique et probablement avec certains dialectes parlés à l'est de l'Assyrie[32]. Lenormant faisait du Taurus le centre et le foyer d'un groupe de populations particulières, qu'il rapprochait du Tiras biblique, fils de Japhet, et dont les Hittites constituaient un des rameaux[33]. Il admettait également l'invasion hittite en Syrie, et son extension en Asie-Mineure[34]. Malheureusement, la mort n'a pas permis au savant auteur de développer, d'une manière complète, ses idées sur ces questions.

M. Hommel est bien plus affirmatif[35]. Les rapprochements que Lenormant qualifiait d'affinités extérieures, encore bien obscures et bien vagues, sont, pour le savant munichois, établis avec une certitude presque entière. Toute la ceinture montagneuse qui entoure les pays sémitiques, depuis la Cilicie, à l'ouest, jusqu'au pays d'Élam, à l'est, en passant par l'Arménie, a été habitée, dans la très haute antiquité, par des peuples issus d'une même souche[36]. Le proto-médique (cunéiforme de deuxième espèce), l'élamite, le cosséen, le vannique et le hittite se rattachent à cette souche, dont le représentant moderne est le géorgien[37] M. Hommel établit une comparaison intéressante entre les deux mots cosséens turuch-na, roi, nazi, protecteur et le nom propre hittite Tarhu-nazi, qui signifie, d'après cela, le roi est protecteur, le roi protège. L'on sait, toutefois, combien de pareilles combinaisons sont décevantes et fallacieuses. L'auteur donne au groupe linguistique ainsi formé le nom d'alarodien. Mais ses déductions ne s'arrêtent pas là. Il rattache, d'une part, l'alarodien au suméro-accadien[38] et celui-ci à la branche turco-tartare de la famille altaïque[39]. D'autre part, il donne une place dans le groupe alarodien au basque, ce Juif-errant de la philologie[40]. Enfin, l'inscription célèbre de Lemnos lui permet de joindre encore à ce groupe l'étrusque, autre Juif-errant[41]. Cette vaste théorie aboutit. en dernière analyse, à la résurrection d'une époque disparue de l'histoire du monde, l'époque altaïque, antérieure aux migrations sémitiques et indo-européennes, et ensevelie, jusqu'à ce jour, sous les couches profondes des alluvions ethniques superposées.

Nous ne pensons pas que les données actuelles de la philologie permettent d'édifier, ni même de critiquer avec quelque certitude un système aussi vaste. La science et l'érudition de M. Hommel sont choses hors de conteste ; son essai constitue une hypothèse possible, peut-être même, sauf en certains points, une synthèse que l'avenir confirmera, mais que le présent ne saurait admettre encore.

M. Couder, avec une science infiniment moins sûre, arrive à des résultats analogues, par une méthode que nous allons examiner.

§ 2. — Système de M. Conder.

La théorie de M. Conder a pour fondement principal le déchiffrement des inscriptions hittites, dont l'auteur croit avoir pénétré le secret. D'autres considérations, à la fois linguistiques et ethnographiques, viennent appuyer les conclusions tirées du déchiffrement.

En 1887, M. Conder annonça, dans une lettre adressée au Times, qu'il pensait avoir soulevé le voile qui couvrait jusqu'alors les inscriptions hittites. Cette annonce fut suivie d'un ouvrage intitulé : Altaïc Hieroglyphs and Hittite Inscriptions (Londres, mai 1887) et de nombreux mémoires éparpillés ans diverses revues[42].

Voici comment M. Conder décrit sa méthode de déchiffrement. Après avoir établi un rapprochement entre un certain signe hittite et le cypriote mi, l'auteur s'aperçut que me ou ma signifie pays, contrée, en accadien et en proto-médique, ce qui concordait parfaitement avec la signification que l'on avait donnée déjà au signe hittite. Un autre symbole hittite concorde avec le cypriote pa, et représente un sceptre. Or, précisément, pa signifie sceptre en accadien et en proto-médique. Confirmé dans ma conjecture, dit M. Conder[43], je rassemblai tous les symboles cypriotes que je pus, pour en faire la comparaison. Et, en peu de jours, je me trouvai en possession de vingt-un mots, dont les sons, avec quelques variations vocaliques, étaient empruntés au syllabaire cypriote et la signification au vocabulaire accadien ou proto-médique. Les significations ainsi obtenues cadraient avec l'évidente intention de la forme pictographique... Ici l'auteur fait appel aux mathématiques : Prenant à part ces vingt-un symboles, il est clair que nous avons un cas de combinaison de soixante-trois objets, trois à troisc'est-à-dire vingt-un cas où le son, la forme et la signification doivent concorder; la probabilité de reproduire la combinaison requise est unique parmi le nombre total des combinaisons possibles. En d'autres termes, les probabilités existant contre moi, en supposant mes comparaisons exactes, sont données par la formule :  ([(63 x 62 x 61) / (1 x 2 X 3)] / 1) - 1.

Le calcul montre qu'il y a 39.710 à parier contre 1 en faveur du système proposé par l'auteur.

