LE SECRET D'UN EMPIRE : L'EMPEREUR (NAPOLÉON III)

 

V. — L'EMPEREUR ET LES SALONS.

 

 

Le Second Empire, dans sa période autoritaire ainsi que dans sa période libérale, trouva devant lui une hostilité implacable que rien ne désarma, que rien n'amoindrit — l'hostilité des salons. J'ai indiqué déjà, dans l'Impératrice Eugénie et dans la Cour de Napoléon III, l'animosité, la haine que les principaux chefs du faubourg Saint-Germain nourrissaient contre Napoléon III. Ces sentiments, que l'Empereur affectait de négliger, de ne point connaître même, dans une excessive générosité, vont être mis davantage en relief en ce chapitre.

L'Empire autoritaire, surtout, eut à souffrir de la turbulence des salons qui, s'inspirant des doctrines absolutistes de l'aristocratie, tout en approuvant hypocritement les théories de l'opposition républicaine, firent aux hôtes des Tuileries une guerre sans pitié.

Il y eut, sous le règne de Napoléon III, des distinctions à établir parmi les adversaires du gouvernement, et l'on peut, sans s'exposer à une exposition trop minutieuse, diviser ces adversaires en trois catégories bien différentes, animées d'un esprit contraire, mais unies pour marcher contre l'ennemi commun.

Il y eut les royalistes proprement dits, les fidèles de M. le comte de Chambord ; les orléanistes, partisans des fils de Louis-Philippe exilés, et enfin les républicains.

Chez les royalistes, l'opposition à l'Empire se manifestait d'une façon particulière. Conduite par les femmes, principalement, elle avait pour caractère une sorte de dédain envers l'Empereur, l'Impératrice et la Cour, et se maintenait, en somme, dans une forme assez platonique. L'aristocratie du faubourg Saint-Germain recherche peu l'action réelle dans la vie. Une apparence d'action suffit à ses aspirations et, alors, il entrait agréablement dans ses mœurs, dans l'ordonnancement de ses mondanités, dans son étiquette, d'accueillir par une moue fort expressive mais qui n'avait rien de terrible, tout ce qui venait des Tuileries. Les femmes, à l'ombre de leurs blasons plus ou mois redorés, plus ou moins authentiques, donnaient la mesure de cette moue, en prononçant le nom du Roi avec des manières de prêtre murmurant, à l'autel, les paroles saintes, et les hommes conformaient leur attitude à la leur.

L'indulgence relative que M. le comte de Cham- bord témoignait à l'Empereur et à sa famille, d'ailleurs, au Prince Impérial surtout, dans sa haine profonde contre les princes d'Orléans, gênait fort l'opposition royaliste, et si d'aucuns, dans le parti légitimiste, déploraient cette indulgence, tous s'inclinaient publiquement devant elle, quitte à railler par des plaisanteries datant de Coblentz, Napoléon III et son entourage. C'était comme le jeu des émigrés faisant de l'esprit sur M. de Robespierre ou sur les malappris de la Convention, qui se continuait. C'était vieillot, c'était talon rouge, cela avait des senteurs de tabac d'Espagne, des relents de poudre à la maréchale, mais ne présentait, en définitive, que peu de danger. Il y eut plus de bouderie dans l'aspect de l'opposition royaliste, sous le Second Empire, que de conviction politique, et le faubourg Saint-Germain, en prenant position contre les Tuileries, affirma plutôt la suprême élégance d'un chic, selon l'expression parisienne, que la pensée de substituer sa force, son principe, au régime impérial.

Tout se passait, d'ailleurs, au mieux et le plus aimablement entre la Cour et le faubourg Saint- Germain. L'Empereur, qui était aux aguets des ruines et des nécessités de l'aristocratie royaliste, voilait ces ruines et mettait fin à ces nécessités en offrant, de-ci, de-là, à ceux qui se montraient soudainement de bonne composition, des faveurs ou des places largement rétribuées, sans exiger l'abdication de leur foi, et des invitations aux fêtes des Tuileries étaient souvent adressées aux nobles dames désireuses de revoir, durant quelques heures, le palais qu'elles ne cessaient de considérer comme leur appartenant.

