LE SECRET D'UN EMPIRE : L'EMPEREUR (NAPOLÉON III)

 

VII. — M. ÉMILE OLLIVIER.

 

 

Il est des noms historiques que l'on ose à peine écrire. Le nom de M. Emile Ollivier, jusqu'en ces derniers temps, fut de ceux-là, et je n'aurai point la hardiesse d'affirmer qu'il ne provoque plus des colères ou des malédictions. Le peuple qui ne juge les hommes, le plus souvent, que sur l'extériorité de leur vie, s'obstine à ne point séparer le nom de M. Emile Ollivier des désastres de 1870 ; il accumule, sur ce nom, toutes les responsabilités de l'année cruelle ; dans l'ignorante, dans la simple imagination qui l'entraîne, il reporte sur lui son désespoir et sa haine. Il y a donc quelque courage à tenter, non seulement un portrait de M. Emile Ollivier, mais à déclarer, dès les premières lignes de cette esquisse, que cet homme, mal jugé, mal connu, ou victime d'une hypocrisie, d'un mensonge politiques trop fréquents dans le monde parlementaire, ne mérite ni ces haines, ni ces malédictions, ni ces colères, est ;au-dessus des outrages qui l'ont frappé, fut et demeure l'un des plus remarquables législateurs de notre époque.

On sait quelle franchise je mets dans mes études relatives aux hommes et aux choses du Second Empire. Plus le sujet que je traite est périlleux, plus ma franchise, me semble-t-il, doit s'accroitre. C'est pourquoi je ne saurais me départir, ici, de ma ligne de conduite habituelle ; c'est pourquoi, me tenant à l'écart des récriminations comme des louanges systématiques, je dirai sur M. Emile Ollivier ma pensée, dans toute l'impartialité que je me suis imposée. En agissant ainsi, je suis convaincu de garder plus le respect du public et de moi-même que si je me laissais séduire par une discussion passionnée.

 

Avant de personnifier l'Empire libéral, M. Emile Ollivier fut longtemps, devant le peuple, le porte- parole autorisé et éloquent de la liberté sans qualification. L'opposition qu'il fit à l'Empire fut spéciale, en effet. Alors que ses amis politiques collaient, nettement, sur leurs programmes, l'étiquette républicaine, M. Emile Ollivier, répudiant les obligations de coteries, les engagements trop absolus, ne cessa de déclarer qu'il ne faisait point une guerre implacable et sans espoir d'entente, aux Tuileries, mais qu'il les combattrait, simplement, tant que celui qu'elles abritaient se refuserait à modifier, en faveur des idées progressives, son mode de gouvernement. On a crié à l'apostasie le jour où M. Emile Ollivier approuva la politique libérale de l'empereur Napoléon III. On a eu tort et l'on a été injuste envers lui. Il était, ce jour-là, logique avec son attitude passée ; il rendait effectives les paroles qu'il avait naguère prononcées.

Les fameux Cinq, d'ailleurs, dont il se partageait la direction avec M. Jules Favre, s'agitaient et pensaient dans cet ordre d'idées. MM. Hénon et Darimon étaient des familiers du Palais-Royal, ne redoutaient aucunement de se trouver en présence de l'Empereur, et M. Ernest Picard, qui avait plus d'esprit que de haine, n'eût point trop été fâché de devenir le collaborateur de Napoléon III. Lorsque la guerre éclata, en effet, en 1870, il allait être nommé sénateur et le décret mentionnant son nom, traînait sur le bureau du souverain.

Il faut le dire, cependant, seul parmi ces hommes, M. Jules Favre ne paraissait point devoir signer la paix avec l'Empire. Il conservait, intactes, les convictions de sa vie ; il défendait, comme aux jours anciens du Deux-Décembre, sa foi républicaine, et nulle équivoque ne traversait ses paroles ou ses actes publics.

M. Jules Favre eut, sous le Second Empire, une place immense dans les discussions parlementaires, une influence considérable dans le mouvement de l'opposition, et, quoique ce chapitre appartienne à M. Emile Ollivier, son ami, devenu son rival et son adversaire, il me paraît nécessaire de crayonner sa silhouette.

M. Jules Favre fut un orateur de haute taille, et le charme de sa voix est demeuré célèbre. Il y mêlait souvent, pourtant, des accents terribles, pleins d'une éloquence fougueuse et sauvage, et dans une époque où l'on était encore accessible aux appels des tribuns, où l'accumulation des événements n'avait point encore émoussé l'admiration de la foule, ces accents secouaient les masses, mettaient de l'espérance, de la fièvre dans les âmes, et les regards grandissaient celui qui les exprimait, comme l'œil de l'enfant grandit le héros fabuleux dont on lui conte l'aventure, et qui l'émeut.

Les séances solennelles, au Palais-Bourbon, les séances en lesquelles les questions politiques occupent exclusivement le public, étaient assez rares sous le Second Empire ; mais lorsque l'une d'elles se produisait, l'attitude de M. Jules Favre devenait curieuse et intéressante.

Cet homme, qui savait si bien parler au peuple, avait l'instinctive horreur de la multitude ; les jours marqués pour les tournois oratoires, il devançait l'heure de la séance, arrivait au Corps législatif bien avant l'ouverture des portes et se retirait dans un bureau. Il se recueillait là, alors. Etendu sur un divan ou affaissé dans un fauteuil, la tête à demi-renversée, son large portefeuille entre les jambes, il méditait. Parfois, un rictus affreux tordait sa lèvre fameuse, cette lèvre satanique sur laquelle, en même temps que la flamme qui ronge, semblaient courir des baisers — bouche fameuse qui sut donner une égale expression à la haine ainsi qu'à l'amour. De sa main droite, blanche et veinée comme celle d'une femme, il caressait doucement sa longue barbe brune semée de quelques fils d'argent. D'un mouvement de tête, il rejetait de moment en moment sa chevelure opulente, puis il retombait dans l'immobilité, écoutant vaguement les rumeurs lointaines, bercé voluptueusement par son rêve, par sa puissance, par sa popularité.

Puis, il sortait de sa retraite et se dirigeait vers la salle des séances. Il voulait voir si son public était bien là. Et satisfait, glanant plus d'un regard admirateur, plus d'un geste hostile, il traversait lentement l'hémicycle. Son public, en effet, le suivait, accourait à l'annonce d'un de ses discours. Ambassadeurs, hommes d'Etat, princes du sang, courtiers d'élections, financiers tapageurs, grandes élégantes, femmes politiques, bourgeois enthousiastes, courtisanes à la mode, tout cela se penchait vers lui, tout cela lui envoyait des œillades, des sourires, tandis qu'il passait, frôlant la tribune. Il entendait les moindres mots échangés, et sous la pluie des paroles, des regards, il tendait le dos délicieusement, il semblait dire : encore, et des poussées d'orgueil soulevaient son cœur. Ces parfums, ces toilettes, ces gorges agitées et ces corps, ces femmes dont on sentait comme l'haleine impatiente, dont on voyait la chair palpiter, tout cela encore lui montait au cerveau. Ses narines aspiraient l'odeur de la salle, sa lèvre s'ouvrait devant les sourires comme devant des baisers. Un frisson sensuel s'emparait de lui alors ; il trébuchait en sortant, et lorsqu'il rentrait dans son cabinet, il s'affaissait avec un soupir long et profond.