Aussi s'empressa-t-il de faire un pas de plus. Il se crut autorisé[44] à appliquer aux symboles hittites qui représentent certains objets parfaitement reconnaissables, les sons qui dénotent les mêmes objets en accadien. Ainsi, par exemple, un signe hittite représente une tête humaine, l'auteur lui attribue le son sak, qui signifie tête en accadien ; de même pour le signe qui représente une maison, et ainsi de suite. De cette manière, quarante nouveaux mots sont déterminés, ce qui, joint aux vingt-un mots déjà connus, nous met en possession de soixante-un mots hittites. Tous ces mots se retrouvent en accadien. Conclusion : le hittite est proche parent de l'accadien.

M. Conder[45] a été fort aidé dans son travail par les signes archaïques de l'écriture cunéiforme. Ces derniers dérivent d'un système hiéroglyphique dont les vrais prototypes sont les hiéroglyphes hittites ou altaïques.

Un certain nombre de valeurs purement idéographiques se dégage aussi d'une comparaison avec le système hiéroglyphique égyptien[46]. Rien d'étonnant à cela, car les symboles altaïques forment la souche commune dont le système égyptien et le système cunéiforme sont issus.

Mais comment justifier le nom d'altaïques donné aux hiéroglyphes hittites ? J'ai donné à cette écriture, dit M. Conder[47], le nom d'altaïque parce que c'est un terme compréhensif et sûr (sic). Il reste à déterminer si le langage hittite est du véritable accadien ou s'il se rapproche davantage (comme on peut le supposer d'après certains indices) du dialecte appelé proto-médique, allié à l'accadien. Il se peut que la langue hittite soit la langue mère dont les deux dialectes en question sont sortis ; ce qui est certain, c'est qu'elle ne se rapproche pas du sumérien ou du susien. Il est admis, même par des savants d'une critique éprouvée, que Lenormant a eu raison d'établir une connexion entre le proto-médique, l'accadien et les langues ougro-altaïques, d'une part, le finnois, le turc et le magyar, mais ces deux derniers moins étroitement, d'autre part. Altaïque est, par conséquent, un terme sûr...

Ainsi armé, M. Conder s'attaque aux inscriptions connues en 1887 et nous en donne l'analyse et la traduction[48]. Le résultat est fort inattendu : ces textes renferment des prières, des sortes d'incantations, très vagues, aux dieux de l'eau, du ciel, du feu. Tammuz (sous la forme Tamzu) y figure également.

M. Conder a essayé d'étayer son système dans de nombreux articles de revue, où il étudie directement les relations qui existent entre les Hittites et les peuples altaïques. Résumons ici brièvement ces travaux. Le problème étrusque, que l'auteur juge d'après le livre bien connu de M. Taylor[49], trouve, une fois de plus, sa solution dans l'accadien et le hittite. L'étude de la grammaire accadienne, médique, susienne, étrusque (!), turque, hongroise et basque, le vocabulaire de ces langues, jointes au finnois, au mandchou, au lapon, au tcherkesse, à l'esthonien, au wotiaque, etc., etc., ont fourni les matériaux d'une étude intitulée : Le langage hittite[50], où tous ces idiomes sont comparés et où tous les noms propres ainsi que les racines hittites sont analysés. Le peu qui nous reste du carien, du lydien, du phrygien, du lycien, du scythe trahit aussi, suivant M. Couder, une origine touranienne[51]. N'oublions pas le chinois qui vient se rattacher par son système d'écriture au système altaïque[52]. En résumé, il devient assez difficile, après les travaux de M. Conder, de trouver une langue qui ne rentre pas, par quelque côté, dans la famille touranienne.

Nous ne croyons pas devoir réfuter ces considérations linguistiques. Le temps est passé où l'on pensait pouvoir résoudre les problèmes philologiques par la comparaison arbitraire de mots empruntés à cent langages différents, sans discussion approfondie de leur signification, sans connaissance des lois qui régissent la migration des vocables d'une langue dans une autre, sans détermination exacte des rapports chronologiques. Quand les assyriologues auront vidé la question, plus obscure que jamais, de l'existence de l'accado-sumérien, quand les études linguistiques seront assez avancées pour nous donner une théorie définitive des différents groupes ouralo-altaïques et de leurs rapports, alors peut-être pourra-t-on tenter une comparaison entre les deux familles de langues. Encore est-il possible que l'énorme laps de temps, qui sépare les restes les plus anciens des langues ouralo-altaïques des documents les plus récents de la langue accado-sumérienne, rendra illusoire à tout jamais la tentative en question. Nous ne parlons pas du basque et de l'étrusque : l'échec de tous les systèmes d'interprétation proposés jusqu'ici, démontre, à notre avis, que les données du problème sont trop peu nombreuses pour permettre de le résoudre. Nous admettons volontiers la possibilité de découvertes heureuses qui viennent ajouter à nos connaissances actuelles les éléments qui nous manquent. L'exemple de l'inscription de Lemnos, celui des tablettes de Tel-Amarna prouvent qu'il ne faut jamais désespérer. Mais, en attendant, l'on ne gagne rien à greffer problèmes sur problèmes, et à vouloir expliquer ce qui est obscur par ce qui n'est pas clair.

Mais revenons au déchiffrement proposé par M. Couder. Il mérite une critique plus détaillée que ses audaces philologiques.