Les hommes — il faut le dire — qui se ralliaient à l'Empire, observaient presque toujours une attitude correcte, dans leur soumission, et abandonnaient tout propos de mauvais goût. Mais les femmes, ignorantes de ce qu'on nomme le point d'honneur, jalouses de la radieuse beauté de l'Impératrice, aigries de n'être qu'au second rang dans un lieu où elles eussent souhaité d'être maîtresses ; mais les femmes, rancunières par nature, envieuses par instinct, ne savaient aucun gré, aux souverains, de leur bienveillance et s'en revenaient des Tuileries, la moquerie aux lèvres, la colère au cœur.

Dans l'intimité, dans le cercle de leurs relations, elles se récréaient de ce qu'elles avaient vu ou entendu au château, et c'était parmi elles à qui reproduirait, en parodie, les gestes ou les paroles de l'Impératrice et de ses amies. Ces façons de reconnaître une hospitalité charmante, en vérité, étaient et restent fort discutables : adoptées par d'humbles et honnêtes bourgeoises, elles eussent été vivement critiquées dans le monde spécial où elles se produisaient ; mais elles étaient enseignées par de hautes personnalités féminines, et elles rencontraient des approbateurs.

Cependant, de temps en temps, pour donner à l'opposition royaliste un semblant de sérieux, un duc, un marquis ou un comte écouté au faubourg Saint-Germain, quittait Paris avec des allures de conspirateur et s'en allait conférer avec le Roi, à Froshdorff ou à Goritz. On s'entretenait complaisamment, avec des grâces d'antan, avec des airs graves aussi, de l'entrevue qui allait avoir lieu ; on en discutait les conséquences, et lorsque le messager rentrait dans son hôtel, muni d'une lettre de M. le comte de Chambord recommandant, régulièrement, à ses partisans, la confiance en l'avenir et les remerciant de leur fidélité, il y avait quelque rumeur dans l'aristocratie : les lourds carrosses, attelés de respectables bidets armoriés comme leurs maîtres, sortaient des remises, et durant quelques jours, on songeait un peu moins aux Tuileries et davantage au passé.

Sincèrement, ces rôles de comparses et de héros de comédie, convenaient assez bien aux membres de l'aristocratie sous le Second Empire. Ils s'en contentaient, et, intimement, ils ne demandaient pas à les échanger contre des emplois plus périlleux. N'ayant que fort peu le souci des intérêts du pays, ils étaient indifférents, au fond, à la nature du gouvernement qui détenait le pouvoir, et le côté décoratif de leurs convictions ou de leur attitude suffisait amplement à leurs aspirations, à leur pensée, à leur idéal.

Le comte de Chambord était d'accord avec eux, sous ce rapport, et la Princesse qui était sa femme, les encourageait dans cet état moral.

J'ai tracé, un jour, une silhouette du comte et de la comtesse de Chambord ; je demande la permission de la reproduire ici, car je la crois juste, dans ses généralités.

La comtesse de Chambord, écrivais-je, italienne mariée à un prince français, eut une influence abominable sur l'esprit de la société européenne, et cette influence, s'imposant directement à son mari, fut néfaste, plus d'une fois, dans les relations internationales de la France, à la politique et aux intérêts de notre pays. Anti-française de naissance et de cœur, en épousant le comte de Chambord, elle n'abdiqua point sa haine. Et cette haine se manifestait dans les circonstances les plus infimes aussi bien que dans les heures les plus solennelles. Douée d'un ascendant formidable sur le Prince, elle savait mettre un voile sur ses sentiments. Ainsi aveuglé et trompé, le pitoyable roi sans couronne lui obéissait, dans une inconscience du bien et du mal qu'il pouvait faire. On a vanté le noble caractère du comte de Chambord et les fleurs d'éloquence sont nombreuses qu'on a jetées sur sa vie. La rhétorique a du bon, littérairement peut-être ; mais en politique elle devient nuisible, quand elle n'est point aussi l'expression d'une hypocrisie. On n'a tant admiré, en vérité, le comte de Chambord que parce qu'on ne le craignait pas. Le comte de Chambord, sorte de poussah, de dieu Boudah, égoïste et exempt de franchise, dans l'indifférence hautaine qu'il a sans cesse témoignée à son pays d'origine, n'a qu'une excuse : faible de cerveau, il subissait des impressions dont il ne mesurait pas les conséquences. Roi de parade, pauvre homme affublé, sur l'ordre de sa femme, à certaines heures, des emblèmes du pouvoir, entretenu ainsi dans l'extase d'un rêve stérile, il a vécu piteusement, n'ayant rien tenté pour lui-même, pour le pays qu'il prétendait, théoriquement, aimer et gouverner, n'ayant rien donné à l'Humanité, à l'Histoire, pas même cette assurance banale de courage qui se retrouve chez tout prétendant digne de ce nom, chez tout héros d'aventures secoué par le sang du peuple ou par le sang d'une race.