A la tribune il était admirable. Sa taille de colosse dominait l'assemblée. Ses épaules semblaient se mesurer à la largeur de cette tribune qu'il emplissait, dont il débordait, si je puis ainsi dire, et qui paraissait trop étroite pour le contenir. Ses mains blanches et nacrées, en serraient les bords, crispées, nerveuses. Il jetait un regard sur les bancs garnis de la salle, sur les galeries bondées de spectateurs ; puis il se recueillait et, dans un accent sourd d'abord, vibrant d'émotion ensuite, il parlait.

Longuement et lentement, il déroulait son discours, il détaillait le sujet qui l'intéressait. Parfois, le rictus qui tordait sa bouche, à certaines heures, passait sur elle, rapide, et alors des phrases haineuses, violentes, s'échappaient de sa lèvre. Il s'exaltait au bruit des applaudissements qui éclataient dans la salle, à gauche. Sa voix devenait plus pressante, plus mordante, et il avait comme des râles pour exprimer l'angoisse que lui communiquait la tyrannie sous laquelle, clamait-il, mourait son pays. Puis, le sourire revenait sur sa face ; il se faisait railleur, et le fouet de la satire remplaçait dans sa main le stylet de la haine. Et, de nouveau, il s'élançait à corps perdu dans la colère. Il marchait, il arpentait, de long en large, la tribune qui craquait sous ses pas ; son bras étendu, comme désignant un ennemi, avait des allures farouches ; ses narines se gonflaient, ses paupières s'ouvraient démesurément, et sa poitrine haletait, ronflait comme un soufflet de forge. Un son guttural, rauque, particulier, coupait, par intervalles, sa phrase, et la hachait, ainsi qu'un hoquet. Le corps rejeté en arrière aussi, le ventre collé à la tribune, la main tendue en avant, menaçante, nul mieux que lui ne savait maudire. Sa face noire s'empourprait alors, le sang montait à son cou, ses cheveux tombaient, emmêlés sur son front, et le rictus de sa bouche se changeait presque en une convulsion.

Dans ses péroraisons il était merveilleux. Drapé en sa vaste redingote, il s'animait davantage. Mais ce n'était plus la colère, ce n'était plus la haine qui l'inspiraient. Il abandonnait, momentanément, le cercle étroit de son sujet, ou plutôt il généralisait la question et ses accents se faisaient tendres en parlant de la liberté. Une sorte de volupté coulait de sa lèvre ; il caressait la liberté comme une maîtresse ; il la faisait belle, il la dépeignait sous des aspects séduisants ; il avait, pour elle, le regard du serpent pour le bol de lait. On l'écoutait surpris. — Soudain, il avait un dernier cri ; un frisson le secouait tout entier, un spasme l'empoignait. Il terminait, et dans ses suprêmes accents, il y avait comme de la désespérance prophétique, comme des déchirements. Il oubliait la salle, ses collègues. Le peuple pouvait l'entendre : c'était bien pour lui qu'il parlait. Puis, quand il s'était tu définitivement, il demeurait à la tribune, une seconde, rivé, comme fasciné par ce je ne sais quoi qui s'était emparé de lui.

Il y avait peu de salons républicains sous le Second Empire, et les hommes de l'opposition se réunissaient pour l'organisation de leur politique, soit dans les rédactions de quelques rares journaux assez audacieux pour combattre les Tuileries, soit dans la demeure des principaux d'entre eux.

M. Jules Favre recevait ainsi, ordinairement, ses amis, étudiait avec eux les questions à l'ordre du jour, et réglait l'attitude de chacun dans les débats publics.

Il était le maître reconnu et respecté du parti libéral, et chefs de groupes, entraîneurs parlementaires, dans les derniers temps de l'Empire surtout, venaient prendre ses ordres avant de livrer bataille. Ils sortaient de là, armés, endoctrinés, pétris, soumis, charmés et, ainsi que l'athlète antique, huilés pour la lutte. Les vieux et les jeunes venaient écouter la parole sacrée : les jeunes pour donner un nouvel élan à leurs espérances ; les vieux pour raffermir leurs convictions, parfois chancelantes, dans les découragements.

Lorsque l'Empire se fit libéral et lorsque M. Emile Ollivier prit la direction du nouveau mouvement politique, M. Jules Favre éprouva une déception et une crainte : une déception, car son rival le dépassait dans la course, au pouvoir ; une crainte, car des luttes inconnues s'annonçaient, dont il ne pouvait prévoir les résultats.

M. Emile Ollivier, fils de proscrit, se tournant vers l'Empire, c'était la déroute jetée dans les rangs de l'opposition républicaine, semblait-il. Grand, la face fendue par une bouche large et épaisse, les yeux dissimulés derrière les verres de lunettes énormes, sous une apparence froide, M. Emile Ollivier cachait des désirs violents, des passions terribles. Il occupait la tribune avec la même autorité que M. Jules Favre, et celui-ci comprit qu'il allait le haïr.

Mais, dans le souci de sa personnalité, de son influence, M. Jules Favre devait trouver un autre tourment.

A l'horizon du monde politique — du monde républicain — venait de se dresser un homme inquiétant dont la parole, ardente et puissante, semblait devoir accaparer l'attention de la foule, faire naître des espoirs, des enthousiasmes vierges. M. Léon Gambetta venait d'apparaître, et M. Jules Favre, tout en l'accueillant avec une apparente joie, fut effrayé de la popularité qui allait au-devant de lui, au détriment de la sienne.

 

M. Léon Gambetta était, alors, ce qu'on est convenu de nommer un type. Parti de son Midi, il était arrivé à Paris, et là, perdu au milieu de la foule, il avait observé et attendu. Jupiter tonnant de brasseries, doué d'un rare talent oratoire, il s'était fait une réputation d'homme d'Etat, dans les ruelles et dans les hôtels garnis du quartier latin. Puis, un beau jour, il s'en était allé devant des juges, plaider dans un procès politique ; puis, un soir il s'en était allé, également, dans une réunion électorale ; il avait exposé tout un programme de réformes sociales, il avait plu au peuple ; sa blague de méridional aidant, il avait affirmé sa candidature à la députation et il avait été élu.

En dépit de sa voix éraillée, de son corps débraillé, il avait acquis une immédiate et réelle autorité.

Il avait, alors, des manières à lui de se tenir dans un salon. Il marchait, sur le parquet ciré, en écartant les jambes, lourdement, pour ne pas glisser. Il criait : — Té ! — en apercevant un ami ou une connaissance. Il avait de grands gestes familiers. Il vous empoignait les gens à bras-le-corps, en causant ; il les secouait rudement et tirait à lui le revers de leur paletot ; il leur donnait des tapes sur le ventre ou sur la cuisse. Et lorsqu'il lui arrivait de rencontrer un grincheux ou un formaliste, il avait des finesses imprévues pour le ramener à lui. Il le raccrochait à sa blague, à son intarissable blague de méridional et il se faisait tout pardonner, sottises, inconvenances et mauvaise éducation. On ne voyait plus en lui que le bon garçon et l'on oubliait tout.