En réalité, le fondement de tout le système réside dans la découverte de vingt-un mots, à l'aide d'une comparaison avec le cypriote d'une part, avec l'accadien d'autre part. C'est la comparaison graphique des symboles hittites avec le syllabaire cypriote qui nous fournit les sons, que nous attribuons à chacun des vingt-un mots que nous allons étudier. Cette comparaison faite, nous recherchons le sens des sons ainsi obtenus dans la langue accadienne. Pourquoi dans cette langue plutôt que dans toute autre ? Parce que, prétend M. Couder, la signification ainsi trouvée concorde, dans vingt-un cas, avec l'objet que représente le symbole hittite. C'est évidemment cette dernière concordance, qui donne seule au système une valeur et une raison d'être. Or, cette concordance n'existe pas, sauf dans un ou deux cas absolument fortuits.

On trouvera, dans la planche ci-jointe, les vingt-une comparaisons graphiques instituées par M. Conder entre les signes hittites et les signes cypriotes.

Nous allons examiner, dans le même ordre, les comparaisons linguistiques instituées par l'auteur entre les syllabes cypriotes et les mots accadiens :

1. Cyp. KO = Acc. KU, haut, élevé (p. 19). C'est un des rares cas où la détermination, proposée par M. Couder, est vraisemblable.

2. Cyp. PA = Acc. PA, sceptre (p. 19). Ici la concordance entre la signification accadienne et le symbole hittite parait exister, quoiqu'il ne soit pas bien certain que ce symbole soit un sceptre. Mais cette coïncidence est fortuite, car la ressemblance entre le signe hittite et le signe cypriote est illusoire.

3. Cyp. ZO = Acc. ZU et ZI, esprit, vie (p. 63). L'accadien ZU ne signifie pas esprit, mais bien savoir, connaitre. ZI signifie vie. On voit avec quel arbitraire M. Conder identifie ZO et ZI. Mais comment le symbole hittite peut-il représenter la vie ? Ce symbole, d'après l'auteur, est une figuration de l'éclair, du feu essentiel, comme principe vital, conformément aux idées des Perses. Cette explication métaphorique est fort ingénieuse, mais je doute qu'on la prenne au sérieux.

4. Cyp. MI = Acc. et proto-méd. MA ou ME, pays (p. 18). En accadien, ni MA, ni ME ne signifie pays. MA signifie vaisseau, ME a plusieurs significations, toutes différentes de pays, qui se dit MAD.

5. Cyp. UA ou A = Acc. A, eau (p. 59). Il est certain que A signifie eau en accadien. Mais ici, comme plus haut, j'avoue ne pas voir la ressemblance entre le signe hittite et le signe cypriote. Aussi, l'auteur compare-t-il deux signes cypriotes, de forme différente, au même signe hittite.

6. Cyp. RI, RE = Acc. RE ou RA, couler (p. 68). Ici, encore deux signes cypriotes différents sont rapprochés d'un seul signe hittite. On m'accordera aussi qu'il est arbitraire d'assimiler RI ou RE (cyp) à RA (acc), car RE n'existe pas en accadien. Au surplus, s'il est vrai que RA signifie inonder dans cette langue, on ne voit pas l'analogie qui existe entre le symbole hittite et l'idée d'inonder.

7. Cyp. U (p. 64). L'auteur ne tente pas de comparaison accadienne. Il se borne à faire remarquer que M. Lepage-Renouf a démontré qu'en égyptien le serpent ou dragon, que représente le symbole hittite. est l'emblème du nuage, et à construire, sur cette base, une hypothèse mythologique.

8. Cyp. NI = Acc. NI, protection (p. 53). NI en accadien signifie crainte, puissance, élévation, corps. Si l'on se contente d'une métaphore, on pourra peut- être, rapprocher de l'idée de crainte le geste de la main, que représente le symbole hittite.

9. Cyp. ME = Acc. ME ou MA, être ou faire (p. 51). Le symbole hittite représente, d'après M. Sayce, la main humaine et il est bien connu, ajoute M. Conder, qu'en cunéiforme la main est le symbole originaire de pouvoir.

Notons que pour M. C. Ball[53], le même symbole hittite représente une sauterelle. Notons encore que M. Conder propose lui-même deux identifications cypriotes ME ou MA (p. 52), pour le symbole hittite, et que M. Sayce en propose une troisième TO. Notons enfin, que MA ne signifie ni être, ni faire en accadien, et que si ME signifie être clans cette langue, on se demande quelle analogie il peut exister entre cette idée et la main humaine.

10. Cyp. TA = Acc. TAN, préfixe verbal de causation (pp. 55, 56). La signification est clairement, d'après l'auteur, contrainte (compulsion). Et cette idée de contrainte, rapprochée de la fonction grammaticale et abstraite du préfixe TAN, lui semble suffisante pour conclure à l'analogie.

11. Cyp. MO = Acc. MU, pronom personnel de la première personne (p. 37). L'auteur n'indique pas quel rapport il peut y avoir entre le pronom je ou moi et le signe hittite.

12. Cyp. NI = Acc. NA ou NI, pronom personnel de la troisième personne (pp. 38 et sq.). D'après M. Conder, ce signe aurait représenté originairement le male et plus tard lui, il. Encore une de ces analogies métaphoriques, absolument hypothétiques.