Il est une chose bien particulière à remarquer, et qui eut des conséquences graves, dans l'opposition des salons royalistes sous le Second Empire, et cette chose se rattache aux lignes qui précèdent. Si cette opposition fut vaine, puérile et de peu de valeur, placée en regard de la politique intérieure de l'Empire, elle fut un obstacle sérieux dans le développement de sa politique extérieure. Par ses relations avec le monde diplomatique étranger, le parti légitimiste eut de l'influence- dans les événements du Second Empire et ne saurait se dérober aux responsabilités qu'il a fait naître. Dirigé par la comtesse de Chambord, ce parti se mit sans cesse en travers des projets impériaux et mena campagne contre le cabinet des Tuileries. Pour ne citer qu'un exemple péremptoire, il obtint de M. de Metternich et du gouvernement autrichien, une ingérence funeste dans la question romaine, utilisant même, alors, et par contre-coup, le fanatisme religieux de l'Impératrice ainsi que la force de son autorité sur les décisions de Napoléon III.

Le sentiment de la Patrie — ce sentiment qui exalte le peuple, qui enflamme son imagination, qui le mène aux abîmes ou à la gloire brutale des combats, ce sentiment qui féconde les cœurs simples, en un mot, n'existe point à proprement parler, chez les hommes politiques ou chez les représentants d'une aristocratie. — Les hommes politiques considèrent l'idée de patrie comme le tremplin de leur personnalité, comme l'enjeu de leur destinée, et ils jettent les cartes sur cette idée, comme au cercle un mondain, dans un coup d'écarté, abat les siennes sur un tas d'or. Quant à l'aristocratie — à quelque nation qu'elle appartienne — elle envisage l'idée de patrie ainsi qu'un sport ; il existe entre ses membres, français, anglais, allemands, italiens ou russes, comme un lien franc-maçonnique qui ne permet pas la haine. Une aristocratie se fera écraser sur un champ de bataille et luttera, vaillamment, au même titre que la masse des soldats, mais dans une pensée autre. Elle ira au canon ou à la fusillade, comme elle va aux courses, et tombera ici, frappée d'une balle, d'un coup de sabre ou d'un boulet, ornementée de couleurs nationales, comme elle tombera là, costumée en jockey, arrêtée par la banquette irlandaise d'un hippodrome. Elevée et instruite loin du peuple, l'aristocratie ne peut penser comme le peuple, et, puisqu'en somme, ses actes dans les heures suprêmes, sont identiques à ceux des humbles, il ne faut pas trop la quereller au sujet de la philosophie spéciale qui la caractérise.

Le comte de Chambord sut admirablement être le roi de ce monde très particulier qu'on aurait tort de condamner, de flétrir, sans l'avoir étudié et compris. Il n'eut ni les qualités ni les défauts de sa race ; il fut comme une sorte de produit étranger à cette race, comme une greffe posée sur un tronc d'arbre et donnant une branche différente des branches ses voisines. Mais il ne manqua ni de finesse ni de bonhomie ; mais il ne fut pas un méchant homme, et l'on peut croire même qu'il mit quelque malice à n'être que le roi fainéant d'une aristocratie oisive et peu désireuse d'abandonner le platonisme de son attitude, le décorum fort bien porté et hors de toute inquiétude, hors de tout péril, de ses convictions.