Et puis, il avait parfois des paroles heureuses ; il se montrait très habile ; c'est lui qui avait trouvé ce mot fameux les irréconciliables pour désigner la fraction militante de l'opposition ; le mot avait fait le tour du pays et avait assuré sa popularité faubourienne, mieux que cent discours.

Avec lui, la bohème était, en 1869, entrée à la Chambre. Mais, cette bohème-là, ne ressemblait en rien à celle du temps jadis ; elle ne se nourrissait ni de rêves, ni d'amour ; elle n'avait rien de sentimental ; c'était la bohème populaire qui grondait par la bouche de Léon Gambetta et elle était terrible, cette déhanchée et cette déguenillée, quand il la faisait hurler dans la tribune du Parlement. Elle avait des allures farouches de tricoteuse ; toutes les audaces, toutes les ivresses et toutes les âcretés de la rue, s'échappaient de sa poitrine, comme un essaim de frelons enragés.

M. Jules Favre eut peur des audaces de Gambetta. Il essaya de le garder à vue, d'en faire le lion amoureux de sa politique. Il le devinait : tant que ce grand garçon serait entre ses mains, il le charmerait assez pour le retenir. Il aurait tout à redouter de lui, le jour où il lui échapperait.

M. Jules Favre pouvait supporter Gambetta tel qu'il était : avec ses habits lâchés, avec ses crins ébouriffés ; il le courbait, à son insu, sous le joug de sa volonté ; il imposait alors son aristocratique personne, à la gueuserie de ce révolutionnaire et il le choya et il le caressa parce qu'en lui une voix, plus forte que toutes les voix, lui criait de prendre garde et de défendre, contre ce produit de la rue, sa puissance et son autorité. Gambetta, bohème, demeurait un gamin de Paris endiablé et peu redoutable. — Gambetta, correct, devenait un rival. Et M. Jules Favre avait déjà devant lui M. Emile Ollivier.

Un jour vint, cependant, où M. Léon Gambetta fut l'homme que craignait de voir surgir M. Jules Favre ; un jour vint où il fut le chef de l'opinion dans le pays et dans le Parlement, où ses volontés firent échec au gouvernement qui succéda à l'Empire, au gouvernement maladroit et détesté de M. le Maréchal de Mac-Mahon. Des cercles mondains et diplomatiques s'étaient ouverts devant lui. Ce n'était plus le colosse lâché d'autrefois ; ce n'était plus le politicien sans mesure dans ses discours comme dans ses actes, frais émoulu de son Midi. Il était correct, sa chevelure léonine, toujours tombant sur ses épaules, était finement brossée et bouclée ; il ne criait plus — Té ! — en entrant dans l'une des luxueuses demeures qu'il visitait ; ses jambes ne s'écartaient plus, gauchement, pour garder l'équilibre en parcourant des parquets cirés. Il était, cependant, resté exubérant et, parfois encore, il arrivait que dans une conversation, emporté par la chaleur de la discussion, il s'emparait du revers de l'habit de son inter- locuteur et le secouait à le déchirer. — Gambetta était célèbre ; Gambetta était puissant et ses accrocs à l'étiquette, mis sur le compte de son fougueux tempérament, étaient tolérés. On en riait avec bonhomie, avec une sorte de condescendance flattée, de vanité heureuse, et Gambetta, soudainement froid, affectant des attitudes mondaines, eût déçu les moins indulgents. — C'était un intelligent et un fort, en vérité, que cet homme. Parti de bas, il s'était élevé au niveau suprême, et son pouvoir était considérable. On pouvait le saluer. Sa vie n'était point banale. Faite de grandioses envolées, de charlatanisme, de défaillances et de courages, elle était comme un mélange inanalysable presque ; mais telle qu'elle se montrait, au plein soleil des années écoulées, ou des années à venir, elle était respectable et enviable. — Ce démocrate, cet enfant d'un coin ignoré de la France, avait des délicatesses infinies, des presciences d'homme d'Etat. Tout d'abord l'Europe, les Cours étrangères avaient eu peur de sa face enflammée, de sa voix maudissante, familière aux appels guerriers, aux retentissements de canons, aux entraînements irrésistibles. Mais il avait eu la bonne fortune de charmer le prince de Galles — comme il charmait tous ceux, petits et grands, qui l'approchaient — et cette altesse s'était chargée de rassurer les effarouchés. Désormais, le tribun se sentant écouté, admiré, applaudi même par ceux qui le combattaient, avait marché dans sa gloire, enivré de popularité. Gambetta était un patriote et la France l'aimait, se souvenant qu'aux heures néfastes il l'avait consolée, il avait relevé son courage, mentant pieusement, quelquefois, mais prêtant à ses mensonges le caractère sacré des viriles résolutions, des saintes espérances. Gambetta était généreux et bon. Ses amis l'adoraient. Et cet homme que tant de louanges enveloppaient, était plus sensible à leur témoignage affectueux qu'à l'éloge public qui montait, autour de lui, accourant de loin, ainsi que le murmure d'un raz de marée impétueux.

 

M. Jules Favre, donc, ne voulait pas livrer une parcelle de sa fortune politique aux mains d'un autre. Cet homme avait sué du sang avant d'être ce qu'il était et il était jaloux de la place qu'il occupait. Cette place, il la voulait à lui seul et, au prix même de la vie, il n'eût pas consenti à la partager. Lui aussi avait été jeté par le sort, nu et ignoré, sur le pavé de la grand'ville ; il avait eu froid au cœur à certaines heures de son labeur et il avait, comme tant d'autres, subi les dédains outrageants de la foule des niais et des égoïstes — foule faite de riches et d'heureux, dont le flot, bruyant et brutal, roule des pièces d'or et barre le chemin aux penseurs ainsi qu'aux ambitieux crevant de désir. Il se rappelait, avec amertume, cette phase mauvaise de sa vie et ce souvenir donnait des griffes à son cœur. Que pouvait son avoir modeste, en face de ce luxe étourdissant qui hurlait à sa porte, sous ses fenêtres, jour et nuit ? Rien. — Le travail seul était capable de lui apporter l'existence qu'il rêvait et c'est au travail qu'il avait demandé sa part des jouissances enviées. Ainsi que d'autres, il aurait pu faire deux parts de sa vie, l'une consacrée à l'étude, l'autre au repos, à l'amour, à la sentimentalité ; mais il était de ceux qui ne prennent pas de fausses résolutions. Il avait tué, en lui, toute aspiration jeune, toute pensée de plaisir et il avait cloué son cerveau, sa chair et ses nerfs sur son pupitre, jurant de ne relever la tête, de ne fermer ses livres que lorsque son but aurait été atteint. Cette condamnation de soi-même l'avait aigri et, maintenant qu'il était puissant et jalousé, il gardait rancune à la société des heures d'angoisse et de combat qu'il avait vécues. Cet homme avait été chaste ; sa chasteté lui remontait à la gorge et dans une contraction de regret et de rage, l'étouffait. Il avait été chaste et c'est là ce qui avait fait sa force. Dès le début de sa carrière, il avait châtré sa nature et, dans cette mortification volontaire, il avait puisé l'absolu. Il avait eu, certes, de terribles moments de fièvre et de passion révoltée ; sa pensée avait entrevu, parfois, des choses innommées et ses narines s'étaient ouvertes, toutes grandes, pour aspirer quelque odeur de femme, passant à ses côtés. Mais le poids de son orgueil, de l'étude et de son ambition, écrasait bien vite en lui ces ardeurs fugitives et c'est d'un pas lourd et égal qu'il rentrait chez lui et qu'il se dirigeait vers sa table chargée de paperasses et de volumes. La stérilité de sa jeunesse avait mis, dans son regard, la flamme sèche et mordante des ascètes, l'inquiétude du pauvre et du déshérité. Et à le voir marcher dans la rue, avec sa carrure de géant, sa chevelure de jais, sa face sévère, on eût dit qu'il y avait en lui du fauve à la recherche d'une proie.