13. Cyp. ZU = Acc. ZU, pronom personnel de la seconde personne (p. 38). L'analogie cypriote parait fort bien établie. Mais la concordance entre la signification accadienne et le signe hittite n'existe pas. M. Conder n'essaie pas même de l'indiquer.

14. Cyp. RE ou LI = Acc. LI, postposition qui forme le datif, l'instrumental et, peut-être, des adverbes (p. 42). Nouvelle comparaison entre deux signes cypriotes de forme différente et un signe hittite. Ajoutons que le suffixe du datif en accadien est RA, et qu'au surplus la concordance accado-hittite est absente.

Pour éviter de répéter sans cesse les mêmes observations, je me bornerai à faire observer que parmi les sept symboles suivants, qui complètent les vingt-un signes analysés par M. Conder, cinq remplissent, d'après celui-ci, de pures fonctions grammaticales : suffixe de terminaison (n° 18), suffixe locatif (n° 20), préfixé de position (n° 21), autre suffixe du datif (n° 16), suffixe de motion (n° 19). Les deux autres (n° 15 et 17), ne sont pas identifiés avec une signification accadienne certaine.

Dès lors, tout le système, y compris le calcul des probabilités invoqué par son auteur, croule par la base. On a vu avec quel arbitraire les valeurs syllabiques cypriotes sont modifiées pour se prêter à une comparaison accadienne[54]. Mais, c'est là un point accessoire. Ce qui est capital, c'est que nous n'avons presque jamais constaté la concordance, qui devait servir de contre-épreuve et de fondement à toute la théorie, c'est-à-dire la concordance entre la signification accadienne et l'objet représenté par le signe hittite.

Que cette concordance existe pour les quarante symboles représentés dans l'ouvrage de M. Conder, pl. III, rien d'étonnant : les mots accadiens de ce tableau, en effet, ont été choisis d'après l'objet représenté par le signe hittite[55]. La concordance existerait au même titre, quelle que fût la langue choisie, pour interpréter les inscriptions.

Que la grammaire des inscriptions soit celle d'une langue agglutinative[56], rien d'étonnant encore une fois. Chaque symbole hittite représentant un mot distinct, d'après la méthode de M. Conder, il est évident que les mots composés de plusieurs symboles semblent être formés par la juxtaposition de plusieurs mots qui gardent, dans la composition, leur individualité propre. Or, c'est là précisément ce qui, d'une manière générale, constitue l'agglutination.

Nous croyons donc que la découverte de M. Conder n'est qu'un trompe-l'œil, qui s'évanouit en présence (le l'analyse la plus élémentaire — à supposer même qu'il existe une langue accadienne.

D'autre part, certaines analogies cypriotes, certaines règles de déchiffrement, certains détails ont été suggérés d'une manière heureuse par l'auteur, et les chercheurs feront bien d'en tenir compte dans leurs tentatives nouvelles.

Un savant américain, M. Campbell, a montré plus d'audace encore que M. Conder. L'auteur, qui avait déjà interprété, à l'aide du japonais, les inscriptions sibériennes, a publié plusieurs travaux sur les Hittites. Dans le dernier en date, et le seul dont nous ayons connaissance[57], il compare les alphabets picte, celtibérien, étrusque, lycien, phrygien, cypriote, hittite, aztèque, coréen, sibérien, indien, et celui des moundbuilders[58]. Il crée la famille des langues khitas[59]. Il compare Naharina à Navarre, Khupuscai à Guipuzcoa, Hamath à Yamato, nom primitif du Japon. Il donne à chaque lettre de l'alphabet étrusque une valeur syllabique[60], et explique les inscriptions lues de cette manière à l'aide du basque[61].

Inutile de nous arrêter à ces rêveries. Nous passons à l'examen de deux autres systèmes d'interprétation : le système sémitique, mis en avant par MM. Ball et Halévy, le système aryen, proposé par le même M. Ball.

§ 3. — Système de M. Ball.

Le travail de M. Ball a paru dans les Proceedings de la Société d'Archéologie biblique, en février 1887[62].

L'auteur, sans avoir pour but de discuter, d'une manière générale les affinités linguistiques et ethnographiques des Hittites, combat l'opinion, émise en premier lieu par Chabas et Brugsch, d'après laquelle les noms hittites rapportés par les Égyptiens ne peuvent s'expliquer par les idiomes sémitiques.

Examinant ces noms. M. Ball interprète Sapalel. Sapatar par : (le dieu) Saph est dieu, (le dieu) Saph est un rocher. Il rapproche le dieu Saph du dieu philistin [63], qui se retrouve aussi dans certaines inscriptions de Sara.

Quant aux noms de lieux, contenus dans la célèbre liste nt, III des pylônes de Karnak, au nombre de deux cent trente, M. Ball n'en analyse que quatre, auxquels il donne des étymologies sémitiques. A supposer ces étymologies bien fondées, nous ne pensons pas que la démonstration soit fort convaincante, étant donné le grand nombre de noms de personnes et de lieux que M. Ball ne Lente pas d'analyser. Lenormant, d'ailleurs, reconnaissait dans la liste de Karnak vingt-trois noms de lieux sémitiques[64], ce qui est tout naturel si l'on suppose que les Hittites ont envahi un pays habité avant eux par des Sémites.