 

Les salons orléanistes donnèrent, sous le Second ; Empire, plus d'ennui au pouvoir que les salons légitimistes. Ceux qui les fréquentaient et y tenaient rang, ne se contentèrent pas, en effet, d'exprimer de vagues théories anti-césariennes ; plus sérieux dans leurs doctrines, plus dangereux dans leurs agissements, obéissant à des chefs réputés pour leurs qualités intellectuelles, fort experts en l'art de la polémique, très versés, très habiles dans les questions de controverse gouvernementale, ils devinrent rapidement une force que le cabinet des Tuileries ne dut pas dédaigner.

A la tête de ces hommes se trouvaient alors, exilés, des Princes jeunes, superbes, qui se présentaient sinon au peuple, du moins à la bourgeoisie, avec le prestige de l'infortune d'abord, avec le prestige, ensuite, d'un libéralisme dont on ne s'attardait pas à suspecter la sincérité. La mort tragique du duc d'Orléans, père de M. le comte de Paris que l'on opposait, comme successeur possible, à l'empereur Napoléon III, était encore en toutes les mémoires, et à la popularité qu'avait possédée ce prince si véritablement bon et charmant, s'ajoutait comme une sorte de légende sentimentale qui troublait les âmes.

En outre, les Princes exilés ne restaient pas inactifs et secondaient énergiquement ceux qui luttaient pour eux, en France. Ils affectaient, en face de l'Empire, une attitude militante, ils prenaient position dans les discussions à l'ordre du jour ; ils subventionnaient des journaux pour affirmer la vitalité de leurs principes et de leurs revendications ; ils régnaient sur les salons qui leur étaient dévoués, non plus à la façon de potentats de comédie, comme M. le comte de Chambord sur le faubourg Saint- Germain, mais avec l'autorité de chefs certains de leur triomphe, rappelant un peu les grands vassaux des temps féodaux, taillant des croupières au Roi.

De M. le comte de Paris, il est vrai, on ne disait pas grand'chose, alors, et il apparaissait au monde comme un jeune homme d'une intelligence moyenne, très apte au régime de parlementarisme auquel on le destinait, et subissant la volonté, l'influence de ses oncles, fils du roi Louis-Philippe.

Mais, en revanche, on s'entretenait beaucoup de ces fils, MM. le prince de Joinville, le duc de Nemours, le duc de Montpensier et le duc d'Aumale.

Dans un trompe l'œil assez divertissant — habile comme un tour de passe-passe — susceptible de donner le change au public, on ne prononçait le nom de M. le prince de Joinville qu'en l'entourant de la légende napoléonienne, qu'en évoquant le souvenir du retour des cendres de l'Empereur, ramenées de Sainte-Hélène, sur la Belle-Poule, par ses soins, et qu'en l'opposant à l'ingratitude de Louis Bonaparte, dont le règne, ainsi, avait été inconsciemment préparé par la monarchie de Juillet.

On vantait la haute gentilhommerie de M. le duc de Nemours, sa fière allure, sa beauté physique et son caractère chevaleresque.

On célébrait M. le duc de Montpensier et l'on se réjouissait de son intimité familiale avec les Princes espagnols.

Mais, incontestablement, celui des quatre oncles de M. le comte de Paris qui était le plus à la mode, qui, d'ailleurs, semblait inspirer le mouvement politique du parti orléaniste, dont les conseils ou les ordres étaient souverainement écoutés, était M. le duc d'Aumale.

M. le duc d'Aumale, en effet, avait été davantage soldat que ses frères, sous le règne de son père, et dans l'exil il avait emporté un peu de l'ardeur qui le mettait en relief, jadis. On rapportait, de lui, des traits de bravoure folle, ainsi que des anecdotes d'amour, et cet aspect de batailleur et de don Juan, à la fois, avait quelque chance de plaire à la foule, de plaire aux masses françaises qu'un renom d'aventurier séduit aisément.