Cet homme était bien venu à son heure. Il avait surgi, tout à coup, du sein des nullités qui encombraient alors les trottoirs et les salons parisiens. Au milieu du grand silence de l'Empire, sa voix avait éclaté Soudain et l'écho l'avait portée au loin, ainsi qu'un hurlement de loup affamé rôdant, la nuit, dans les forêts. Il avait vu, devant lui, une multitude soûle de jouissance. Cette multitude s'opposait à sa marche. Alors il avait joué des coudes, il avait levé son poing fermé et il avait abattu chaque obstacle. Il avait compris qu'il y avait quelque chose de grand à tenter, au seuil de cette époque de luttes et de rêves. Le soleil impérial resplendissait de tout l'éclat de ses rayons, versant des torrents de lumière sur le passé légendaire réveillé. Le canon des Bonaparte saluait chaque matin l'aurore de nouvelles gloires, les hommes clamaient des vivats au souverain et les femmes lui faisaient un tapis de leurs seins gonflés de désirs et de vie. Le luxe cinglait de sa cravache le dos des gêneurs et des philosophes ; d'un bout à l'autre de la France, une immense chaîne s'étendait, composée de tous les fous, de tous les passionnés que des années d'austérité avaient apeurés et que la diane impériale, sonnant aux Tuileries, avait fait tressauter ; la vie était bonne ; on mangeait, on buvait et l'on faisait l'amour ; des flots de vin et de sang se mêlaient ; les corps exécutaient, au son d'un orchestre invisible, la danse macabre de la volupté.

Mais la pensée était morte. Elle gisait, là-bas, dans quelque coin de cimetière, parmi les misères et les hontes de la fosse commune. La matière avait saigné l'esprit aux quatre membres et se vautrant sur ses dépouilles, ainsi qu'une courtisane sur le lit d'une vierge, elle se prostituait longuement et pleinement. Une névrose bestiale suintait au travers des crânes. Le rire était à l'ordre du jour. Il fallait rire, à tout prix, et l'on envoyait à Mazas quiconque se permettait de pleurer.

M. Jules Favre comprit tout le parti qu'il pouvait tirer de cette griserie d'une société. Il fallait de l'audace pour tenter d'enrayer le mouvement qui poussait le peuple en avant. Il eut cette audace et, soudain, il se dressa. Il se tourna vers le cimetière, où se flétrissaient, vivantes encore, la poitrine pleine de râles, la pensée et la liberté. Il descendit dans la fosse où elles grouillaient, rongées déjà par les vers de l'oubli, et ramenant entre ses bras ces deux moitiés de cadavre, il les jeta, un beau matin, sur les marches du trône impérial. Il y eut un étrange effarement. Cette odeur de tombe se mêlant aux parfums provocants des femmes, mit comme un arrêt dans le branle-bas joyeux du siècle. On s'étonna et l'on se demanda quel était cet homme qui, nouvel Hamlet, se levait la nuit pour aller, dans les cimetières, jouer avec les morts. Des ombres sortirent de leur retraite à la voix de M. Jules Favre, et bientôt, dans le peuple, il y eut comme des frissons de vie, comme des secousses de bêtes enchaînées, rêvant de liberté.

Aux jours derniers de la Rome impériale, lorsqu'au milieu des éclats de rire des patriciens, une voix de tribun s'élevait tout à coup, on cherchait d'où venait la voix et l'on s'emparait du tribun naissant que l'on jetait au cirque. Les Césars, endormis dans la torpeur maladive de leurs couches lascives, ne voulaient pas qu'on les dérangeât dans la satiété de leurs plaisirs.

Les satisfaits et les heureux, surpris par l'apparition soudaine de M. Jules Favre, essayèrent d'imiter les Césars d'autrefois. Ils crièrent haro sur lui. C'était un révolutionnaire qu'il fallait supprimer. Les bagnes étaient là, à défaut des cirques d'antan. On n'avait qu'à l'envoyer, là-bas, dans les colonies. Toutes les sottises que peut inventer la colère furent dites et commises. L'Empereur, seul, demeura étranger à ces haines, comme il se tenait éloigné des folies qui tourbillonnaient autour de son trône. Il laissa à M. Jules Favre toute liberté pour assurer son autorité et pour courir vers le but qu'il voulait atteindre. — M. Jules Favre, d'ailleurs, s'inquiétait peu des injures dont on le souffletait chaque matin, dans les journaux, et chaque soir, dans les salons. Il ignorait même ou feignait d'ignorer la mansuétude du souverain à son égard, et il allait son chemin, tout droit, sans se détourner, sans s'arrêter. Sa parole emplissait le Palais de Justice, aussi ; il accaparait tout procès politique retentissant et il grandissait à vue d'œil. De la barre des tribunaux, il avait fait un bond prodigieux et il était venu planter son grand corps dans la tribune populaire des réunions publiques, à l'heure des élections. Son succès avait été énorme ; alors, ayant atteint la première étape de sa carrière, il s'était reposé, avait pris le temps de s'orienter, puis, ferme sur ses jarrets, il avait défié, avec plus de force, la majorité gouvernementale qui grondait sur son passage.

L'élévation, le triomphe de M. Jules Favre n'avaient certes pas mis un frein à la belle folie qui emportait la génération d'alors. Devant ce succès, on avait éprouvé comme un sentiment de vague inquiétude ; on sentait qu'une puissance nouvelle et terrible venait de surgir, mais on ne s'était pas recueilli pour si peu. On s'était plongé plus avant dans la joie, l'amour et la ripaille et l'on avait crié davantage, à chaque discours de l'orateur, comme si l'on eût cherché à ne point entendre sa voix — note grave mettant comme un roulement de tonnerre, au-dessus d'un orchestre de bastringue.

De son côté, il faisait bon marché des approbations, ainsi que des révoltes. Les haines, il les comptait, il les mesurait, il les classait, non pour s'en chagriner, non pour s'en émouvoir, mais pour les connaître et, au besoin, pour les combattre.