Analysant ensuite les données fournies par les annales assyriennes, M. Ball tire argument d'un passage des inscriptions de Tiglathpiléser III, qui se retrouve aussi dans les inscriptions de Sargon et de Sanherib. Ce passage, dit l'auteur, contient peut-être un mot de la langue hittite[65], et ce mot a une physionomie sémitique fort reconnaissable : bît hilâni.

D'après l'auteur, bît est évidemment sémitique et hilâni dérive, soit de la racine חול, soit de la racine חלל. Je pense qu'on ne saurait tirer de ce texte aucune indication relative à la langue des Hittites, comme l'a déjà fait observer M. Simcox[66]. Le roi d'Assyrie se borne à faire remarquer que les gens du pays d'Amurru appelaient bît-hilâni le porche des palais du pays de Hatti. La chose est hittite, le nom ne l'est probablement pas, car le pays d'A-mur-ru était aux mains des Amorites, de race sémitico-chananéenne.

Les noms de villes du pays de Hamath, comme Hamath même, sont absolument sémitiques, toujours d'après M. Ball. Par exemple, Riblah, mentionnée dans la Bible[67], Adĕnu, Bargă ou Masgă, Argană et Qarqară, mentionnées par Salmanassar II. Les noms des rois de Hamath, puisés aux mêmes sources, sont aussi d'origine sémitiques. Enfin, les dieux de Hamath ont un caractère analogue.

Encore une fois, à supposer valables toutes les étymologies en question, nous ne voyons pas qu'il faille en induire que la langue des Hittites était sémitique. Il est démontré, selon nous, que les Hittites envahirent vers le XVIe ou le XVe siècle avant notre ère, des pays occupés par des populations de langue sémitico-chananéenne. Nous savons, d'autre part, que vers le XIe siècle, David et, fort probablement, les autres dynastes syriens avaient repris l'offensive et tentaient de s'étendre jusqu'à l'Euphrate[68]. Nous savons également qu'à cette époque les Araméens avaient depuis longtemps remonté les rives de ce fleuve, et fondaient des royaumes sur sa rive droite[69], notamment dans la région de Hamath. Il ne faut donc pas s'étonner si certains noms de lieu ont conservé leur physionomie sémitique, datant d'avant la conquête hittite, et si certains rois de Hamath, contemporains de David ou postérieurs à lui, portent des noms chananéens ou araméens. Faut-il attribuer précisément à ces rois les inscriptions de Hamath et en conclure qu'elles sont conçues dans un idiome sémitique ? On ne saurait sur quoi baser cette conclusion, car rien ne permet jusqu'ici de fixer l'âge de ces inscriptions.

C'est par l'araméen pourtant que M. Bail essaie de les interpréter. Mais l'auteur, qui suit dans son déchiffrement la méthode paléographique et rapproche les symboles hittites à la fois de l'himyaritique, de l'éthiopien, de l'alphabet des inscriptions de Safa, du cypriote et du démotique, paraît avoir eu conscience lui-même de l'arbitraire de ses comparaisons, si bien qu'il entra dans une voie toute opposée, en 1888[70]. Cette fois les Hittites sont rangés au nombre des Indo-européens et leur langue doit être surtout comparée à l'arménien et au persan. Il est vrai que M. Ball maintient le caractère sémitique des noms hittites précédemment expliqués par lui. En tout cas, il suffit de comparer ses méthodes de déchiffrement pour constater que le système appliqué par lui, en 1887, ne saurait se concilier avec celui qu'il applique en 1888.

Je ne parlerai pas des étymologies aryennes, que M. Ball donne à quelques noms propres hittites, en rapprochant certaines syllabes de ces noms de certains mots empruntés à des langues indo-européennes. C'est là une alchimie linguistique qui mène à des résultats plus ou moins vraisemblables, quel que soit l'idiome qu'on ait choisi comme point de comparaison. Mais ici, comme dans l'autre alchimie, on n'arrive guère qu'à des apparences de pierre philosophale. Quant au déchiffrement. il se fonde sur un rapprochement entre le babylonien linéaire et le cypriote, ainsi que sur une interprétation nouvelle de la bulle de Tarkudimme. Les résultats ne sont pas plus satisfaisants, à notre avis, que ceux obtenus par M. Ball en 1887.

§ 4. — Système de M. J. Halévy.

Le travail de M. Halévy a été présenté en 1887 à l'Académie des Inscriptions, en juin 1887 à la Société Asiatique. Il est publié dans la Revue des études juives de la même année (octobre-décembre, pp. 184 et suiv.). M. Halévy est également l'auteur de notes fort intéressantes, insérées dans le Journal asiatique, et qui jettent un jour très vif sur certains points spéciaux relatifs à notre matière[71].

L'auteur, qui affirme le caractère sémitique de la langue des Hittites, n'attache pas grand poids au type physique si particulier de ce peuple. La question de race, dit-il, n'a rien à voir avec celle de la langue, ce sont deux choses distinctes[72]. Rien de plus vrai en thèse générale.