On ne laissait point mourir les récits qui présentaient M. le duc d'Aumale chargeant témérairement à la tête de ses cavaliers, en Algérie, et l'historiette qui le montrait, passant une revue, à Courbevoie, en qualité de colonel, et ayant à ses côtés sa maîtresse, Mlle Alice O..., vêtue ainsi que lui, d'un magnifique costume de colonelle, courait les boudoirs. Il y avait un peu de la vie d'Henri IV dans celle de M. le duc d'Aumale, et cette vie, chère au peuple, lui créait un semblant de popularité.

De son côté, M. le duc d'Aumale, jeune, brillant, audacieux et très vert-galant, alors, se prêtait volontiers à la justification du portrait qu'on faisait de lui. Il entretenait, avec ses fidèles, une correspondance régulière, il étudiait les diverses questions qui intéressaient le public, il observait les événements, et il écrivait, même, des lettres qui, rendues publiques, prenaient l'importance de manifestes et de menaces.

Les principaux partisans, en France, à Paris, de ces Princes, ceux qui parlaient dans les salons, étaient des hommes de réelle valeur ou les héritiers de personnages illustres, fameux dans le gouvernement de la monarchie de Juillet. C'étaient MM. de Broglie, de Rémusat, d'Haussonville, de Montalivet, Decazes et de Montalembert. Ils ne se contentaient pas seulement de discourir, dans les cercles mondains, ils écrivaient, ils fondaient des journaux, et leurs voix, s'ajoutant à celles des opposants républicains, formaient comme une rumeur, comme un bruit de houle lointaine, avant-coureurs des tempêtes.

Les salons Thiers et Galliera étaient les lieux ordinaires où le parti orléaniste tenait ses assises. C'est là que M. le duc de Broglie, jeune alors et plein d'enthousiasmes libéraux, communiquait à ses amis les conceptions un peu vagues de son esprit — vagues comme son regard errant dans le ciel — et que de sa parole zézayante, il disait aux hommes rassemblés autour de lui, les merveilleuses pages qu'il destinait à l'imprimerie. C'est là que M. de Rémusat affirmait ses convictions royalistes tempérées d'hésitations, de tergiversations en lesquelles un observateur eût peut-être deviné le républicain du lendemain. C'est là que M. d'Haussonville, toujours aimable, discourait aimablement des Princes ; que M. de Montalembert, plus violent, lançait ses ana- thèmes contre l'Empire, et que M. le duc Decazes exhalait sa haine contre tout ce qui touchait à Napoléon III.

M. le duc Decazes, même après la guerre de 1870, fut l'un des hommes politiques de l'Assemblée nationale qui se montrèrent le plus acharnés contre l'empereur Napoléon III. Il aurait, cependant, dû se souvenir que sa mère, Mme la duchesse Decazes, avait, en février 1861, sollicité du souverain une faveur, un secours — tranchons le mot—et il aurait dû, surtout, se rappeler que celui qui régnait alors aux Tuileries, s'était montré compatissant pour son infortune.

Cet incident mérite d'être mentionné, en ce sens qu'il prouve, ainsi que je l'ai dit dans mon précédent livre, l'Impératrice Eugénie, au chapitre l'Impératrice et le monde ; que, si la société royaliste, sous le Second Empire, mena une campagne résolue et terrible contre Napoléon III, elle ne se priva point, à l'occasion, dans la personne de certains de ses membres, d'user de la bonté, de la générosité et de l'autorité de l'Empereur, pour obtenir des satisfactions d'amour- propre ou d'intérêt. Il y aurait eu quelque bonne foi, quelque fierté, de la part de ce monde spécial, à se tenir éloigné des faveurs impériales ; il y aurait eu quelque honneur, delà part de certains hommes, à se taire, puisqu'ils avaient accepté ces faveurs. Mais l'oubli d'un bienfait n'est-il pas trop dans l'esprit de l'humanité, pour qu'on s'en étonne ?