Dans une époque d'égoïsme et d'enfièvrement, ces deux choses, l'amitié et la vertu, lui semblaient vaines et mensongères. Il disait que c'est se donner beaucoup de mal inutile que d'aimer un être, que de lui consacrer le meilleur de soi-même, pour n'avoir même pas la satisfaction de songer que le jour où l'on mourra, cet être viendra serrer votre main raidie et glacée.

M. Jules Favre était un sceptique et la négation de sa pensée était absolue. En politique, il n'eût pas demandé mieux que de n'appartenir à aucun parti. Mais ce jeu eût été dangereux et il lui fallut opter ou pour l'indifférence ou pour la passion. Il s'était jeté, à corps perdu, dans la passion et il avait dirigé ses instincts, car cet homme commandait à sa nature, vers les envolées révolutionnaires. Il était allé à la liberté, non par conviction, mais simplement parce que la liberté s'offrait à lui comme une mine non exploitée encore, ou exploitée incomplètement, dont il espérait tirer profit. — Si l'austérité avait été à l'ordre du jour, il eût prêché la vie joyeuse, peut- être, et de ses mains fines et aristocratiques, il eût agité sur la foule les grelots de la folie.

Sans avoir vécu, M. Jules Favre était blasé. Nulle hypocrisie n'était en lui. La force prime le droit, tel était son principe, la devise à laquelle il obéissait. Le fort, logiquement, fatalement, pensait-il, doit s'imposer au faible. La réussite de ses projets était liée étroitement à ce principe et, pour atteindre son but, il s'était débarrassé de tout préjugé. Il s'était fait habile, rien de plus, rien de moins.

Si l'on tient compte des conventions sociales qui règlent notre état politique et moral, M. Jules Favre était un malhonnête homme, capable de toutes les fourberies, de toutes les coquineries pour assurer la réalisation de l'un de ses désirs, l'édification de sa fortune. Pourtant, faut-il le juger sévèrement ? Ne doit-on pas prendre en considération les circonstances qui avaient enfanté cet homme et qui en avaient fait comme le produit naturel des rancunes de la rue ? Le virus de la haine avait infecté son sang ; mais le long deuil de sa vie solitaire, de son existence monacale, des luttes livrées à sa nature violente et passionnée, n'avait-il pas engendré ce virus, ou, tout au moins, contribué à son éclosion ?

Cet homme était un philosophe, après tout. Sa doctrine procédait du cynisme antique ; elle avait simplement revêtu la défroque avariée d'une civilisation avancée.

Sa puissance avait été longue à venir. Il avait eu à combattre le grand enthousiasme que l'Empire soulevait ; mais il l'avait faite bien réelle ; elle se dressait, comme une ombre menaçante, dans les jours solennels, et elle s'étendait jusqu'au pied du trône. Il se mesurait avec le souverain, du haut de la tribune législative, et il dirigeait toute une meute aboyante de révoltés.

Invulnérable, il l'était par bien des côtés. Pourtant, dans sa rigidité jacobine, il n'était point complet. Sa nature, affinée et délicate, avait mis en lui une sorte de mysticisme voilé que lui-même n'avait jamais bien entièrement analysé. C'est ce sentiment qui, exalté, non émoussé grâce à son ignorance relative de la femme, le jetait vers un idéal religieux plein d'abandon et de recueillement. Ayant écarté de lui tout contact sensuel, toute chair palpitante, croyant avoir tué en lui tout désir, ayant broyé sous sa dent le baiser, M. Jules Favre éprouvait, malgré tout et en dépit de lui-même, ce besoin de choses extra-naturelles qui s'empare des chastes avec la violence d'une monomanie. Il fallait un déversoir au trop-plein de sa pensée, et il avait fait de l'Eglise la confidente de ses extases secrètes. Il était sincèrement religieux ; tous les dimanches il sortait de chez lui à sept heures et se rendait à la Madeleine, où il écoutait pieusement, le nez dans un livre de messe, les oraisons du prêtre, ainsi qu'une dévote. Cette étrangeté bien connue, ne lui attirait aucune raillerie de la part de ses amis politiques. Ils le craignaient et savaient très bien que M. Jules Favre, irrité, ne pardonnait pas. Un seul, proscrit éternel, don Quichotte errant de la Révolution, avait osé le critiquer :

— C'est Marat Jésuite, avait-il dit, un jour, de M. Jules Favre ; et ce mot, qui le peignait atrocement et réellement, avait eu un immense succès. Il était resté.

M. Jules Favre avait voué volontairement tout son être à la satisfaction égoïste de son ambition politique et la politique en avait fait un homme de haine. A son insu, son âme lassée avait cherché à étancher la soif dont elle souffrait ; elle avait demandé aux temples l'abri de leurs voûtes ténébreuses, et là elle aspirait à grandes gorgées, les rêveries qu'il lui refusait. La sensualité, retenue, contrainte par une volonté terrible, grondait dans le corps de ce chaste plein d'ardeurs endormies. La sensualité garrottée, mais non étranglée, les appétits charnels luttaient sans cesse en lui contre les haines et les colères intéressées. Et ces luttes étaient cruelles, et elles étaient hideuses ; — l'âme grimaçant sous les étreintes d'un égoïsme insatiable, a quelque chose de monstrueux. — M. Jules Favre gardait le secret de ses combats intimes, de ses nuits sans sommeil, des souffrances nerveuses qui le torturaient, des affolements qui hurlaient dans son alcôve et l'assourdissaient. Il gardait ce secret-là pour lui seul ; au lendemain d'une crise, il se montrait aussi souriant, aussi calme, aussi autoritaire que la veille ; nul ne lisait en son cœur et c'est cette impénétrabilité qui faisait sa force. Il pouvait être fier de lui-même, vraiment, malgré tout et quand même ; car, en dépit de ses défaillances, de ses faiblesses ignorées, il restait grand et redouté. Marat Jésuite, soit — après tout, cela voulait dire un homme.

Je me laisse peut-être entraîner loin du sujet auquel doit être consacré ce chapitre ; mais, je le répète, M. Jules Favre a occupé, sous le Second Empire, une trop grande place pour qu'il soit permis de négliger sa personnalité. Il m'a paru également naturel de donner, ici, un souvenir à M. Gambetta. Ce sont là des croquis que le lecteur ne sera sans doute pas fâché de posséder, car ils lui rappelleront, s'il a vécu au temps de Napoléon III, les physionomies principales des hommes qui dirigèrent le mouvement libéral de cette époque, car ils lui procureront — s'il n'a point connu ce temps, étant trop jeune alors pour apprendre — comme la sensation artistique qui s'attache aux êtres, aux choses, célébrés et disparus.

Je reviens donc à M. Emile Ollivier.

De tous les hommes qui tenaient le peuple en haleine, sous le Second Empire, par leur parole ardente ou par leur activité politique, M. Emile Ollivier devait sortir, dan3 un relief puissant, devait être porté par le destin vers des horizons ignorés. Il y eut comme du mystère et comme de la fatalité, en effet, dans sa vie, dans sa fortune ainsi que dans l'effondrement de son nom ; il y eut comme du mystère et comme de la fatalité dans le choix que fit de lui le sort pour jeter, devant le peuple, la parole de l'empereur Napoléon III.