M. Halévy ne veut pas essayer un déchiffrement des inscriptions. Il puise des renseignements dans l'onomastique hittite seule.

Et cette onomastique, il la réduit singulièrement. D'une part, il exclut de ses recherches les noms fournis par la Bible, parce qu'ils ont pu être empruntés ou hébraïsés ; d'autre part, il lui répugne de se servir des noms conservés dans les documents égyptiens, à cause dé l'imperfection de la transcription des noms étrangers par l'écriture égyptienne. Nous trouvons ce dernier scrupule fort exagéré. Je ne pense pas que les égyptologues soient de l'avis de M. Halévy[73], et l'on peut douter si la transcription assyrienne des noms étrangers est beaucoup plus parfaite que leur transcription égyptienne. D'ailleurs, un certain nombre de noms sont communs aux documents assyriens et égyptiens, et se servent de contre-épreuve réciproque.

Mais M. Halévy ne se borne pas à négliger, sans raison décisive à nos yeux ; une classe de renseignements fort précieux, il reproche aussi à M. Sayce d'avoir noyé les noms vraiment hittites dans un flot de noms qui appartiennent à d'autres peuples et à d'autres régions géographiques. Tous les peuples de l'Asie-Mineure et de l'Ararat, dit-il. Van, Naïri, Tabal, Mouski, Commagène, Cilicie, Qoui ont livré les neuf dixièmes d'une onomastique qui se qualifie de hittite ! On se demande ce que tous ces éléments hétérogènes ont à y voir, et l'on ne peut s'empêcher de penser que l'hypothèse de l'alarodisme des Hittites doit son origine à ce tohu-bohu linguistique. Il y a peut-être une certaine part de vérité dans cette observation, mais l'exagération n'en est pas moins manifeste.

Il est difficile de nier, en effet, d'après les données assyriennes elles-mêmes, que le Kummuh n'ait pas fait partie du Hatti[74]. Il en est de même du pays de Qoui[75], et pour les gens du pays de Kasku[76]. Quant à l'onomastique des autres contrées, mêlée par M. Sayce à celle du Hatti, il faut bien reconnaitre cependant que des rapprochements très remarquables s'imposent entre cette onomastique et celle du Hatti entendu au sens le plus strict. Dès lors, nous ne voyons pas pourquoi il serait interdit de tirer des conclusions de ces rapprochements, au même titre que M. Halévy tire des conclusions de la comparaison des noms hittites avec des mots purement sémitiques.

Ces observations faites, M. Halévy passe à l'examen détaillé des noms hittites. Il nous sera permis toutefois d'écarter, comme se rapportant à un ordre d'idées différent, l'analyse qu'il fait de l'onomastique des contrées situées sur la rive gauche de l'Euphrate (pp. 197-200), onomastique franchement sémitique. Il est à remarquer, en effet, que l'auteur n'établit pas de rapprochements spéciaux entre ces noms et les noms hittites, et ne les étudie que pour établir cette conclusion générale de son travail, à savoir que[77], pendant l'époque assyro-babylonienne, les Sémites de l'Hamathène, du Hatti et de la Mésopotamie parlaient des dialectes phéniciens et non araméens[78].

Le procédé de M. Halévy est étymologique. Sans nous appesantir sur ce que ce procédé renferme d'arbitraire, reconnaissons que plusieurs interprétations du savant auteur sont fort heureuses.

Mais combien d'autres ressemblent à de véritables dislocations philologiques !

Ainsi, l'Oronte, Arantu, devient le féminin ארכח de ארז, qui signifie caisse, boite, et cela à cause de la profondeur de son lit[79]. M. Halévy rattache à la même racine l'Arnon, ארכז, torrent de Moab, qui dérive visiblement pourtant de רנז, faire entendre un bruissement.

Lubarna ou Liburna, roi de Patin, au temps d'Assurnasirpal, se décompose comme suit : Lu ou Li, simplification de אל, dieu ; bar ou bur, qui est le masculin de l'hébreu נירה, forteresse ; le suffixe possessif de la première personne du pluriel , nôtre. Le groupe entier signifie, d'après cela, לנרז (א), El est notre forteresse, sens fort rapproché du nom d'homme hébreu אליצוך[80].

Sapalulme s'explique par Sapalul, ספלול, qui signifie en syriaque[81] aristoloche et , qui signifie eau. Le nom signifie donc aristoloche des eaux. M. Halévy a proposé depuis une autre explication, et a tenté de prouver à l'aide de noms du même genre l'existence de la mimmation en hittite[82].

Pisiri. Le nom est déduit visiblement de expliquer. Ce nom est parfois suivi du signe (is) ou gish, qui signifie bois. Un composé עצ-פשר, faisant allusion à l'interprétation omineuse fournie par les bâtonnets du sort (cf. HOSÉE, IV, 12), à la naissance du prince, ne serait, en aucune façon, surprenant chez un ancien peuple ; mais l'existence même de ce signe n'est pas encore tout à fait garantie[83].

Girparuda[84] doit se diviser en פור-נר, hôte (hébreu נר) du dieu Paruda (!). L'auteur ajoute lui-même plus loin : Le dieu Paruda est aussi unique en son genre[85].