Ce fut M. de Sainte-Aulaire qui, en février 1861, se chargea de négocier, auprès d'un ministre de Napoléon III, l'obtention du secours dont je viens de parler, pour le compte de Mme la duchesse Decazes, et qui fit parvenir, à qui de droit, la lettre par laquelle la veuve du ministre favori et compromis de la Restauration, sollicitait ce secours.

Déjà, en date du 7 mars 1849, le prince Louis-Napoléon Bonaparte, président de la République, avait accordé à M. le duc Decazes une pension de 6.000 francs, et M. de Sainte-Aulaire, dans sa lettre au ministre de l'Empereur, sous forme de note, de copie, rappelle ce fait à l'appui de la requête qu'il transmet.

Mon cher comte, dit M. de Sainte-Aulaire, la note ci-j ointe vous prouvera l'exactitude du renseignement que je vous ai donné l'autre jour. Ce que nous demandons est la continuation d'une preuve, déjà obtenue, de haute bienveillance. J'ai la confiance que, toute passion et tout souvenir politique à part, ce témoignage de sympathie accordée à la mémoire et à la veuve d'un homme qui a tenu une place considérable dans son pays, ne pourra être qu'apprécié par tout le monde.

Croyez, en tout cas, à ma reconnaissance pour votre aimable empressement dans cette affaire, comme à mes anciens et affectueux sentiments pour vous.

Vendredi.

 

Quant à la lettre de Mme la duchesse Decazes, elle était ainsi conçue :

Monsieur le Comte,

En 1849, une pension annuelle et viagère de 6.000 fr. fut accordée, sur le rapport de M. Odilon Barrot, alors ministre, au duc Decazes, mon mari.

La position de fortune dans laquelle je reste, me met dans le cas de vous prier, monsieur le Comte, d'obtenir, de Sa Majesté l'Empereur, que cette pension me soit continuée.

Je recevrai cette faveur avec un sentiment de reconnaissance dont j'espère, monsieur le Comte, que vous voudrez bien vous rendre l'interprète.

J'ai l'honneur d'être, monsieur le Comte, de Votre Excellence, la très humble et très obéissante servante.

STE-AULAIRE, Desse DECAZES.

 

Je ne mets aucune hostilité dans la publication de ces documents. Si M. le duc Decazes, fils de l'auteur de la lettre qui précède, n'avait point outré son attitude militante contre Napoléon III, après 1870, je ne les eusse point même fait connaître au public. Mais ces souvenirs, placés en regard d'une telle attitude, confirment trop la silhouette que j'ai tracée de l'Empereur pour qu'il me soit permis de les soustraire à la légitime curiosité, à l'impartiale appréciation du lecteur. Les faits intimes, accumulés, forment la philosophie de l'Histoire, et si cette philosophie, pour les âmes sentimentales, a des cruautés implacables, elle a, pour l'édification des hommes intelligents, des droits que l'on ne saurait négliger.

 

On le voit, contrairement à la société légitimiste, le parti orléaniste compta peu de femmes dirigeantes ou inspiratrices dans ses rangs. Les hommes de valeur, d'énergie et d'initiative qui le composèrent furent nombreux, et leur opposition fut redoutable, car elle se manifesta non par des mots, mais par des faits, par l'organisation régulière et formidable d'une guerre sans merci, politique, mondaine et académique, contre les institutions impériales, par un exposé de doctrines libérales, surtout, à l'heure où le gouvernement des Tuileries, autoritaire, semblait réfractaire à tout progrès, à toute concession, à tout abandon de son absolutisme. Le parti orléaniste, dans une habileté incontestable qu'il perdit depuis, prévoyait alors l'évolution de l'Empire, et il la déflorait en accaparant, prématurément, sa doctrine. Ce fut sa force dans la lutte qu'il entreprit, et cette manœuvre eût pu assurer son succès, aux jours de renouveau, si les hommes qui parlaient au nom des Princes avaient été moins éloignés du peuple. Mais ces hommes, aristocrates déguisés, portant mal leur carmagnole de drap fin, n'étaient que des dilettantes en politique ; ils conspiraient dans de la dentelle et des parfums ; ils haïssaient le peuple, et en étaient sinon haïs, du moins absolument ignorés.