Sans être, comme M. Rouher, un bourgeois, car il se nourrissait de lectures très littéraires, car il était lui-même un écrivain remarquable ; sans être, comme M. Jules Favre, un chaste exposé à perdre le fruit de sa continence, de son jeûne charnel, dans un coup de passion, dans une révolte des sens, car il ne redoutait pas la femme, M. Emile Ollivier était et est resté un fidèle du foyer familial, n'abandonnant le champ de bataille politique que pour se reposer au milieu des siens, que pour se vouer à leurs besoins et à leur avenir.

Son rôle politique commença tôt, et, par une étrange coïncidence, ce rôle qui se termina dans un désastre, en des larmes, eut des larmes, eut le fracas d'un désastre, à son début.

A peine au sortir de l'adolescence, en effet, au lendemain du Deux-Décembre, il vit son père brutalement traîné de casemate en casemate et sur le point d'être expédié à Cayenne, avec tant d'autres de ses coreligionnaires.

Plus heureux que beaucoup, M. Emile Ollivier, grâce à l'amitié du vieux roi de Westphalie, Jérôme, oncle de Louis Bonaparte, grâce également à l'affection du prince Napoléon, put obtenir l'élargissement de son père et lui procurer un asile à l'étranger.

Il semble que, dans un sentiment de très haute philosophie, M. Emile Ollivier n'ait point gardé l'amertume, la haine des jours néfastes, des jours où celui qu'il adorait et dont il était tendrement et intelligemment aimé, avait souffert. Son opposition à l'Empire ne se ressent, en effet, en aucune, façon, de la peine, de la colère qu'il avait éprouvées, et je suis de ceux qui, loin de lui reprocher cette absence de rancune, comme une indifférence coupable ou habile, trouvent quelque grandeur dans le stoïcisme dont elle est empreinte.

En vérité, cet homme semble, durant le cours de son existence, n'avoir point recherché la popularité ou le pouvoir, dans la pensée d'une simple satisfaction personnelle. Il semble, au contraire, avoir eu pour désir d'atteindre un idéal politique le plus conforme à ses convictions, le plus compatible avec ses ardeurs libérales, et, à nul moment de son existence, le souci, le parti-pris de travailler à la réalisation de ses desseins, en dehors de l'autorité de l'empereur Napoléon III, ne se remarque en lui. Il ne se pose point, devant le public, comme un irréconciliable des Tuileries ; il ne se pose point, devant les Tuileries, comme un candidat à quelque faveur, à quelque ministère ; mais il demeure simplement, et sans la préoccupation d'un intérêt particulier, dans l'attente d'un renouveau auquel il ne marchandera point son approbation, son concours.

Cette attitude était périlleuse, et il fallut à M. Emile Ollivier toute la séduction de parole qui lui était propre, toute l'autorité que son nom lui donnait, pour la maintenir.

Dès son élection au Corps législatif, dès son entrée au Palais-Bourbon, d'ailleurs, il en affirme toutes les conséquences. Il écrit à son père, en exil à Florence, pour lui demander s'il peut prêter serment à l'Empereur, s'il a le droit de jurer fidélité à l'homme qui lui a pris ce qu'il a de plus cher, si son devoir n'est point de refuser ce serment qui l'engagera dans la probité de sa conscience, et si, prêtant ce serment, il n'abdique point son indépendance.

Son père lui répond qu'il peut prêter le serment qu'on exige de lui ; que ce serment n'implique pas l'abandon de son indépendance, de sa foi, mais qu'il lui impose d'accepter les conséquences qu'il entraîne, c'est-à-dire qu'il lui défend d'être un traître, qu'il lui permet de poursuivre son œuvre, sinon à l'abri de celui qui règne aux Tuileries, mais dans l'abstraction de toute inimitié contre l'Empereur.

Dès lors, M. Emile Ollivier, fort de l'approbation, de la sanction paternelles, voit clairement la route qu'il doit suivre dans la vie, et nul ne le détournera de cette route.

Je m'efforce, ici, de résumer, d'expliquer impartialement la ligne de conduite qu'eut M. Emile Ollivier sous le Second Empire. Cette appréciation est en contradiction, je le sais, avec la plupart des études qui ont été faites de cet homme ; elle étonnera peut- être les trop violents partisans d'un système qui ne veut aucune indulgence, aucune modération dans les actes des hommes ; elle blessera peut-être la foi intransigeante de ceux qui, ayant pleuré, n'ont aucun pardon, aucun oubli pour la cause de leurs larmes ; mais elle permettra, je l'espère, de mieux comprendre l'individualité de M. Emile Ollivier et de mieux observer les phases de sa carrière politique.

 

L'éloquence de M. Jules Favre était vantée, avec raison, sous le Second Empire, et l'on admirait le caractère académique de sa parole. L'éloquence de M. Emile Ollivier n'était pas moins célébrée, n'avait pas moins d'enthousiastes, et cette impeccabilité littéraire que peu d'orateurs possèdent, se retrouvait dans ses discours.

M. Jules Favre, on l'a vu, par sa structure physique, par la profondeur de sa voix, par la véhémence de ses accents, se rapprochait du tribun ; M. Emile Ollivier s'en éloignait, au contraire, par la correction de sa personne, par la régularité de sa phrase, par la douceur, par le charme de ses périodes, par la musique qui semblait couler de ses lèvres. On a dit de lui, ce qu'on a dit d'une tragédienne fameuse, qu'il avait une voix d'or. Le propos qualifie exactement une chose vraie. Il semble, aujourd'hui encore, que la voix de M. Emile Ollivier — en dépit d'un léger accent de Provence qui lui donne comme la grâce d'un roulement de vague sur des galets — verse, même dans la conversation intime, des sonorités métalliques, jette comme des bruits d'or, en effet, atténués, caressants et chanteurs. L'Impératrice, qui n'aimait pas cet homme, l'Impératrice, qui avait pour contraste à sa beauté, un accent rauque et désagréable, raillait cette voix et avouait, avec une coquette franchise, qu'elle en était jalouse.

Il ne faudrait point croire, cependant, que M. Emile Ollivier se renfermait dans une douceur constante, que sa parole n'allait jamais au delà de la grâce particulière qui la caractérisait. En certains jours, en certaines discussions, M. Emile Ollivier savait donner à cette parole toute l'ampleur d'une éloquence fougueuse, et quoique son geste restât correct, élégant, quoique sa phrase ne perdît rien de ses qualités littéraires, il élevait son mouvement au niveau suprême de l'art oratoire.

La génération actuelle qui assiste aux débats publics des Chambres, qui voit se succéder quotidiennement des hommes savants dans la science des mots, dans la manière de parler à la foule, demeure calme ou indifférente devant l'évocation des orateurs qui ont triomphé avant la guerre de 1870, devant le souvenir de leurs harangues. Il faut bien reconnaître, cependant, que le Second Empire vit des luttes oratoires aussi émouvantes, aussi belles que celles dont le Palais-Bourbon est présentement le théâtre. L'éloquence, il est vrai, qui émeut aujourd'hui, ressemble peu à celle qui passionnait naguère. Elle a changé de ton ; elle s'est faite brutale, agressive, violente et haineuse. Il y avait plus d'urbanité, de mise en scène aimable, dans l'attitude et dans la parole des hommes politiques d'autrefois ; il y avait moins d'indépendance dans leur langage et de cette contrainte qui leur était imposée, soit par les règlements législatifs, soit par le souci d'une courtoisie moins dédaignée, résultait un mode de discussion plus choisi, moins à la portée de la rue.