Non content de ressusciter le dieu Paruda, jusqu'ici inconnu, M. Halévy a doté le panthéon hittite du dieu Hat, dont la principale fonction paraît être d'expliquer les deux noms de villes Hat-ripa (ordinairement lu Paripa, Mon. Salm. II, col. II, 17) et Hat-garruhbuni (ordinairement lu Pakarhubuni, ibidem, col. I, 37, 40). Ces noms signifient Hat, guéris, et le dieu Hat est notre citadelle vaste[86].

Ces exemples suffisent, pensons-nous, pour faire ressortir les faiblesses du système de M. Halévy. Souvent vraisemblables lorsqu'elles s'appliquent à des noms de lieux, ses étymologies aboutissent presque toujours à des dislocations arbitraires, lorsqu'il s'agit des noms de personnes. La raison en est simple : la plupart des noms de lieux sont sémitiques, les noms de personnes ne le sont pas, parce que les Hittites parlaient un idiome non sémitique dans un pays habité avant eux par les Sémites. L'analyse, négligée par M. Halévy, des noms de lieux et de personnes conservés dans les documents égyptiens ne ferait que confirmer cette conclusion.

Les travaux de M. Halévy ont du moins le rare mérite d'avoir mis en lumière ce côté de la question[87].

 

 

 



[1] Voyage d'un égyptien en Syrie, pp. 326-346.

[2] Geogr. Inschr. altægypt. Denkm., II, pp. 20-30. — History of Egypt raider the Pharaohs, II, pp. 2-8.

[3] WRIGHT, p. 124 sq.

[4] Quaterly Statement of the Palestine Exploration Fund, 1872, pp. 74-75. — BURTON, Unexplored Syria, I, p. 359.

[5] Q. S. P. E. F., 1872 ; 1873, p. 35. Je crois que M. Hayes Ward a déterminé aussi, d'une manière tout à fait indépendante, le sens dans lequel il faut lire les textes.

[6] T. S. B. A., V, n° 1 (1876), pp. 22-32.

[7] P. S. B. A., VI, n° 2 (1878), pp. 596, 597.

[8] Journal of the Anthropological Institute, 1880.

[9] Juillet 1880. Voyez T. S. B. A., VIII, n° 2, pp. 248-293.

[10] T. S. B. A., VIII, n° 2, pp. 251-252.

[11] Pp. 252, 253. Cf. pp. 281, 283, 286, 287.

[12] P. 272.

[13] P. 279.

[14] Novembre 1880. Cf. T. S. B. A., vol. VIII, fasc. 2, pp. 294 sq. M. Sayce, n'a pas découvert, à proprement parler, le monument en question. Il l'a plutôt redécouvert. Cf. op. cit.

[15] Voici l'indication des travaux auxquels a donné lieu la bulle de Tarkudimme : SAYCE, The bilingual Hittite and Cuneiform Inscription of Tarkondemos, T. S. B. A., VIII, p. 294. — PINCHES, The name of the city over which Tarkudimme ruled, P. S. B. A., Mars 1885, p. 124. — AMIAUD, Simple coup d'œil sur la bulle de Jovanoff, Z. A., I, p. 274. et la réponse de SAYCE, ibid., p. 330. — GOLENISCHEFF, Le cachet bilingue de Tarkutimme, P. S. B. A., mai 1888, p. 369. — BALL, The seal of Tarcondemus, P. S. B. A., juin 1888, p. 439. — SCHEIL, The Jovanoff seal, Bab. and Orient. Rec., V, n° 1, p. 10.

[16] Ces essais sont reproduits dans WRIGHT, 2e édit., pp. 177-197. Voyez aussi la préface.

[17] WRIGHT, pp. 178, 179.

[18] J. I., etc., se rapporte aux planches de l'ouvrage de Wright. Je ferai remarquer que l'inscription J. I. doit se lire dans l'ordre A, B, C, D.

[19] WRIGHT, p. 182.

[20] Cf. not. Tarhunazi, Tarkudimme, Tarhulara, Sapalulme, Sandasarme, etc., etc.

[21] Et non pas seulement quatre, comme dit M. Sayce.

[22] On voit que M. Sayce oublie que J. III, 2, comprend six et non quatre signes.

[23] Cf. WRIGHT, pp. 189 sq. Comparez aussi les essais fort intéressants de M. A. BAILLET, R. A., 3e série, VIII, pp. 301 sq.

[24] WRIGHT, pp. 193, 194.

[25] The Hittites. The story of a forgotten empire, Londres, 1888.

[26] P. 77.

[27] P. 82.

[28] P. 134.

[29] Pp. 279, 286.

[30] Pp. 287, 288.

[31] P. 272.

[32] Pp. 273-278.

[33] Pp. 266 sq., 319.

[34] Pp. 319, 354.

[35] Die sumero-akkadische Sprache und ihre Verwandtschaftsverhältnisse, dans Z. K., I, 2, pp. 161-178 ; 3, pp. 195-222 ; 4, pp. 323-342. — Comparez un article du même auteur dans Arch. für. Anthr., XIX, 3, pp. 251-260, et divers passages de son Histoire de Babylonie et d'Assyrie, notamment p. 549.

[36] P. 336.

[37] Pp. 330-335.

[38] Pp. 337, 338.

[39] Passim.

[40] Pp. 338, 339.

[41] Bab.-assyr. Gesch., p. 649, et l'article cité plus haut.

[42] Voyez notamment Quaterly Statement of the Palestine Exploration Fund, 1887-1891, passim. Comparez Archaeological Review, 1888, n° 2, p. 91 : The presemitic element in Phœnicia. — Journ. of the Anthr. Inst., nov. 1887, p. 137 : Hittite Ethnology. — Ibid., août 1889, p. 30 : The early Race of Western Asia. M. Conder avait déjà affirmé l'origine touranienne des Hittites dans ses ouvrages intitulés : Heth and Moab (1884), Syrian Stone-Lore (1886). Dès 1883, M. Conder avait étudié les ressemblances qui existent entre les hiéroglyphes égyptiens et hittites : Q. S. P. E. F., 1883, p. 133 et 189 ; 1884, p. 18.

[43] Alt. Hieroglyphs, p. 19, sq.

[44] Pp. 21, 22.

[45] P. 23. Cf. chap. VII : The cuneiform connection.

[46] P. 24. Cf. chap. VIII : The egyptian connection.

[47] Pp. 29, 30.

[48] Pp. 159-238.

[49] Etruscan researches, 1874.

[50] Q. S. P. E. F., Avril 1888, pp. 77-103.

[51] The speach of Lykaonia, loc. cit., oct., 1888, p. 250 ; juillet 1889, p. 147.

[52] Chinese and Hittite, loc. cit., octobre 1888, pp. 246-249. — On comparisons of hieroglyphs, ibid., pp. 252-259.

[53] P. S. B. A., 1887, février, pp. 67-77.

[54] C'est un postulat formulé par l'auteur (pp. 33, 34). Mais l'indétermination des voyelles, dont il tire argument, ne saurait justifier, selon moi, l'arbitraire du procédé.

[55] P. 21. Cf. plus haut.

[56] P. 25 et passim.

[57] Etruria capta, dans les Proceed. of the Canadian Inst., Toronto, 1886, pp. 144-267. Il a paru récemment un ouvrage de M. Campbell, intitulé : The Hittites, 2 vol.

[58] Voyez les planches qui accompagnent le travail en question.

[59] P. 152.

[60] Pp. 163 sq.

[61] Pp. 169 sq.

[62] P. S. B. A., 1887, pp. 67-77 et p. 153.

[63] II Samuel, XXI, 18.

[64] Origines de l'histoire, II, 2e partie, p. 322.

[65] M. Ball n'affirme pas le fait avec une certitude absolue. Voyez P. S. B. A., 1887, p. 194.

[66] P. S. B. A., 1887, p. 193.

[67] II Rois, XXV, 21.

[68] II Samuel, VIII, 3 ; I Chroniques, XVIII. 3.

[69] Aram Soba, regionis Hamath, dit I Chroniques, XVIII, 3. Cf. notamment Prism. Tiglathp. Ier, col. V, 44 sq. — Comparez encore la statue, trouvée aux environs de Sendscherly, actuellement au Musée de Berlin (Verz., p. 124), qui porte une inscription araméenne contemporaine de Tiglathpiléser III. Une stèle de Sendscherly, conservée au Musée de Tchinly-kiosk, porte également une inscription araméenne.

[70] P. S. B. A., juin 1888, pp. 424-436 ; 437-449.

[71] Notamment J. A., 1886, I, pp. 333, 334 ; 1889, II, pp. 504, 505.

[72] P. 185.

[73] Cf. notamment BRUGSCH, Die Egyptologie, Leipzig, 1889, pp 42, 461, 467.

[74] Voir Prism. Tigl. I, col. II, 44 ; Ann. Assurnasirpal, col. III, 97.

[75] Voyez le Poème de Pentaour, passim.

[76] Prism. Tigl. I, col. II, 100 sq.

[77] P. 201.

[78] Cf. pourtant ce que nous avons dit plus haut des inscriptions araméennes de Sendscherly. Il est vrai que M. Halévy pense que l'inscription de Panémou (Panammu) est rédigée dans un dialecte franchement phénicien. (J. A., 1891, II, 151 sq.)

[79] P. 187. Cf. les observations de M. BALL, P. S. B. A., 1888, note 1.

[80] P. 193.

[81] Comment l'auteur concilie-t-il cette étymologie avec sa thèse principale, qui nie l'existence de dialectes araméens en Syrie à l'époque dont il s'agit ?

[82] J. A., 1889, II, pp. 504-505.

[83] Pp. 194, 195.

[84] P. 196.

[85] P. 201.

[86] P. 196.

[87] M. Ménant a fait paraître récemment plusieurs essais de déchiffrement des inscriptions hittites, dans les Comptes rendus de l'Académie des inscriptions et belles lettres, 1890, ainsi que dans le Recueil de M. MASPERO, vol. XIII. Nous avons connu ces travaux trop tard pour pouvoir les étudier à fond dans le présent essai. Nous espérons d'ailleurs pouvoir les examiner dans une autre étude.

Il en est de même du travail en cours de publication du R. P. de Cara, Degli Hittîm o Hethei et delle loro migrazioni. Civilta cattolica.