Lorsque M. Jules Favre se dressait pour parler, au Corps législatif, le caractère belliqueux et habituel de son intervention enlevait au débat qui allait s'engager, tout ce qu'il eût pu avoir, dans ses résultats, d'incertain ou de périlleux. La majorité gouvernementale, prévenue, sinon du fond, du moins de la forme du discours, se retranchait dans une obstination de commande, et elle écoutait, impassible, en dehors de toute modification d'opinion, les apostrophes de l'orateur.

Dans la douceur, dans l'absence de parti-pris, dans l'apparente modération et dans l'impartiale attitude de M. Emile Ollivier, cette majorité se sentait atteinte et une crainte la troublait. Il ne lui était guère possible de repousser l'argumentation de cet homme par du dédain, puisqu'il semblait venir à elle dans un esprit de conciliation et d'entente, et il lui était encore moins offert de couvrir sa voix par des outrages, puisqu'il n'offrait aucun motif de se fâcher.

Cette façon de s'emparer de l'attention d'adversaires réfractaires à toute séduction, fut longtemps la force de M. Emile Ollivier devant les Chambres officielles du Second Empire. Il la délaissa, cependant, un jour — le jour où il prit le pouvoir.

A partir de ce moment, en effet, dans la nervosité que lui font éprouver les événements qui, en une marche rapide et comme désordonnée, traversent sa vie, il paraît ne plus se posséder, il paraît ne plus s'attarder dans une rhétorique charmeuse, sans doute, mais impuissante à faire naître l'apaisement, à arrêter la dislocation gouvernementale qui s'annonce implacable, et il devient irascible, il devient brutal, presque. Il fait tête à la cohorte des hommes qui battent en brèche son autorité. Il a des cris de fauve traqué, il a des révoltes, il a des colères, il a des menaces, et sa voix qui porte le deuil de sa douceur, de sa grâce, si je puis ainsi m'exprimer, a les grondements du tribun, clame, dans une note funèbre, comme le glas de son rêve, de son espérance ; comme le glas de cette liberté, aussi, pour laquelle il a sacrifié tant d'intimes ressentiments, pour laquelle il a subi tant d'injustes suspicions. Il fut peut-être alors très brave ; mais il fut, à coup sûr, très malheureux.

 

L'histoire ou l'aventure de ce que l'on a appelé la conversion de M. Emile Ollivier, est fort simple et peu difficile à raconter.

M. Emile Ollivier étant entré dans la mêlée politique sans parti pris, sans la préoccupation d'un ressentiment à satisfaire, d'une haine à venger, n'avait aucune raison de se dérober à un échange d'opinion, à un rapprochement d'idées, avec les hommes des Tuileries, avec le souverain même, et c'est dans la logique de l'attitude qu'il avait prise, qu'il se rencontra avec l'Empereur.

Ce fut M. le comte Walewski qui lui prépara ses premières entrevues avec Napoléon III — j'ai publié des lettres concluantes à ce propos — mais ce fut M. de Morny qui, on peut l'affirmer, l'amena à ne point redouter une entente avec celui dont il combattait le gouvernement autoritaire, plutôt que la personne.

Dans les années qui précédèrent ses conversations avec l'Empereur, M. Emile Ollivier s'était plusieurs fois entretenu avec M. de Morny, alors président du Corps législatif, et de ces causeries était née, en l'âme du libéral, comme une sorte de sympathie pour l'aventurier audacieux qui avait collaboré au Coup d'Etat du Deux-Décembre.

M. Emile Ollivier, en effet, dans son livre, Le 19 Janvier, n'oublie pas la figure de M. de Morny et il fait, de cet homme, un portrait assez beau.

M. de Morny bientôt mourut, et avec lui se fussent peut-être évanouis les projets qu'il avait ébauchés, ainsi que les espérances qu'il avait reportées sur M. Emile Ollivier, si M. le comte Walewski n'avait recueilli, ces espérances, ces projets et ne leur avait donné une sanction.

M. le comte Walewski, très libéral, aimait M. Emile Ollivier. Il en admirait le talent oratoire et il en goûtait le caractère. Il ne cacha point le sentiment qui l'animait, à l'Empereur, et il persuada aisément le souverain que dans un avenir, plus ou moins éloigné, le jeune député pourrait, utilement, être l'un de ses collaborateurs.

Napoléon III qui recherchait les intelligences larges et non entachées de système, Napoléon III qui tentait de gagner à sa cause ses adversaires et qui, dans une coquetterie charmante, était heureux de les trouver sur sa route pour les séduire, pour les envelopper de sa grâce et de son esprit, Napoléon III reçut avec joie la communication de M. le comte Walewski et organisa, avec lui, l'entrée de M. Emile Ollivier aux Tuileries.

Il arriva, alors, ce qui devait arriver, étant donné l'état moral de M. Emile Ollivier. Il parla à l'Empereur, il l'écouta parler et fut conquis.

Il n'y arien là, en vérité, d'un oubli de principes, d'une trahison, et je crois qu'il est juste de rejeter dans le domaine des exagérations et des indignations de parti, les malédictions que provoqua l'accord de l'Empereur avec M. Emile Ollivier.

Si l'on examine, en effet, avec sang-froid, avec quelque philosophie même, la conduite de M. Emile Ollivier, dans cette circonstance, on ne peut méconnaître la sincérité qui lui dicta cette conduite. Cette même sincérité se remarque dans les actes qui suivirent son rapprochement avec l'Empereur et dans ceux qui particularisèrent son passage fugitif au pouvoir. Il reste un libéral, toujours, et il marche vers la liberté sans l'inquiétude de l'étiquette gouvernementale qui lui assure la réalisation de ses desseins, qui protège cette liberté.

C'est là, évidemment, une attitude dangereuse, dans un pays où l'on ne comprend pas toujours exactement, et avec modération, la pensée des hommes qui détiennent les affaires publiques, dans un pays dont le système nerveux est sans cesse excitable et excité, où les passions admettent peu les efforts d'apaisement, sont réfractaires à tout accommodement, à tout ce qui ressemble à un abandon de la foi dans laquelle on a été bercé. M. Emile Ollivier, plus que tout autre, éprouva l'amertume de ceux qui tentent d'obéir, hors de toute coterie, à leur conscience ; M. Emile Ollivier, plus que tout autre, vit se lever devant lui la révolte qu'inspire, en France, le renoncement apparent à une tradition.

Il faut convenir, cependant, que son rôle fut celui d'un homme de gouvernement, d'un homme d'Etat : il faut convenir qu'il ne fut point servi par les circonstances nécessaires, toujours, aux chefs de peuples le mieux doués et qu'il fut, ministre de l'empereur Napoléon III, bien plus la victime de ces circonstances, que de la faiblesse de ses conceptions politiques.

Il eut, d'ailleurs, non seulement à lutter contre ses anciens amis, lorsqu'il prit le pouvoir, contre le mensonge d'une légende qui le représentait ainsi qu'un renégat, mais il eut à combattre, avec une énergie de chaque heure, contre les autoritaires de l'Empire, groupés autour de l'Impératrice, contre toute une classe d'hommes et de femmes déçus, chassés presque de l'ombre de Napoléon III et qu'une ivresse non satisfaite encore, non lassée, ramenait vers une ère politique qui les avait vu jouir, sans tourment, de l'existence.

Quoique peu familier de la Cour, quoique se tenant à l'écart des mondanités, des intrigues, des folies et des méchancetés qui s'y inventaient, M. Emile Ollivier ressentit cruellement l'hostilité des habitués des Tuileries et il vint un moment où cette hostilité l'enveloppa.

Ce détail peut paraître puéril, insignifiant dans la vie d'un homme d'Etat. Il a son importance, pourtant ; il faut avoir vécu au contact des courtisans, il faut avoir entendu parler ceux qui ont été en butte à leur inimitié, pour apprécier tout ce que le mouvement de ce petit monde d'hommes et de femmes qui s'agitent, habituellement, autour des souverains, jette d'influence dans les jours des gouvernements, sème de désastres dans les destinées d'un pays.

Quand, donc, M. Emile Ollivier s'installa dans la Présidence du Conseil, en janvier 1870, et quand il voulut appliquer la politique qu'il avait rêvée, il se heurta à une formidable opposition, formée par tous ceux qu'il était censé avoir abandonnés et par tous ceux que son origine, que ses tendances irritaient. Le plébiscite qui suivit son entrée au ministère, même, ne parvint pas à calmer cette effervescence et, après comme avant cet appel aux électeurs, il eut à guerroyer contre des adversaires résolus et obstinés.

Depuis longtemps, déjà, il était en contradiction constante avec M. Rouher, depuis longtemps il attaquait le vice-empereur dans ses paroles et dans ses actes.

Quoiqu'alors M. Rouher se reposât, en apparence, dans la Présidence du Sénat, M. Emile Ollivier comprit que les coups les plus terribles qui lui étaient portés venaient de lui et que cet homme, dans une influence à peine voilée, dans une influence couverte par la haute approbation, par l'écrasant patronage de l'Impératrice, menait contre lui la cohue des mécontents.

Il accepta la bataille que lui offrait son rival, il reprit contre lui la lutte des anciennes années, et les blessures que se firent ces deux hommes furent profondes.

Mais on était, alors, en des heures tourmentées et M. Emile Ollivier qui avait eu la bravoure d'accepter le pouvoir, devant l'annonce d'une révolution presque, devant l'écroulement déjà commencé de l'Empire, n'eut point la chance de sortir vainqueur de la bagarre.

Une tempête, bientôt, se déchaîna sur la France, le tocsin ébranla l'air, monta dans le ciel, avec des clameurs d'épouvante, et M. Emile Ollivier, pour n'avoir pas réussi à détourner du pays cet ouragan, pour avoir été impuissant à s'en rendre maître, tomba, comme tombe un arbre frappé par la foudre, et s'en alla à la dérive, mutilé, entraîné au travers de l'espace, ainsi qu'une épave saisie par le vent.

L'Empire le suivit dans cet effondrement et l'opinion, injuste, l'opinion sans cesse à la recherche du bouc émissaire qui doit porter les fautes ou les crimes qui l'émeuvent, l'opinion le chargea de toutes les responsabilités, dans cette mort d'un Empire et dans la lutte que la France soutenait, héroïquement, contre l'Allemagne.

Dans un prochain chapitre, la Déclaration de guerre, je montrerai l'attitude qu'eut M. Emile Ollivier à cette époque, je nommerai, sans hésitation et en m'appuyant sur des faits, les auteurs responsables de la campagne de 1870. Je n'aurai pas de peine à rendre, à M. Emile Ollivier, la place qui lui est due dans l'Histoire, à le débarrasser des hontes et des anathèmes dont on l'a couvert. Et cette tâche me sera d'autant plus facile que cette même opinion qui lui fut naguère si implacable, devient aujourd'hui plus clémente, lui accorde, de même qu'à la mémoire de l'empereur Napoléon III, d'ailleurs, non seulement une liberté de défense absolue, mais surtout une attention, une sympathie attristée, une justice tardive, en lesquelles il lui est désormais permis de puiser, je ne dirai pas une réhabilitation — le mot ne serait pas convenable — mais une consolation, mais une paix qui mettront quelque sérénité, quelque orgueil sur ses cheveux blancs.

J'écris ces choses et j'ai le courage de les écrire, dussent-elles me valoir des attaques encore, parce qu'elles sont vraies, parce que le mensonge répugne à ma plume, parce qu'il me plaît de saluer le malheur, lorsque le malheur est immérité.

 

Depuis l'heure néfaste qui le vit disparaître du monde politique, M. Emile Ollivier est demeuré dans une retraite presque absolue. L'Académie qui l'avait accueilli avec joie, au temps de son succès, et qui, cependant, obéit peu d'ordinaire aux sommations de la rue, ne l'autorisa point à prononcer son discours de réception, parce que ce discours renfermait un éloge éloquent et brave, du souverain qu'il avait servi et aimé.

Il se résigna, devant ce nouvel affront, et on ne l'entendit plus guère que dans quelques réunions privées où il traita, en présence d'un auditoire choisi, diverses questions religieuses en lesquelles il est fort compétent.

Le silence s'était fait, ou à peu près, autour de son nom, lorsqu'un incident provoqué par M. de Bismarck, ramena ce nom sur les lèvres de tous. M. Emile Ollivier reparut alors devant le public, heureux de la justification suprême et inattendue qui lui était donnée.

Mais cette minute où son impopularité a pris fin, sera-t-elle suivie d'autres minutes où M. Emile Ollivier triomphera des légendes mauvaises qu'on avait attachées à son souvenir ? Mais cette minute sera-t-elle suivie d'autres minutes où M. Emile Ollivier, occupant de nouveau la scène politique, fera entendre sa voix — sa voix d'or — au pays ?

Je ne crois pas à une action de M. Emile Ollivier dans la politique qui trouble actuellement les esprits, en France. Je ne crois pas à son intervention en faveur d'une liberté qui l'a trahi. Il y a des hommes qui ne pardonnent point à la maîtresse infidèle, qui ne reviennent plus au lit qu'un autre a occupé et M. Emile Ollivier me paraît être de ces hommes.

Vieux, aujourd'hui, sinon de forces, du moins d'années, il restera le spectateur non pas indifférent, mais passionné — car la passion est en ses veines — le spectateur attristé aussi, peut-être, de nos luttes, de nos défaillances ou de nos relèvements. Et sa voix, si sa voix s'élève encore, n'aura plus que le charme de ces murmures qui, au dire des mystiques, s'échappent des tombeaux pour conseiller les vivants qui, le plus souvent, ne les comprennent pas.